Jardin des Perversions
Il était encore tôt lorsque je sortai du Moviemento ce samedi après-midi. Le Queer Film Festival nous avait pour sa dernière édition à nouveau apporté des productions de qualité, dont quelques courts-métrages particulièrement bouleversants. C’est l’une des rares occasions où je peux mesurer la grande diversité de la nébuleuse queer berlinoise - en âges, styles, identifications de genre -, m’étant depuis longtemps désengagé de ce monde et n’en ayant plus que des échos lointains avec la désintégration programmée de la Transgenialer CSD comme dernier rebondissement en date. Je me sentais bien au milieu de la file d’attente, une variation possible parmi des dizaines dans cette immense gamme d’individualités sécessionnistes de l’héténonorme et déplorais secrètement que cette scène fût si encline aux rivalités et schismes en tous genres, la course à l’orthodoxie la plus irréprochable allant de paire, comme dans tout microcosme ultra minoritaire et radical, avec une tendance prononcée à l’excommunication. Reflet probable d’un cruel manque de culture historique et produit d'un dogmatisme holier-than-thou sans âme ni humour, être pédé revient dans certaines marges (les radfems en l'occurrence, mais pas que) à entrer en collusion avec l'ennemi, suppôts d’un système de domination dont nous sommes en vertu de privilèges intrinsèques uniformément les bénéficiaires [1]. La propension des communautés à se dresser les unes contre les autres est endémique et ne fait qu’affaiblir leur force de contestation face à un ordre surpuissant dont la mécanique normalisatrice demeure intacte. Car dans ma jeunesse nous étions tous embarqués dans la même galère, ayant en commun, mecs comme meufs, un oppresseur clairement identifié, et j’imagine qu’il en va de même dans ces pays ou l’homo/transphobie criminelle est érigée en idéologie d’État et où on ne peut, pour de simples questions de survie et de solidarité, laisser survenir ce type d'éclatement factieux [2]. Mais il est vrai qu’à l’époque, vivotant dans notre marasme périurbain, nous étions très peu politisés, que grâce à notre fabuleuse éducation nationale nous ignorions tout de Foucault et que le kwire et son arsenal conceptuel ayant à peine émergé des pays anglo-saxons il faudrait encore attendre longtemps avant que la France ne prenne comme toujours le train en marche.
Le Kottbusser Damm était fourmillant de monde, une foule hétéroclite profitant de la chaleur déjà estivale de ce week-end de juin. Il était hors de question de rentrer dans une telle lumière et la soirée s’annonçait longue. Livré à moi-même, encore fatigué de la nuit précédente et surtout plein du désir inaltéré de finir en backroom, je pourrais passer quelques heures au parc avant de me reposer en vue d’une nouvelle incursion dans l’un des seuls établissements survivants de Prenzlauer Berg. C’était le soir de tous les dangers, celui où me retrouver seul dans une ville intégralement dévolue à la réalisation immédiate de tout plaisir pouvait me plonger dans un désarroi plus profond encore. Dans l’air doré les alentours de la Karl-Marx-Allee étaient presque entièrement déserts. Traversant les avenues surdimensionnées, longeant les Plattenbauten interminables, je sirottais le Sekt tiède que j’avais pris soin de transvaser dans une petite bouteille en plastique, me préparant moi aussi à ma présence dans les épaisseurs du parc. Dans la grande arène de verdure des groupes d’amis parsemés finissaient de jouir de ce jour magnifique, étendus à moitié nus dans l’herbe ou plongés dans des conversations ponctuées de rires autour d’une bière. De part et d’autre de l’étendue des volutes de fumée blanche annonçaient les barbecues en cours. Il y a dix ans, alors que j’étais ici encore un étranger, je m’étais promis de faire un jour partie de tels rassemblements, et assis là seul, le corps nerveux de ne savoir où se poser dans l’anticipation de la fête générale dont ceci n’était qu’un avant-goût, je m’aperçus que j’étais dénué de la force d’en être encore triste. Pourtant il m’étais arrivé de me sentir leur égal, lorsque, pris dans les rets de jeux de regards avides, je me mesurais à tous ces corps fiers, tendres et confiants dans la vie qui les attendait, tatoués pour beaucoup - jusqu’au visage pour certains. Assis sur un banc je me repassais en boucle We Exist d’Arcade Fire, ses montées camp pétasse m'ayant poussé à me déhancher dans les allées, inhabituellement euphorique dans les rayons irisés du jour finissant et l’étourdissement de l'alccol, ma vie asymptote semblant pour quelques heures se confondre à la leur.
Du temps de la DDR le parc était déjà connu comme lieu de drague, son ample colonnade en demi-lune servant de décor de rêve une fois le soir tombé. Je me souviens un été y avoir vu surgir d’un buisson un gros type en talons aiguilles et bas en nylon noirs, l’air ahuri de se retrouver soudain à l’air libre. Certes depuis les travaux de rénovation entrepris par la municipalité à coups de millions la Märchenbrunnen est resplendissante dans sa blancheur de marbre, mais hors d’accès la nuit par crainte du vandalisme. De l’autre côté de la rue un terrain vacant a longtemps assumé la même fonction avant l’édification d’un complexe résidentiel exclusif - gated community comme on n’en n’avait encore jamais vu dans le quartier. Dans les confins du parc le terrain est escarpé et fortement accidenté, une configuration artificielle due à l’amoncellement de ruines déblayées après la guerre. Les soubassements dynamités des tours de défense aérienne sont encore visibles au détour des sentiers qui strient les monticules de spirales entrecroisées comme deux ziggourats jumelles, seuls reliefs possibles dans une ville bâtie sur le sable. Dans les sous-bois une géographie aléatoire de passages humains trouent une végétation dense et inextricable, des frondaisons en arceaux, des troncs d’arbre effondrés, le sol autour du seul banc existant - là où se branle d’ordinaire un vieux - réduit à l’état de semi-décharge. Sur les pentes des torses immobiles d’hommes dépassent ça et là des fourrés comme autant de piliers priapiques balayant l’horizon boisé dans l’attente d’un événement indéfini. D’autres passent leur chemin sans un mot, hasardant un regard plus ou moins appuyé. Ici ça semble plus facile, loin des univers artificiels où l’imaginaire pédé est tout entier mobilisé dans une performance de soi constamment renouvelée. D’ailleurs c’est toujours au retour du Lab, lorsque celui-ci a définitivement épuisé ses promesses avec les derniers clients échoués dans des flaques de lube et de pisse, que les apparences commencent doucement à céder, que je viens finir ma nuit, refusant de la voir s’abîmer dans la banalité du jour nouveau. On ne sait jamais ce qu’on y trouvera ou combien de temps il faudra attendre pour ça, mais nombre de ces mecs seraient invisibles ailleurs, exclus (par l’âge, le style vestimentaire, le capital physique) des circuits dominants de représentation - et à Friedrichshain les bogosses-hispters-barbus sont sans conteste les rois sans partage.
Mais le lundi matin revenu, c’est une ambiance bien différente qui y règne. Sortant du G.Bar à l’heure de la fermeture, aveuglé par le soleil sur le pont enjambant les voies du Ringbahn, je me dis qu’il n’y a aucune raison pour que tout cela cesse si tôt. Les trains sont déjà plein de travailleurs qui ont dû se lever aux aurores, scrutant machinalement le paysage d’un air fermé, celles et ceux qui font tourner cette ville mais n’intéressent personne, et encore moins les esprits lumineux tout occupés à la marketer aux quatre coins du globe. Je vois bien qu’ils voient que j’ai fait la teuf toute la nuit, sans doute ma mine défaite ou les tâches suspectes qui constellent mon survêt, ou bien je dois dégager alentours une insoutenable odeur de clope et de foutre. Je me sens coupable de tant d'obscénité, peut-être me considèrent-ils avec le mépris qu’ils réservent aux branleurs qui affluent ici par milliers chaque week-end et sur lesquels il est maintenant de rigueur de taper. Je descends vers le parc, certain que là aussi d’autres sont venus tirer tout ce qu’ils pouvaient de leurs résidus de nuit comme un dernier baroud d'honneur Au sommet des grand arbres un fouillis de chants d’oiseaux témoigne du jour radieux qui vient de se déclarer alors qu’au loin quelques mecs vagues se faufilent parmi les buissons. Viennent-ils vraiment de se lever exprès pour ça? Plus haut un type en bleu de travail m’a repéré et commence à s’avancer - sans faire de simagrées car le temps doit lui être compté. Peut-être sont-ils comme lui nombreux les matins de semaine à venir se faire pomper avant le turbin. Je me dis que je pourrais contribuer à ma façon à l’émancipation sexuelle de la classe ouvrière, apporter un peu de bonheur à ceux qui ne comptent pour rien dans l’économie du désir scandaleusement anti-démocratique que génère cette ville [3]. “Prolétaires de tous les pays, caressez-vous!”, comme disaient les Gazolines. Je ferais là honneur à mes origines et essuierais la honte de la trahison originelle, quand j’allais faire les parcs parisiens pour allumer les fils de bonne famille ou les vieux beaux qui y traînaient, dans le but qu’ils me ramènent chez eux pour que, dans ma fascination exacerbée pour le privilège social, je prenne enfin la pleine mesure de leur monde - cette élégance et sûreté de goût si naturelles qu’ils les personnifiaient à eux seuls, un habitus à des années-lumière de ce que j’avais toujours connu. Je pense qu’ils kiffaient un peu de se savoir vus avec un keupon pédé de banlieue, et qui avait en plus de la conversation. Dans les villes cossues de l’ouest parisien ce n’était que calme, luxe et volupté, déchirés des cris de plaisir de bourges ramenés sous mes yeux à leur abjection nue.
Impossible dorénavant de partir. Il fallait mener cet état à son terme, en tirer les dernières conséquences. Le coup de grâce, c’est le Bötzow Kiez, lisse et ordonné par les niaiseries familialistes de la classe qui a fini par en prendre possession. Il n’y a rien à en attendre, leur indifférence à mon désir et mes manques est complète. Dans sa longueur interminable cette rue signe invariablement mon échec. Affalé sur un banc je vois défiler les premiers joggers, puis des parents à vélo sur le chemin de l’école avec le môme bien calé sur le petit siège arrière. Dans la fatigue qui me gagne je me sens dégueulasse, couvert des miasmes accumulés dans le reflux de la nuit. J’écoute ‘la Sonate’ de César Franck, celle que j’adorais tant dans ma jeunesse, qui m’ouvrait à un monde de raffinement loin de la ville de ma honte, et qui ponctue de la même façon les promenades de Joe dans ‘Nymph()maniac 1’, grande fille flottant dans ses jupes amples comme dans les temps et lieu indéfinis qu’elle habite. Ses entrées dans le parc par le portail à colonnes, corps raidi et poings serrés, sont d’une mélancolie terrible dans le gouffre de solitude sidérale qu'elles révèlent. Elle vient s’y reposer, dit-elle, après la frénésie de ses plans cul de la journée. C’est qu’elle a une certaine endurance en la matière. Déjà ado, elle n’aimait rien tant, avec sa pote B. en sœur et rivale, que sucer dans les trains de banlieue - Première Classe sur British Rail en une sorte de prélude trash à 'Abigail's Party' - des barbus en costard rentrant du boulot, de ceux qui se gardent les couilles bien pleines pour le soir même pouvoir engrosser leur femme. Avec Joe il devait à tout prix en être autrement dans sa furie destructrice de tout futur, de tout bonheur familial. Elle prenait tout, ne rendait rien, un trou noir mobile pulvérisant le monde connu. Je m’engage à nouveau sur le sentier en spirale qui mène au sommet de la butte puis m’adosse à mon arbre préféré, celui qui se divise en trois troncs distincts au carrefour du domaine. À ce moment précis un petit blond, belle gueule et débraguetté, me frôle d’assez près pour que je vois ce qu’il a dans le slip, qu’il baisse au premier échange de regards. Il a une belle queue épaisse et complètement dure. Je retourne ma casquette pour mieux le servir, puis il commence à me deepthroater, de plus en plus fort, au point de presque me faire gerber. Je lui fais comprendre en lui massant ses petites burnes - qu’il na pas rasées - que c’est son jus que je veux, que ce serait la consécration de ma nuit, qu’il doit continuer comme ça. Pour m’exciter je me renifle les doigts encore imprégné d’une forte odeur de cul, un petit Turc qui avait débarqué en trombe au G.Bar pour se faire pomper par tous les clients. C’est exactement ce que j'ai tout ce temps rêvé d'être, en la compagnie réconfortante d'hommes qui pouvaient m'approcher et me traiter comme ils l'entendaient: la pute du parc, comme il y a eu celle de la côte, une sphinge embusquée dans la forêt. Le prole en bleu de travail est encore là et se tient à distance respectueuse en s’astiquant le manche qui bande de dessous sa combi. Il nous mate à mort, et je mets un soin tout particulier à lui offrir son porno du matin, un dont il se souviendra longtemps. Quand le blondinet se retire il crache encore son yop par petites giclées dont il recouvre mon blouson tandis qu’un gros filet vitreux lui pend du chibre. Renversé à terre et empêché par l’arbre de chuter encore plus bas, je m’essuie la bouche d’un revers de manche, le fixant avec toute la reconnaissance du monde: “Wow!”
Photos: /rem Tok, Untitled (Munich), 2011 - Essl Art Award CEE 2013 / Kiffeurs de nuit, Mustafa et David - Anne Laure Jaeglé
[1] Sur la dialectique complexe empowerment/disempowerment propre à la subjectivité gay: Earl Jackson, Jr., Strategies of Deviance: Studies in Gay Male Representation (Bloomington: Indiana University Press, 1995). Cité dans: David M. Halperin, How to be Gay (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2014), 183.
[2] Il suffit pour cela de voir le spectacle pathétique offert par Berlin cette année où des dissensions et luttes intestines nées de conflits de pouvoir et de frictions d’égos ont ces derniers mois tourné sens dessus dessous le landerneau gay-lesbien mainstream au point de mener à l’établissement de deux Prides distinctes défendant pourtant le même agenda politique. Cela est évidemment à distinguer d’initiatives propres à des catégories mises en minorité à l’intérieur de l’ensemble fictif fortement hétérogène de la ‘communauté LGBT’ et porteuses de revendications spécifiques, telle la Dyke* March annuelle qui vise à dénoncer et combattre l’invisibilisation des lesbiennes dans l’espace politique et médiatique - et nullement antithétiques à la formation d’alliances et de solidarités dans le cadre de causes plus globales.
[3] Contrairement à ce que j’ai pu affirmer ici et comme me le faisait remarquer une amie après coup, le Berghain (puisque l'immense mise en scène du désir élaborée par la ville dans sa stratégie de promotion mondiale se résume en dernière instance à ce lieu) n’a rien de démocratique malgré son habileté à laisser penser le contraire. L’absence apparente de tout système de privilèges masque le fait que le club constitue à lui seul un immense carré VIP, chacune des subjectivités fictives (concept ultra mascien) qui le compose se livrant à une guerre de tous contre tous pour sa propre élévation à l’intérieur d’une hiérarchie implacable (elle-même reflétée dans l’organisation spatiale avec pour point culminant la dramatisation du passage si universellement fantasmé de la porte).
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