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23 March 2015

Le Sang des Bêtes

"Slackness, softness are the sort of things to shun
Nothing could be harder than the quest for fun"

(Bowie, Baal's Hymn)

 

Langer Jammer, S-Storkower Strasse

Il y a quelques mois je me promenais avec A. dans le parc aménagé sur l'emplacement des anciens abattoirs de Prenzlauer Berg. En plus des nouveaux logements bâtis sur un modèle de terraces à l'anglaise (la colonie bobo de Neue Welt avec sa vue imprenable sur Sconto Der Möbelmarkt), quelques halles dédiées au massacre des bestiaux (le Zentralviehhof ne fut définitivement désaffecté qu'un peu après la chute du Mur) étaient converties en habitations de haut standing, les façades de brique à pignons leur donnant tout le cachet de l'authenticité. Au loin, la structure amputée de l'ancienne passerelle surélevée (surnommée Langer Jammer - interminable misère - qui du temps de la RDA enjambaient le complexe à demi ruiné) annonçait la Storkower Strasse, autre abîme de cruauté humaine, à l'encontre des parasites épongeant les ressources publiques cette fois-ci. Des allées plantées émergeaient de jeunes mères radieuses à poussettes doubles, une explosion de bonheur familial unique ce côté-ci de Kollwitzplatz. A. me parlait des rencontres qu'elle faisait parfois dans les parcs du quartier - un Samariterkiez en pleine transformation marqué par les évictions de squats et le remplacement d'une vieille population berlinoise 'indigène' par des catégories socialement mobiles et aisées -, confrontations agressives allant même jusqu'à la menace physique. Elle attribuait cette violence impalpable, cette nocivité de l'air, à l'ancienne présence des abattoirs, au supplice de millions de bêtes imprégnant encore les lieux, leurs hurlements de terreur résonnant la nuit comme des complaintes de damnés. Mon instinct psychogéographique, d'une acuité extrême à Londres mais progressivement érodé ici, se trouvait réactivé face à l'étrangeté de l'endroit, dans la vague perception d'une humeur trouble, d'un mauvais karma en suspension dans des rues en apparence paisibles, comme une blessure jamais refermée, une infusion sous-jacente de haine et de folie qui pouvait sporadiquement éclater sans raison manifeste. Plus précisément, cette partie de Friedrichshain me semblait résumer la situation d'une ville traversée de multiples lignes de fracture que l'on tentait de masquer dans la prédominance d'un discours fictif sur la recherche du plaisir et la libération personnelle, à l'exclusion de toute autre forme de réalité sociale.

Pendant sa très courte vie en tant que métropole mondiale - elle n'a fait son entrée aux côtés des grandes capitales impériales qu'après l'unification nationale opérée sous Bismarck -, Berlin n'a fait qu'enchaîner les horreurs, théâtre d'une révolution réprimée dans le sang puis centre névralgique de projets génocidaires avant sa partition en deux petits mondes psychotiques servant de laboratoires humains aux deux blocs en présence. La violence est pour ainsi dire comme inscrite au cœur de son ADN, et même le processus de Wiedervereinigung, une occasion visiblement heureuse, n'a fait qu'exacerber les penchants prédateurs d'un Occident désormais triomphant, causant parmi les populations de l'ancien Est un ressentiment profond dont les effets se font encore sentir. Les déchets radioactifs des désastres passés pouvaient bien s'amonceler sous nos pieds et l'évidence d'un terrible destin se révéler à chaque coin de rue, il fallait à tout prix passer à autre chose, jouir sans entraves en effaçant tout vestige du traumatisme comme en témoigne le révisionnisme architectural qui a présidé à la reconstruction du centre historique - autre forme de domination s'attaquant à la légitimité mémorielle des vaincus. C'est que, comme on le sait au moins depuis Sade et l'interprétation sublime qu'en a fait Pasolini dans Salò, violence, pouvoir et plaisir sont inextricablement imbriqués, et aucun lieu au monde ne l'a aussi brillamment mis en scène que Berlin. De la 'divine décadence' weimarienne en toc de Cabaret à la Love Parade - événement fondateur de la réunification dans l'exacerbation d'une énergie sexuelle qui semble infiltrer jusqu'à l'air ambiant -, en passant par les orgies nazies et le Berlin-Ouest de la guerre froide où l'imminence de la catastrophe ne donnait que plus d'urgence aux expérimentations hédonistes de toutes sortes, c'est bien le plaisir et la libération de corps en excitation permanente qui phagocytent tout discours et servent d'arguments marketing dans une ville entièrement dévolue au tourisme - qui serait même passée à une phase 'post-touristique' où une classe créative privilégiée, hyperconnectée et dérivant à l'échelle planétaire en quête de révélation intérieure, occuperait le cadre urbain comme un immense terrain de jeux. Berlin is hip, cheap and up for grabs. Même être dans la dèche est ici plus cool qu'ailleurs.

Durant les années euphoriques de l'après-Wende, c'est dans les restes physiques de la terreur qu'étaient mis en scène les sex games les plus incroyables. Les légendaires parties Snax, dont les vétérans parlent encore les larmes aux yeux, avaient à leurs débuts investi l'énorme carcasse en béton armé de l'ex-Reichsbahnbunker Friedrichstraße, alliant indissolublement sexe, jeux de pouvoir BDSM et brutalisme architectural, une esthétique de l'oppression liée à la jouissance qui sera par la suite appliquée de façon inégalée dans le complexe Lab/Berghain. Car c'est bien ce dernier, passé en quelques années du statut de club techno gay ultra-pointu à celui d'obsession mondiale, qui incarne à lui seul cette économie du plaisir où la promesse d'une expérience sensorielle et sexuelle hors de ce monde se mêle au risque de l'humiliation orchestrée. Il suffit d'examiner l'infinité de discours circulant autour du lieu pour en saisir l'extrême mythologisation avec la porte du club érigée en objet de fixation - entrée de l'Hadès gardée par Cerbère, l'ogre tatoué se repaissant de pretty young things apeurées. D'ailleurs la file d'attente cernée de barrières n'évoque sans doute pas par hasard un couloir de contention pour bétail, intensément éclairé et visible de loin pour une sélection optimale, préparant tout candidat à un traitement aussi terrifiant que surréaliste de la part des gardiens omnipotents du sanctuaire (la maîtrise de l'allemand est, paraît-il, cruciale dans la désignation des élus, comme est immédiatement détectée toute tentative des non-initiés de 'faire gay'), bien que l'exercice arbitraire et opaque du pouvoir se poursuive à l'intérieur de l'enceinte entre les mains d'un staff de sécurité particulièrement nerveux. Il y a quelque chose de profondément perturbant à voir des personnes a priori raisonnables renoncer volontairement à tout libre arbitre pour se plier à ce rituel public d'avilissement, menaçant de perdre tout contrôle d'elles-mêmes, suppliant, hurlant, se contorsionnant de douleur face à un rejet sans appel. Être du côté des winners, ceux que la ville accepte comme dignes de sa réputation (car le Berghain a par métonymie fini par se substituer à Berlin elle-même), se mérite et le privilège est à la hauteur de la volonté de soumission à un régime d'exception mû par ses règles propres - l'hétérotopie foucaldienne parvenue à un degré de sophistication et d'efficacité sans précédent. Dans un contexte de surenchère sécuritaire, il est frappant de voir à quel point le ludique et le frivole se trouvent enrôlés dans les mêmes dispositifs paranoïaques de contrôle et de coercition.

À l'intérieur c'est le paradigme hobbesien de 'la guerre de tous contre tous' qui régente les rapports humain tant les enjeux symboliques sont colossaux - c'est à qui aura accès aux drogues les plus avant-gardistes, sera vu en pleine conversation dans le box du DJ ou s'assurera la meilleure exposition sur l'un des podiums, même si cela signifie une régression mentale autant que morale où tous les coups sont permis pour préserver un statut fictif. Comme le chante Iggy dans Funtime, "We want some, we want some", et rien ne doit venir contrecarrer la dramatisation de soi, la recherche forcenée de plaisirs redéversés jusqu'à l'épuisement, la certitude inébranlable que cette extraordinaire création futuriste n'est conçue que pour magnifier son propre égo. J'ai joui toute la nuit et je le donne à voir sans retenue. Sans la validation de centaines de regards simultanés, je ne puis exister à cette ville dont l'amour se dispense au prix d'un pacte faustien: l'acceptation d'une brutalisation généralisée pour soi-même échapper à l'invalidation sociale, au déni de sa propre désirabilité, à l'éradication du corps contraint à l'errance dans la noirceur des rues. In girum imus nocte et consumimur igni... Au Lab je suis le complice subjugué d'une culture de l'ultra-performance que par mon auto-représentation je contribue à édifier et perpétuer, entraîné dans les tourbillons du troisième donjon pour me donner l'illusion de l'appartenance. Fut-il seulement un temps où les gens se respectaient davantage, étaient présents les uns aux autres dans des extases communes? Où un réel sens communautaire prévalait sur la logique compulsive d'une accumulation sans fin - d'expériences bâclées, de plans chems, de corps démembrés et traités sans soin? Ne reproduisons-nous pas avec un zèle accru ce que le néo-libéralisme a de plus nocif et d'aliénant dans la valorisation obsessionnelle des masculinités les plus conformes à un idéal réducteur et oppressant? Mais voilà: Berlin ist geil. On se le répète à l'envi, on le clame à la face d'un monde dont les hiérarchies sont reproduites avec notre absolu consentement à l'intérieur d'une minorité sexuelle aveugle à ses propres violences et faillites. Berlin, célébrée comme l'une des capitales les plus tolérantes au monde, me donne l'espace nécessaire pour m'explorer en toute liberté, sans crainte de la répression étatique ou sociale. Mais sa face obscure constitue la création la plus perverse du capitalisme tardif qui a absorbé jusqu'aux confins même du désir: sous les apparences d'ouverture, de libéralisme et de fun, les véritables discriminations demeurent incontestées - celles affligeant les corps féminins dans une culture viriliste, les corps racisés dans leur assignation à une identité construite par le regard blanc, les corps non normés dans les disparités d'accès au plaisir. La différenciation des êtres selon leur valeur marchande et docilité aux exigences de l'Entertainment peut se poursuivre sans relâche, car pour assurer le maintien de l'ordre il n'y aura ici jamais pénurie de prétendants.

Comments

C'est excellent ce que tu écris, David. Je suis assez impressionné.
Bruno, qui a bu un verre, un soir, avec Stéphane et toi.

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