Les Petits Chignons
"The fun we had
The fun we'll have
Reckless immaturity"
(Marc Almond, The Stars We Are)
La jeunesse berlinoise fait de ces choses inquiétantes, incompréhensibles et absconses, comme pour préserver coûte que coûte son rang dans la hiérarchie du cool mondial, puisqu'aux dires des plus grands experts en Zeitgeist, Berlin c'est depuis longtemps plié, time to move on. Il semblerait, comme je l'ai encore vu ce samedi à bord du M10 (ou 'MDM10', son surnom du week-end), que la dernière tendance soit pour les mecs de se teindre en gris, un gris de vioque méchamment triste et choquant de laideur. J'ai pris ça en pleine face, incrédule et finalement assez énervé: que l'on m'explique seulement comment des gosses si ravissants, comme celui qui m'a ce soir-là fait face dans le tram, peuvent sans raison apparente décider de se faire un délire veuchs Mamie Nova. Ne manque plus que la nuance de mauve-Margot Honecker pour les filles - ce qui ne tardera sûrement pas, les branchées des Halles le faisaient déjà à mon époque. Ça me fout en l'air, moi qui n'en peux plus de perdre ma couleur d'origine et en chie dans le réajustement permanent qu'implique ma mutation en renard argenté - ce n'est pas si vilain, ça donnerait même une certaine classe comme le disaient dans le temps les bonnes femmes d'Alain Delon, comme si j'avais fait toute cette route pour m'échouer là. Et ce alors que par ailleurs les barbes deviennent toujours plus longues et fournies dans une prolifération hirsute dégueulasse et qu'à peu près tout le monde s'obstine à se trimbaler avec un étron mou planté au sommet du crâne. Je me disais que ça ne pouvait plus durer, qu'on avait atteint là un stade de maniérisme irréversible qui, comme tous les développements similaires dans l'histoire de l'art et de la mode, ne pouvait que préfigurer un renouveau esthétique profond.
C'était pourtant loin d'être fini. La confirmation d'un maniérisme décadent généralisé m'est venue quelques heures plus tard dans la fournaise de la Snax, l'une des deux supertouzes annuelles du Berghain, l'équivalent pédé du Bal des débutantes dans la haute société. Perché sur mon promontoire, levant ma vodka à l'assistance comme le Duke chez Russell Harty, je remarquais une fois de plus comment les attributs supposés de la masculinité se trouvaient exacerbés dans des tenues réduites à leur strict minimum - les échancrures toujours plus prononcées aux hanches, les décolletés toujours plus pigeonnants sur les pecs, les combis moulantes toujours plus découpées au cul. C'est bien simple, less is more n'a ici aucun sens, comme si cette virilité désirée par dessus tout devait naître d'une suraccumulation symbolique dont on espère anxieusement qu'elle se synthétise en quelque chose de crédible. C'est très exactement le sort qu'a connu l'archétype historique du skinhead, dont l'hypermasculinité dopée à coup de signifiants hard a fini par s'abîmer dans le camp le plus comique - c'est-à-dire tout ce que l'on fuyait à grands cris. Le plus étrange après deux bonnes décennies de théorisation queer, c'est qu'il s'en trouve toujours pour tomber dans le panneau (à commencer par moi, quelquefois), et on se demande bien quand cessera cette arnaque funeste dont personne ne sortira jamais gagnant. Seul à zoner dans la jungle de l'hédonisme international, aliéné par une culture de turbo fuckers vidée jusqu'à sa dernière once d'humanité, je me glaçais dans une indifférence morne, la sorte de descente fulgurante dont je suis capable sans même l'aide des drogues. L'évidence était implacable: Berlin partait en vrille et toutes ses promesses d'émancipation sexuelle se fracassaient tout autour dans une mer de connards haletants et de fashionistas camées. Je le savais, je le sentais: c'était rideau pour moi.
Le retour au monde normal se fit comme d'habitude dans un mélange de sommeil gris, de relents mémoriels plus ou moins avouables et de résignation calme, et c'est ainsi que le lundi, un jour plat à se flinguer comme à chaque début de semaine, je me retrouvais dans le MDM10 à proximité d'un groupe de jeunes Anglais, tout émoustillés de voir de leurs yeux la mythique métropole. Le gars de la bande, un coquelet frisotté beuglant de sa voix de tout juste pubère, semblait décidé à en imposer aux donzelles, le genre de petites meufs qu'on voit tituber le vendredi soir sur Bethnal Green Road, torchées et à moitié à poil par moins cinq. C'est qu'il savait trouver les mots pour les amadouer, les gourdes: ses potes à lui, se vantait-il, kiffaient à fond les drogues, et surtout le crystal. Le crystal-meth, la tina, celle qui transforme illico en bombasse de porno et qui en l'espace de quelques années a fait perdre ses chicots à toute une génération de slammeurs, l'aristrocratie de la défonce et du sexe gay extrême. Pour moi, qui encore la veille trimais aux glory holes pour qu'on s'occupe de mon cas au moins dix secondes, c'en était trop, la série noire. La cruauté du moment était terrible, entendre cette voix d'enfant à peine révolu parler de choses si adultes avec une telle fraîcheur. Mon intuition de la Snax se vérifiait donc: j'étais hors-jeu, trop à la ramasse pour comprendre quoi que ce soit à un monde en accélération incontrôlée, terrain de jeu d'une transhumanité cyborg saturée de psychotropes que je ne pourrais jamais aspirer à rejoindre pour jouir avec. Peut-être avais-je fini par épuiser mes réserves de transgression, la ration d'une vie... La ville se défilait et ne m'appartenait plus. C'est vrai qu'après douze ans les choses commencent à devenir compliquées. La coïncidence si parfaite des débuts entre fanstasmagorie urbaine, désir et fictionnalisation par l'image a longtemps servi de cadre narratif stable à ma présence, pour peu à peu se désagréger et ne laisser place à rien, juste une attente infinie d'autre chose.
C'est donc toute l'ironie de ma dernière trouvaille à Pro qm, la librairie la plus classe de Berlin, un opuscule qui à lui seul résume la débacle en cours, sorte de Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations pour une leisure class transnationale hyperconnectée entre hubs urbains majeurs: Superstructural Berlin: a superstructural Tourist Guide to Berlin for the Visitor and the new Resident, publié par Zero Books, une maison spécialisée dans la critique culturelle radicale que j'aime beaucoup, ne serait-ce que pour la qualité de sa présentation graphique. Connaissant bien sa ligne éditoriale - un peu clever Dick sur les bords mais de bonne tenue - et confronté à un titre pareil, je ne pouvais que subodorer une énorme branlerie de hipster en pleine montée, ce qui s'est avéré vrai au-delà de mes espérances. Vaguement enrobé de théorie marxiste pour lui donner un minimum de consistance (la superstructure revisitée par Gramsci comme leitmotiv conceptuel), ce court essai (orthographié ici en français) mobilise tout un arsenal de thématiques exsangues après des années de matraquage médiatique: les drogues, le clubbing, l'art, la nouvelle économie, la gentrification, le tourisme. La prose, nerveuse et hachée, toute en disjonctions expressionnistes, métaphores plus ou moins heureuses et agitprop incantatoire, se veut le reflet de l'histoire chaotique et du tissu physique fracturé de Berlin, une démarche littéraire proche de celle adoptée par Stephen Barber qui il y a vingt ans scannait les surfaces sensibles d'une capitale en pleine métamorphose dans Fragments of the European City. Dans Superstructural Berlin, l'hallu n'est jamais bien loin, certains passages décrochant carrément le pompon par leur comique involontaire - "destructured nylon encrusted passengers with an absorbed and fermenting gaze" (les usagers du U-Bahn à Hermannplatz!), "tourism: that particular and constant flux supplying cognitively impressionable conveyor material to the urban syntax", "this mnemonically promiscuous opportunistic locus" (la Neue Wache!) - avant de climaxer dans une giclée pseudo-messianique où le sociologist ("the conscious cognitive mapper and pattern recognizer") saura brandir l'égide de la critique culturelle face au danger de psychose inhérent à un trop-plein de libéralisme libertaire.
En définitive le seul mérite du livre est sans doute de nous rappeler à quel point les logiques de prédation capitaliste régentent les moindres de nos plaisirs (de la consommation ludique de drogues, dernier maillon d'une chaîne continue d’exploitation, au nouveau précariat créatif de start-ups phagocytées par les grands conglomérats, en passant par un hédonisme sécuritaire requérant soumission totale à ses instances de contrôle), même si l’auteur a la naïveté de croire que le système revêt une forme plus ‘douce’ dans le contexte arty de Mitte ou Kreuzkölln - faux-semblant qui le rend précisément si toxique. L'hypertrophie du self propre à cette économie de production d’individualités fabuleuses sous-tend une régression à l'état de horde infantile quasi hobbesienne, qu’il s’agisse d’Espagnols à barbes venus étreindre les arbres du jardin enchanté d'://about blank ou des princesses victoriennes prenant leurs aises aux chiottes du Pano, black widows toujours prêtes à taper de leurs petits poings en cas de manque. Ce qu’il y a d'effroyablement lassant dans tout ça, c’est bien l'invariabilité d’un discours hégémonique pathologiquement fixé sur une infime minorité, suffisamment blanche et privilégiée pour remplir toutes les exigences de l'Entertainment. C'est à se demander ce qui peut se passer ailleurs, s'il existe même de véritables gens qui réalisent des choses dignes de considération. La vérité c'est que ça n'intéresse personne tant les circuits internationaux d'information préfèrent par facilité se branler sur ce Berlin-là, trop heureux de resservir jusqu'à la nausée ses mythes de déglingue et de merde en tupperware. Qu'en est-il des diasporas africaines de Wedding? Que se passe-t-il à Lichtenberg ou Marzahn qui pour une fois démentirait l'image de nids à fachos qu'on leur attribue volontiers dans les milieux 'raffinés'? Qu'en sera-t-il de cette jeunesse à venir - syrienne, afghane, érythréenne - qui peut-être inventera des façons d'être ensemble inédites, des sons, des sensualités encore inconnus et qui inévitablement redéfinira en profondeur l'identité de cette ville? En serons-nous alors encore à faire dans notre ben devant cette putain de porte comme des captifs volontaires d'une histoire avariée alors que l'essentiel se passera déjà ailleurs?... Je voudrais ne plus avoir à parler de ces choses car malgré ses emphases risibles et prétentions insupportables, tout est enfin dit dans ce livre-tombeau, le noir craquelé de la couverture lui donnant un air de finalité sépulcrale. Je continuerai d'attendre, non dans une inertie désabusée mais dans l'écrit en mouvement, la seule chose à même de me maintenir vivant dans mon désir inextinguible.
Nicolas Hausdorf & Alexander Goller (illustr.), Superstructural Berlin: a superstructural Tourist Guide to Berlin for the Visitor and the new Resident (Winchester, Washington: Zero Books, 2015).
Comme d'habitude texte brillant. Au scalpel.
J'avais juste une attente infinie d'autre chose et j'ai atterri sur ce kosmopalast qui inonde mes veines d'énergie. Quel blog, où la pensée et l'écriture invitent à la résurrection.