"And it never really began, but in my heart it was so real"
(The Smiths)
"Le fist, je ne fais pas. Je me sens pute dans l'âme mais il me faut du viril. Je ne supporte pas l'efféminé."
(Anon., GayRomeo)
En se prenant brièvement à rêver que le nouvel aéroport international soit entré en service - l'ouverture était prévue il y a deux ans avant qu'on n'y mesure l'étendue des malfaçons affectant les systèmes de sécurité -, on imagine que la colossale industrie touristique engouffrant Berlin aurait atteint son point d’efficacité maximale, une machine admirablement huilée dans la gestion des flux continus de milliers de corps dégorgés et réabsorbés par les compagnies aériennes low cost. Au lieu de quoi la vieille carcasse de Schönefeld est quotidiennement sur le point de céder sous la pression, le terminal minuscule de l'ancienne partie Est n’étant plus depuis des années adapté aux exigences d’une destination culturelle de premier ordre, avec ses préfabs agglutinés dans tous les coins prenant l’allure d’un rafistolage de plus en plus définitif. D’une certaine manière le lieu a quelque chose de réconfortant dans son improvisation - son pub à vitraux en plastique pris d’assaut par les touristes anglais avant le vol pour Luton, ses couloirs congestionnés par des nuées de lycéens français soufflés par le cool de la ville après trois nuits au youth hostel, toutes choses qui seraient impossibles dans le projet monumental et ultra-rationnel de 'Berlin Brandenburg Willy Brandt' - tel est le nom complet du désastre -, une boîte de verre et d'air sans distinction (pourtant conçue par le même cabinet d’architectes que Tegel, autrement plus bandant dans son inventivité spatiale) et pièce maîtresse d'un nouveau 'quartier urbain' construit dans ce style aride et pusillanime auquel le centre de Berlin doit depuis plus de vingt ans sa déprimante uniformité. L'ensemble, brillant de tous ses feux la nuit de peur qu'on ne l'oublie, risque bien d'être frappé d’obsolescence si la débâcle venait à s’éterniser, ce que certains n'excluent plus. Car ici c’est Bärleeen, bordélique et fauchée comme on l’aime, encore assez rebelle pour attirer la jeunesse créative mondiale dans une hype qui ressasse à l'envi les mêmes thèmes exténués, ce qui après tout est le but affiché du maire, miraculeusement toujours en place malgré l'ampleur autant sociale que politique du scandale et pour qui cette affaire d'aéroport n'est qu'un irritant malvenu dans la grande party qui ne doit jamais cesser. Car c'est sous sa 'supervision' éclairée que des millions continuent d'être engloutis chaque mois, autant de ressources dont auraient pu bénéficier maints projets ou structures communautaires - mais qui, pas sexy pour un clou, ne font rien vendre. À Berlin tout est show et rien ne doit venir gâcher le fun, c'est aussi simple que ça.
Ce dernier week-end de Pâques le personnel de Schönefeld a dû remarquer parmi les touristes génériques une affluence subite de beaux gosses à l’occasion du plus gros événement du calendrier gay international avec Folsom, le Berlin Leather Weekend, qui malgré son nom englobe aussi les autres fétiches majeurs - latex, skin et (le dernier venu) sport. Dans les valises à roulettes devaient être soigneusement pliées les plus belles tenues achetées pour l'occasion et complétées d'une large sélection d'accessoires et de toys dans l'anticipation de ces quatre jours de jouissance no limits. Car comme tous les ans le visiteur ne sachant où donner de la tête aura trouvé son bonheur dans une abondance de soirées, d'événement shopping et même un concours de beauté, chaque affiliation ayant même son propre Pride Flag comme autant de républiques d'un énorme empire fictif. Mais les crossovers sont nombreux, signe de la grande perméabilité de ces scènes et de l'interréférentialité des signifiants du kink, un grand coffre à jouets où puiser toute une gamme d'identités possibles, souvent combinées en d'improbables hybrides: les skins, moulés dans leur Fred Perry en latex, peuvent maintenant porter la barbe et une caillera de luxe arborer une petite combi en caoutche assortie à ses sneaks. Tout est permis dans cet immense flux d'images et de fabrications imaginaires dont le référent absolu, souverain et puissamment élusif est une masculinité primordiale se perdant dans un temps indéfini - mais socialement tout de même très déterminée puisque invariablement articulée comme working class. On pourrait gloser à l'infini sur cette conception fantasmatique (et bourgeoise) d'une masculinité brut non compromise par la culture (et qui comme en France peut coïncider avec les lignes de différenciations raciales [1]), mais il est intéressant de constater la longévité de certains de ces archétypes, qui, longtemps après la disparition des contextes socio-culturels ayant permis leur émergence, continuent sous une forme plus ou moins fiixe, mais toujours extrêmement codifiée, d'incarner une sorte d'éternel viril, dont l'original aurait été perdu mais dont la charge érotique symbolique continue de fonctionner à plein. Comme si l'ensemble des caractéristiques visuelles constituant le skinhead - pour évoquer la figure la plus durable et malléable dans l'arsenal des représentations de la masculinité ultime - se suffisait à lui-même dans une dynamique sans cesse alimentée, une onde de choc sexuelle réverbérée à travers les générations successives de pédés.
Dans son livre Gay Skins, malheureusement épuisé et constituant à mon sens la meilleure (et sans doute unique) étude de l'appropriation queer de cette subculture, Murray Healy analyse brillamment les mécanismes de formation identitaire dans l'affirmation d'une visibilité à la fois gay et working class à la fin des anées soixante, à une époque où les seuls choix possibles se limitaient aux vieilles folles poivrasses de Soho et aux hippies de bonnes familles revendiquant leur androgynie [2]. Et une fois l'image suffisamment ancrée dans cette frange marginale de la scène underground, on imagine qu'une différenciation très stricte a dû s'opérer entre les initiateurs du culte qui en réclamaient la légitimité, et les suiveurs qui, provenant généralement des classes moyennes, ont immédiatement mesuré le potentiel sexuel de l'image pure et dure véhiculée par la nouvelle terreur des tabloïds - 'dressed up to get cock', comme les premiers ont pu désigner les seconds avec tout le mépris du monde. Pour eux l'appartenance au groupe était investie d'une forte qualité morale avec les notions d'honnêteté, de loyauté et de solidarité reléguant au second plan tout aspect sexuel - d'ailleurs, leurs potes de gang hétéros ne s'étaient (évidemment) rendu compte de rien et ont su faire primer des liens d'amitié indéfectibles sur tout le reste... Ce soupçon de simulation et de détournement d'une identité 'authentique' par les détenteurs de privilèges dus au statut social, est très fortement prégnante sur la scène Proll (comme on l'appelle ici) qui ne fait en définitive que reproduire les mêmes idéalisations fantasmatiques (intrinsèquement homophobes aux yeux de certains) à l'œuvre dans la glorification esthétique du skin - et d'autant plus en Angleterre où il est virtuellement impossible d'échapper aux déterminations de classe. Là aussi c'est à qui saura le mieux donner le change et dans une impeccable pose 'straight-acting' se démarquer de ce qui est génériquement considéré comme gay - puisque selon cette logique un rien perverse identification de classe et orientation sexuelle sont mutuellement exclusives. Comme un ami me le faisait récemment remarquer, cette fétichisation du council estate lad est d'autant plus notable à un âge où la classe ouvrière, annihilée par des décennies de thatchérisme sous sa forme hard aussi bien que cuddly et ridiculisée pour son manque supposé de décence morale, est devenue la lie de la terre [3] - et cette neutralisation politique n'aurait-elle pas justement pour corollaire son objectification par le regard désirant et omnipotent des dominants? Un autre, originaire de Manchester, me soutenait en riant (mais pas que, comme je le soupçonne) qu'en vertu de ses origines géographiques il jouissait d'une sorte de prérogative sur tous les autres dans l'appréciation de ce qui constitue un véritable scally.
Mais plus profondément encore c'est bien d'une terreur primale qu'il s'agit ici, celle du soupçon d'effémination qui plane sur chacun d'entre nous, le risque d'être démasqué comme 'inauthentique' (la féminité comme artifice et donc mensonge) mettant à mal notre crédibilité dans la performance permanente d'un idéal abstrait construit de toutes pièces. C'est une mécanique psychique implacable qui nous anime, le spectre de l'infériorisation virtuelle à laquelle la société peut à tout moment nous réassigner [4]. L'idée même que cette version de la masculinité hétéro tant convoitée puisse être tout aussi fabriquée ne pèse pas lourd face au besoin irrépressible d'intégrer la norme - reliquat archaïque d'un temps où y manquer signifiait une mort autant sociale que physique -, et même les esprits les plus avertis sur les dynamiques de pouvoir et d'oppression ne sont pas à l'abri d'une réaction de rejet face à une irruption inopinée de camp. Ironiquement c'est cette exacerbation des marqueurs de la masculinité hard en plus des techniques corporelles visant à la rehausser (tatouages, piercings) qui finissent par avoir dans leur basculement ultra esthétisant quelque chose d’irréductiblement... camp, une sorte de maniérisme inhérent à l'accumulation de symboles virilistes qui finit par en désamorcer le pouvoir dans l’exagération des formes d'origine pour un surcroît de sexiness [5]. Lors d'un récent passage à Créteil je me suis excité tout seul en m'apercevant que les laskars que je croisais portaient tous les même trackies gris que moi, entretenant quelques minutes le fantasme d’une origine sociale commune, qui même si techniquement vraie a cessé de l’être dès que j’ai décidé de m’en extraire, laissant mon passé familial s'effondrer dans l'indifférence et le mépris intériorisé de celui qui cherche par dessus tout à être admis dans la culture des dominants. Leur regard sur moi avait quelque chose d’étrangement indéchiffrable, un mélange d’étonnement, d’incrédulité et de vague amusement - sans doute un hipster, pensaient-ils, qui se la joue banlieue avec ses tatouages de toute façon trop soignés pour être véridiques (mais pour moi suffisamment frappants pour saturer le champ visuel et neutraliser une réaction potentiellement homophobe à ma présence). L’idée de me reconnecter à mes origines a curieusement transité par la sexualité et le fétiche, mon enfance passée dans les cités de banlieue sud me conférant une sorte de supériorité morale (donc de 'vérité') et du même coup le droit d'évoluer sans encombres à travers un espace social transparent que j'imaginais pouvoir réoccuper selon mon bon plaisir. Des années ont été nécessaires pour comprendre que ce monde s'était pour toujours refermé à moi au moment même de son rejet et que je devais apprendre à accepter l'impossibilité fondamentale d'un quelconque retour - avec la pratique du social drag comme seul substitut [6].
Autant d’apories avec lesquelles ils nous faut vivre - l'illusion d'une stabilité de l'identité de genre qu'invalide nécessairement le simple fait d'être gay, qui, qu'on le veuille ou non, met a priori à mal des normes dominantes supposément anhistoriques, la réconciliation avec un milieu d'origine jugé naturellement oppressif (mais ultérieurement revisité dans une nostalgie suspecte) et une réintégration de tous ces aspects du vécu dans un cadre narratif homogène et lisse, sans rapport avec la densité anarchique d'existences faites de disjonctions et de non-coïncidences, de jeu et de make believe. Alors que la fabuleuse Conchita Wurst vient de remporter l'Eurovision après avoir causé une émotion considérable du simple fait qu'elle portait la barbe (facteur aggravant dans sa condition de transwoman - groupe qui s'en prend généralement plein la gueule, y compris à l'intérieur du micocosme queer féministe), je me rends compte à quel point j'ai moi aussi largement cédé à ces impératifs de clarté et de cohérence fictives, occultant une multiplicité de rôles qui dans leur simultanéité me semblaient aussi évidents qu'irréductibles, une fluidité d'identités ludiquement maniées par un indie kid qui jouait volontiers de son ambiguïté physique - ce à quoi j'ai cru devoir renoncer au nom d'une certaine Realpolitik, au moment précis où le skinhead faisait une entrée fracassante sur la scène parisienne. Dans Gay Skins, Healy fait revivre l'une de ces personnalités fascinantes dans la trame d'un récit tout entier axé sur le désir d'une masculinité monolithique et immuable, un corps incompréhensible toujours partiellement visible car cumulant les caractéristiques les plus contradictoires. Wolfgang von Jurgen était un acteur, voyou occasionnel et drag artist originaire de Stoke Newington, connu sous le nom de Wolf comme le premier male pin-up de la scène skin londonienne de la fin des années soixante - le plus parfait exemple du queering immédiat de la subculture dès son émergence en 1969. Un photoshoot de l'époque le montre en full gear posant dans toute sa défiance sur une des terrasses du shopping centre d'Elephant and Castle - alors encore très futuriste -, lui qui de nuit écumait le circuit des pubs gay de l'East End comme moitié d'un drag act nommé 'The Virgin Sisters'. Wolf fut retrouvé noyé un matin de mai 1973 sur les berges de la Tamise à la hauteur de Rotherhithe, menotté et entièrement vêtu de cuir. Meurtre, suicide, kinky game qui aurait mal tourné? Le coroner n'a pu se prononcer. De même que la figure révélatrice de Conchita Wurst, dont la presse peine depuis quelques jours à rendre compte, les tabloïds rapportant le fait divers ne surent quoi faire de ce corps inintelligible aux multiples histoires, un site de discours logiquement irréconciliables dans le cadre rigide de notre pauvre culture occidentale [7]. Et c'est bien là que se trouve cette liberté essentielle, dans la suprématie de l'artifice, la disparition de tout original identifiable dans le flottement infini des signes, le pouvoir d'être sa propre créature dans l'abolition radicale de toute affiliation - choses qui il y a longtemps constituaient pour moi une véritable philosophie de vie.
Le week-end était déjà bien avancé. Pour une fois je me sentais en phase avec son déroulement, ayant choisi de le vivre dans la lenteur, de ne pas me laisser happer par l'abondance des événements possibles - la pression des temps forts qui font trop tard regretter de s'être laissé duper. J’avais pour cette raison décidé d'éviter la Snax et de me concentrer sur le local, le vernaculaire, des choses bien moins grandioses mais qui me reconnecteraient à la ville, au 'Kiez', à ses gens. Arrivant à Schöneberg en fin d'après-midi je me sentais en pleine possession des rues, dans cette insouciance rare qui fait que l'on soutient les regards avec un surcroît d'insolence - et me disais qu'il devrait toujours en être ainsi. Dans le bar obscur éclairé de loupiottes rouges beaucoup de têtes connues, des saluts brièvement échangés, mais rien ne devant entraver l'exploration de ce que l'endroit avait à offrir. Comme souvent il était question d'un vague rendez-vous, de ceux qui sont lancés virtuellement de pays en pays à la faveur d'un passage à Berlin, dans l’immense fraternité internationale du plaisir que nous formons… Tu es apparu vite, en tous points semblable à ta version électronique. J'étais frappé par cette équivalence parfaite, de te voir incarné de façon si véridique. Tu étais souriant et le plaisir de ta présence eut raison de toutes mes réticences, l'arrogance mal placée de celui que l’on vient solliciter sur son propre territoire, dans une ville à laquelle sa présence est pourtant de plus en plus instable. Nous avons parlé d’Angleterre, dans cet accent si particulier qui me manque tant quand je viens à l’entendre, l’argot de ma jeunesse - l’anglais de l’estuaire, comme on l’appelle en déférence à la Tamise - étranger à la langue indifférente pratiquée ici, système générique sans relief ni histoire, sans ancrage émotionnel particulier, juste un moyen commode de dire approximativement les choses. Cette union dans les mots a ouvert une nouvelle brêche, le désir d'un retour vers une mémoire encore vive - un retour imbriqué dans un autre, une spirale de retours concentriques. Ce bonheur de me trouver immergé dans la langue et dans tes bras, de te carresser face aux autres, une intimité qui se suffisait à elle-même hors d’un temps de toute façon trop court et qui devais se solder par sa conclusion logique. Je commençais à avoir peur de ne plus coïncider avec ce que j’avais donné à voir, de devoir trahir toutes mes promesses d’une certaine manière - celles véhiculées par le flux mondial des images et des corps. Au mileu de l’arène circonscrite de gradins feutrés, des choses très simples, belles et infantiles se jouaient: des piétinements collectifs, des pompes léchées à plusieurs, dans cet enchevêtrement de réseaux scopiques qui densifiait l’air d'électricité. Des hommes seuls, venus de tout le pays pour cette occasion, regardaient aussi, une dernière chance avant le départ du lendemain. Nous nous en sommes amusés, imaginant ce que la population générale, extérieure à la scène, ferait de tout ça… Tu as dû partir, l’heure avançait. Une autre party centrée sur un fétiche différent - le latex intégral - devait débuter sous peu au Lab. Il y avait bien une petite heure pour la baise, dans un appartement du quartier loué pour quelques jours, ces immeubles d’après-guerre sans distinction convertis en résidences pour touristes. Une partie de tes pensées devaient déjà glisser vers cet autre ailleurs promis par la brochure du week-end. Entre nous une succession d’actes déconnectés dans cette distance instaurée par le fétiche investi de tous les pouvoirs, qui aurait comme contaminé l’ensemble du corps, lui-même réduit à des parties éparses - brièvement saisies, puis délaissées, puis réappropriées dans un plaisir égoïste qui devait à tout prix advenir. Car le temps l'exigeait j’ai joui après toi qui me fixais d’un air figé de semi-dément, une lueur jaune dans les yeux. Puis tu as voulu m’entraîner dans ton changement de 'persona', un ensemble esthétique autre mais interchangeable avec le précédent - et d’autant plus facile à réaliser que nous avions la même taille. J’ai dit non, je ne sais pas vraiment pourquoi… Dans le taxi tu me tenais la main pendant que je me lançais dans ma diatribe favorite pour t'impressionner encore - la banalisation sans rédemption, la fausse modernité de cette ville. Au bout du chemin accidenté la masse du Berghain se tenait là comme chaque week-end, éclairée de l’intérieur comme un tabernacle, mais cette fois, c’étais pour te donner à elle, te voir disparaître dans son antre que je venais. Après ton départ je suis resté une heure à discuter à la porte - l’une de ces portes qui terrifient -, malheureux et en déperdition, te sachant détaché de moi, aspiré dans une autre histoire que tu venais de commencer seul, échangeant des souvenirs avec d’autres qui signifiaient l’effacement du mien. Vous aviez fière allure, tous, le noir luisant des corps gaînés se découpant magnifiquement dans les cavernes de béton rougeoyant, une vision d'un futurisme indépassable. L'ensemble du club était ce soir ouvert, sa face cachée le site d'une théâtralité portée à son paroxysme. Je t’ai trouvé très vite et me suis senti obligé de plaisanter sur mes immenses privilèges pour justifier ma présence parmi vous sans le 'gear', et te dire au revoir... Je suis sorti tard et la file d'attente était déjà considérable, des jeunes gens très beaux dans leurs meilleures tenues. Je la remontais à contresens sans la moindre envie d'entrer, encore ivre du fait d'avoir dû t'abandonner, ému aux larmes de cette remontée de jeunesse lointaine quand je jouais aux peines d'amour. Non, ce soir ce n'était pas nécessaire. De toute façon le lendemain, c'était déjà 'sports party'.
[1] Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010).
[2] Murray Healy, Gay Skins. Class, Masculinity and Queer Appropriation (London, New York: Cassell, 1996).
[3] Owen Jones, Chavs: The Demonization of the Working Class (London, New York: Verso, 2011); pour une mise en perspective plus large avec les politiques urbaines et l’intensification de la sécurisation de l’espace pubic en Grande Bretagne: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2012).
[4] Sur l'évacuation du féminin dans la culture gay et l'angoisse liée à son irruption incontrôlée: Peter Hennen, Faeries, Bears, and Leathermen: Men in Community queering the Masculine (Chicago: University of Chicago Press, 2008); David M. Halperin, How to be Gay (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2014), 47-64.
[5] La surenchère formelle est très remarquable chez les gays même dans un ensemble esthétique aussi supposément ‘banal’ et synthétique que le style caillera: les chaussettes bien mises en évidence et rentrées dans le survêt’, l’adulation inconditionnelle de certaines marques associées à des types bien définis de masculinités ‘dures’ (les TNs privilégiées des rebeus de cités, les Airmax plus en vogue chez les Proll de Berlin-Est - quel pédé porterait Jako ou Ellesse?) témoignent d’un investissement symbolique considérable et du queering dans le détail de modes primairement associés à des subcultures working class. De même, après que le look skin a été massivement approprié par les gays dans les annés quatre-vingt, les bottes, systématiquement coquées, n’ont plus cessé de prendre en hauteur, les bleachers de se faire toujours plus moulants (certains poussent la sophistication jusqu'à ménager un zip à l'arrière) avec le zero crop s'imposant comme norme incontournable. Healy s’engage même sur une piste psychanalytique en s’appuyant sur la conception freudienne du fétiche, cette accumulation de signifiants masculinistes pouvant être comprise comme un désamorçage de la menace de neutralisation du phallus consubstantielle au sexe entre hommes. Healy, op., cit., 105-9.
Sur la centralité du style dans la performance d'une masculinité désirée et la stricte adhésion à ses codes sous peine d'expulsion des circuits de l'attractivité, Halperin, op., cit., 197: "... if you are to understand the social logic that renders that particular look or style so powerfully attractive to you, you are going to have to observe it very closely. You will have to define its exact composition, its distinctive features, and the stylistic system in which those features cohere. After all, even a slight deviation from that style, even a slight modification of that look could have momentous consequences: the minutest alteration could ruin the whole effect, puncture your excitement, and deflate your interest. So the details matter. You need to figure out what they are." N'ayant jamais su comment lacer mes bottes correctement, je suis toujours potentiellement menacé de disqualification lors de chacun de mes 'plans skin' - ayant même fait l'objet d'une mesure de 'rééducation' de la part d'un d'entre eux très à cheval sur l'étiquette.
[6] Sur les articulations complexes liant appartenance sociale et sexualité dans un esprit de déromantisation des classes populaires: Didier Eribon, Retour à Reims (Paris: Flammarion, 2010); La Société comme Verdict (Paris: Fayard, 2013).
[7] “The essentialist discourse of the centred individual still dominates common understandings of identity: individuals are required to be comprehensible as consistent personalities, their biographies neat, linear narratives. […] Under the excess of names and identities, irreconcilable within the given parameters of cultural organization, the ‘Man in Leather’ remained a ‘mystery’.” (Healy, op., cit., 8). Le personnage de Wolfgang von Jurgen, au sujet duquel personne d'autre que Healy n'avait jusqu'à présent écrit, a trouvé toute sa place sur Kosmospalast dans l'essai Arboreal Heights.