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10 November 2014

Pretty Things go to Hell

Centre Commercial Créteil-Soleil

La France, une mauvaise descente qui n'en finit pas. Vue d'Allemagne, elle offre un spectacle à la fois baroque et tragi-comique dont l'échéance a été mille fois différée: à quand le cataclysme, le déboulonnement de régime dont les Français sont coutumiers? Jusqu'où pourra-t-on les pousser, ces champions toutes catégories de l'insurrection réputés tels à l'étranger? Les signes avant-coureurs se multiplient mais manque toujours le déclencheur décisif, celui qui fera imploser un ordre politique terminalement honni et discrédité. En revoyant récemment Série Noire, j'ai pris la mesure de cette décomposition qui historiquement s'étend à l'échelle de ma propre vie. C'était en 1979, année-charnière marquant la fin du monde hérité de la prospérité et des bouleversements de soixante-huit et contenant déjà en gestation celui à venir, l'offensive revanchiste de la pensée de droite et les multiples renoncements de la gauche. Pour moi aussi la rupture allait être dramatique, le délaissement de la cité et mon arrivée dans l'adolescence coïncidant avec la découverte d'une violence généralisée à laquelle ni rien ni personne ne m'avait préparé. Série Noire se situe à ce point précis de basculement, précaire et vertigineux, dans la dissection impitoyable d'un mal qui avait déjà largement infiltré le corps social. C'est un univers d'âmes flétries en dépossession d'elles-mêmes, la pauvreté matérielle, intellectuelle et sexuelle des oubliés de la geste nationale, 'la France des invisibles' à laquelle la sociologie contemporaine s'intéresse maintenant tant. Créteil elle-même y apparaît comme abandonnée et ternie dans la futilité de sa pompe futuriste, le dernier souffle d'une modernité héroïque décrédibilisée et déjà frappée d'anachronisme. À cette angoisse diffuse du déclassement, mes parents, qui avaient tout fait pour s'extraire de leur condition d'origine et terrifiés à l'idée d'y être ramenés, répondaient par des discours formatés d'une violence machinale et sytématiquement invoqués dans les dernières années de la décennie, au moment où le chômage de masse était devenu une réalité bien tangible pour les plus vulnérables: les étrangers piquent le pain des français, qu'on les renvoie dans leur pays, on n'est plus chez nous...

Du racisme il y en avait toujours eu dans la famille, la guerre d'Algérie étant encore très vive dans les mémoires: les 'bougnoules' et les 'crouilles' constituaient une catégorie à part dont je comprenais bien qu'elle cristallisait tout ce qu'il y avait humainement de plus haïssable. Lors de nos passages en voiture devant les cités d'urgence de la région - qui n'ont été démantelées que très tardivement - ou les foyers de travailleurs Sonacotra, revenaient invariablement les mêmes mots d'abjection, un dégoût outragé face à la misère, le délabrement et surtout la saleté des lieux. C'est toute la tragédie de ces milieux ouvriers dans lesquels un certain angélisme de gauche a longtemps voulu voir le foyer des idéaux nobles de fraternité, de progrès et d'émancipation: enfoncer les plus défavorisés pour se sentir soi-même valorisé. C'est bien ce qui a eu raison des cités et accéléré leur délitement dans un phénomène de différenciation sociale à l'intérieur d'une même classe de dominés, les mieux lotis quittant dès que possible ce qu'ils par association considéraient comme une souillure. L'horizon politique de mes parents n'a jamais dépassé ces notions formées indépendamment d'eux - et déjà pleinement structurées bien avant l'explosion médiatique du FN -, même si à l'échelle des cages d'escalier des actes quotidiens d'entraide et de solidarité (surtout à l'initiative des mères) venaient en tous points contester ce qu'ils se plaisaient à proférer dans les dîners arrosés. Il y a quelques années - la dernière fois où nous avons joué la fiction famililale autour d'une table -, le père ne tint pas d'autre discours. Me demandant s'il y avait à Berlin autant de 'problèmes avec les étrangers' qu'en banlieue parisienne, il se lança dans une diatribe dont les termes étaient restés fondamentalement inchangés depuis plus de trente ans, établissant cette même hiérachisation raciale que celle qui avait eu cours sur les chantiers de sa jeunesse - 'les Arabes' s'y démarquant une fois de plus dans la négativité. C'était son pauvre savoir, le fruit de l'expérience d'une vie, le peu de leçons qu'il aurait pu transmettre à sa postérité. Son visage affichait la certitude indignée de celui qui, sûr de son fait car marqué par la dureté du monde du travail, n'allait surtout pas s'en laisser conter par une belle âme, cosmopolite, cultivée et libérale, comme moi.

Dans Retour à Reims, Didier Éribon s'interroge de la même manière sur l'origine d'une telle disposition au racisme dans les classes populaires - la façon dont le ressentiment résultant d'une perte supposée de privilèges liés à l'origine nationale s'est synthétisé en un système idéologique et une vue globalisante du monde [1]. Il avance, Sartre à l'appui, que lorsque l'identité collective des classes dominées a cessé d'être informée par l'opposition 'travailleurs'/'patrons' (Mai 68 représentant à cet égard un moment d'unité sans précédent entre tous les ouvriers [2]), elle s'est après l'effondrement du PCF 'naturellement' repositionnée sur l'axe classique 'Français de souche'/'étrangers' et toute la structure de pensée xénophobe afférente. Mes parents ne s'étant jamais identifiés à une quelconque tradition militante de gauche, ils seraient donc par défaut restés fixés sur le mode de l'appartenance au territoire - la légitimation sociale provenant de leur naissance en France par opposition à ceux qui prétendaient vouloir y vivre. C'était là le point zéro de la conscience politique: la défiance envers la classe dirigeante dans son ensemble et le processus de représentation démocratique en tant que tel (ils n'ont jamais voté) les maintenait dans une forme d'aliénation politique dont on peut maintenant mesurer toute l'étendue dans les banlieues les plus marginalisées - le monde extérieur s'étendant au-delà de la famille immédiate, constitué des 'métèques' d'un côté, des 'rupins' de l'autre, étant perçu comme essentiellement hostile ("Nous, on se mêle de rien", pourrait être le leitmotiv de mon enfance)... Ayant récemment quitté la Région Parisienne pour s'établir sur le littoral vendéen, ils doivent, j'imagine, avoir trouvé un monde plus conforme à leurs rêves, loin de ces présences indésirées qui toute leur vie les auront obsédés. Cette même station balnéaire où ils m'avaient abandonné un soir d'été, disant ne plus supporter le regard des autres vacanciers sur moi, cette honte contre laquelle ils étaient prêts à tout sacrifier dans leur désir dévorant de mener une vie normale comme n'importe quels 'gens bien'. Car à la hantise de la dégradation sociale au contact des 'zonards' et 'immigrés', s'ajoutait l'opprobre de la déviation sexuelle à laquelle les exposait leur pédé de fils - ces deux dimensions obéissant à des logiques identiques interagissant de façon complexe et pernicieuse comme le montre admirablement Éribon dans son essai.

Parcourant cet été les routes côtières de Normandie, face à cette France de carte postale si riante qu'elle semblait toute droit sortie des Vacances de Monsieur Hulot, j'avais le sentiment d'une revanche prise contre les injures du passé, comme si un temps longtemps perturbé avait réintégré son cours normal, le rétablissement de l'ordre cosmique qui m'avait depuis toujours régenté. Tout était exactement comme avant, même si les lieux me semblaient excessivement colorés et proprets - difficile de faire coïncider les discours catastrophistes d'une nation en pleine déchéance avec la beauté de ces villes, le drame des cieux marins, une douceur que je n'imaginais plus connaître dans ce pays. Ma nostalgie était immense: tout ce temps gâché, toute cette douleur pour rien, tout ça pour défendre 'la réputation', adhérer à l'illusion d'un rôle social au prix du reniement de sa propre histoire. Avoir dû quitter la cité sur laquelle on crachait sans retenue, avoir été expulsé d'une famille depuis longtemps asphyxiée comme un banc de poissons morts dans une mer viciée, être sorti si loin de mon orbite pour finir par pleurer sur la petite mélodie des Quatre Cents Coups qui passait à la radio. Tout comme je jouais alors The Return of the Thin White Duke dans une résistance forcenée contre une société tout entière vouée à ma suppression, c'est un second retour qui s'amorçait sans que j'en aie conscience, cette fois en direction de ceux qui, accablés par un ordre social pétrifié dans son immutabilité, appelaient tout mon respect. Mon premier roman sera conçu comme une arme, une réserve de mots dont chacun pourra s'emparer pour mener son propre combat - comme Audre Lorde l'avait dans son infinie générosité proclamé [3]. "Est-ce qu'écrire n'est pas une façon de donner" [4]: faire justice à ces beaux petits mecs comme moi j'ai pu l'être, à leurs désirs d'amour purs comme les miens l'ont été, pour qu'ils ne soient ni si seuls, ni si tristes, ni si terrifiés. Dans le soleil rougeoyant de Bretagne je terminais Retour à Reims. Le livre se clôt de façon remarquablement modeste - ni lame de fond révolutionnaire, ni appel à la subversion. Face au poids de normes indéfiniment autoreproduites, seule s'avère possible l'acceptation de ses propres fractures, disjonctions et marquages. "On n'est jamais libre, ou libéré": juste un 'pas de côté' au moment le plus propice, un coup porté dans le noir au hasard. Ce coup-là, je sais que son impact sera phénoménal [5].

Hôtel des Roches Noires, Trouville

 

[1] Didier Éribon, Retour à Reims (Paris: Flammarion, 2010), 148-53.

[2] Et certainement sans suite significative à en juger par la marginalisation systématique subie par les mouvements revendicatifs de travailleurs immigrés dont l'existence était considérée comme une menace par les organes de représentation officiels. Sur l'autonomisation du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) dans les années soixante-dix: Saïd Bouamama, 'L'Expérience politique des Noirs et des Arabes en France. Mutations, Invariances et Récurrences', in Rafik Chekkat & Emmanuel Delgado Hoch (eds.), Race Rebelle. Luttes des Quartiers populaires des Années 1980 à nos Jours (Paris: Syllepse, 2011); Sadri Khiari, Pour une Politique de la Racaille. Immigré-e-s, Indigènes et Jeunes de Banlieues (Paris: Textuel, 2006), 39-41.

[3] Audre Lorde - Die Berliner Jahre 1984-1992 (Germany, 2012), réalisation: Dagmar Schultz.

[4] Annie Ernaux, Une Femme (Paris: Gallimard, 1987). Citée dans: Didier Éribon, La Société comme Verdict. Classes, Identités, Trajectoires (Paris: Fayard, 2013), 111.

[5] Éribon 2010, op. cit., 228-30.

30 August 2014

Girls... Now Now... Fall

Partick, Glasgow

After months of considerable excitement, the aerolite is about to blaze across the Berlin sky. Under the Skin, Jonathan Glazer's sci-fi/metaphysical/erotic thriller starring Scarlett Johansson is bringing in its trail one of the most alluring creatures the genre has ever spawned: 'Laura', the murderous alien succubus roaming the streets of Glasgow in her transit van in search of an unending supply of male meat. For aesthetic as well as thematic reasons, the film was predictably likened to both 2001: A Space Odyssey and The Man Who Fell to Earth, the achingly beautiful motions of abstract celestial bodies being reminiscent of Kubrick's cool formal mastery, while the blank disconnectedness of the main protagonist was bound to evoke Roeg's cult masterpiece. However, if the motives of Dame David's landing on Earth are clear - to ship water back to his dying planet -, the rationale behind Laura's presence in Strathclyde remains obstinately opaque: is she spearheading some full-scale invasion or has she gone astray at the tail end of an operation that went horribly wrong? - although there might be a hint at the original novel's plot in the mush of bloodied human remains being conveyed into a distant, glowing furnace -, an indeterminacy that seems to have irked some critics. The profound sense of alienation from a world perceived from within the android's unformed mind is fantastically underscored by Mica Levi's eerie soundtrack - a dense texture of screeching, distorted strings, thumping metronomic pulses and obsessive drones -, with Cage, Scelsi and Xenakis cited as some of her main influences, although I personally detected more than one nod at Schnittke in the general atmosphere... Time itself gets mired in an endless dérive as Scarlett-Laura, stunning even with a dodgy haircut and in mismatched outfit, sits behind the wheel for hours on end, glumly staring into the distance, her predatory stance only interrupted by random attempts at pulling strangers - mainly Celtic fans spilling into the streets after the day's game. Tentative contacts are quickly aborted as most men decline her offer for a quick ride. Perplexed by the unintelligibility of human behaviour, grappling with the rules of working class, heterosexual seduction, she's armed with only a few learned chat up lines ("I'm a little bit lost. How do I get to Ibrox?", "Do you think I'm beautiful?"), a perfect image of vacuous bewilderment as on some estate a bunch of scally lads suddenly close in on the van and start ripping it apart, kicking and yelling. Just like the shiny black goo swallowing her helpless victims and keeping them floating in a state of weightessness, the city knows no mercy and is revealed in its essential, bare violence.

Here, Glasgow provides the strangest, most unnerving of urban settings, for once eschewing the gravitational pull of London - although I can't help wondering what it would've been like to see la Johansson cruising around neighbouring Cumbernauld's town centre with its sprawling space-age superstructure looming in the twighlight. The city, shot mostly at night or in a dull, faded winter light, amounts to little more than a disconnected succession of old Victorian glories, degraded council estates, suburban cul-de-sacs and business parks laid out around their mandatory roundabouts. In its outright refusal to yield to any form of sentimentality (something we'd actually be hard-pressed to experience in a place like Glasgow), the film conveys a sobering vision of the contemporary British city as it has developed in the past decades under exceptionally virulent neoliberal conditions. The brutal dystopia it ended up embodying has over the years been the stuff of many corrosive, creative endeavours, ranging from chronicles deriding the crappiness of it all, meditations on the crass vulgarity engulfing the land to the indictement of the shoddy environment a philistine, security-obsessed culture has wilfully created, a societal meltdown whose antithesis is seen in some privileged quarters of the middle-classes in the traditional continental city, where vibrant, carefully designed public spaces foster intense, civilised interaction - a notion hard to deny when one has enjoyed the sheer beauty and exhilarating urbanity of any middle-sized Italian town... In fact, it isn't the first time that Glasgow has been used as a backdrop to moody tales of inner-city disintegration and threat of class warfare - a British speciality from, say, A Clockwork Orange to Come to Daddy. Red Road by Andrea Arnold (who went on to direct the magnificent Fish Tank) is awash with the imagery of CCTV-saturated, rubbish-strewn and drug-infested squalor, the infamous high-rise estate awaiting, windswept, forlorn and choking in asbestos, its impending demise. Ironically, the last of the surviving Red Road towers (bar one sheltering asylum seekers) were to be choreographically blown up Las Vegas-style for the opening ceremony of the Commonwealth Games, this moronic act of municipal hubris scheduled to be beamed to millions of stunned viewers across the world - because of security concerns the plan was mercifully scrapped at the last minute. In Under the Skin, even the dreamlike natural landscapes ooze something deeply ominous, a mere extension of Laura's nefarious rampage across the city. In one particularly harrowing episode by the sea, she lets an infant fend for himself on the beach after his parents have accidentally drowned. Screaming and writhing in anguish in the dark, he is doomed to an inexorable death.

Social entrapment, sexual repression and the desperation to transcend one condition to relate to others pervade everything, from the booze-drenched battle zone of the city centre to every little village she stumbles across. Amid shoppers united in a community of sorts through frantic consumerism, gangs of youths engaged in fisticuffs and ordinary girls in supermarket clothes out on the tiles getting wasted, she unexpectedly bonds with a severely disfigured man (beautifully played by Adam Pearson), who like many others gets picked up in the van at night, the only time he can step out and shop at Tesco's without being harassed. It truly is one of the most heartrending scenes in the film, a brief moment of tender intimacy and empathy as both find themselves fleetingly connected in the isolation they both share (he will eventually be spared the gooey treatment and allowed to escape, naked and haggard, to the hills overlooking Glasgow). The destabilising effect of her nascent humanity knocks her off course to the remotest corners of the Highlands where, in a state of permanent stupor, she follows whoever asks her to - to end up watching Tommy Cooper and listening to Deacon Blue with some beefy bachelor fortuitously met on the bus, a purely terrifying moment. Fearing for her own physical integrity and scared out of her wits after their first, and only, sexual contact, she will suffer a horrific fate deep in the woods - an otherworldly landscape of waterlogged undergrowth and tall, gnarled trees reminiscent of some Nabi painting - as a rogue logger, after assaulting her and confronting the alienness of her savaged body, douses her with petrol and sets her alight. Just as Thomas Jerome Newton, plied with alcohol and tacky luxury, succumbs to human schemings and becomes a wreck forever trapped on this sorry planet, Laura meets her downfall at her most vulnerable as a mix of conflicting emotions, childlike yearnings and budding sensuality begins to take hold of her. It is her primal state of unknowledge that gives us the perspective to view our world in the most clinical way: the asocial, segregated urban wilderness we choose to inhabit, the inexpugnable forces of class hatred and sexual oppression - an attractive woman driving around and walking in the woods alone is necessarily a whore courting abuse -, the devastation wreaked in hearts by prejudice and stigmatisation. How did it all come to this, and how much longer can we hold out? How to long for the overthrow of the hegemonic order along with its myriad forms of domination and the advent of an enlightened, liberated society at the hands of a simple, frightened species hellbent on destroying everything it comes into contact with? Just as it's unable to deal with the totalising concepts it devises for itself (whether political or religious) without debasing them, would real chances of emancipation rather not consist in localised, micro-acts of resistance, sidestepping whenever possible the injunctions of an ultranormative mode of social organisation?... It's just been reported that Planet Earth is set on a collision course with an unknown cosmic object, emerald green and unusually bright, whose sheer size and pull will leave it no chance to survive and be remembered. Its provisional name: Melancholia

Pinkston Estate, Sighthill, Glasgow

20 May 2014

Queen of Proles

"And it never really began, but in my heart it was so real"
(The Smiths)

"Le fist, je ne fais pas. Je me sens pute dans l'âme mais il me faut du viril. Je ne supporte pas l'efféminé."
(Anon., GayRomeo)

 

Motzstrasse, Schöneberg

En se prenant brièvement à rêver que le nouvel aéroport international soit entré en service - l'ouverture était prévue il y a deux ans avant qu'on n'y mesure l'étendue des malfaçons affectant les systèmes de sécurité -, on imagine que la colossale industrie touristique engouffrant Berlin aurait atteint son point d’efficacité maximale, une machine admirablement huilée dans la gestion des flux continus de milliers de corps dégorgés et réabsorbés par les compagnies aériennes low cost. Au lieu de quoi la vieille carcasse de Schönefeld est quotidiennement sur le point de céder sous la pression, le terminal minuscule de l'ancienne partie Est n’étant plus depuis des années adapté aux exigences d’une destination culturelle de premier ordre, avec ses préfabs agglutinés dans tous les coins prenant l’allure d’un rafistolage de plus en plus définitif. D’une certaine manière le lieu a quelque chose de réconfortant dans son improvisation - son pub à vitraux en plastique pris d’assaut par les touristes anglais avant le vol pour Luton, ses couloirs congestionnés par des nuées de lycéens français soufflés par le cool de la ville après trois nuits au youth hostel, toutes choses qui seraient impossibles dans le projet monumental et ultra-rationnel de 'Berlin Brandenburg Willy Brandt' - tel est le nom complet du désastre -, une boîte de verre et d'air sans distinction (pourtant conçue par le même cabinet d’architectes que Tegel, autrement plus bandant dans son inventivité spatiale) et pièce maîtresse d'un nouveau 'quartier urbain' construit dans ce style aride et pusillanime auquel le centre de Berlin doit depuis plus de vingt ans sa déprimante uniformité. L'ensemble, brillant de tous ses feux la nuit de peur qu'on ne l'oublie, risque bien d'être frappé d’obsolescence si la débâcle venait à s’éterniser, ce que certains n'excluent plus. Car ici c’est Bärleeen, bordélique et fauchée comme on l’aime, encore assez rebelle pour attirer la jeunesse créative mondiale dans une hype qui ressasse à l'envi les mêmes thèmes exténués, ce qui après tout est le but affiché du maire, miraculeusement toujours en place malgré l'ampleur autant sociale que politique du scandale et pour qui cette affaire d'aéroport n'est qu'un irritant malvenu dans la grande party qui ne doit jamais cesser. Car c'est sous sa 'supervision' éclairée que des millions continuent d'être engloutis chaque mois, autant de ressources dont auraient pu bénéficier maints projets ou structures communautaires - mais qui, pas sexy pour un clou, ne font rien vendre. À Berlin tout est show et rien ne doit venir gâcher le fun, c'est aussi simple que ça.

Ce dernier week-end de Pâques le personnel de Schönefeld a dû remarquer parmi les touristes génériques une affluence subite de beaux gosses à l’occasion du plus gros événement du calendrier gay international avec Folsom, le Berlin Leather Weekend, qui malgré son nom englobe aussi les autres fétiches majeurs - latex, skin et (le dernier venu) sport. Dans les valises à roulettes devaient être soigneusement pliées les plus belles tenues achetées pour l'occasion et complétées d'une large sélection d'accessoires et de toys dans l'anticipation de ces quatre jours de jouissance no limits. Car comme tous les ans le visiteur ne sachant où donner de la tête aura trouvé son bonheur dans une abondance de soirées, d'événement shopping et même un concours de beauté, chaque affiliation ayant même son propre Pride Flag comme autant de républiques d'un énorme empire fictif. Mais les crossovers sont nombreux, signe de la grande perméabilité de ces scènes et de l'interréférentialité des signifiants du kink, un grand coffre à jouets où puiser toute une gamme d'identités possibles, souvent combinées en d'improbables hybrides: les skins, moulés dans leur Fred Perry en latex, peuvent maintenant porter la barbe et une caillera de luxe arborer une petite combi en caoutche assortie à ses sneaks. Tout est permis dans cet immense flux d'images et de fabrications imaginaires dont le référent absolu, souverain et puissamment élusif est une masculinité primordiale se perdant dans un temps indéfini - mais socialement tout de même très déterminée puisque invariablement articulée comme working class. On pourrait gloser à l'infini sur cette conception fantasmatique (et bourgeoise) d'une masculinité brut non compromise par la culture (et qui comme en France peut coïncider avec les lignes de différenciations raciales [1]), mais il est intéressant de constater la longévité de certains de ces archétypes, qui, longtemps après la disparition des contextes socio-culturels ayant permis leur émergence, continuent sous une forme plus ou moins fiixe, mais toujours extrêmement codifiée, d'incarner une sorte d'éternel viril, dont l'original aurait été perdu mais dont la charge érotique symbolique continue de fonctionner à plein. Comme si l'ensemble des caractéristiques visuelles constituant le skinhead - pour évoquer la figure la plus durable et malléable dans l'arsenal des représentations de la masculinité ultime - se suffisait à lui-même dans une dynamique sans cesse alimentée, une onde de choc sexuelle réverbérée à travers les générations successives de pédés.

Dans son livre Gay Skins, malheureusement épuisé et constituant à mon sens la meilleure (et sans doute unique) étude de l'appropriation queer de cette subculture, Murray Healy analyse brillamment les mécanismes de formation identitaire dans l'affirmation d'une visibilité à la fois gay et working class à la fin des anées soixante, à une époque où les seuls choix possibles se limitaient aux vieilles folles poivrasses de Soho et aux hippies de bonnes familles revendiquant leur androgynie [2]. Et une fois l'image suffisamment ancrée dans cette frange marginale de la scène underground, on imagine qu'une différenciation très stricte a dû s'opérer entre les initiateurs du culte qui en réclamaient la légitimité, et les suiveurs qui, provenant généralement des classes moyennes, ont immédiatement mesuré le potentiel sexuel de l'image pure et dure véhiculée par la nouvelle terreur des tabloïds - 'dressed up to get cock', comme les premiers ont pu désigner les seconds avec tout le mépris du monde. Pour eux l'appartenance au groupe était investie d'une forte qualité morale avec les notions d'honnêteté, de loyauté et de solidarité reléguant au second plan tout aspect sexuel - d'ailleurs, leurs potes de gang hétéros ne s'étaient (évidemment) rendu compte de rien et ont su faire primer des liens d'amitié indéfectibles sur tout le reste... Ce soupçon de simulation et de détournement d'une identité 'authentique' par les détenteurs de privilèges dus au statut social, est très fortement prégnante sur la scène Proll (comme on l'appelle ici) qui ne fait en définitive que reproduire les mêmes idéalisations fantasmatiques (intrinsèquement homophobes aux yeux de certains) à l'œuvre dans la glorification esthétique du skin - et d'autant plus en Angleterre où il est virtuellement impossible d'échapper aux déterminations de classe. Là aussi c'est à qui saura le mieux donner le change et dans une impeccable pose 'straight-acting' se démarquer de ce qui est génériquement considéré comme gay - puisque selon cette logique un rien perverse identification de classe et orientation sexuelle sont mutuellement exclusives. Comme un ami me le faisait récemment remarquer, cette fétichisation du council estate lad est d'autant plus notable à un âge où la classe ouvrière, annihilée par des décennies de thatchérisme sous sa forme hard aussi bien que cuddly et ridiculisée pour son manque supposé de décence morale, est devenue la lie de la terre [3] - et cette neutralisation politique n'aurait-elle pas justement pour corollaire son objectification par le regard désirant et omnipotent des dominants? Un autre, originaire de Manchester, me soutenait en riant (mais pas que, comme je le soupçonne) qu'en vertu de ses origines géographiques il jouissait d'une sorte de prérogative sur tous les autres dans l'appréciation de ce qui constitue un véritable scally.

Mais plus profondément encore c'est bien d'une terreur primale qu'il s'agit ici, celle du soupçon d'effémination qui plane sur chacun d'entre nous, le risque d'être démasqué comme 'inauthentique' (la féminité comme artifice et donc mensonge) mettant à mal notre crédibilité dans la performance permanente d'un idéal abstrait construit de toutes pièces. C'est une mécanique psychique implacable qui nous anime, le spectre de l'infériorisation virtuelle à laquelle la société peut à tout moment nous réassigner [4]. L'idée même que cette version de la masculinité hétéro tant convoitée puisse être tout aussi fabriquée ne pèse pas lourd face au besoin irrépressible d'intégrer la norme - reliquat archaïque d'un temps où y manquer signifiait une mort autant sociale que physique -, et même les esprits les plus avertis sur les dynamiques de pouvoir et d'oppression ne sont pas à l'abri d'une réaction de rejet face à une irruption inopinée de camp. Ironiquement c'est cette exacerbation des marqueurs de la masculinité hard en plus des techniques corporelles visant à la rehausser (tatouages, piercings) qui finissent par avoir dans leur basculement ultra esthétisant quelque chose d’irréductiblement... camp, une sorte de maniérisme inhérent à l'accumulation de symboles virilistes qui finit par en désamorcer le pouvoir dans l’exagération des formes d'origine pour un surcroît de sexiness [5]. Lors d'un récent passage à Créteil je me suis excité tout seul en m'apercevant que les laskars que je croisais portaient tous les même trackies gris que moi, entretenant quelques minutes le fantasme d’une origine sociale commune, qui même si techniquement vraie a cessé de l’être dès que j’ai décidé de m’en extraire, laissant mon passé familial s'effondrer dans l'indifférence et le mépris intériorisé de celui qui cherche par dessus tout à être admis dans la culture des dominants. Leur regard sur moi avait quelque chose d’étrangement indéchiffrable, un mélange d’étonnement, d’incrédulité et de vague amusement - sans doute un hipster, pensaient-ils, qui se la joue banlieue avec ses tatouages de toute façon trop soignés pour être véridiques (mais pour moi suffisamment frappants pour saturer le champ visuel et neutraliser une réaction potentiellement homophobe à ma présence). L’idée de me reconnecter à mes origines a curieusement transité par la sexualité et le fétiche, mon enfance passée dans les cités de banlieue sud me conférant une sorte de supériorité morale (donc de 'vérité') et du même coup le droit d'évoluer sans encombres à travers un espace social transparent que j'imaginais pouvoir réoccuper selon mon bon plaisir. Des années ont été nécessaires pour comprendre que ce monde s'était pour toujours refermé à moi au moment même de son rejet et que je devais apprendre à accepter l'impossibilité fondamentale d'un quelconque retour - avec la pratique du social drag comme seul substitut [6].

Autant d’apories avec lesquelles ils nous faut vivre - l'illusion d'une stabilité de l'identité de genre qu'invalide nécessairement le simple fait d'être gay, qui, qu'on le veuille ou non, met a priori à mal des normes dominantes supposément anhistoriques, la réconciliation avec un milieu d'origine jugé naturellement oppressif (mais ultérieurement revisité dans une nostalgie suspecte) et une réintégration de tous ces aspects du vécu dans un cadre narratif homogène et lisse, sans rapport avec la densité anarchique d'existences faites de disjonctions et de non-coïncidences, de jeu et de make believe. Alors que la fabuleuse Conchita Wurst vient de remporter l'Eurovision après avoir causé une émotion considérable du simple fait qu'elle portait la barbe (facteur aggravant dans sa condition de transwoman - groupe qui s'en prend généralement plein la gueule, y compris à l'intérieur du micocosme queer féministe), je me rends compte à quel point j'ai moi aussi largement cédé à ces impératifs de clarté et de cohérence fictives, occultant une multiplicité de rôles qui dans leur simultanéité me semblaient aussi évidents qu'irréductibles, une fluidité d'identités ludiquement maniées par un indie kid qui jouait volontiers de son ambiguïté physique - ce à quoi j'ai cru devoir renoncer au nom d'une certaine Realpolitik, au moment précis où le skinhead faisait une entrée fracassante sur la scène parisienne. Dans Gay Skins, Healy fait revivre l'une de ces personnalités fascinantes dans la trame d'un récit tout entier axé sur le désir d'une masculinité monolithique et immuable, un corps incompréhensible toujours partiellement visible car cumulant les caractéristiques les plus contradictoires. Wolfgang von Jurgen était un acteur, voyou occasionnel et drag artist originaire de Stoke Newington, connu sous le nom de Wolf comme le premier male pin-up de la scène skin londonienne de la fin des années soixante - le plus parfait exemple du queering immédiat de la subculture dès son émergence en 1969. Un photoshoot de l'époque le montre en full gear posant dans toute sa défiance sur une des terrasses du shopping centre d'Elephant and Castle - alors encore très futuriste -, lui qui de nuit écumait le circuit des pubs gay de l'East End comme moitié d'un drag act nommé 'The Virgin Sisters'. Wolf fut retrouvé noyé un matin de mai 1973 sur les berges de la Tamise à la hauteur de Rotherhithe, menotté et entièrement vêtu de cuir. Meurtre, suicide, kinky game qui aurait mal tourné? Le coroner n'a pu se prononcer. De même que la figure révélatrice de Conchita Wurst, dont la presse peine depuis quelques jours à rendre compte, les tabloïds rapportant le fait divers ne surent quoi faire de ce corps inintelligible aux multiples histoires, un site de discours logiquement irréconciliables dans le cadre rigide de notre pauvre culture occidentale [7]. Et c'est bien là que se trouve cette liberté essentielle, dans la suprématie de l'artifice, la disparition de tout original identifiable dans le flottement infini des signes, le pouvoir d'être sa propre créature dans l'abolition radicale de toute affiliation - choses qui il y a longtemps constituaient pour moi une véritable philosophie de vie.

Scally boy, Wapping riverside

Wolfgang von Jurgen

Le week-end était déjà bien avancé. Pour une fois je me sentais en phase avec son déroulement, ayant choisi de le vivre dans la lenteur, de ne pas me laisser happer par l'abondance des événements possibles - la pression des temps forts qui font trop tard regretter de s'être laissé duper. J’avais pour cette raison décidé d'éviter la Snax et de me concentrer sur le local, le vernaculaire, des choses bien moins grandioses mais qui me reconnecteraient à la ville, au 'Kiez', à ses gens. Arrivant à Schöneberg en fin d'après-midi je me sentais en pleine possession des rues, dans cette insouciance rare qui fait que l'on soutient les regards avec un surcroît d'insolence - et me disais qu'il devrait toujours en être ainsi. Dans le bar obscur éclairé de loupiottes rouges beaucoup de têtes connues, des saluts brièvement échangés, mais rien ne devant entraver l'exploration de ce que l'endroit avait à offrir. Comme souvent il était question d'un vague rendez-vous, de ceux qui sont lancés virtuellement de pays en pays à la faveur d'un passage à Berlin, dans l’immense fraternité internationale du plaisir que nous formons… Tu es apparu vite, en tous points semblable à ta version électronique. J'étais frappé par cette équivalence parfaite, de te voir incarné de façon si véridique. Tu étais souriant et le plaisir de ta présence eut raison de toutes mes réticences, l'arrogance mal placée de celui que l’on vient solliciter sur son propre territoire, dans une ville à laquelle sa présence est pourtant de plus en plus instable. Nous avons parlé d’Angleterre, dans cet accent si particulier qui me manque tant quand je viens à l’entendre, l’argot de ma jeunesse - l’anglais de l’estuaire, comme on l’appelle en déférence à la Tamise - étranger à la langue indifférente pratiquée ici, système générique sans relief ni histoire, sans ancrage émotionnel particulier, juste un moyen commode de dire approximativement les choses. Cette union dans les mots a ouvert une nouvelle brêche, le désir d'un retour vers une mémoire encore vive - un retour imbriqué dans un autre, une spirale de retours concentriques. Ce bonheur de me trouver immergé dans la langue et dans tes bras, de te carresser face aux autres, une intimité qui se suffisait à elle-même hors d’un temps de toute façon trop court et qui devais se solder par sa conclusion logique. Je commençais à avoir peur de ne plus coïncider avec ce que j’avais donné à voir, de devoir trahir toutes mes promesses d’une certaine manière - celles véhiculées par le flux mondial des images et des corps. Au mileu de l’arène circonscrite de gradins feutrés, des choses très simples, belles et infantiles se jouaient: des piétinements collectifs, des pompes léchées à plusieurs, dans cet enchevêtrement de réseaux scopiques qui densifiait l’air d'électricité. Des hommes seuls, venus de tout le pays pour cette occasion, regardaient aussi, une dernière chance avant le départ du lendemain. Nous nous en sommes amusés, imaginant ce que la population générale, extérieure à la scène, ferait de tout ça… Tu as dû partir, l’heure avançait. Une autre party centrée sur un fétiche différent - le latex intégral - devait débuter sous peu au Lab. Il y avait bien une petite heure pour la baise, dans un appartement du quartier loué pour quelques jours, ces immeubles d’après-guerre sans distinction convertis en résidences pour touristes. Une partie de tes pensées devaient déjà glisser vers cet autre ailleurs promis par la brochure du week-end. Entre nous une succession d’actes déconnectés dans cette distance instaurée par le fétiche investi de tous les pouvoirs, qui aurait comme contaminé l’ensemble du corps, lui-même réduit à des parties éparses - brièvement saisies, puis délaissées, puis réappropriées dans un plaisir égoïste qui devait à tout prix advenir. Car le temps l'exigeait j’ai joui après toi qui me fixais d’un air figé de semi-dément, une lueur jaune dans les yeux. Puis tu as voulu m’entraîner dans ton changement de 'persona', un ensemble esthétique autre mais interchangeable avec le précédent - et d’autant plus facile à réaliser que nous avions la même taille. J’ai dit non, je ne sais pas vraiment pourquoi… Dans le taxi tu me tenais la main pendant que je me lançais dans ma diatribe favorite pour t'impressionner encore - la banalisation sans rédemption, la fausse modernité de cette ville. Au bout du chemin accidenté la masse du Berghain se tenait là comme chaque week-end, éclairée de l’intérieur comme un tabernacle, mais cette fois, c’étais pour te donner à elle, te voir disparaître dans son antre que je venais. Après ton départ je suis resté une heure à discuter à la porte - l’une de ces portes qui terrifient -, malheureux et en déperdition, te sachant détaché de moi, aspiré dans une autre histoire que tu venais de commencer seul, échangeant des souvenirs avec d’autres qui signifiaient l’effacement du mien. Vous aviez fière allure, tous, le noir luisant des corps gaînés se découpant magnifiquement dans les cavernes de béton rougeoyant, une vision d'un futurisme indépassable. L'ensemble du club était ce soir ouvert, sa face cachée le site d'une théâtralité portée à son paroxysme. Je t’ai trouvé très vite et me suis senti obligé de plaisanter sur mes immenses privilèges pour justifier ma présence parmi vous sans le 'gear', et te dire au revoir... Je suis sorti tard et la file d'attente était déjà considérable, des jeunes gens très beaux dans leurs meilleures tenues. Je la remontais à contresens sans la moindre envie d'entrer, encore ivre du fait d'avoir dû t'abandonner, ému aux larmes de cette remontée de jeunesse lointaine quand je jouais aux peines d'amour. Non, ce soir ce n'était pas nécessaire. De toute façon le lendemain, c'était déjà 'sports party'.

 

[1] Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010).

[2] Murray Healy, Gay Skins. Class, Masculinity and Queer Appropriation (London, New York: Cassell, 1996).

[3] Owen Jones, Chavs: The Demonization of the Working Class (London, New York: Verso, 2011); pour une mise en perspective plus large avec les politiques urbaines et l’intensification de la sécurisation de l’espace pubic en Grande Bretagne: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2012).

[4] Sur l'évacuation du féminin dans la culture gay et l'angoisse liée à son irruption incontrôlée: Peter Hennen, Faeries, Bears, and Leathermen: Men in Community queering the Masculine (Chicago: University of Chicago Press, 2008); David M. Halperin, How to be Gay (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2014), 47-64.

[5] La surenchère formelle est très remarquable chez les gays même dans un ensemble esthétique aussi supposément ‘banal’ et synthétique que le style caillera: les chaussettes bien mises en évidence et rentrées dans le survêt’, l’adulation inconditionnelle de certaines marques associées à des types bien définis de masculinités ‘dures’ (les TNs privilégiées des rebeus de cités, les Airmax plus en vogue chez les Proll de Berlin-Est - quel pédé porterait Jako ou Ellesse?) témoignent d’un investissement symbolique considérable et du queering dans le détail de modes primairement associés à des subcultures working class. De même, après que le look skin a été massivement approprié par les gays dans les annés quatre-vingt, les bottes, systématiquement coquées, n’ont plus cessé de prendre en hauteur, les bleachers de se faire toujours plus moulants (certains poussent la sophistication jusqu'à ménager un zip à l'arrière) avec le zero crop s'imposant comme norme incontournable. Healy s’engage même sur une piste psychanalytique en s’appuyant sur la conception freudienne du fétiche, cette accumulation de signifiants masculinistes pouvant être comprise comme un désamorçage de la menace de neutralisation du phallus consubstantielle au sexe entre hommes. Healy, op., cit., 105-9.

Sur la centralité du style dans la performance d'une masculinité désirée et la stricte adhésion à ses codes sous peine d'expulsion des circuits de l'attractivité, Halperin, op., cit., 197: "... if you are to understand the social logic that renders that particular look or style so powerfully attractive to you, you are going to have to observe it very closely. You will have to define its exact composition, its distinctive features, and the stylistic system in which those features cohere. After all, even a slight deviation from that style, even a slight modification of that look could have momentous consequences: the minutest alteration could ruin the whole effect, puncture your excitement, and deflate your interest. So the details matter. You need to figure out what they are." N'ayant jamais su comment lacer mes bottes correctement, je suis toujours potentiellement menacé de disqualification lors de chacun de mes 'plans skin' - ayant même fait l'objet d'une mesure de 'rééducation' de la part d'un d'entre eux très à cheval sur l'étiquette.

[6] Sur les articulations complexes liant appartenance sociale et sexualité dans un esprit de déromantisation des classes populaires: Didier Eribon, Retour à Reims (Paris: Flammarion, 2010); La Société comme Verdict (Paris: Fayard, 2013).

[7] “The essentialist discourse of the centred individual still dominates common understandings of identity: individuals are required to be comprehensible as consistent personalities, their biographies neat, linear narratives. […] Under the excess of names and identities, irreconcilable within the given parameters of cultural organization, the ‘Man in Leather’ remained a ‘mystery’.” (Healy, op., cit., 8). Le personnage de Wolfgang von Jurgen, au sujet duquel personne d'autre que Healy n'avait jusqu'à présent écrit, a trouvé toute sa place sur Kosmospalast dans l'essai Arboreal Heights.

23 November 2013

Topographie de la Terreur

Topographie de la Terreur - Le gymnase

C'est un fait qui n'a rien de divers qui attira il y a quelques jours mon attention et me fit à nouveau mesurer la puissance phénoménale des mécanismes de normalisation à l'œuvre dans la société à travers ses institutions. Il s'agissait du suicide d'une adolescente de 13 ans, victime de harcèlement dans le soi-disant 'sanctuaire' de l'école et qui à bout de force face au déferlement de violence quotidienne de ses 'camarades' de classe fut acculée au pire et retrouvée par sa mère pendue au porte-manteau de sa chambre. C'était en région parisienne, une commune pavillonnaire coquette des confins de l'Essonne, un de ces territoires dits 'périurbains' qui semblent depuis quelque temps beaucoup intéresser les sociologues - champ de concentration de toutes les crispations et anxiétés de déchéance sociale des classes moyennes 'inférieures', en faisant un milieu propice au vote d'extrême droite. Elles portent pourtant de jolis noms ces bourgades paisibles, qui dénotent une certaine douceur de vivre à la française loin de la fournaise parisienne et du cercle dantesque des cités de proche banlieue: Boissy-sous-Saint-Yon, Saint-Sulpice-de-Favières, Souzy-la-Briche (ma préférée), Briis-sous-Forges, là où se trouvait le collège incriminé. D'après la description de l'article, il ne me semblait pourtant pas se distinguer fondamentalement de n'importe quel autre établissement du pays: le cadre d'une cruauté ordinaire ne faisant que refléter l'immense violence d'une société en pleine déliquescence, une machinerie indifférente au bien-être de ceux qu'elle (met en) forme et paralysée par son incurie, exonérant les acteurs administratifs de toute responsabilité en invoquant invariablement la hiérarchie. Peut-être l'universalisme républicain y est-il aussi pour quelque chose, cette croyance romanticisée en une perfection abstraite de l'école comme puissant intégrateur social, aveugle - c'est le mot - aux différences, l'injonction de se conformer à un modèle dominant idéal et la non-reconnaissance de besoins individuels, même dans des situations d'extrême détresse, car nul besoin de psychodrame tant que tout le monde s'écrase et que la mécanique, une fois les choses rentrées dans l'ordre, puisse continuer à broyer les nouveaux arrivages tranquillos. En somme, et on la reconnaît bien là, la France dans tous ses immobilismes et vérouillages sociétaux, son obstination à ne rien vouloir savoir de ses minorités les plus vulnérables - car justement trop minoritaires et trop coûteuses (faisant partie de cette génération de kids qui s'est pris l'arrivée du sida en pleine gueule, l'inertie des autorités françaises est pour moi chose connue) et sa surdépendance aux grands discours aussi vains que globalisants. En Grande-Bretagne les premières campagnes de sensibilisation sur les brutalités dans le cadre scolaire ont été lancées il y a bien longtemps (même EastEnders, le soap phare de la BBC avait traité du sujet), et l'anglais dispose comme très souvent d'un terme précis pour désigner des réalités pour lesquelles le français n'a recours qu'à de vagues succédanés: bullying.

Les mots tuent, ce qui peut sonner comme une formule facile tellement ressassée qu'elle en perd toute signification, mais leur pouvoir de dévastation, les véritables dislocations intérieures que provoquent ces bombes à fragmentation dont on ne sait jamais ce qui reste logé au creux des êtres, sont presque toujours dévalués comme de simples embrouilles entre ados comme il en arrive tout le temps. Elle, qui s'appellait Marion, semble avoir eu droit à presque tout: 'pute' (un classique indémodable), 'grosse' (an all-time favourite même pour les fluettes), 'autiste' (car imaginant sa vie hors du monde trivial et médiocre de cette banlieue idyllique où un conformisme sans failles est une précondition à la survie sociale) et surtout 'boloss'. Ce dernier semble avoir gagné en prééminence dans la gamme supérieure des insultes et recouvre à peu près le sens du 'bouffon' d'antan (c'est-à-dire de mon époque, si saisissante est la rapidité des mutations linguistiques) qui désigne une personne faible et indigne de respect dont on peut abuser à merci - un peu comme le plus explicite Opfer ('victime') ici en Allemagne et qui représente dans les cours d'écoles de Neukölln à Bielefeld le dernier seuil de la dégradation. L'origine de 'bolos(s)', que j'ai entendu pour la première fois sur France Culture, reste un mystère - le terme proviendrait de la métamorphose en plusieurs phases de 'lobotomisé' [1]. Ça laisse songeur, et il est même terrifiant de voir comment un vocable à l'origine obscure, météorite aveugle embrasant dans sa trajectoire le champ lexical, puisse acquérir une telle puissance de frappe. De même, l'évolution du terme gay prouve de façon troublante l'imprévisibilité du devenir des mots et leurs détournement à des fins stigmatisantes. De qualificatif valorisant porté en étendard depuis la libération homosexuelle, il a opéré il y a quelques années une étrange mutation parallèle dans les cours d'école anglaises (là encore!) au point de devenir un terme générique dépréciatif signifiant en gros 'nul', 'naze' (Your mobile's so gay = ton portable, c'est de la merde), glissement sémantique dont on devine sans mal l'impact sur le taux de suicide déjà extrême chez les jeunes pédés. Alors voilà: c'était une 'boloss' parce qu''intello' et créative, pleine d'une fantaisie déconnectée des enjeux de pouvoir et de la tyrannie de groupe. Mais qu'on ne s'y trompe pas: si elle avait été 'rouquemoute', 'binoclarde' ou 'gouinasse', son sort n'aurait en rien été différent. Les nazillons de cours de récré, armés jusqu'aux dents des dernières technologies - puisque dès que le harcèlement physique cessait, Facebook prenait la relève -, ne laissent rien passer dans l'affirmation d'un ordre glacial, celui qu'ils ont déjà dans leur jeune âge parfaitement intégré et perpétuent dans la reproduction mécanique de la crétinerie familiale.

 

 

"Et elle chancelle, fuit du regard, pique du nez comme sous l'effet de l'héroïne, la France.
Mais il faut bien cesser, d'une manière ou d'une autre, de téter ce sein malin, cette pipe à crack du «tout va bien».
Du Blanc gris, ivre de lui-même, devenu aveugle aux couleurs du sol, et qui, minutieusement,
mais de tout son soûl, condamne cette fenêtre censée être grande ouverte sur l'espoir.
Les lendemains qui chantent se sont parés de brouillard et l'obscur ne fait que croître, croître..."

(Abd al Malik, La Guerre des Banlieues n'aura pas lieu, 2011)

Topographie de la Terreur - La piscine

Ce n'est finalement pas très loin de Briis-sous-Forges que les parents ont décidé de se téléporter un beau jour de 1981, fatigués d'une jeunesse passée dans deux des cités les plus hard de banlieue sud, et surtout mortifiés de devoir être symboliquement associés aux casoces (on disait alors 'zonards') qui sortaient promener le chien carrément en robe de chambre et avaient supplantés les premières familles, plus fréquentables, qui s'étaient peu à peu fait la malle. C'est ainsi qu'un autre monde nous attendait à quelques kilomètres de là, à l'orée d'une ceinture périurbaine en pleine expansion, là où vivent les 'gens bien'. Je n'aimais pas cette ville, au nom bucolique comme beaucoup dans la région, que je sentais chargée d'une électricité négative et dont je parcourais cet été-là les rues endormies et couvertes d'inscriptions menaçantes - des slogans politiques cryptiques, des croix gammées, des bites démesurées qui me tenaient captif de leur obscénité, elles en étaient saturées -, et jour après jour se révélaient à moi les champs sensibles d'une géographie cognitive redoutablement précise. De l'appartement familial à la salle de classe se succédaient sur mon parcours une série ininterrompue de pièges potentiels d'où l'agression, qui semblait être là comme ailleurs le comportement par défaut des populations, pouvait jaillir à tout instant: le terrain vague boueux où les vieux allaient faire chier leurs cleps, étendue dense de ronces enchevêtrées auxquelles on ne s'accrochait que dans la confusion et l'égarement, à moins d'y avoir été poussé de force; les allées pavillonnaires et boisées, véritables culs-de-sac sécuritaires dont on ne pouvait s'extraire en cas de danger; et sutout l'immense complexe institutionnel à la sortie de la ville où étaient rassemblés les appareils de domination et de manipulation des petits êtres qui l'intégraient chaque année - un ensemble sportif composé d'un stade, de plusieurs gymnases et d'une piscine articulé au groupe scolaire collège-lycée - une facilité de circulation et un gain de temps considérable pour une efficacité maximale. Vue dans sa globalité, cette Topographie de la Terreur ressemblait à un agglomérat de structures aveugles d'une qualité architecturale extrêmement primaire, à mi-chemin entre l'entrepôt de zone industrielle et l'usine d'abattage de volailles, un peu comme ces bases secrètes en pays ennemi que l'on voit aux infra-rouges dans les viseurs des drones [2]. Dans son uniformité tristement banale, ses teintes d'un jaune orangé chimique déjà maculé, chaque partie du dispositif fonctionnait comme l'incubateur d'une infinité de petits abus dans lequel l'enfant déclaré faible, ou étrange, ce 'bouffon', allait découvrir le vrai visage de la vie en société, ces violences microscopiques et abrasives qui dans leur répétition machinale finiraient par lui déchirer l'âme.

Au lieu de me saouler avec Molière et ses boloss en costume, ou ces philosophes abscons dont on se tape depuis des lustres, l'Éducation Nationale aurait bien fait de me parler de Foucault (tiens, au hasard), de ces mécanismes de surveillance en espace confiné où le corps est le site d'enjeux de pouvoir entremêlés. Je pense que j'en serais ressorti définitivement renforcé, illuminé et intraitable, bogosse bien coiffé et intouchable dans ses grosses bottes, ce qui n'était évidemment pas dans l'intérêt de l'institution. Peut-être aurais-je saisi ce qui se tramait dans ces installations où j'étais traîné sans raison apparente, et ce que l'on faisait véritablement de moi, alors que cloué sous un regard hermétique je déclinais dans une équivalence sans éclat. Un œil absent se superposant à la bouche des oppresseurs: "Sale pédé, on va t'la niquer ta gueule!", s'exclamèrent-ils en entrant bruyamment dans la salle, devant la prof de maths, une coco bloquée sur Staline comme beaucoup de ses collègues, qui me fixait en riant (la pédérastie, ce vice bourgeois); ou celle d'anglais, pourtant maquée avec une autre du bahut, qui détournait la tête à chaque irruption des keums. Non-assistance à personne en danger, ça s'appelle. Mais c'est naturellement dans les unités de formation physique du complexe que le pouvoir s'exerçait dans sa force optimale puique le corps entier y était soumis à un régime de dressage social dans la séparation irréversible des sexes. Le garçon-fille ne s'y retrouvait pas, lui qui voulait forcer ces frontières arbitraires d'un autre âge, pour qui il était désormais trop tard dans un monde ordonné et policé de toutes parts, et qui pour cela redoutait plus que tout l'obscurité fétide et moite des vestiaires où toute transgression se paye cash. Mais c'est à la piscine, fierté de la commune qui n'aurait pas dépareillé à Kiev ou Minsk, que l'entreprise de contrôle et de mise à nu se déployait intégralement, implacable. Le prof de gym, une espèce de dégueulasse en survêt moule-burnes et lunettes fumées, aimait plus que tout contraindre les gamins à se foutre à poil et les mater sous la douche, pétrifiés de peur dans la lumière blanche comme de pauvres insectes épinglés par le regard humide du représentant de l'autorité publique, cet État qui dans les effluves de chlore et de moisi jauge, évalue la conformité des corps, la bonne longueur de teub, dévoile ce qui ne doit se soustraire aux pulsions scopiques de sa machine à égaliser [3]. Oui, j'aurais aimé qu'on me parle de Foucault - et pas du seul connu de notre monde périurbain, Jean-Pierre -, elle ne m'aurait plus jamais filé les foies, cette piscine de malheur. Il était encore tôt quand j'en ressortais tout fripé et démangé par mon training synthétique trouvé au rayon bonnes affaires. Je déballais du papier alu la part de quèque que ma mère m'avais préparé, quittant lentement la Topographie par les rues résidentielles désertes. À mon arrivée le brouillard retombait sur le terrain vague, et au loin je voyais les pièces de l'appartement déjà illuminées, là où maman attendait. Puis, en une seconde inconsciente, je me suis retrouvé perdu dans la pénombre, cerné de cette végétation d'horreur et de bouillies d'ordures. Autour des branches, des lambeaux de sacs plastique déchiquetés formaient avec les amas de bandes magnétiques de sinistres guirlandes. L'espace de quelques minutes je me suis tenu dans la boue épaisse, désemparé et étreint par quelque chose que je ne connaissais pas, une lassitude encore sans nom, l'intuition d'un départ imminent. Une première déperdition intérieure.

Topographie de la Terreur - Le terrain vague

 

[1] Jean-Pierre Goudaillier, grand expert en argot des cités venu à la rescousse sur le forum du Dictionnaire de la Zone, n'a pu qu'hasarder cette hypothèse étymologique. Jean-Pierre Goudaillier, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités (Paris: Maisonneuve & Larose, 2001); Abdelkarim Tengour, Tout l'Argot des Banlieues. Le Dictionnaire de la Zone en 2 600 Définitions (Paris: Les Éditions de l'Opportun, 2013), une véritable merveille augmentée d'une introduction en linguistique zonarde et d'un glossaire pour les sensibilités plus classiques.

[2] Il existait un second complexe à l'autre extrémité de la ville, esthétiquement identique mais réduit essentiellement à un collège d'enseignement technique, sans doute parce que de tels élèves, qui avaient trahi les espoirs que la nation plaçait en eux, ne méritaient pas de bénéficier d'équipements collectifs flambant neufs comme tous les autres. Ils longeaient le terrain vague en sens inverse et ma mère, toujours aux aguets dans son grand désœuvrement, trouvait que les filles faisaient 'mauvais genre' - elle qui, maquillée comme un camion volé, s'était fait virer de la communale! On ne pouvait non plus manquer de noter une proportion élevée de renois et de rebeus, souvent venus de cités lointaines et transbahutés là, dans ce lieu relégué en lisière de forêt, par la grâce de la machinerie bureaucratique.

[3] Les institutions de la santé et de l'éducation s'associaient une fois l'an lors de visites médicales aussi absurdes qu'expéditives. Chez les garçons c'était le moment de baisser son froc qui occupait immanquablement tous les esprits - le zizi étant palpé, examiné, décalotté et jugé conforme aux normes physiques établies par le corps professionnel en vue d'une reproduction future. Je connus la même répulsion face à l'intrusion du regard étatique durant la mascarade des 'trois jours' de l'armée, pour laquelle on m'avait dérangé exprès en pleine cambrousse et forcé à regarder 'la vraie France' dans les yeux - pas celle de ces tafioles de Parisiens -, celle qui fait froid dans le dos.

17 November 2013

In every Dream Home

"Le père est presque toujours incapable, soit par impéritie en l'art d'éduquer,
soit par impuissance à faire éclore et à satisfaire les penchants naturels de l'enfant."

(Charles Fourier, Œuvres complètes, VIII, 196)

 

Mère à l'enfant, Place des Géants

À l’époque où la parentalité semble être, après la reconnaissance officielle des couples de même sexe dans plusieurs pays, l’ultime but du mouvement LGBT - ou plus exactement de sa moitié ‘LG’ [1] -, nébuleuse historiquement issue d’un moment révolutionnaire dont l'objectif était bien le déboulonnement définitif et total de la famille traditionnelle dans un foisonnement de nouvelles formes de relationnalité, le malaise me gagne toujours un peu plus face à la suprématie contemporaine de l’enfant idéalisé. Voilà une réalité incontournable qui, depuis des années d'expansion bobo à Berlin, me mystifie autant qu'elle me hérisse, et savoir qu'il s'agit d'un phénomène socio-spatio-temporel relativement récent dans notre belle civilisation occidentale ne me console en rien. Est-ce l’amélioration générale des conditions de vie durant les 'Trente Glorieuses' (le vieux projet de tous nous faire accéder à la classe moyenne - enfin ces familles ouvrières jugées dignes d'y parvenir, car là aussi les facteurs raciaux jouaient à plein - dont on constate la faillite avec effarement), les méthodes (légalisées) de contrôle des naissances et l’explosion exponentielle d'un consumérisme de masse quadrillant chaque infime segment de la population comme autant de marchés à exploiter, qui ont contribué à l’individualisation de l’enfant considéré comme personne à part entière au point de mener à sa quasi-déification? Cette fascination confinant au mystique pour une supposée innocence, projetée sur un être pur non encore perverti par la pourriture ambiante, ne révèlerait-elle pas en creux les angoisses de parents se débattant dans un monde en pleine décomposition, une atmosphère de fin d'empire? Pour mesurer le chemin parcouru je n'ai qu'à songer à l'épopée working class d'après-guerre de ma famille (quatorze enfantements à l'actif de la monumentale Mamie Raymonde, dont deux jumeaux mort-nés), où chaque élément de cette immense fratrie assurait le service minimum à l’école pour partir turbiner dès l’âge légal, sa rentabilité dans le monde du salariat étant garante de la survie collective. Quant aux identités et besoins intimes de chacun-e, ils se trouvaient noyés dans les nécessités du quotidien, ce manque de reconnaissance parentale ne rejaillissant que maintenant, plus de cinquante après, dans un éclatement confus de rancœurs et de regrets.

De même, il n’est pas si éloigné le temps où l'enfant était vu comme un pervers polymorphe de première, doté d’une sexualité pleinement active qu’il fallait reconnaître et honorer sous peine d’en faire un frustré fascisant une fois parvenu à l’âge adulte. Il suffit de penser aux expérimentations radicales menées dans les Kommunen et Kindergärten anti-autoritaristes de la RFA contestataire post-soixante-huitarde [2], ou même de la parfaite légitimité des pratiques pédophiles dans certains milieux intellectuels/activistes français de la même époque [3] pour mesurer la soudaineté du basculement culturel survenu par la suite. Trouve-t-il son origine dans une montée de l’anxiété face aux violences d'une société en chute libre et/ou dans un revanchisme néo-conservateur à l’échelle planétaire sonnant le glas de toutes les utopies? Quoi qu’il en soit, le backlash des années quatre-vingt fut rapide et cinglant, qui marqua la (re)domestication du désir en une sorte de 'remise aux normes' familialiste - à l’heure où les pédés quittaient le grand air pour les espaces contrôlés de backrooms flambant neuves, coïncidence troublante qui mérite d'être relevée [4]. L’angélisation obsessionnelle de l’enfant et la folie fanatique s'emparant de populations entières dès que l’illusion de l’innocence semble mise en péril justifient les pires débordements, comme on l’a vu au moment des mobilisations de masse contre le ‘mariage pour tous’ (rappelons-nous, les pathétiques 'Hommens' et les moutards transformés en boucliers humains par leurs propres parents) où les amalgames les plus démentiels ont à nouveau été faits pour dénoncer l'entreprise de corruption d'un lobby gay/gauchiste/héritier des valeurs nocives de 1968. De même, les lois homophobes de la Russie poutinienne - rappelant étrangement la défunte Clause 28 promulguée par Thatcher à l'apogée de son projet néo-libéral et provoquant actuellement une émotion considérable, avivée par la visibilisation d'actes d'une violence inouïe (mais en rien nouvelle) sur les réseaux sociaux -, procèdent de la même hystérie autour de l'enfant sublimé comme garant de la pureté nationale contre une contamination extérieure fantasmatique - les pédés dans le rôle des Envahisseurs.

Ce climat réactionnaire généralisé qui semble s'envenimer de jour en jour dans la réaffirmation de l'hégémonie hétérosexuelle nataliste (blanche) et s'accompagnant en France d'une forte résurgence des discours racistes et homophobes, a déjà largement de quoi me mettre les nerfs et exacerber mon dégoût pour l'institution familiale, à jamais synonyme d'oppression, d'avilissement et de trahison, pilier de l'ordre dominant qui aux côtés de l'école lamine les âmes dans son entreprise indifférenciée de normalisation. Les effets de l'énorme rouleau compresseur se sont récemment fait sentir dans mon cercle intime, lorsqu'à l'occasion d'une fête de famille je fus rabroué pour avoir ignoré les besoins primaires de l'enfant-roi autour duquel tout gravitait - ma musique avait été brusquement coupée par le Pater, celle qui m'avait donné la force de résister à tout. Le clan, transfiguré dans la vénération du chérubin endormi, faisait bloc face à moi et, indigné et tremblant dans mon refus de céder à l'injonction d'obtempérer, je ne les reconnaissais pas. On ne fait pas le poids dans cette confrontation à la puissance irrationnelle de liens immémoriaux, qui dans leur reproduction infinie m'est fondamentalement incompréhensible, moi petit pédé de fin de lignée. Moi qui m'étais évanoui en cours de biologie devant un documentaire hémoglobineux sur l'accouchement que cette conne de prof avait jugé bon de passer sans prévenir; qui jeune homme étais subjugué par les mythes anciens de l'Androgyne auto-généré et venu du cosmos dont j'étais l'héritier désigné, libéré de tout atavisme vulgaire et déterminisme biologique; moi qui écoutais Starman et We are the Dead en boucle en un acte de résistance acharné contre un ordre social tout entier mobilisé pour me mettre au pas, quitte à m'anéantir; qui avais trouvé en Huysmans et Wilde de véritables alliés dans la célébration d'une décadence irréversible; moi qui le samedi soir prenais place dans un cinéma vide de Port-Royal pour regarder Erasurehead de Lynch - In Heaven everything is fine -, freak show suintant des épouvantes de l'engendrement; qui dans des accès de fouriérisme en viens à ne concevoir l'émancipation et le bonheur de l'enfant qu'en dehors d'une unité sclérosante crispée autour de 'papa' et 'maman' - qui doit enfin être délestée de ses privilèges ancestraux -, au sein de larges structures protéiformes et aimantes, ce que mes chères salopes éthiques expertes du polyamour appellent poétiquement des 'constellations' [5] - celles-ci pouvant même se concentrer en un seul astre brillant de tous ses feux.

C'est donc bien remonté et plein de cet héritage qui m'a formé et défini, car tout simplement essentiel à ma survie, que je fonce dans les rues chatoyantes de Prenzlauer Berg - You drive like a demon / From station to station -, où l'ordre familialiste est incisé au plus profond du tissu urbain, ses canyons de murailles décrépites que j'aimais tant la nuit à présent étouffés dans un déferlement de guimauve, où les mômes se transportent collectivement en carrioles ou en brouettes (dernière création: l'énorme caddie-tuture en plastoc qui fait chier tout le monde au supermarché). Mais parfois il m'arrive de croiser en chemin un jeune père sexy, seul avec son gosse perché sur les épaules ou accroché tout près du cœur (la poussette, pas assez cool pour eux), le genre de papa hipster à la berlinoise immédiatement reconnaissable à sa barbe fournie, ses lunettes à montures épaisses et son beanie hat, sûrement un créatif travaillant de chez lui comme il est de mise ici. Après quelques pensées inavouables immédiatement refoulées, je me demande ce que ça doit faire d'être la petite chose d'un daddy comme ça, d'être bercé d'une voix tendre et grave, toujours égale à elle-même, soucieuse de donner tout son espace à une parole encore fragile, pleine de rêves et de désirs en gestation, de la laisser prendre son envol dans ses fantaisies comme dans ses absences sans jamais chercher à la casser. Ce sont de brefs moments d'apaisement, de plaisir même où renaît momentanément un vague espoir: est-il donc possible d'être parvenu à un degré de connaissance de soi et de conscience historique suffisant pour échapper à la malédiction des siècles, en finir une bonne fois pour toutes avec le patricarcat et l'autorité vide et illégitime qu'il perpétue, et considérer l'enfant avec intelligence et empathie comme un être réellement autonome sans rapport avec les fantasmes délirants d'adultes à la masse? Les Dishy Daddies (et leurs compagnes, les Yummy Mummies) de Prenzlauer Berg me paraissent avoir compris tout cela, à moins que l'illusion ne cache là encore une nuée de petites horreurs, imperceptibles mais aux répercussions tout aussi désastreuses - In every Dream Home a Heartache? Parfois j'en ai un pincement au cœur et j'aimerais m'attarder pour les voir s'éloigner dans ces rues grandioses et rénovées avec goût qui leur ressemblent, mais le gentil garçon que je suis ne veut surtout pas décevoir, par un retard même léger, son psychanalyste qui l'attend.

 

[1] La légitimité d'une alliance LGBT est très vivement contestée dans certains secteurs de la communauté trans*, dont les combats et l'histoire revendicative se trouvent submergés dans une entité fictive et globalisante qui en occulte la spécificité.

[2] Une excellente analyse de ces expériences en communautés basées sur les théories psychanalytiques de Wilhelm Reich et s'inscrivant dans un contexte de relecture du passé nazi sous l'angle de politiques sexuelles révolutionnaires: Dagmar Herzog, Sex after Fascism. Memory and Morality in Twentieth-Century Germany (Princeton, Woodstock: Princeton University Press, 2005), 141-83.

[3] Sur les collusions entre certaines mouvances gays et pédophiles des années de libération à la scission définitive des causes une décennie plus tard: Frédéric Martel, Le Rose et le Noir. Les Homosexuels en France depuis 1968 (Paris: Éditions du Seuil, 2008), 244-50. L’immense prestige dont jouissait dans le monde littéraire un auteur comme Tony Duvert, dont les positions feraient maintenant hurler à peu près tout le monde, participait de cette Zeitgeist exaltée où toutes les configurations du désir semblaient possibles et valables.

[4] On peut pousser le raisonnement en invoquant la montée en puissance concomitante du tout sécuritaire, marquant une réclusion croissante dans l'entre-soi familial/social/spatial, de l'Ecology of Fear de Mike Davis à la 'civilisation capsulaire' de Lieven De Cauter [The Capsular Civilization. On the City in the Age of Fear (Rotterdam: NAi Publishers, 2004)].

[5] Dossie Easton & Janet W. Hardy, The Ethical Slut. A practical Guide to Polyamory, open Relationships & other Adventures (Berkeley: Celestial Arts, 2009). Traduit en français sous le titre La salope éthique: Guide pratique pour des relations libres sereines (Milly-la-Forêt: Tabou Éditions, 2013).

09 April 2013

Glitter and Blood

Un soir de juillet 1972 l'Angleterre fut tournée sens dessus dessous: Bowie dévoilait à la nation sa création la plus redoutable, Ziggy Stardust, dans une interprétation de Starman qui changea pour toujours la trajectoire de la pop. Dans un pays sinistré en proie à un climat de violence politique et de déliquescence industrielle, l'apparition de la créature à la peau d'albâtre et en combinaison moulante à Top of the Pops - le show télévisé que personne n'aurait osé manquer - produisit une onde de choc phénoménale, et d'autant plus retentissante que parmi les jeunes spectateurs sagement assis en famille se trouvait la fine fleur de la future scène punk et tous ses dérivés, dont les goûts musicaux furent condensés en ces trois minutes parfaites. C'est que sous son aura d'irréalité propice à tous les fantasmes, Ziggy avait aussi un côté bricolé très high street - des tissus criards molletonnés de chez Liberty's, du shampooing colorant, un peu d'ombre à paupières et le tour était joué -, permettant une identification immédiate des ados qui pouvaient recréer l'image sexuellement ambiguë de leur idole pour trois fois rien à Woolworth's. Pour les queer kids en tous genres, l'instant ne fut rien de moins qu'une épiphanie... Starman est sans doute la chanson la plus attachante de The Rise and Fall of Ziggy Stardust, qui, malgré la fulgurance du contenu, m'a toujours paru assez faible dans sa production. Il y a une sorte de merveilleux enfantin dans cette histoire d'homme stellaire s'adressant aux kids à la radio, un élan plein de passion amplifié par les envolées de cordes saccharines et une allure résolument anthémique. Cette chanson regorge d'une générosité débordante, émouvante et consolatrice à la fois: Starman veille sur nous de ses hauteurs, il n'y a rien à craindre des atteintes du monde extérieur. Sur le chemin du lycée, écouteurs sur les oreilles pour ne rien entendre des cris qui fusaient autour de moi, je me savais protégé par lui. Un peu moins toutefois à Paris, dont les rues était infestées de milices fachos assurant la préservation de l'ordre sexuel dominant. Après avoir été jeté à terre, la tête éclatée à coups de bottes coquées et ignoré des passants lorsque je me relevais tout honteux, il était impossible de distinguer les effets du carnage du rouge à lèvres dont j'aimais, dans mon penchant pour le junky chic bowiesque, me cerner les yeux.

Depuis quelques mois ces mêmes rues sont le théâtre de démonstrations de force de plus en plus radicales du courant réactionnaire qui déchaîne une certaine France contre la légalisation du mariage homo. La dernière 'Manif pour Tous' du 24 mars a mobilisé un nombre record de participants, les organisateurs ne visant ni plus ni moins qu'une descente martiale des Champs-Élysées (demande rejetée par la police en plein plan Vigipirate rouge 'renforcé'), dans une recréation de la vague populaire de soutien à De Gaulle pendant les insurrections de soixante-huit - symbole qui ne doit rien au hasard puisqu'il s'agit bien là pour les têtes 'pensantes' du mouvement de s'ériger en fers de lance de la contre-révolution. Des débordements violents ont clôturé la marche et des gosses, poussés en première ligne par des parents prévenants tels des boucliers humains, se sont fait gazer par les CRS alors que Christine Boutin, dans la position du gisant, donnait à la débâcle une touche vaguement sacrificielle. Loin de constituer un cortège de retraités déphasés et réfractaires à tout progrès social, les manifestants comptaient dans leurs rangs des gens très jeunes dont on se demande avec effarement comment ils ont pu laissé des idées si brutales et définitives se cristalliser en eux si tôt, une jeunesse dure, altière et précocément figée venue d'une France diffuse et générique, un monde reproduit à l'identique au fil des générations dans une succession biologique machinale. Je les avais déjà connus à vingt ans, naïf et un peu perdu dans un milieu étudiant privilégié, venu d'une banlieue dépolitisée et tout à mon émerveillement devant une ville qui s'était révélée impérieuse et cinglante à travers ceux qui avaient la légitimité de l'occuper par la grâce de leurs origines sociales, une violence historique qu'on ne m'avais pas apprise, une réaction prête à mordre que les pédés comme moi feraient bien de ne pas perdre de vue au-delà de leur entourage si soigneusement choisi, et à laquelle nous inspirons une répulsion sans nom. Quelque chose de très archaïque et d'animal qu'ils ne sauraient nommer eux-mêmes, mais qui les remplit d'une terreur telle que la destruction physique est la seule issue capable de soulager la tension.

De même, il serait faux de limiter ce mouvement à sa frange catholique la plus intégriste tant il semble agréger toutes sortes de ressentiments revanchistes envers une 'gauche' revenue au pouvoir, même si les organisations religieuses extrêmistes noyautent ce qu'on essaie de faire passer pour un soulèvement populaire spontané. Et eux aussi je les ai connus, ces jeunes gens bien mis et rasés de près, adeptes des tabassages du dimanche au moment de la messe, alors que des mamans en serre-tête et carré Hermès défilaient impassibles devant la scène du dépeçage avec Côme et Éloïse en souliers cirés à leurs côtés. C'est qu'ils savaient y faire dans les techniques d'encerclement et de subjugation, sans doute toutes ces descentes et ratonnades de nuit en défense d'une France immémoriale et éternelle, celle qui écrase les pédés-racailles de banlieue allant finir en backroom des week-ends un peu trop longs. Mais 'La Manif pour tous' ayant pris un tour franchement monstrueux, c'est à son propre délitement en tumeurs filandreuses et putrides qu'on assiste à présent: dans une parodie des Femen - qui s'étaient fait salement cogner par des fafs écumants lors d'une des premières mobilisations anti-mariage et qui depuis peu multiplient les dérapages islamophobes dans leur fixation sur les femmes à impérativement dévoiler - un groupe de papas en colère imaginativement baptisés les Hommen criaient il y a deux semaines leur indignation devant la Préfecture de Police pour déni de démocratie suite aux bastonnades de l'Étoile. Sans avoir la plastique avantageuse (ivres d'audace, eux aussi enlèvent le haut), l'exubérance païenne ou même le courage des walkyries féministes (tous arborent des masques blancs pour garder l'anonymat, ce qui fait bizarre et un rien malsain avec tous ces jouets d'enfants), leur ambition est le rétablissement d'une hétéronorme masculiniste à l'intérieur d'un espace identitaire strictement circonscrit (ce qu'ils nomment le 'Printemps français', sorte de renouveau familialiste visant à régénérer une entité nationale blanche et chrétienne) à travers les pires provocations et alors que les violences homophobes de toutes sortes ont fait un bond terrifiant ces derniers mois.

Ce bouillon toxique de nationalisme, d'homophobie et de catholicisme fielleux remonte actuellement à la surface à la faveur d'un climat délétère qui voit un pouvoir politique affaibli en butte à une offensive anti-démocratique tenace, une France dont on est toujours sidéré de constater l'immutabilité sinistre après des années passées à l'étranger. C'est sans doute ce substrat ignoble de la conscience nationale que je rejetais avec le plus de force lorsque j'ai décidé de m'exiler, dégoûté à l'idée d'y être associé ne serait-ce que par mes origines. Entre-temps la violence générique envers les LGBT a-t-elle réellement baissé en intensité avec la soi-disant décontraction de la société sur ces questions? L'hystérie actuelle autour du projet de loi permet d'en douter. Internet a-t-il réduit l'isolement et l'ostracisme dont sont victimes nombre d'adolescents 'un peu différents'? Absolument pas au vu du taux de suicide effrayant parmi les jeunes gays et lesbiennes. Alors j'imagine qu'encore et toujours la vie ne tient qu'à des actes infimes d'enchantement et de résistance, dans quelques instants de fantaisie colorée et crépitantes d'électricité qui peuvent faire toute la différence entre tenir debout et sombrer. Une confection pop lumineuse qui émancipe le désir de devenir son propre chef d'œuvre, hors de toute détermination d'identité et de passé, une machine à s'inventer des histoires qui donne un culot de trompe-la-mort dans l'affrontement au monde - à la famille et l'école qui ne protègent de rien, à la ville où il ne fait pas bon errer et que les 'gens bien' policent de leur décence, quitte à en appeler au meurtre... Starman a de nouveau été détecté sur les écrans radar après une décennie de silence dans les hauteurs de Hunger City. Et il n'est pas venu seul faire craquer les kids orphelins de visions surhumaines: Tilda Swinton, Saskia De Brauw et l'époustouflant Andrej Pejić font des cabrioles dans l'orgie pansexuelle qu'est The Stars (are out tonight), jeu d'interférences et de diffractions infinies de Bowie en ses avatars voluptueux. Je suis resté stupéfait devant ça, heureux et bouleversé, porté par la légèreté plastique de ces trois minutes de perfection. Les quelques jours qui ont suivi je ne pensais plus qu'à elles, mes créatures de rêve.

12 May 2012

Âme câline

Chochotte

Notre école primaire était un havre de paix qui selon ma mère jouissait dans la ville d'une bonne réputation. Car tout comme banlieues nord et sud s'affrontaient dans son imaginaire dans une geste entre ‘gens bien’ et 'zonards', certains secteurs de notre propre cité concentraient à ses yeux toute la lie de la terre. Mais comme d’habitude le hasard avait bien fait les choses en nous parachutant dans un quartier sans problèmes apparents - ce qui vu le degré d'interaction des parents avec le voisinage n'avait rien d'étonnant: "Nous, on se mêle de rien. C'est chacun chez soi" était dans leurs bouches un leitmotiv tenace et sans appel. Ainsi donc cette école bien fréquentée était divisée en deux bâtiments distincts, l'un pour les CP et les sections dites 'de perfectionnement', dont on disait ouvertement qu'elles accueillaient 'tous les fous', et l'autre pour les grandes classes, les deux étant connectés par un préaut où s'effectuait l'appel. Les pavillons aux proportions généreuses étaient entièrement ouverts sur le dehors, soit par des rangées de petites fenêtres rectangulaires enchâssées dans un maillage continu de béton, soit par de hautes verrières à lamelles laissant pénétrer à l’intérieur un maximum de lumière. Ces dernières étaient particulièrement vulnérables et faciles à enfoncer comme le prouvera des années plus tard la dévastation systématique des salles lors d’incursions nocturnes répétées, alors que l'école maternelle en préfabiqué était à son tour incendiée, les aquariums et les œuvres d’art des gosses intégralement cramés dans le sinistre, la douceur de ce petit monde irrémédiablement mise à mal. J'étais un enfant vivace et populaire, toujours entouré d'une bande de filles avec lesquelles nous répétions les chorégraphies vues le week-end chez Guy Lux ou les Carpentiers. Sylvie, Sheila et Cloclo étaient bien sûr nos favoris alors que Polnareff montrant ses fesses à la France, un galure à fleurs sur la tête, était encore ancré dans toutes les mémoires et que David Bowie trouvait en Patrick Juvet un joli clone nettement plus abordable pour nos shows de variétés. La vie était douce pour l'enfant star qui, virevoltant entre bête curieuse étourdissant les instits de son savoir et chéri de ses dames - un Felix Krull des cités - jouissait dans toute l'école d'un statut unique, inclassable, sa primauté érigée en droit absolu et inaliénable.

C'est ainsi que dans cette grande indifférenciation du désir je draguais ouvertement les filles, réussissant en cela l'exploit d'être ‘hétérosexuel’ avant que des cristallisations identitaires ultérieures ne me cantonnent à une catégorie exclusive et hermétique. Je me souviens de l'une d'elle, Corinne, qui à elle seule synthétisait tous les traits de la perfection: de jolies dents blanches bien alignées, des cheveux blonds ondulés et soyeux ainsi qu'un ciré vert pomme à fleurs qui dans ses couleurs sucrées rehaussait sa plasticité de poupée mannequin. Dans la cour de récré je n'avais d'yeux que pour elle et puisqu’en ce temps-là je ne doutais vraiment de rien décidai un jour de le lui faire savoir. C'est que je ne voyais aucune différence entre moi et les beaux gosses, participais des mêmes lois de l'attraction qui régissaient le monde. Un jour je lui fis suivre un billet doux à travers la classe avec 'Corinne je t'aime' inscrit dessus - ce qui la fit pouffer de rire. Je crois qu’elle en savait à mon sujet bien plus que moi, et elle m'ignora royalement le reste de l’année. Puis la rentrée suivante vint Sylvie, qui elle m'attirait pour d'autres raisons: elle avait toujours tout bon. Non seulement scolairement mais toutes ses affaires personnelles étaient du meilleur goût - ses feutres multicolores, sa trousse à stylos, son cartable avec Picsou cousu dessus, que je passais mon temps à mater. Je tannais ma mère pour avoir les mêmes mais, selon un principe étrange qui se démentirait rarement par la suite, finissais toujours avec la honte, les copies toc du supermarché faisant triste mine face aux articles classe de Sylvie. C'était aussi à l'époque la mode des sabots danois, noirs à coutures blanches, que tous les beaux gosses arboraient du bout de leurs guiboles rachitiques. Moi je les avais assortis à un petit short court en éponge, ce qui dans la canicule de 1976 était aussi bath que nécessaire, et surtout devait rendre Lakhdar fou d'amour pour moi quand je lui montrais ma descente de reins. Désireux de dévoiler mon corps aussi à Sylvie, je l’invitais à plusieurs reprises à venir à la piscine le samedi avec mon père - ce qu’elle déclinait invariablement. Était-ce aussi pour l'épater que je décidai un jour d'intégrer 'la bande à Karim'? Cette nébuleuse informelle de mômes était apparemment très redoutée et ne semblait rien faire d’autre que galoper d'un bout à l'autre de la cour en poussant des cris de Sioux. Je me souviens avoir été en tant que nouvelle recrue présenté à Karim, qui ne parut pas très impressionné par le truc qui se dandinait en minaudant devant lui. Je me joignis pour la forme à la queue du peloton, courus deux minutes avec la horde pour ne plus jamais réapparaître.

On sentait bien les choses se durcir à l'extrême fin de la décennie: le sport devenu obligatoire chaque après-midi - je m’obstinais à ne pas me mettre en tenue, résidu d'anciens privilèges qui n’avaient plus cours -, certains garçons se couvrant sur les jambes de poils sombres et fournis - ce qui me dégoûtait - et Sylvie finissant par confier à une copine qu’elle avait ses règles - une seule ne suffisait-elle donc pas? Sylvie faisait décidément tout mieux que les autres! Mon ciel s’obscurcissait densément avant le coup de grâce des années de collège et c’est comme si la société entière avait choisi de sombrer avec moi tant l'atmosphère de la cité s’était détériorée. Le climat de défiance entre communautés était devenu délétère, des rancœurs viscéralement racistes surgissant sans retenue dans les échanges familiaux. L'environnement bâti s'était lui aussi fortement dégradé dans un vandalisme généralisé et obscène, rien ne résistant dans la cité de verre à ces attaques d'une violence inouïe qui m'exposait en retour dans ma vulnérabilité ouverte à tous les abus. Dans ce contexte il devenait périlleux de me promener en short moulant vu les épithètes salées qui commençaient à fuser autour de moi: "Hé, tantouze. Il est où ton mec?". La première fois que j'entendis ce mot de la bouche d'une pétasse nommée Jennifer, j'en fus tétanisé de dégoût, ça sonnait comme 'ventouse', une chose franchement dégueulasse que j’étais censé être devenu. Je pense que cet instant fut inaugural et que rien par la suite n'y survécut... C'est pour cela que j'ai pas mal tremblé en regardant Tomboy de Céline Sciamma, qui nous est venu un an après sa sortie en France et avait été présenté dans la section Panorama de la Berlinale, avec en pendant - coïncidence de la programmation - un film allemand, Romeos, occupé lui aussi par le thème de la trans-identité et situé au tout début de l'âge adulte. Gravitant autour d'une bande d’enfants d’une douzaine d’années, Tomboy se place lui au point précis de basculement où le jeu mouvant des identités, la fantaisie de l'invention personnelle et la polyvalence du désir propres à l'enfance laissent brusquement place à la définition et la nomination univoques, l’espace d’un été vacillant à l’approche d’une rentrée scolaire dont on ne verra rien. C'est un film maigre qui ne s'encombre d'aucun détail qui puisse le faire dévier de sa trajectoire et qui laisse longtemps après sa fin une traînée de fragment solaire.

Dans sa compacité et son économie de moyens maximale Tomboy a pour unique cadre une banlieue indéfinie, assoupie dans le calme estival d'une résidence privée tapie dans la luxuriance de forêts et de plans d'eau - le milieu idéal auquel mes parents aspiraient pour effacer le stigmate de leur jeunesse en HLM. Déjà Naissance des Pieuvres, le premier film de la réalisatrice, se déroulait à Cergy, le modernisme cool de ses villages urbains alangui les soirs d'été dans une poétique de ville nouvelle toute rohmérienne (L'Ami de mon Amie avait été filmé dans les complexes résidentiels flambant neufs et les centres de plaisance de la jeune préfecture). Ça sent partout le neuf, la caméra s’attardant en silence sur les intérieurs, la sensualité des matériaux, et rendant délicieusement tangible la prise de possession d’un nouvel espace dans la torpeur statique des vacances d'été. Après notre déménagement en banlieue lointaine je rêvais d’un nouveau départ incognito loin de la cité, imaginais qu'avec la fin des tourments la normalité de mon enfance serait rétablie sans comprendre que j'en savais déjà beaucoup trop. Et tout comme pour Laure-Michaël c'est la question de mon acceptation par les autres qui s'est immédiatement posée. Lui s'en sort d'ailleurs magistralement au jeu de l'intégration: il n'a aucun problème à être sélectionné dans les équipes de foot, crache par terre, est estimé de ses potes comme le cool cat du gang et épate les filles, avec la petite Lisa s’auto-décrétant chérie en titre dès son arrivée. J'y étais aussi parvenu avec les voisins du dessous, deux super beaux keums qui en jetaient avec leurs fringues classe et aux côtés desquels j'étais fier d'être vu, jusqu'au jour où ceux-ci réalisèrent que leur réputation avait davantage à en souffrir et se détournèrent de moi. Mais dans Tomboy l'ordre de genre savamment construit par Michaël est constamment menacé d'exposition - lorsqu'il est supris dans les bois en train de faire pipi accroupi ou que le zizi en pâte à modeler glissé dans le slip de bain risque à tout moment de se faire la malle -, avec la perspective de la rentrée scolaire prochaine agissant comme facteur majeur d'anxiété, une menace sourde planant sur tout le film derrière les jours ensoleillés comme un bulldozer normalisateur s'avançant implacablement pour tout emporter, et à quelques heures de laquelle l'action s'arrête net. On ne sait pas ce qui s'y passera dans cette école, et c'est sans doute l'un des tours de force de ce film que de présenter des situations d'une violence glaçante dans la douceur aimante du cocon familial, des civilités entre voisins et la sérénité radieuse d'un bel été bruissant.

Sur ce registre c'est bien la scène du port de la robe qui est la plus terrible, rituel conjuratoire d'une précision insoutenable tant la mère, dans le calme méthodique qu'elle y emploie, est déterminée à réinstaurer l'ordre hégémonique, tour à tour empreinte de bienveillance complice envers sa fille ("C'est pour toi que je le fais, ça pouvait pas durer") et d'égard embarrassé pour ses voisines d'immeuble. Et cette robe, un truc bleu immonde à froufrous et manches ballon, l'humiliation ne pouvait être plus cinglante... Ma mère, sa lubie c'était la raie au milieu. Un jour elle m'avait presque baffé avec la photo de classe après s'être aperçue que je m'étais improvisé une raie sur le front qui selon elle me faisait ressembler à une fille alors que les autres garçons arboraient uniformément une frange bien droite. C'était une rage froide, quelque chose de rentré et venant de très loin, tout comme la mère de Michaël-Laure découvrant sa subversion d'identité verse des larmes amères, les mâchoires serrées. Être assimilée aux zonards pour cause de vie en cité est une chose, mais se retrouver avec un garçon-fille passant son temps à faire des grâces devant tout le voisinage en est une autre, manifestement plus dure à encaisser. C'est étrange, cette ambiguïté des mères, animées d'un amour inconditionnel et pourtant terrorisées à l'idée de trahir l'idéal de conformisme familial, de respectabilité vis-à-vis des autres mamans dont on craint le jugement, comme s'il n'existait transgression plus grande que de faire disjoncter les normes de genre et renverser l'ordre symbolique qui régit la reproduction des rôles sociaux. Comme le déclarait avec justesse Céline Sciamma à Libé, les parents, loin de représenter des instances immuables d'autorité et de normalisation, sont eux aussi traversés de questionnements concernant leur identité sexuelle et leur rôle dans l'entité familiale qu'ils ont constituée. Plus tard, la mise à nu de Michaël dans les bois par les membres de la bande est tout aussi impressionnante de sobriété: ici encore aucun déluge d'insultes ou de coups, seuls quelques gestes nets et définitifs suffisent à rétablir le sens et la cohésion de groupe dont la dissolution avait failli être précipitée par la présence d'un corps étrange. Lisa, la petite amoureuse, résume tout à elle seule dans un regard où se mélangent peine, mépris et incompréhension, avant pourtant de refaire surface dans les dernières minutes du film, apparemment apaisée et prête à véritablement connaître son ami-e. Elle lui demande simplement son nom et c'est peut-être ici que se trouve la seule longueur de Tomboy - seulement quelques secondes, mais elles sont cruciales. On se surprend alors à imaginer que le silence tombe précisément là avant toute réponse, que Michaël ne se reconfonde avec Laure puisque maintenant bien au-delà de ça. Que la plongée dans un futur multiple soit totale.

15 September 2010

Rock the Boat

Nous partions toujours en soirée, peut-être pour éviter les embouteillages ou les trop grandes chaleurs de la journée. Le départ en vacances d’été, les seules de l’année, avait quelque chose de cérémonial: nous nous faisions beaux pour l’occasion mon frère et moi, avec nos plus beaux jeans et sweaters - j’en avais un bleu ciel auquel je tenais particulièrement et qui représentait le Concorde en plein décollage. Un après-midi le vent l’emporta alors qu’il séchait à la fenêtre pour finir quelques jours plus tard sur le dos d’Ali, un voisin du hall d’à côté, à la grande consternation de ma mère... Nous jouions en bas de l’immeuble avant que les parents ne descendent chargés de bagages. C’était l’heure du dîner et le quartier était redevenu désert. Dans les appartements du rez-de-chaussée on pouvait apercevoir à travers l’ouverture des fenêtres les écrans allumés sur le jeu télévisé du soir - trois malheureuses chaînes hertziennes et en couleur seulement pour une infime minorité de privilégiés que j’enviais par-dessus tout. Le soir tombait et l’excitation était à son comble, la simple idée de revoir la mer, j’imagine, rien que ce désir très enfantin de lumière plus intense et de chaleur sur la peau. Une promesse de métamorphose en un autre plus conforme aux canons dominants, ceux que garçons et filles  prisaient dans une égale mesure. On disait en effet que je bronzais bien, tout le monde s’en émerveillait au retour, surtout ceux qui n’étaient pas partis du tout. J’aimais ça, quand Lakhdar me regardait ainsi longuement le bas du dos, ma peau devenue aussi dorée que la sienne, mes cheveux aussi blonds. On disait qu’il ne ressemblait à aucun de ses frères, que lui avait vraiment l’air d’un Français.

Le père détenant le contrôle suprême pour les deux semaines à venir il ne fallait pas tarder à gagner l’Autoroute du Sud, qui passait pratiquement sous nos fenêtres. La radio était invariablement réglée sur les grosses périphériques et leurs programmes de divertissements destinés aux vacanciers. Je me souviens que le bulletin de circulation avait pour générique 'Autobahn' de Kraftwerk, qui avait dû sortir à ce moment-là... Les infrastructures autoroutières françaises avaient déjà pour moi quelque chose d’à la fois fascinant et troublant - les toilettes des aires de repos, les self-service enjambant les voies, les cafétérias de centres commerciaux caverneux situés au détour d’une bretelle. Un danger diffus qui nous extrayait de la civilisation, la vulnérabilité humaine toujourts prête à basculer dans l’horreur, des éclats obscènes sur les murs, des restes humains inidentifiables gisant dans les couloirs pisseux... Au bout de quelques heures, ou peut-être même le lendemain matin après une nuit au motel, les paysages avaient changé du tout au tout: nous roulions sur de petites routes de montagne pleines de virages au milieu d’échappées vertigineuses. Sur la banquette arrière je me sentais devenir de plus en plus beau au fur et à mesure de notre descente vers la mer, mon corps sortant de son carcan d’enfant pour entrer dans sa véritable vie. Je pensais ressembler aux chanteurs de la télé ou aux bogosses de la cité, ceux avec la chaîne en or autour du cou, et sourire comme eux, oui, cela devait aussi m’être possible. Mon frère semblait pourtant rester indifférent à cela et détournait le regard.

La station-balnéaire était quelconque, ni franchement pittoresque comme Cassis ni grand standing stylé genre Bandol. Nous étions dans un motel non loin de la plage où nous descendions à heure fixe après la digestion de midi. Après des heures de baignade enjouée nous nous changions toujours avec une grande pudeur sous nos serviettes avant de réintégrer dès le premier faiblissement de la lumière notre chambre-kitchenette. C’est là qu’un jour je vis le petit groupe debout sur la terrasse de béton qui surplombait la plage, deux hommes et une grosse femme brune qui semblait être leur mère. L’un des jeunes mecs, à la poitrine large abondamment velue avait les cheveux sombres et bouclés. Il portait un petit slip de bain orange bien rempli et ses jambes musclées et bronzées étaient elles aussi couvertes de poils noirs fournis. On aurait dit Mike Brant. Je me demandais comment on pouvait être si beau, si bien formé, si définitif. De loin je mourrais d’être lui, d’être en lui, de n’être qu’à lui... Certains soirs nous nous mettions tous sur notre trente-et-un pour sortir dans les stations balnéaires voisines, occasion pour la petite famille de flâner longuement sur le front de mer dans l’air embaumé de sucreries. Sur les routes départementales la radio déversait les tubes de l’été qui électrisaient nos trajets de nuit alors que de la vitre arrière défilaient à toute vitesse les villes côtières - 'Don’t go breaking my Heart' par Elton John et Kiki Dee, 'Love’s Theme' de Barry White, toujours évocateur d'huile solaire et de corps libres dans le vent, et surtout 'Love will keep us together' de Captain & Tennille. J’adorais cette chanson, elle incarnait à elle seule la sensualité estivale de ces hommes fantasmés. J’imaginais le mec de la plage en pattes d’eph’ blancs et torse nu chanter en duo avec la grosse femme en strass et ne danser rien que pour moi. Nous deux là, comme deux frères, avec notre musique.

C’était une belle fin de matinée. La mer était calme, le drapeau vert et j’étais parti faire un petit tour en canot gonflable en ramant avec les mains faute d’équipement adapté. Au bout d’un moment je décidai de me jeter à l’eau sans m’apercevoir que je n’avais déjà plus pied. Soudain pris de panique j’entrepris de remonter dans l’embarcation mais le plastique glissant m’en empêchait, me forçant à rester aggrippé à son flanc. De la plage on s’aperçut très vite que quelque chose n’allait pas et deux hommes se jetèrent immédiatement à la mer - je crois que l’un d’eux était mon père. Je ne sais plus lequel m’a pris dans ses bras pour me ramener vers le rivage. Sa poitrine était ample et ses poils collés en striures sombres par l’eau de mer. Je m’y blotissais jusqu’à la plage où je retrouvai ma mère dans un état de frayeur total. Arrivée au motel celle-ci m’entraîna dans les douches où elle me récura comme une forcenée. Dans ma nudité j’étais troublé par ce qui venait de m’arriver, l’impression de revenir d’un monde lointain, sinon celui des morts noyés du moins de l’ailleurs sécurisant des bras d’un homme qui m’avait tenu l’espace de cette traversée. Je crois qu’il est aussitôt reparti après sans doute avoir été remercié... Revenus dans la cité nous devions encore traverser tout le mois d’août, le plus chaud de mémoire humaine. Au pied de l’immeuble, où je m’asseyais sur les marches carrelées face aux pelouses brûlées par la canicule, je dévorais un à un les volumes des 'Histoires de Bas-de-Cuir' de J. Fenimore Cooper. Dans 'Le Dernier des Mohicans' je m’imaginais être le fils du chef de tribu, aimant et protecteur, qui aurait fait de moi son petit homme. Dans la torpeur de l'après-midi je me livrais des heures entières à ce bonheur rêvé. C’était 1976, notre dernière année méridionale.

Plage de Trapani, Sicile

03 August 2009

Corps Caverneux

"Honey, I'm more man than you'll ever be and more woman than you'll ever have!"

(Fragment de dialogue tiré de Car Wash, 1976)

 

L’apparition était flottante, légère et d’une certaine irréalité. Ses longs cheveux blonds étaient ramenés sur un seul côté avec une langueur toute préraphaélite. Il les lissait de façon presque distraite alors qu’il s’avançait dans les passages du club de baise cet après-midi de week-end inhabituellement tranquille. Ses formes était lisses et graciles même si les hanches se distinguaient par leur relative largeur. Il savait les mettre en valeur et les roulaient avec énormément de grâce. On le voyait parfois à un tournant, sa silhouette longiligne inscrite dans une arche, lancé dans une avancée droite et c’est comme si l’on s’attendait à ce qu’il se volatilise au contact de notre propre corps pour le voir se reconstituer aussitôt une fois passé au-delà. Sa présence tranchait foncièrement au milieu les autres participants, qui eux - nous, exploitions chacun à notre façon tout ce que nous possédions de virilité, notre fond de commerce recyclé et décliné à l’infini sous forme de tatouages, de quincallerie bling Marzahn, d’une pilosité faciale taillée selon les codes en cours, et pour les dieux du stade une anatomie maintenue à l’état d’engorgement permanent grâce au designer cockring le plus improbablement étroit. Ou pour les plus doués tout à la fois.

À chaque passage de l’apparition le trouble s’installait. Une anomalie flagrante dans ce qui devait être un après-midi classique de saloperies entre mecs, les inaboutissements d’usage, les délaissements que l’on sent imminents, les tentatives d’emprise de corps se dérobant aussitôt sans que l’on comprenne pourquoi. Il constituait à lui seul une hétérogénéité dans l'air induisant la panique. Si lui avait réussit à s’infiltrer dans le lieu, alors c’est toute la compagnie qui était frappée de doute, celui d’une effémination sommeillant en chacun de nous et susceptible d’éclater à la moindre inattention. Notre masculinité collectivement célébrée était mise à mal et absorbée dans le trou noir que constituait la silhouette circulant dans les allées et court-circuitant nos routines, ou pire, s’insinuant potentiellement parmi nous dans l’obscurité. Elle venait nous rappeler l’immense supercherie dont nous sommes tous les esclaves consentants et qui fait tourner la mécanique dans sa précision redoutable. Car dans les franges les plus extrêmes du mileu gay masculin toute marque de féminité, si vague soit-elle, est non seulement indésirable mais constitue une menace de dilution du genre dominant adulé, l'oppression changeant de camp comme souvent [1].

Nous et nous seuls sommes les initiateurs et exécuteurs de ce flicage en règle et veillons à ce que rien n’éveille le soupçon. Nous nous tenons tous à carreau dans la terreur de nous voir refusés l'admission dans la norme - une perte de valeur insupportable -, en veillant à ne nous laisser aller à aucune faillite qui signifierait une expulsion certaine, comme lors de ces sélections d'équipes absurdes qui dans l’enfance avaient déjà pour but de délimiter la communauté des êtres socialement sains des rebuts et des freaks. La même intensification de la pratique du genre hégémonique en groupe est commune aux hétérosexuels dans la même panique face à sa dénaturation possible au contact du féminin, si bien que cette masculinité fantasmée à laquelle nous aspirons tous dans une émulation sans issue discernable ne semble en fait être incarnée par absolument personne, une sorte de structure vide nous surplombant dans sa menace, une roue énorme nous broyant dans sa progression infernale. Les pédés en sont sans doute les serviteurs les plus zélés, eux à qui on a nié une reconnaissance si élémentaire et renvoyé une image peu ragoûtante de leur désir, une détention forcée dans l’indéterminé sexuel et le rejet du corps abhorrant.

 

Heliogabale at the glory-hole

Derrière la cloison il était revenu, je l'avais reconnu de la semaine précédente. Quand il a passé sa bite à travers le premier trou de la rangée il n'y avait pas d'erreur possible. Le Prince Albert dépassait légèrement de l'extrémité et roulait sous la langue qui, grâce à l'épaisseur de l'anneau métallique qui perforait le méat de façon nette et définitive, pouvait pénétrer profondément à l'intérieur du gland et en caresser les parois. Ses couilles aussi étaient percées, une petite boucle à chacune, ce qui à plusieurs reprises me donna le sentiment d'un maniérisme ornemental excessif. Contrairement à tous les autres qui se pressaient aux autres trous de la galerie il ne bandait pas. Il restait là, docile, se prêtant à tous les jeux auxquels je le soumettais. Il semblait particulièrement aimer se faire étirer le prépuce, qu'il avait très long et élastique, et dans l'ouverture ovale, le long corridor noir formé dans l'élongation, des exhalaisons très fortes se dégageaient, quelque chose de vieux et d'inhabituel, l'histoire d'un corps en parcours de désir, sa pilosité diffuse qui n'avait plus cours ailleurs dans le lieu. La plupart sont automatiquement durs, propres et prêts à l'emploi, comme dans un film bien huilé, ils partent toujours à la moindre défaillance de temps, pensant peut-être qu'on ne veut plus d'eux de l'autre côté de la cloison. Je voudrais qu'il revienne toujours, avec ses archaïsmes, sa docilté et son immobilité. Quand il est descendu de l'estrade j'ai vaguement apercu sa silhouette, sans vouloir trop insister. Il était à poil, assez massif, et portait une casquette blanche de prole.

Je passais souvent le long du viaduct des voies ferrées. Devant l'ouverture béante d'un parking souterrain menant on ne sait où, une odeur âcre de vieille pisse mélangée à l'humidité des voûtes de brique, des pisses d'hommes accumulées au fil des soirs de cuite, qui avaient ruisselé le long de la pente et s'étaient stabilisées au fond en une étendue plane et vitreuse. Les trottoirs semblaient même en être luisants. On se demandait ce qu'il avait fallu de pisse et de temps pour que cette bouche énorme exhale quelque chose d'aussi infect, qui venait de très loin, de là où l'on ne voyait rien. En y passant je pensais toujours à Wolfgang Hilbig et imaginais que des bouches comme celle-ci il devait en exister des centaines dans tout le pays, dans les petites villes de province complètement éteintes à la tombée de la nuit, ces nuits à devenir fou à la sortie des pubs éclairés de néon glaireux. Cette pisse, forte et déchargée en abondance dans l'invariabilité des soirs, est celle d'alors. Je retrouve ce qu'a dû être ce pays, il reprend forme l'espace de ce court passage où l'on suffoque. Des corps négligés, vieillis trop vite à force de brutalité, de vêtements mal coupés, de matières synthétiques causant toutes sortes d'allergies, des écaillages de peau, des psoriasis qui brûlaient la nuit. Des culs sales, le sentiment d'un pourrissement progressif dans les replis... Dernièrement on ne sent plus rien à cet endroit de la Dirckenstrasse. Comment tout a-t-il pu être si complètement éliminé, extrait des profondeurs de la matière qu'il imprégnait, pour ne laisser place qu'à la fadeur d'un passage indifférencié?

 

[1] Sur la menace de l'efféminement et la réaffirmation des normes masculines dans différents secteurs de la culture gay: Peter Hennen, Faeries, Bears and Leathermen. Men in Community queering the Masculine (Chicago, London: The University of Chicago Press, 2008).

15 July 2009

Hygiène de la Vision

Berghain - face cachée

L’ouverture était masquée d’un rectangle de plastique épais et huileux, de la sorte de ceux utilisés dans les supermarchés à l’entrée des livraisons. De temps à autre une tête passait par la porte, l’air éberlué pour se raviser aussi vite et retourner à l’obscurité de l’intérieur caverneux. Parfois aussi des corps entiers traversaient le sas avec plus d’assurance pour aller prendre place dans le jardin de rocaille. C’était l’été et comme tous les ans on ouvrait aux clients cet espace en plein air qui offrait un répit apprécié dans l’effervescence des festivités. Dans la douceur de la nuit étoilée le jardin était odorant sous la tonnelle, une sorte de petit labyrinthe avec alcôves et bancs amménagés à l’arrière. Sur tout un côté la façade défoncée de l’ancienne centrale électrique se dressait dans sa masse, un colosse stalinien à corniche et hautes baies d’une austérité néo-classique implacable. À quelques mètres de là un club en plein air semblait plein à craquer à en juger par les flots continus d’invectives et de rires qui couvraient la techno tonitruante. Mais de ce rassemblement on ne voyait rien, le jardin étant rigoureusement délimité et caché à la vue par de hauts grillages tendus de baches de plastique noir, une sorte de grand sac-poubelle ininterrompu que l’on aurait déroulé sur tout son périmètre.

En fait il était difficile de faire le lien entre la vision nocturne du jardin et son triste état en plein jour. Le sol couvert d’une dalle de béton était par endroits complètement éclaté et parsemé de piles de pneus de camion convertis en jardinières. Plus surprenant, la tonnelle qui m’avait alors paru embaumer le magnolia n’était plus qu’un amas de camouflage brunâtre monté sur piquets comme un campement militaire de fortune. Et loin d’être l’idylle édénique qu’on imaginait s’épanouir à l'écart des regards extérieurs l’oasis était à l’une de ses extrémités dominée par la caserne des pompiers voisine, un bâtiment aussi gris et rédhibitoire que le nôtre et dont on imaginait que les occupants devaient en ce dimanche d’ennui avoir de quoi se distraire. Nous aussi du reste, qui observions toute entrée avec un intérêt lubrique mêlé de panique incrédule, l’illusion qui dans la semi-obscurité de l’intérieur baigne nos pornographies éphémères se fracassant au contact d’une lumière fade d’après-midi orageux, une grisaille sans relief qui applatissait tout et nous faisait payer au prix fort le moindre relâchement musculaire, le moindre jaunissement suspect de peau flétrie, une pilosité mal contenue, la banalité morne et dégradée de ce pour quoi on se serait damné quelques instants plus tôt.

Malgré le contrôle permanent dont il est l’objet, mon corps n’était pas préparé à l’éventualité d’une exposition si brutale. Il restait pétrifié dans les réseaux croisés de regards qui semblaient le cribler et lui faire prendre conscience que lui aussi pouvait s’inscrire dans le même cycle de déliquescence. En temps normal il est quadrillé de toutes parts, maintenu à distance d’une expansion monstrueuse, de dérives biologiques répugnantes qu’il faut à n’importe quel prix contrer. En ai-je une vision si abstraite pour m’en croire capable et échapper au jugement commun, déjouer l’effet d’une lumière qui aurait miraculeusement comme glissé sur moi? A-t-il atteint le degré dernier de la fiction pour se réduire à une constellation de pixels que l’on peut arranger à volonté pour en recréer intégralement la réalité? Autour des tables disposées ça et là dans l’enclôt des conversations se nouent autour des corps qui déambulent et cherchent sans doute comme nous à se donner une consistance dans la luminosité insoutenable. Certains bandent encore de l’intérieur et fasciné on se prend à envier un tel contrôle du désir tant on aimerait être aussi bien monté et démonstratif qu’eux. Un mec couvert de méchants tatouages s’est injecté les couilles de solution saline pour en faire quadrupler le volume; un autre plus loin est bardé de sangles et porte accroché à la ceinture un pot de lubrifiant, comme un petit tambour brinquebalant à son flanc. Tout paraît irréel une fois disséminé dans le jardin, une Cour des Miracles du cul loin des corps rêvés dans la lumière sous-marine de la halle de béton.

La musique retentissait toujours au loin lorsque je longeais l’arrière du cube stalinien et approchais de la caserne des pompiers. Une rangée de hauts peupliers en masquait presque intégralement la façade en un foisonnement opaque. À la Berlinische Galerie j’avais vu quelque chose de semblable, une variation sur 'L'Île des Morts'de Böcklin transposée dans le Berlin-Ouest des années soixante-dix. En arrière-plan une tour d’habitation daubée et dégoulinante de merde se profilait derrière un rideau d’arbres. L’effet était saisissant dans sa simplicité brutale, funeste et sans échappée. Je ne retrouve plus ce tableau, ils l’ont décroché de l'exposition... Ainsi, transfiguré par la nuit, le bloc gris ressemblait à un mausolée entouré de cyprès. D'hélicoptère on aurait pu distinguer les clients restants disposés sur le béton du jardin comme des petites figurines de plastique emboîtées dans toutes les combinaisons possibles et imaginables. Maintenant il me fallait continuer, trouver ailleurs d’autres corps que la lumière du dehors n’aurait pas corrodés, et tout rentrerait dans l’ordre. Nous tous dans notre semi-invisibilité continuerions à nous croire invincibles, sans lésions ni excroissances ingrates, irréprochables et désirables dans notre mystère atemporel, une assemblée de super coups.