ELECTRONIC ESSAYS
 
FICTIONS
Section under Construction
Thematics
 
Library
Kontakt

15 September 2007

Palazzo Prozzo

Alexa Shopping Centre

Alors même qu’il ressemble encore à un grand chantier, ’Alexa’, célébré comme le plus grand centre commercial de Berlin, vient d’ouvrir ses portes à un public subjugué. Certes ses débuts ne se sont pas déroulés sans heurts le soir de l'inauguration alors qu’une foule monstre manifestait son impatience à l'entrée avant de littéralement pendre d’assaut le magasin d’électro-ménager à la recherche des fameuses bonnes affaires promises dans la presse. Les scènes d’empoignades furent d’une violence particulièrement choquante quand on sait que le motif n’était souvent qu’un modeste téléphone portable ou autre lecteur de DVD promis à sa petite famille. La police fut à ce point débordée que l’accès aux galeries dut momentanément être suspendu alors que les blessés évacués et les débris de verre pulvérisé donnaient au lieu un aspect quasi insurrectionnel de nuit de pillage. Cette irruption inquiétante de sauvagerie sitôt oubliée ’Alexa’ s’apprête donc à devenir l’une des pièces maîtresses du nœud commercial d’Alexanderplatz, un volume architectural aussi carré et massif que ses congénères Alexander et Berolina Haus (deux merveilles de plasticité par Peter Behrens) et Kaufhof (sensiblement plus aride après sa remise au goût du jour par Josef Paul Kleihues), tous trois pris dans une même perspective cyclopéenne de l’autre côté de la rue. Et c’est vrai que venant de Jannowitzbrücke la courbe décrite par cette masse énorme fonçant en direction de l’Alex et de ses tours ne manque pas de vigueur. L’approche aurait même un certain panache si la qualité d’exécution de l’édifice n’était en tous points si déplorable. Car ’Alexa’ réussit l’exploit de n’avoir rien - mais absolument rien - pour en atténuer la médiocrité tant extérieure qu’intérieure. L’horreur y monte d’un cran à chaque tournant et la débauche d’éléments décoratifs surfaits ne trouve d’égal que dans l’ampleur du personnel de sécurité déployé, ces jeunes hommes au crâne ras et brûlés aux U.V. venus des grands Plattenbauten périphériques dans leurs costards des grands jours. Tenter d’approcher ’Alexa’, avec ses barrières zigzagantes d’aéroport visant à canaliser le flot ininterrompu de visiteurs, a quelque chose de fondamentalement déplaisant et ne laisse aucun doute planer sur le degré de surveillance qui sévit à l'intérieur.

Durant les longs mois de construction sur le site d’un parking pour cars de touristes on avait appris à redouter le pire. Le bunker de béton colossal qui prenait peu à peu forme faisait bien comprendre que transparence et ouverture n’étaient que chimères auxquelles il faudrait renoncer, un truc de lopettes qui n’avait pas sa place dans ce monde d’hommes au travail. Ce serait une affaire musclée et sans états d’âme, une immensité caverneuse et vorace en énergie ne se différenciant en rien des premières générations de shopping centers à la Brent Cross ou Créteil-Soleil, ces dinosaures que l’on croyait à jamais disparus. Vint peu après le revêtement extérieur sous la forme de panneaux préfabriqués répétés à l’infini: leur étrange texture en plissement évoquait quelque rideau de théâtre dont le badaud serait invité à lever un coin pour découvrir un monde de délices inconnu alors que leur rose strident détonnait singulièrement avec les nuances beiges, métalliques et bleues pâles qui donnent à l’Alex un peu de consistance visuelle dans la mégalomanie de son échelle entre les Behrens d’avant-guerre, les réalisations futuristes de l’ex-RDA (Haus des Lehrers, Kongresshalle) et les blocs d'habitation qui s’étendent plus loin. ’Alexa’ affirmait là son irréductible singularité et dans sa tonitruance revendiquée on allait voir ce qu’on allait voir. Malgré l’aspect fortement pharaonisant du volume central avec sa lourde corniche stylisée de temple du soleil, on apprend que le projet vise en fait à renouer avec le glamour et le goût si caractéristique du Berlin des années Weimar - dont Alexanderplatz était l’un des épicentres - et pour mieux forcer le trait des pans entiers de murs sont recouverts d’immenses composition évoquant cette période dorée, des garçonnes et dandies à monocle aux formes géométriques vaguement simultanéistes à la Delaunay. Et pour rendre ce fatras encore plus incompréhensible des dais de tôle accidentée (et dorée) marquent les entrées, alors que l’improbable sculpture-logo qui s’éléve devant l’ensemble (une figure humaine aux bras grands ouverts dans une position d’extase - légèrement Kraft durch Freude dans son caractère libération-par-la-consommation) parachève l’avalanche de registres esthétiques sur lesquels 'Alexa’ joue sans discrimination et jusqu’à l’hystérie.

Mais plus que ses aberrations formelles et son iconographie confuse ce sont bien les circonstances de son apparition qui laissent songeur. Il n’échappera pas à certains qu’à quelques centaines de mètres de là le Palast der Republik n’en finit pas de disparaître, sa structure de métal rouillé se désincarnant toujours un peu plus au fil des jours et se trouant de perspectives insoupçonnées. Arguer de la laideur du Palast pour l’abattre alors qu’une horreur bien plus énorme vient d’être commise un peu plus loin est évidemment irrecevable, mais ne serait-ce pas non plus son caractère public et informel dans son ultime ambition de devenir le Volkspalast par excellence qui le rendait suspect et indésirable dans le contexte de remodelage et de rentabilisation intensive du centre historique? Nous n’avons maintenant plus que notre ’Alexa’ pour pleurer, forteresse close sur elle-même, privatisée et sécurisée contre un peuple toujours capable du pire, en attendant que ne nous revienne, dans son historicisme d’opérette (voir pour un avant-goût l’impayable centre commercial 'Das Schloss' à Steglitz ) le mastodonte des Hohenzollern et ses nostalgies rances. Bien plus dérangeant toutefois est le fait que Berlin doive à se point se compromettre et accepter de telles atrocités pour que quelques investisseurs daignent s’intéresser à son sort. Si 'Alexa’ doit revigorer l’économie locale c’est au prix d’une certaine idée de la civilité et de l’invervention publique dans la ville, et examinant le bunker sous toutes les coutures on ne peut réprimer le sentiment pénible qu’il s’agit là avant tout d’une opération commerciale des plus mercenaires, un terrain à développer à outrance sans considération pour l’environnement immédiat. Preuve en est l’arrière du bâtiment, à l’opposé du portique égyptien. En attente d’une opération immobilière ultérieure (sans doute un complexe hôtelier ou de bureaux laissé aux soins d’autres promoteurs) une parcelle de terrain est restée vacante et l’envolée délirante d’’Alexa’ s’achève brusquement pour ne laisser à la vue qu’un mur uniforme et nu, rose et aveugle comme le reste, un de ces murs exposés si habituels à Berlin où se lisent les écorchures de l’histoire. C’est là que les premiers signes de délitement du 'glamour’ viendront, car ici un mur si immaculé ne peut jamais le rester très longtemps.

Alexa Shopping Centre

04 July 2007

Bleu Blanc Rouge et des Frites

Canopée du le Forum des Halles

Les lauréats du projet de remodelage du Forum des Halles sont désormais connus. Il s’agit des architectes Patrick Berger et Jacques Anziutti et de leur toit de verre ondulé fabuleusement nommé 'Canopée', terme qui désigne la cime de la forêt tropicale humide. La Ville de Paris a à cette occasion fait montre d’un enthousiasme débordant qui manque un peu à quiconque se trouve en présence des premières maquettes: ce qui vu d'en haut ressemble à une sorte de limande étalée de tout son long sur le trou des Halles est décrit comme un feuilleté de verre dont les différentes couches dotées d'une texture particulière créent une impression de 'poudroiement' (comme rapporté dans le Libération du 3 juillet). L’interconnection métro-RER fera aussi l’objet d’une attention particulère dans la mise en transparence du cloaque existant (ce qui fera honneur à "une métropole animée par ses énergies" - jolie façon de décrire les hordes en provenance de banlieue). Mais outre la métaphore végétale un peu appuyée et un onirisme sixties à se tenir les côtes ("C'est une forme vivante qui naît du sol") ce sont les quelques esquisses du projet réalisé qui laissent coi. Servant d’arrière-fond à peine discernable (tout n’est que verre et évanescence) aux visions hallucinées d’une communauté nonchalamment affalée dans une sorte de prairie urbaine (savent-ils vraiment de quel genre d’endroit il est question ici?) la 'Canopée' ne montre vraiment ce dont elle est capable qu’une fois la nuit venue lorsque les batteries de cellules photovoltaïques dont elle est couverte se mettent à recycler la chaleur accumulée dans la journée pour produire une lumière mouvante. Le résultat s’apparente selon les points de vue à une luciole géante dégageant un vert inquiétant ou à un nuage iridescent à la façon des environnements climatisés d’Yves Klein - où il était même permis de léviter. Et comment croire à ce dégagement de perspective sur Saint-Eustache et de façon générale au traitement délirant de l’espace du quartier? Face à cette avalanche d'imageries on ne peut que s’inquiéter de l’écart entre les intentions et la triste matérialité du résultat à venir. Les 'Parapluies' de Willerwal, autre chef-d'œuvre d’autoentretien, étaient déjà d’une armature assez robuste et l’on voit à quel point ils ont souffert. Qu’en sera-t-il donc de cette circulation entre nappes de verre, de l’immatérialité luminescente se fondant dans les jardins, de l’ouverture sur la ville? Que deviendront les vigiles avec chiens muselés, la pisse qui ne manquera pas de couler à flots et les premiers signes de dégradation physique, sans parler du nuage lumineux qui ne décollera sans doute pas certains soirs. À l’instar des gares ferroviaires le Forum draine des milliers de visiteurs chaque jour et comme tout endroit très fréquenté doit savoir encaisser le choc et l’usure qui ne manquera pas de devenir apparente avec une telle fréquentation. Et les bandes de p’tits mecs qui squattent les bouches d’entrées se volatiliseront-elles comme par miracle? Veut-on encore d’un point de rencontre de la banlieue à Paris (où ça sent la frite), comme il en était question dans les bien plus insouciantes années soixante-dix? En guise d’apothéose on annonce même l'instauration d’un microclimat dans un renfoncement de la structure où les badauts sont invités à venir s’abrîter de la pluie. Quoique le microclimat il existe déjà Porte Lescot, et il est sacrément torride.

Photo: Mairie de Paris/Marc Verhille

28 May 2006

Au Bord du Trou

Reconstitution du chantier des Halles

J'ai vu hier pour la première fois The Tenant de Polanski. Étant donné qu'il s'agit du troisième 'film d'appartement' s'inscrivant dans la lignée de Repulsion et Rosemary's Baby, je m'étonne de ne l'avoir découvert plus tôt. Je crois qu'il y a eu confusion au niveau des titres avec The Servant de Losey. J'avais toujours cru que Dirk Bogarde était le locataire en question... Très tôt dans le film on retrouve donc l'atmosphère trouble et légèrement délétère de Repulsion avec ses cages d'escalier cossues et les gammes de piano venant de quelque appartement perdu dans les étages. Il y a dans cet immeuble plus parisien que nature quelque chose de l'étouffement calfeutré des mansions edwardiennes de Kensington. Mais on se rend très vite compte que tout l'arsenal visuel et sonore qui avait fait de Repulsion quelque chose d'unique et d'absolument révolutionnaire est systématiquement réchauffé de façon pas toujours heureuse et parfois même exaspérante (les murs craquelés, le robinet qui fuit, les effets optiques de profondeur vertigineuse dans des couloirs suintants qui n'en finissent pas), si bien que l'on n'a pas tant le sentiment d'une synthèse que d'une accumulation dérivative de thèmes et d'idées superposés sans réelle cohérence. Il y a pourtant dans The Tenant quelques trouvailles qui ont encore le pouvoir de glacer le sang, comme les figures hiératiques et impassibles des locataires pétrifiés dans la fenêtre éclairée de l'autre côté de la cour,  jusqu'à ce qu'il s'avère qu'ils lisent d'un air absorbé des hiéroglyphes inscrits sur le mur des cabinets - un thème sous-développé et mal connecté au reste du film, une resucée terriblement fade de l'omniprésence menaçante de l'occulte dans Rosemary.

Une part du problème est largement due au casting. Polanski, auto-mis en scène dans le rôle de Trelkovsky, peut avoir quelque chose de moite dans ses manières de vieux garçon-bibliothécaire et de très juste dans son désir d'effacement quand il prend possession de l'appartement et tente d'un air mielleux de ménager les sensibilités irritables des autres locataires. Ses observations cinglantes sur la méfiance qu'inspirent en France son accent et son nom étrangers auraient presque une portée universelle quand on connait un peu le pays. Et enfin cette raclée au môme du Jardin des Tuileries: sèche et jouissive comme il faut... Mais tout tourne très vite au grand déballage lorsqu'on nous apprend qu'il est en réalité fou. L'intégrale des procédés polanskiens est alors appelée à la rescousse et tout est bon pour rendre traduisible ce magma psychotique. Ce qui avait précédemment touché au génie dans une stricte économie de moyens et une rigueur inflexible se trouve mis à mal et invalidé dans une grandiloquence un rien surfaite (la scène d'autostrangulation, la mise à sac de l'appartement de Stella). Les scènes inutiles se multiplient (comme celle de l'accident) alors que les compétences de Polanski en tant que drag artist laissent fortement à désirer - le double saut périlleux final en déshabillé et culotte verte ne faisant que couronner cette surenchère constante. La comparaison avec Repulsion est ici inévitable. Alors que Deneuve portait triomphalement le film toute seule dans une agonie mortelle sans avoir l'air de faire grand-chose, on assiste dans The Tenant à une avalanche de gesticulations accompagnée d'une prolifération de personnages plus ou moins formés. Là où concision et sobriété laissaient pantelant et faisaient tourner à fond la machine à fantasmes, on est ici vite refroidi par l'éparpillement des situations et des thèmes qui même agités dans tous les sens ne produisent jamais rien de la violence rentrée, de la terreur froide ni de l'érotisme glauque de son prédécesseur.

La seconde grosse bévue concerne Adjani. Dans son rôle de la vaguement lesbienne Stella, elle est presque inexistante. Elle n'apparaît que très sporadiquement, et ce pour ne pas dire grand-chose, le doublage en Américain achevant d'annihiler ce qui restait de performance (Josiane Balasko et son accent de Kansas City touchent au comique). Nonobstant l'incroyable permanente de caniche et les grosses lunettes dont elle est affublée, on peine à lui trouver un quelconque intérêt dans le déroulement de l'action tant le personnage est mal ficelé et flotte on ne sait trop vers où, ce qui semble se refléter jusque dans son traitement cinématographique. Alors que Deneuve était longuement scrutée jusque dans ses moindres affaissements psychiques, la caméra reste étrangement imperméable à Adjani et semble comme l'éviter - ce qui est un comble pour quelqu'un dont le visage obsédera plus d'un cinéaste. Soit les lunettes et le maquillage dégueulant brouillent ses traits, soit elle est filmée de trop loin et on ne distingue rien. Dans les deux cas elle est frappée d'invisibilité, ce qui laisse une impression de terrible insipidité. Il y a pourtant deux scènes qui m'ont réellement ému. La première au moment où Stella et Trelkovsky longent le trou des Halles alors encore béant (c'était juste avant l'esclandre avec Bofill, l'odeur de frites de Chirac, les premiers punks de Paris et peut-être au moment des déconstructions 'anarchitecturales' de Matta-Clark). L'image d'Adjani marchant près du chantier comme au bord d'un désastre a quelque chose de presque iconique, tant le lieu a marqué l'imaginaire de cette période. La deuxième scène est celle du slow dans un appartement hypermoderne contrastant avec le trou sinistre de Trelkovsky, alors que le couple s'apprête à passer sa première nuit ensemble. La musique de Philippe Sarde, une sorte de rumba étrange et aérienne, a quelque chose de franchement bouleversant et m'a soudain fait replonger dans l'ambiance de ce milieu des années soixante-dix. Je ne sais pas pourquoi, mais cet air avait un pouvoir de suggestion immense et m'a fait penser aux retombées cataclysmiques de soixante-huit, à l'amour mal fait ou pas fait du tout pour cause d'ébriété, à la tristesse suivant ces nuits, au parfum poivré et nauséeux de ma mère dans la voiture les samedi après-midi, à ses grosses broches en plastique (Adjani en a une semblable), à ces jeunes femmes seules dans leurs petits appartements nichés sous les toits de Paris, un peu comme les héroïnes de Rohmer dans L'Amour l'Après-Midi ou La Femme de l'Aviateur.

21 March 2006

La Fiancée du Vent

English version

Dans le tramway, le long des avenues qui convergent vers Alexanderplatz, je les cherche du regard et me demande lesquelles viennent véritablement de là, de l’ancienne République Démocratique. Elles, les femmes de l’utopie socialiste qui autrefois défilaient le sourire radieux dans les espaces limpides du Panoptique de la nouvelle Allemagne. Les femmes y étaient selon l’idéologie officielle les égales à part entière des hommes dans le projet commun à édifier - bien qu’on les y aimât toujours aussi vertueuses et dévouées, que ce fût dans les gravats à déblayer, en usine ou dans le chantier permanent et la boue de la reconstruction. Dans le tramway elles sont assises près de moi. Je me demande ce que cela veut dire, avoir été une Femme Socialiste, avoir pris part à la vision universelle qui devait leur garantir une place inédite dans la société, et si cela se distingue essentiellement de l’expérience d’être une femme Post-Socialiste. Qu’ont-elles vécu de cette déflagration, de la disparition d'un régime qui d'une certaine manière les glorifiait? Leur expérience et leur présence dans le monde sont-elles à présent d’une nature autre? Tout comme ma mère aurait dû être transformée en dériveuse Situationniste dans les grands ensembles de la banlieue parisienne, la Femme Socialiste a-t-elle réellement existé à Karl-Marx-Stadt ou à Rostock?

 

Ensemble d'habitation, Karl-Marx-Allee

Dans les nouveaux Bundesländer qui ont réintégré le giron de la République Fédérale en 1990 les femmes sont particulièrement touchées par un chômage endémique et l'on pourrait même dire qu'elles furent les premières victimes des restructurations économiques profondes survenues après la réunification. Dans l’ex-RDA en revanche, leur visibilité dans la sphère publique avait été activement encouragée par un pouvoir affirmant une rupture totale avec un passé bourgeois et fasciste, par opposition consciente à une Allemagne de l’Ouest où la répartition des rôles entre sexes était définie de façon beaucoup plus traditionnelle. L’égalité au travail était même promue au rang de principe fondateur du jeune État socialiste et des lois facilitant l’accès des femmes à l’emploi furent promptement promulguées. Il serait néanmoins un peu excessif de voir dans la RDA une sorte de paradis proto-féministe avant-gardiste où l’émancipation des femmes aurait été à l'ordre du jour. La présence de ces dernières dans le domaine public et leurs posiibilités de réalisation en tant qu’agent autonomes dotée d’un destin propre étaient tout aussi conditionnées et contrôlées que dans le modèle "réactionnaire" de société que le nouvel ordre socialiste prétendait renverser, les deux côtés du clivage idéologique ayant créé leurs propres archétypes (la mère-amie-amante et occasionnellement catin corvéable à merci de nos contrées versus la travailleuse en combinaison, vigoureuse et déterminée, des étincelles plein les yeux, dans l"Ostblock). Ces deux constructions idéologiques s’avérèrent également étriquées et ignorantes de la complexité de l’expérience féminine à une époque de fortes turbulences historiques et l’on peut légitimement de demander comment des siècles d’organisation patriarchale auraient pu du jour au lendemain s’évanouir avec l’avènement du socialisme - un autre mythe discutable ayant présidé à l’établissement du nouvel État et à son intégration dans une eschatologie historique héroïque.

Les travaux très pertinents d’Astrid Ihle sur les photographes est-allemandes Ursula Arnold et Evelyn Richter mettent superbement en relief le gouffre existant entre la propagande officielle sur le rôle social des femmes et la réalité moins reluisante de leur condition dans un pays détruit et profondement humilié [1]. De la Trümmerfrau des lendemains de bombardements aux ouvrières glorieuses de la reconstruction, les représentations officielles mettaient immanquablement en scène le seul archetype de sur-femme dont les aspirations et efforts étaient exclusivement tournés vers l’édification de l’utopie socialiste. Tout ce qui pouvait avoir trait à une quelconque relégation, aliénation et a fortiori violence sociales et sexuelles n’entraient aucunement dans les paramètres fixes d’un système totalitaire qui n’avaient aucune prise sur les complexités et ambiguïtés de la réalité vécue. À travers l’analyse subtile des photographies de Richter et d'Arnold, Astrid Ihle fait état d’une fragile réappropriation de l’espace social et urbain, et par le biais d'un objectif photographique 're-sexué' rend visible une réalité alternative et potentiellement subversive pour le pouvoir en place, une représentation ambivalente, complexe et bien moins tranchée de la vie quotidienne. On peut en filigrane y déceler la présence élusive d'une hypothétique flâneuse, figure en perpétuelle circulation dans l’espace urbain et contestant les normes et codes de l’iconographie officielle. La femme était considerée sous son aspect le plus éthéré (c’est-à-dire dénué de corps) comme une entité d’ordre économique dont la valeur était mesurée à l’aune du projet historique socialiste. Pour ce qui est de sa subjectivité, de son désir et de sa corporéalité dans une telle société ils demeuraient trop instables pour qu’un régime puritain de vieux bureaucrates ne veuille y mettre le holà. Le corps féminin comme vecteur de danger, de subversion et de destructivité était l’'autre’ ultime et irréductible que le pouvoir dans toute sa puissance cherchait à tout prix à neutraliser.

La question de la présence du féminin dans la sphère publique et sa déviation potentielle des limites imposées sont au cœur de Fräulein Schmetterling, un film produit en 1965-66 par la Deutsche Film-Aktiengesellschaft (DEFA) sur un script de Christa et Gerhard Wolf, dans lequel les thèmes étroitement liés d’émancipation féminine et de transformations urbaines sont clairement articulés. Cependant le film fut d’emblée considéré comme suffisamment suspect par les caciques du Comité Central du SED pour être immédiatement interdit de sortie. Le film, restauré et reconstitué à partir des fragments ayant survécu à son pourrissement dans quelque enfer d'archives, fut projeté à Berlin il y a quelques mois, une expérience particulièrement émouvante sans doute due au fait qu'une bonne partie reste privé de bande-son, et que ce qui en a été reconstitué, à la manière d'une archéologie d'un passé à la fois proche et invraisemblablement ancien, est lacunaire et aléatoire, ce qui renforce son caractère irréel et lunaire. Une magie étrange émane de la simplicité des moyens employés, de même que les décalages de synchronisation, les récurrences, ratées et redondances de la bande-son lui confèrent un aspect curieusement expérimental. Helene, l’héroïne principale, rêve d’une infinité de vies possibles dans un Berlin ensoleillé et (on enfonce là vraiment le clou) cosmopolite et ne semble pas prendre conscience de l’urgence de l’édification socialiste. Elle est un peu excentrique, pleine de fantaisie et se révèle incapable de rester en place dans les nombreux emplois auxquels les autorités l’assignent de toute leur puissance technocratique, que ce soit auprès d’une poissonnière patibulaire, en tant que vendeuse dans une boutique 'de luxe' sur la Karl-Marx-Allee (qui en semblerait presque aussi chic que Fifth Avenue) et enfin comme contrôleuse dans le tramway, chaque expérience s’achevant dans la débâcle et l’humiliation pour une Helene de plus en plus folâtre. De plus elle vit du côté d’Alexanderplatz dans un vieil immeuble délabré promis à la démolition, l’une de ces Mietskasernen du vieux Berlin qui avaient été épargnée par les bombardements, et refuse de débarrasser les lieux malgré les interventions tatillonnnes des autorités qui tentent par ailleurs de la séparer de sa jeune sœur. De même que les blocs d’habitation flambant neufs de la ville socialiste - le dispositf monumental de la Karl-Marx-Allee en constituant le prototype le plus totalisant dans son envergure - le vieux secteur dissimulait quelque chose de trop ambigu, de fluctuant et de potentiellement menaçant pour l’ordre dominant. Tout comme le désir lui-même.

Dans Fräulein Schmetterling nous assistons à un conflit permanent entre la réalisation d’un désir en circulation inentravée et l’imposition d’un espace de plus en plus monodimensionnel et transparent, une sorte de ville-panoptique hors de laquelle il n'existe aucune échappée possible. Une jeune femme seule parcourant les rues sans raison précise, parfois par simple désir des hommes comme le montre sa liaison avortée avec un beau boxeur, ou rêvant de grands soirs dans une ville somptueuse (comme dans la scène touchante où on la voit sortir de Café Moskau dans différentes tenues élégantes ou tourbillonner dans une valse infinie avec le même boxeur au sommet de la Marienkirche) entre en collision frontale avec la vision officiellement promue de la femme idéologiquement irréprochable, une créature abstraite et désincarnée devenue icône monosémique et immédiatement identifiable. Les autres femmes du film semblent en effet se conformer à cet idéal, des travailleuses honnêtes et ne renâclant pas à la tâche telles que l'odieuse poissionnière et la patronne de la boutique de luxe à la bureaucrate omniprésente et intrusive du Jugendamt, inflexible dans sa détermination de mettre Helene au pas. Finalement celle-ci est relogée dans l’un des blocs bordant la Karl-Marx-Allee où on lui fait bien sentir qu’elle peut commencer à mener une vie conforme aux principes et valeurs socialistes. Enchâssée dans son sarcophage de verre et le béton elle surplombe le boulevard triomphal, simultanément voyeuse et soumise au regard collectif. Le désir sexuel errant et les rêves de romance sont ainsi réprimés par un pouvoir coercitif et épris de pureté idéologique et mettant architecture et urbanisme au service de ses intentions. Mais l’espoir renaît lorsque – et c’est sans doute cela qui a déplu au Comité Central – Helene fait la connaissance d’un mime après une visite au cirque et semble une fois de plus s’extirper des griffes de l’infernale machine dans une explosion finale d’extravagance et de fantaisie. Il serait instructif de mettre ce miracle de film en perspective avec l’expérience des milliers de femmes des classes populaires qui furent relogées lors des programmes urbanistiques titanesques des années soixante et soixante-dix en Europe de l'Ouest.

Cette éradication de la sensualité et des poursuites érotiques suspectes était consubstantielle au programme idéologique socialiste, où hommes et femmes étaient sans distinction transformés en entités propres et immatérielles dont on ne pouvait songer un seul moment qu’elles s’adonnent à une pratique aussi corruptrice et occidentale que le sexe (ou le sechs comme le prononce la mère de Klaus dans Helden wie wir - malheureusement traduit dans l’édition française par Le Complexe de Klaus). La femme en tant qu’ouvrière de ferme et d’usine ou comme bureaucrate marmoréenne dont les vies n’étaient considérées qu’en termes de productivité et d’efficacité et dont la place attitrée était strictement réglementée et contrôlée à chaque niveau de l’existence, avait encore moins de temps pour de telles frivolités, et l’on songe au modèle de la championne olympique dopée aux hormones comme du résultat asexué d’une expérimentation en ingénierie sociale qui aurait mal tourné. Cette évacuation terminale de toute sensualité du monde des humains se retrouve de façon particulièrement exacerbée dans Les Bonnes Femmes de Wolfgang Hilbig, incursion hallucinée dans la désintégration mentale d’un homme en chute libre dans une RDA en déni sexuel intégral [2]. Voyage cauchemardesque autour de petites villes industrielles plongées dans le noir et de décharges publiques, le texte retrace la descente dans l’inexistence d’un homme tourmenté par l’impuissance sexuelle à laquelle il est forcé par l’immixtion permanente de l’État dans ses affaires de cul et qui perd tout contact avec la réalité lorqu’il lui apparaît que les 'bonnes femmes' - du moins celles qui n’ont pas voulu sacrifier leur féminité aux impératifs idéologiques mortifères du régime - ont toutes disparu de RDA. Sur une note plus légère mais non moins acide Anna Funder consacre dans son Stasiland un chapitre au 'Lipsi’, une danse étrange et hybride lancée par les autorités à l’intention d’une jeunesse éprise de rock’n’roll mais qui là aussi n’en obtiendra qu’un pâle ersatz, car en effet tout mouvement lascif et suggestif des hanches avait été prudemment éliminé du Lipsi, d’où son côté un peu rigide et sautillant. C'en serait presque drôle si ce n’était d’une perversité si noire. On pense à des salles de bal désertes, à des palais au lino craquelé et peuplés de gérontes liquéfiés, à une humeur brune de nature indéfinie qui suinterait de chaque pore du corps étatique décomposé pour corroder la vie dans sa texture même [3].

 

[1] Deux essais brillants d'Astrid Ihle sur la photographie en RDA: Wandering the Streets of Socialism: a Discussion of the Street Photography of Arno Fischer and Ursula Arnold, in: David Crowley and Susan E. Reid (eds.), Socialist Spaces. Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc (Oxford, New York: Berg, 2002); Framing socialist Reconstruction in the GDR: Women under Socialism - a Discussion of the Fragments of a Documentary Project by the Photographer Evelyn Richter, in: Paul Cooke and Jonathan Grix (eds.), East Germany: Continuity and Change Amsterdam (Atlanta GA: Rodopi, 2000).

[2] Ce second ouvrage inclut également un essai consacré à Die Weiber dans le cadre d'une analyse de la répression sexuelle et historique: Paul Cooke, Continuity and Taboo: Sexual Repression and 'Vergangenheitsbewältigung' in Wolfgang Hilbig’s Die Weiber. Wolfgang Hilbig, Die Weiber (Frankfurt am Main: S. Fischer Verlag GmbH, 1987). Traduit de l'allemand par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent sous le titre Les bonnes Femmes (Paris: Gallimard, 1993).

[3] Anna Funder, Stasiland (London: Granta Books, 2003).

 

Die Windsbraut

Cafe Moskau, Karl-Marx-Allee

Fräulein Schmetterling in der U-Bahn

In the new Bundesländer chronic unemployment did in the years following the Wende hit women particularly hard. In the former GDR they had, unlike their counterparts in the West who were to a greater degree confined to a more traditionally defined social role, enjoyed unprecedented visibility in public life with the blessing of the authorities. Gender equality at work was even proclaimed by the socialist regime as a fundamental principle upon which the new society was to be built on the smouldering (and soon forgotten) remains of old Germany and a relatively progressive policy with regard to women’s access to employment was implemented accordingly. It would however be a bit hasty to imagine the defunct state as some kind of proto-feminist paradise, where female emancipation and self-realisation were the order of the day. Women’s presence in the public sphere and their prospects as independent, self-determining agents were actually just as controlled and limited as in the 'reactionary' society the newly-founded socialist state was purporting to supersede, both sides of the ideological divide generating their own role-models and archetypes (the home-bound mother, wife and sexpot in the West; the vigorous, squeaky-clean, slightly asexual worker in the East). Both ideological constructs happened to be equally constricting and dismissive of the complexity of female experience in a period of historical upheavals, and one may rightly wonder how it could so innocently be claimed that centuries of patriarchal rule had abruptly come to an end with the socialist dawn - another questionable myth with regard to the radically new beginning the GDR was supposed to embody in the grand narrative of human history.

Astrid Ihle’s brilliant work on GDR female photographers Ursula Arnold and Evelyn Richter underlines this discrepancy between official, propagandist discourse on the place of women in socialist society and the dire reality of womanhood in a devastated, deeply traumatised country [1]. From the Trümmerfrauen of post-war reconstruction to the robust, rosy cheeked factory heroins, official representation was unwaveringly revolving around the same archetype of a wonderwoman whose sole aim was the edification of the ideologically superior socialist utopia. Social, sexual relegation, alienation or even violence had no legitimacy within the parameters of an totalising ideological system that had no interest in the ambiguities and complexities of daily life. Through her subtle analysis of Arnold and Richter’s photography, Ihle points to a fragile reappropriation of social, gendered space through the camera lens and presents a virtually subversive alternative to official discourse, an ambivalent, complex and not so clear-cut representaion of lived reality. Only fleetingly can we catch a glimpse of the urban flâneuse Astrid Ihle refers to, a hidden other in perpetual motion undermining standard official iconography. Womanhood was conceived of only in economic terms, an abstract entity whose worth could only be determined in relation to the perpetually imminent advent of socialism on earth. As for female subjectivity, desire and bodies in such a society, they remained deeply subversive factors which a puritanical, less than sensuously enclined regime could only ignore and repress. The female body as a site of danger, subversion and unbridled unpredictability was the ultimate, irreducible other that the socialist State in all its might could only seek to neutralise and control.

The question of the presence of the female body in public space and its potentially problematic deviation from the dominant order is at the core of Fräulein Schmetterling, a film produced in 1965-66 by the Deutsche Film-Aktiengesellschaft (DEFA) with a script by Christa and Gerhard Wolf, as the intrinsically linked themes of female self-realisation and urbanistic transformations are here clearly articulated. The film was deemed suspicious enough by the Central Committee of the SED not to be released. The few fragmental remains that restoration could salvage were shown a few months ago at the Zeughauskino in Berlin. It was a deeply moving experience as for the most part the film is silent, and what can be sporadically heard is uncertain and often incomprehensible, like the traces of a past that is both familiar and fantastically alien. A powerful strangeness comes from the simplicity of its technical devices, while the approximate synchronisation between sound and image, as well as the multiple disjunctions, repetitions and superimpositions in the soundtrack unwittingly give it a very experimental air... Helene, the main protagonist, dreams her many possible lives in a sunny, excitingly cosmopolitan Ost-Berlin and doesn’t seem to grasp the urgency of socialist edification. She is a bit of a eccentric, whimsical and unable to hold down any of the jobs the authorities 'allocate' her to, first as a fishwife’s assistant, then as sales staff in an exclusive boutique on the Karl-Marx-Allee - which almost manages to look chic - and finally as a tram ticket inspector, each experience resulting in failure and humiliation. Moreover she lives in a derelict, soon to be knocked down old Mietskaserne that had survived the bombings around the Alexanderplatz and obstinately refuses to vacate the place despite the authorities’ repeated attempts to dislodge her and separate her from her younger sister. Unlike the new, rationally designed blocks of flats gracing the new avenues of socialist victory - the Karl-Marx-Allee being the prototype of such totalising designs - the old quarters concealed in the eyes of the institutions something shady, ambiguous, deviant and potentially damaging to the political order. Just like desire itself.

In Fräulein Schmetterling we witness the continuous conflict between the realisation of desire in its uncontrollable circulation and an increasingly monodimensional, transparent architectural space, the panoptical city from which there is no escape. A lone woman roaming the city streets, sometimes looking for men, as her ill-fated fling with a boxer testifies, or dreaming her life away in sumptuous settings (as in the lovely scene showing her wearing different evening dresses outside Café Moskau or waltzing in the evening sun up the Marienkirche with the same boxer) is colliding head-on with the officially promoted version of the ideologically committed woman, a creature turned into a monosemic, easily identifiable icon of the new order. Most women in the film conform to that ideal, from duty-conscious, decent working people such as the fish stall harpy or the boutique 'manageress’ to the relentlessly intrusive bureaucrat from the Jugendamt who is determined to bring Helene to heel. Eventually she is rehoused in one of the blocks along the Karl-Marx-Allee where she can start a new life in accordance with socialist values and aspirations. Encased in glass and concrete she overlooks the monumental boulevard, seeing everyone and becoming visible to all. Errant sexual desire and dreams of romance are nipped in the bud by means of urbanistic concepts devised to consolidate a coercive, omniscient power. But there is love at the end of the road when she ends up meeting a mime artist in a circus and seems once again to slip out of the State’s clutches. It would be interesting to put this film in perspective with the similar experience thousands of working-class women must have had of urban space in Western Europe during the epic housing programmes of the sixties and seventies.

This wariness of sensuality and erotic pursuits was consubstantial with the socialist programme. Men and women were turned into clean, dematerialised entities who couldn’t be thought of as indulging in something as trivial and 'western’ as sex (or sechs as pronounced by Klaus's mother in Helden wie wir). The woman as farm/factory worker or stern faced bureaucrat whose lives were entirely geared towards productive efficiency and whose 'rightful place’ was strictly codified and kept in check at every level, had even less time for such frivolity, and the epitome of the hormonally enhanced Olympic champion immediately springs to mind as the desexualised outcome of experiments gone horribly wrong. This terminal evacuation of sensuality from the world is one of the main themes in Wolfgang Hilbig’s Die Weiber, a hallucinatory foray into mental disintegration and sexual repression in the GDR. A nightmarish journey through decayed industrial towns and rubbish heaps, it traces the slow descent into non-existence of a man tormented by an impotence exacerbated by the State’s incessant intrusion into his stifled sex life and who loses his grip on reality as it suddenly dawns on him that all women have vanished from the country [2]. On a lighter but no less incisive note Anna Funder devotes in Stasiland an entire chapter to the 'Lipsi', a weird hybrid of a dance concocted by the authorities in the sixties and from which all lascivious hip movements had been systematically removed, hence its strange hieratic, hopping quality. It's as funny as it is unsettling and conjures up images of deserted ballrooms, cracked linoleum palaces peopled by a fossilized gerontocracy and an unidentified brown humour oozing out of all pores of the State and corroding life in its very texture [3].

 

[1] Two brilliant essays by Astrid Ihle on photography in the GDR: Wandering the Streets of Socialism: a Discussion of the Street Photography of Arno Fischer and Ursula Arnold, in: David Crowley and Susan E. Reid (eds.), Socialist Spaces. Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc (Oxford, New York: Berg, 2002); Framing socialist Reconstruction in the GDR: Women under Socialism - a Discussion of the Fragments of a Documentary Project by the Photographer Evelyn Richter, in: Paul Cooke and Jonathan Grix (eds.), East Germany: Continuity and Change (Amsterdam, Atlanta GA: Rodopi, 2000).

[2] The latter book also includes an essay on Die Weiber: Paul Cooke, Continuity and Taboo: Sexual Repression and 'Vergangenheitsbewältigung' in Wolfgang Hilbig’s Die Weiber. Wolfgang Hilbig, Die Weiber (Frankfurt am Main: S. Fischer Verlag GmbH, 1987). As far as I am aware there is no English translation available.

[3] Anna Funder, Stasiland (London: Granta Books, 2003).

31 January 2006

Beau comme Iggy

English version

Tuntenhaus, Kastanienallee, Prenzlauer Berg

 

"Je suis venue à Berlin pour découvrir que je ne savais plus respirer. Ni respirer et ni tout le reste. Respirer est la chose la plus difficile. Et le réapprendre est ce qui dure le plus longtemps. Et sans respirer on ne peut pas faire la cuisine. Et encore moins parler. S'exprimer. Et si on ne peut pas s'exprimer, alors il ne sert à rien d'être d'être venu à Berlin. Même Paris ne peut être d'aucune aide."

(Carmen-Francesca Banciu, 'Berlin est mon Paris'
in Les Temps Modernes nº 625, août-novembre 2003)

 

Hier dans l’appartement la journée était lente et à l’instar des précédentes semblaient contribuer un peu plus à la longue déstructuration de ma vie. Une nouvelle semaine commençait dans un gris opaque que l’on n’avait pas vu depuis longtemps, tant l’anticyclone sibérien s’était éternisé au-dessus de nous. Au-delà de mon monde familier la ville s’étendait dans ses rangées infinies de toits, dégageant le même mystère impénétrable. J’avais au hasard emprunté Stadt als Beute, un film sorti l’été dernier, dont je savais vaguement qu’il avait Berlin pour cadre et qui avait d'emblée, dans son graphisme et l'aura sérieusement cool qui en émanait, quelque chose de résolument ’culte’, tant je l’imaginais plein des beaux jeunes gens que cette ville semble en permanence exposer à mon regard concupiscent. Du fait de ce pressentiment - et aussi probablement parce que je me sentais confusément hors-circuit face à tous ces gens que j’imaginais dans mes manques et défaillances pleinement intégrés à une ville qui leur appartenait en propre - pour cela donc, je ne l’avais pas vu. Mais loin de m’aliéner encore davantage et m'enfoncer dans une morosité délétère, le film provoqua en moi un élan d’amour aussi imprévu que salutaire.

Produit par Filmgalerie 451 - un petit label dont le vidéoclub sur Torstrasse doit bien être le meilleur de tout Berlin - et divisé en trois parties - chacune d’une réalisatrice différente - Stadt als Beute suit les trajectoires de trois jeunes acteurs de théâtre dans un Berlin aussi séduisant que périlleux. Un projet commun de pièce au titre éponyme, dont la première doit avoir lieu à la Volksbühne deux semaines plus tard, lie ces trois vies, alors que les répétitions sont plongées dans une confusion et une désorganisation croissantes. Leurs vies dans la ville prédatrice sont présentées comme contrepoints à leurs vies théâtrales, la perméabilité continue des deux se trouvant constamment questionnée et explorée lors des répétitions. Dès l’ouverture on se sent plongé dans ce qui rend Berlin familier et attirant et la certitude de vivre dans une ville unique et rare, sexy et regorgeant de multiples possibles, s'en trouve confortée. À l’évocation d’une Kastanienallee ensoleillée et encombrée de trams, je savais que comme eux j’étais chez moi, mû par le même désir fondamental d’appartenance. L’énorme charge affective dont les personnages - tous superbement interprétés - sont investis dans cette appartenance commune ne faiblira dès lors plus.

À travers ces destins entremêlées Stadt als Beute montre autant de façons personnelles et intimes de négocier l’espace urbain dans ce qu’il présente de risques, d'illusions et d’exploitations dans la multitude des relations de pouvoir microscopiques à l’œuvre dans toutes les situations de la vie - dans l’affirmation purement spatiale et économique du nouveau venu, les abus et tromperies auxquels exposent désir et séduction, la marginalité menaçant quiconque ne se conforme pas au modèle socio-économique dominant. C’est aussi la ville elle-même qui devient proie du fait de phénomènes extérieurs échappant à son contrôle et dont la pression se fait sentir sous différentes formes, dont la plus spectaculaire se trouve naturellement incarnéee dans l’architecture. Le sujet est d’une pertinence d’autant plus cinglante dans une ville comme Berlin, où une situation économique endémiquement stagnante ralentit un processus de 'dépossession citoyenne' observable dans la plupart des grandes métropoles mondiales. Berlin semble avoir son propre écosystème (lui-même unique en Allemagne) qui rend possible une diversité de modes de vie et de statuts sociaux dans un espace relativement inclusif où l’empiètement du grand capital n'a pas encore atteint les sommets paroxysmiques visibles à Paris ou Londres. On tremble à l’idée qu’il ne pourrait s’agir là que d’un délai de grâce et qu’à la faveur d’un revirement de fortune économique la ville subirait le sort commun - à moins qu’elle affirme encore une fois son irréductible particularité.

À ce titre la troisième partie du film est proprement révélatrice - une révélation aussi entendue dans son sens métaphysique. Il s’y opère une alchimie réellement magique entre les rues de Berlin et le personnage central, une gueule cassée iguanesque et gominée en marcel nommé Ohboy (interprété par David Scheller), dont les absences aux répétitions compromettent l’avenir de la pièce et sont amèrement déplorées par ses comparses. C’est en effet là que la Ville-Proie prend tout son sens, dans une collision frontale violente avec une architecture présentée sous son aspect le plus arrogant et rmanipulateur - le Sony Center sur Potsdamer Platz, sorte de panoptique asceptisé et hétérogène à la ville, matérialisation ultra-sécurisée d’un ordre aussi omniprésent qu’inlocalisable, qui doit tenir lieu de cœur à la capitale recréee et réinvestie par le pouvoir. Prenant conscience de l'imposture fondamentale d’une telle prétention Ohboy a un coup de sang et cause un esclandre dans les fontaines de la place centrale, avant d’être expulsé par le vigile de service. Juste avant c'était à la remontée chaotique de Potsdamer Strasse que l’on avait assisté avec toutes les rencontres  aléatoires, frictions et séductions infimes que la ville génère en permanence. C’est un jour radieux comme ils peuvent l’être à Berlin, une musique triste à pleurer flotte dans la lumière d’été (Sad Boy de Kissogram), et c’est là, dans ce crépitement de petites scènes se succédant à toute vitesse dans cette seule rue que la ville se laisse sentir dans sa sensualité foisonnante et les promesses entêtantes qu’elle renferme, quelque chose au loin qui ressemblerait à de l’amour, un amour très ancien qui transcendreait tous les amours vécues ici-bas, un désir de désir permanent dans la densité urbaine infinie.

Tout près de la station Bülowstrasse, là où certaines scènes de shoot collectif de Christiane F. ont été tournées, Ohboy se reçoit une main au cul par une grosse vendeuse de lunettes de soleil assoupie sur le trottoir. Celle-ci le trouve aussi bien roulé qu’Iggy Pop (elle a raison) et se remémore à l’occasion le temps où elle les servait, lui et Bowie, dans un café italien de Nollendorfplatz. Le détail me bouleversa car c’était mes propres mémoires et mythologies qui étaient soudain mises à contribution et me faisaient par association appartenir au récit de la ville, son épopée. C’est dans cette scène précise, aussi gracieuse que loufoque, que tout s’engouffre – l’humanité bouillonnante du film, le soleil du soir, ma mémoire et la multiplicité des passés auxquels elle donne forme, la vie indéfinie ouverte à la possibilité du théâtre, l’absence de Ohboy aux répétitions ayant en négatif une fonction presque structurante. Sa vulnérabilité aux agressions et prédations consubstantielles à la ville, le chaos amorphe de sa vie même, apportent, comme le souligne René Pollesch, le metteur en scène, quelque chose d’informe et d’inconnu au théâtre, un état d’être que les autres acteurs, aux existences économiquement stables et pleines de certitudes, seraient incapables d’appréhender. Voilà pourquoi je suis ressorti de Stadt als Beute heureux d’être là, heureux de ceux que je pourrais y connaître, de cette anticipation, du plaisir de la langue, de celui de l’histoire, de ce qui m’amène à en devenir ultimement un acteur à part entière.

 

Tender Prey

Potsdamer Platz

In Germany winter shows no sign of abating. Yesterday was the start of another week, a nondescript day blurred in the opacity of an indeterminate, infinitely stretchable time. Across the street smoke was drifting off over the rooftops from rows of chimney stacks. It looked like a cinematic rendition of what life could have been like in the GDR. The day before I’d borrowed a few films, amongst which Stadt als Beute, a homemade production released sometime last year. I knew next to nothing about it, bar the assumption that the Stadt in the title must be Berlin. I also sensed something vaguely cultish about it, as everything from its cover picture to the overall design exuded typical Berlin cool, with its stream of alarmingly beautiful people such as the ones I come across on a daily basis, the fantasised incarnations of the sort of symbiosis that can develop between a city and its inhabitants. So probably for this reason and the obscure, age-old notion that I could never possibly be part of that, I’d never seen the film. But something quite remarkable happened after an initial phase of resistance and denial: far from being alienated even further from everything I was by the end of it dripping with an irrepressible love for this city and its exuberant diversity.

Produced by a small, independent label - Filmgalerie 451, whose beautiful arthouse video shop on Torstrasse is without doubt the best in town - and consisting of three interlocked films by different directors, Stadt als Beute tracks the lives of three young, aspiring actors on the streets of a treacherous, seductive city. An eponymously named play, whose premiere is due to take place two weeks later at the Volksbühne, acts as a focal point to those disjointed trajectories, whilst the rehearsals are repeatedly disrupted and thrown into disarray by an ever changing cast. Their lives in the predatory city are shown as the counterpoints to their stage personas, endless digressions and discussions during rehearsals revolving around the complex interrelations operating between the two. As soon as the film started I felt the unmistakable atmosphere of Berlin seeping in and what makes it so attractive and unique, inclusive, sexy and full of unexpected possibilities was instantly there in the sight of yellow trams rattling in the sunshine down the Kastanienallee. I felt at home and moved by the same yearning to belong as every single one of the characters. From then on the emotional grip of the film and of the many lives blazing through it wouldn’t lessen.

Stadt als Beute deals with the different, personal ways we negotiate urban space and the countless risks, illusions and tiny deceptions underlying human relations, whether it comes to mere spatial affirmation for the newcomer, the abuse and exploitations inherent to desire and seduction or the prospect of marginalisation for whomever does not conform to dominant socio-economical rules. By the same token the city itself becomes a prey through its subjection to external and largely uncontrollable phenomena whose pressure makes itself felt at every level - the most spectacular aspect of which being encapsulated in the bombastic architectural forms of the contemporary city. The issue is of particular relevance in a place like Berlin where a endemically stagnant economy may still blunt the effects of an otherwise generalised process of ’civic dispossession’ that can be observed in all major world cities. Berlin seems to be fostering its own human ecosystem (itself quite unique in Germany) whereby a fairly wide range of communities of diverse social origin and status can still coexist in a relatively inclusive space where big capital’s impingement has not yet reached the excesses of more significant ’players’ like, say, London or Paris. It could all just be a reprieve: any upturn in the economy would probably sound the death knell to all this and condemn us to the common fate - unless the city withstands the pressure with its usual resilience and creativity.

In this respect the third part of the film is the most revealing - as in ’revelation’ taken in an almost metaphysical sense. Something truly magical happens, a sudden alchemy between the city’s streets and the main character, a hatchet-faced looker in tight-fitting vest and pointy boots called Ohboy (played by David Scheller), whose absence at rehearsals jeopardises the play’s future and fuels fellow actors’ resentment. The city is comatose on a hot summer’s day as a tear-jerker tune fills the air (Sad Boy by Kissogram). Past loves caught in eternal sunshine come back to mind whilst the camera pans across Schöneberg, and the desire of desire itself is fleetingly revived in memories of sexual forays into the city. It is in this final scene that the City as Prey is finally revealed in a violent collision with architecture. At the end of a chaotic performance on the Potsdamer Strasse full of random encounters - the many frictions and seductions that make up everyday urban life - Ohboy finds himself at the corporate epicentre of the new Bundeshauptstadt, a city reinvested by power, full of noise and glitzy splendour: the Sony Centre on Potsdamer Platz, an oversized, tightly secured panopticon, the final manifestation of an abstract, omnipresent albeit unlocalisable order, a CCTV-monitored simulacrum of public space floating in an elusive centre and masquerading as urban fabric. Such fraudulent pretensions finally dawn on Ohboy, who blows a fuse and kicks up a rumpus in the fountain, splashing around in the middle of the precinct before being chased off by a (private security firm) vigilante.

Near Bülowstrasse station, where some of the most graphic shoot up scenes of Christiane F. were filmed, Ohboy gets his arse grabbed by a fat sunglasses-seller dozing on the pavement. Casting her eyes on his bulging arms and crotch-hugging leathers, she claims he’s every bit as dishy as Iggy Pop (and quite rightly so). In the process she reminisces the good old time when she used to wait on him and Bowie in an Italian greasy spoon on Nollendorfplatz. This allusion to the heroes went straight to my heart as my own memory and mythologies suddenly found an echo through their incorporation in the grand narrative and epic of the city. And actually many things coalesce in this short scene, which for me is where the whole film opens up: its exuberant humanity, the glowing evening sun, my own history in Berlin combined with fantasised pasts, an undefined, shapeless life wide open to the possibility of theatre. As director René Pollesch observes during the final rehearsal, just as everyone else seems to be losing it, Ohboy’s constant failure to show up, although confusing and not immediately comprehensible, is something from which some knowledge might be gained - the reverse of received knowledge and practice as it were. His vulnerability to the aggression and duress of city life as well as his dread of public exposure bring something unknown to the theatre, a way of being that the others, with all their certainties and secure economic status, might not be in the best position to grasp. After the film I felt incredibly elated, full of anticipation for the ones I would come across and get to know one way or another, and for a shared language and history I could aspire to be a part of.

20 January 2006

Palais Luminaire

English version

Palast der Republik, Berlin-Mitte

Ma vie poursuit son œuvre d'abstraction. Celle-ci s'affirme depuis mon arrivée à Berlin, une désubstantiation progressive, une évacuation de l’humain dont la presque complète absence constitue un état, étrange et jamais poussé à une telle extrême, de suspension sociale, la perfection glaciale du dénuement, la perpétuation de l’indifférence s'abîmant dans l'engourdissement de la volonté. Il s'agit de l'accomplissement d’un vieux rêve de mobilité et de désincarnation, à présent technologiquement réalisable: de voyages incessants en train au cœur de l’ancienne Europe - une sorte de Station to Station de l’ère cybernétique, l’arrivée tant désirée du Duc, messianique et finale comme celle du Prince, difforme et venu d'une ère révolue, dans Les Harmonies Werckmeister - d’une prolifération de machines qui m’assistent dans le maintien d’un contact distant et désincarné avec une vie sociale née du passé et qui réside dans d’autres pays. Sans donc en avoir vraiment conscience je suis devenu ce que rêve d’être depuis mon adolescence, un Thomas Jerome Newton dénué de l'élégance inégalée de l'original. Cette forme de normalité s’est insinuée sans que rien ne vienne la contrebalancer. Des faibles tentatives des débuts rien n'a subsisté - des clubs de boxe où je ne suis jamais retourné aux écoles de langue où mon statut d’enfant balbutiant qui avait tout à réapprendre était insupportable. Si je me suis sporadiquement lié avec certaines personnes c’était pour mieux me détacher d’elles et les laisser sortir de ma vie dans une apathie caractérisée. Ma tendance à l’idéalisation de la langue allemande n’est sans doute pas étrangère à cette situation. Au lieu de la considérer comme un outil concret dont la maîtrise s'acquerrait au jour le jour dans des efforts soutenus de socialisation, je la vois comme une articulation de structures abstraites brillant d’un éclat étrange et dont les sonorités ont un effet proprement hypnotique. Les mots que je profère ne sont destinés à personne. Ce sont juste des formes cristallines et complexes faites pour être contemplées en solitaire, telles des visions, des fantasmes d’histoire, un corps à corps avec le passé de la Mitteleuropa.

Chaque jour je suis dans la contemplation fascinée de cette ville, son architecture, son passé, la langue dont elle est le réceptacle. Hier je suis allé photographier le Palast der Republik, le néant monumental occupant son cœur, auquel on voudrait donner un sens nouveau, quitte à réincarner les formes d’un passé depuis longtemps enterré (en l'occurrence la réplique partielle du palais baroque des Hohenzollern, dynamité dans les premières années de la RDA). Sa démolition a été décrétée par acte du Parlement et - on le sait depuis le vote d'aujourd'hui - est maintenant imminente. Il est clair qu’il n’y a aucune place pour les vestiges du régime communiste, a fortiori le siège de ses anciennes institutions et manifestations publiques. Les usages alternatifs qui en ont été faits depuis sa fermeture et son démantèlement - festivals et manifestations artistiques d’avant-garde en tous genres - posent pourtant des questions essentielles sur la nature de l’architecture publique dans la ville contemporaine, la valeur de l’éphémère et du protéiforme - le chantier transitoire low-tech par opposition à la symbolique grandiloquente d'un historicisme lourdingue - les façons nouvelles de concevoir des espaces publics que l’ensemble de la population pourrait s’approprier, et partant le réinvestissement total de la ville. Même â l’état de ruine terminale l'édifice articule toutes ces questions et polarise les débats les plus essentiels sur l’avenir non seulement de Berlin mais de n'importe quelle ville soucieuse de valoriser ses espaces culturels publics.

J’ai avec le Palast une relation peut-être un peu trop émotionnelle. À mon sens il était (et peut encore devenir tant qu’il reste entier, malgré la volonté réaffirmée aujourd'hui du Bundestag de procéder à une exécution expéditive et efficace) l’équivalent du Royal Festival Hall de Londres, qui au moment de son ouverture à l’occasion du Festival of Britain de 1951 affichait clairement ses ambitions: devenir ni plus ni moins le Palais du Peuple. Il suffirait pour mesurer une telle perte d'imaginer un instant la fermeture et la démolition du Festival Hall (sous quelque régime ultra-conservateur fictif, par exemple) sous prétexte qu'un lieu aussi onéreux et frivole fait une part trop belle à la communauté (concept irrecevable par excellence au plus fort du thatchérisme) et à des sentiments vaguement gauchisants. Le Greater London Council, situé à quelques mètres de là au bord de la Tamise, tomba d'ailleurs sous le coup d'une telle hystérie idéologique et fut purement et simplement aboli. Donc si la déchéance planifiée du Palast et le processus d'occultation politique qui a mené à cette décision sont on ne peut plus suspects, c’est bien parce que les autorités, mues par des considérations purement idéologiques et peu désireuses de dévier de cette ligne, font non seulement montre d'un mépris absolu pour la mémoire d’une grande partie de la population (non seulement celle issue de l'ex-RDA mais tous ceux qui ont pris la juste mesure du lieu et de son potentiel social et culturel) avec une arrogance qui n’a jamais faibli depuis la réunification, mais aussi privent la communauté entière d’un lieu public polyvalent et transparent, ouvert sur la ville, situé à la fois au bord du fleuve et face au complexe de l’Île des Musées – une configuration presque identique au South Bank Centre de Londres, où il suffit de se rendre n’importe quel soir pour voir le pouvoir d’attraction d’un complexe de nature proprement socialiste. J’y passais des dimanche après-midi tranquilles, assis seul au bar et contemplant les jeunes familles du quartier qui venaient s’y détendre.

 

fast forward Quelques ouvrages sur le cas complexe du Palast der Republik:
- Brian Ladd, The Ghosts of Berlin (Chicago: The University of Chicago Press, 1997). Vue d'ensemble des sites historiquement 'problématiques' dont Berlin regorge.
- Anna-Innès Hennet, Die Berliner Schlossplatzdebatte im Spiegel der Presse (Berlin: Verlagshaus Braun, 2005). Revue de presse exhaustive sur les tribulations de ce lieu idéologiquement inextricable.
- Fun Palace 200X. Der Berliner Schlossplatz. Abriss, Neubau oder grüne Wiese? (Berlin: Martin Schmitz Verlag, 2005). Recueil d'essais très pointus sur le futur du Palast et plus généralement sur les façons nouvelles de concevoir les espaces publics dans la ville contemporaine, comprenant notamment une contribution de Rem Koolhaas et une mise en parallèle passionnante avec le projet qui ne fut jamais, le Fun Palace de Cedric Price.
- Volkspalast. Zwischen Aktivismus und Kunst (Berlin: Verlag Theater der Zeit, 2006). Exploration des multiples usages temporaires qui ont été fait de la structure avant le coup de grâce final et de ses enjeux politico-urbanistiques.
Voir également Bündnis für den Palast, organisation de résistance à la démolition du Palast formulant des alternatives pour sa réinscription dans le cadre urbain.

 

 

Bieder Revenge

Palast der Republik, Berlin-Mitte

Down by the river the Palast der Republik is in the throes of slow death. The seat of power of the late GDR will officially cease to exist despite renewed attempts by various organisations to avert its destruction. A crushing majority at the Bundestag has just struck the final blow and demolition work should start as early as February. Already the perimeter of the gutted bulk of stained concrete and copper-tainted windows is sealed off by a double ring of protective fencing. Staff from a private security firm are also making themselves very visible at every access point, presumably to prevent any last-ditch commando operation aimed at reclaiming the building. So lights are out after a glorious send-off a few months ago when Volkspalast, a series of multimedia events using the stripped structure’s frame and deserted lobbies as performance space, drew crowds for weeks on end. What started as the emblematic cultural centre and radiant social focus of a politically ambitious, if not exactly glamorous, country will die in agony, disemboweled and humiliated further in its slow dismemberment. On its vacant site we already know that a large grassy surface will be laid out until all the funds are raised to rebuild the old Berliner Schloss (or at  least a banal modern complex glossed over with a fake baroque front vaguely based on the original Hohenzollern pile, which the newly-created communist state had unceremoniously blown up to make room for its own military parades and various displays of national might). However the final costs and purpose of such a mammoth project are - not really a minor blip - still unclear.

It’s been a long, protracted struggle between government, architects, urbanists and supporters of the Palast. The building is one of those historically explosive and deeply controversial sites Berlin bursts with at every corner, and no doubt the long departed shell will still cast its long shadow across the city centre and in public discussions for years to come. At least we will have witnessed the most intensely passionate debates  about the intricate mechanisms at play between architecture, politics and history, whilst in the process the Federal Republic dazzled us with the most staggering display of blind ideology in its rabid desire to erase the defunct regime from historical consciousness. Looking to a pre-division, pre-Nazi, pre-everything-nasty-and-upsetting time in the mist of German tortured history, the Schloss is certainly harmless and untainted enough to give the respectable Berliner Republik its grandest monumental incarnation. On a more abstract level the dilapidated Palast, as Johannes Willms brilliantly writes in Die deutsche Krankheit, a devastating essay on the less than fabulous petit-bourgeois character of the country's search for national identity, had come to embody the semantic black hole engulfing all possible representation of the German self. The perpetuation of such a void is of course unbearable and the reappearance of the baroque wedding cake will, if resting on a totally fallacious premise and as anachronistic and misguided a project as can possibly be, provide the  regime with a cosy, unproblematic, if kitschy, historically validated vision of itself.

But the most upsetting thing in all this is the realisation that Berlin may have lost something as essential as its own version of London’s Festival Hall, the crowning glory of the 1951 Festival of Britain and a universally acclaimed, true people’s palace. On top of being a Party assembly hall the Palast had indeed a quasi-identical function - everyone in Ost-Berlin met there for a drink, a bite to eat or a boogie - and judging by the success of the last artistic events to be held there, the building, having long transcended its SED past and disturbing associations, had managed to stay just that despite its pathetic condition: a highly social place thriving on diversity and experimentation, tightly integrated into the urban fabric - the setting, framed by the Museuminsel and the river, being strangely similar to the South Bank itself - and conducive to a collective appropriation by visitors. Why the Palast wasn't allowed to keep serving that purpose despite the obvious lack of funds for the Schloss reconstruction is deeply suspicious, to say the least. Moreover its totally stripped shell lent itself to the wildest possibilities for future configurations and usage, thus giving it a flexible, impermanent, intrinsically polymorphous quality that was more reminiscent of avant-garde structures like Cedric Price’s (never realised) Fun Palace than anything any government would be ready to accept as the symbolic heart of its capital city. Hellbent on ridding Berlin of anything that may scare off long-awaited, big business they are instead promising us a green expanse of nothingness, and no doubt we’ll have many happy moments rolling in it on sunny days.

Royal Festival Hall, South Bank Centre, London

It is neither more nor less the hallmark of naked arrogance and crass cynicism, the blatant indictment of a cruel lack of vision. One truly longs for the progressive aspirations of a not so distant past. Times are indeed hard for people’s palaces (and for that matter all types of frivolous, costly, socialist follies - local public libraries merged into snazzy Idea Stores, lidos, those modernist ideals of cool sensuality, tarted up into garish, family-infested, all-round leisure complexes) and recent developments at the Festival Hall would seem to point towards the same fate of over-optimised visibility. The building is being restored to its former gleaming self (not a bad idea as far as the acoustics is concerned, but also possibly the advent of a hyperreal Festival Hall, overdetermined in its meaning, with every square inch strategically thought out to maximise commercial exposure) and, as the surest sign of things to come, its riverside front is now masked by a new shopping precinct of the most vacuous kind. One of the last places in London to be still relatively untouched by commercial trash - and one of its finest buildings - is made illegible and diminished by a vulgar shopping arcade, a further testimony, if need be, to how hideously mercantile the city has become. I liked the worn carpets, empty concourses, dead corners and slowly unfolding Sunday afternoons at the old Festival Hall, just like the (admittedly a bit skeletal) tattiness of the Palast could have been the promise of many other things. We should love our ruins, nurture the worn out, the shabby and the imperfect in our cities, the heavy pasts and complicated histories, the part of shadow and irreducible strangeness that the obsessive drive to profitability and neat, cosy narratives are slowly killing off and debasing into the blandest mediocrity.

 

fast forward A few books on the bewilderingly complex case of the Palast der Republik:
- Brian Ladd, The Ghosts of Berlin (Chicago: The University of Chicago Press, 1997). An overview of all those historically problematic sites  Berlin is so fond of.
- Anna-Innès Hennet, Die Berliner Schlossplatzdebatte im Spiegel der Presse (Berlin: Verlagshaus Braun, 2005). A very exhaustive press review showing how the subject has been tackled over the years.
- Fun Palace 200X. Der Berliner Schlossplatz. Abriss, Neubau oder grüne Wiese? (Berlin: Martin Schmitz Verlag, 2005). A collection of essays and reflexions on the building’s future and more generally the manifold, multilayered ways to conceive public space in the contemporary city, including contributions by such celebrities as Rem Koolhaas and a fascinating parallel with Cedric Price’s mythical Fun Palace.
- Volkspalast. Zwischen Aktivismus und Kunst (Berlin: Verlag Theater der Zeit, 2006). An exploration of the many alternative uses and artistic appropriations of the building in the years prior to its demise.
Plus Bündnis für den Palast, the organisation struggling for the defence and the rehabilitation of the Palast as a (another dirty word) community venue.

12 November 2005

L'Enfer et son Double

Cité des 4000, La Courneuve - Centre commercial

Les périphéries occupent une place fondamentale dans la mythologie parisienne et incarnent l''envers abject' du centre radieux et apollinien du pouvoir politique. Hors les murs les actes les plus inqualifiables et extrêmes sont fantasmés par des habitants fortement titillés mais retranchés derrière un dispositif de protection visible ou plus diffus contre ces excès et débordements criminels (des fortifications démesurées de Thiers aux contingents de CRS détachés à la surveillance continuelle des espaces publics - présence policière ayant hier atteint son paroxysme paranoïaque lorsque l'état d'urgence fut décrété intra-muros par la Préfecture de Police, qui n'en est en la matière pas à son premier coup d'essai) [1]. Déjà au-delà du Mur des Fermiers Généraux s'étendait une zone incertaine autour des boulevards extérieurs où beuveries et prostitution attiraient toute une faune en quête de sensations. De même la 'zone' proliférant au pied de Fortifs désaffectés pour cause d'inutilité flagrante cristallisait toutes les frayeurs et les désirs de la ville bourgeoise dans son incarnation d'une brutalité authentique. Cette fascination pour l''authentique' ouvrier - plus c'est lumpen, mieux c'est - de l'Apache au Laskar en passant par les Blousons Noirs, est une constante de l'imaginaire et atteint aujourd'hui, notamment grâce à l'internet, des sommets libidinaux inégalés [2].

Car l'on attribue fantasmatiquement à la banlieue des qualités extrêmes: outre son caractère intrinsèquement criminogène elle est le site d'une sexualité monstrueuse et incontrôlée, porteuse de la destruction des valeurs d'ordre et de civilisation incarnées par Paris, de la prostitution autour des Fortifs aux tournantes dans les locaux à poubelles. Et c'est bien de cette terreur ultime qu'il est question, et que les événements récents portent à incandescence: la prise de Paris par la jeunesse, son viol et sa mise à sac, comme Constantinople brillant au milieu d'une mer de sauvagerie. C'est la sur-qualification de ces lieux qui - par rapport par exemple aux banlieues anglaises proprettes, qui, dans l'uniformité fade et mortifère de leur confort, souffriraient presque au contraire d'une sorte de sous-détermination, même si elles sont d'ailleurs elles aussi 'sexuellement fantasmées' - plus wife-swapping entre thé et petits gâteaux que gang-bang dans une cave pisseuse, c'est vrai - les rend uniques et en fait le réceptacle de craintes protéiformes - une sorte de refoulé peut-être, où terreurs de la marginalisation, du déclassement et du chaos qui nous menacent tous dans notre fragilité se projètent sur ces lieux - et sont à l'origine d'un rejet radical, d'une stigmatisation fatale dont la France ne se relèvera jamais sans un travail de fond considérable sur elle-même (à commencer par sa relation troublée avec son passé colonial), qui nécessiterait une impulsion et une vision inédites de la part du pouvoir et de la société civile en général, un peu à la manière des mouvements citoyens allemands qui ont à partir des années quatre-vingt permis une confrontation progressive au passé dans une sorte de Verarbeitung collective. Seulement, voyant le gouvernement actuel à l'œuvre, la tentation de faire du chiffre risque encore une fois de tout emporter dans un tout sécuritaire et un quadrillage policier plus exorbitants que jamais.

L'avancée pionnière de la Région Parisienne se poursuivit jusque dans les champs de betteraves de la grande couronne. Grigny s'est posée dans ce nulle part informe telle une cité merveilleuse et mythique, prête à accueillir les prolétaires de Paris et leurs petits enfants. Il existe un documentaire fascinant sur la vie à la Grande Borne quelques années tout juste après son inauguration: L'Enfer du Décor (1973), une production de l'ORTF à forte approche sociologisante et imprégnée des théories très à gauche alors en vogue. Aillaud lui-même y apparaît dans son rôle de démiurge à la carrure de vieux lion fourbu, intervention contrastée avec une jeunesse en gros ceinturons cloutés et coiffure à la Ringo qui déplore déjà l'ennui assommant de l'endroit et l'ingratitude du cadre urbain, malgré sa grande charge onirique voulue par l'architecte. On y voit aussi des mères évoquant leurs tentatives de suicide ratées dans le lac de Viry et quelques jeunes gens 'spontanément' mis en scène dans des accès de rage anti-architecturale et faisant part de la discrimination à l'empoi dont ils sont les victimes. Devant la télé où Cloclo passe au même moment, l'un des ces jeunes raconte comment une place de manutentionnaire lui a été refusée au supermarché de Grigny 2 (un autre quartier transfiguré par le fameux '2' - le top du futurisme dans les années soixante-dix et sans doute aussi la plus haute marque de standing, cet ensemble gigantesque était destiné à une population plus 'aisée' et était ainsi doté d'un grand centre commercial et d'une connection au réseau ferré) à la simple évocation de son lieu de résidence. Ça fait froid dans le dos et l'on finit par se questionner sur le pourquoi d'une stigmatisation aussi forte des lieux dont la France semble avoir la spécialité. Ce qui est encore plus choquant c'est que cela se passait en 1973, donc bien avant les effets du choc pétrolier et les phénomènes de chômage de masse qui quelques années plus tard allaient décimer ces quartiers. Ce qui laisse penser que la disqualification et la mise en orbite dans les périphéries urbaines des franges sociales les plus vulnérables est endémique et systématique, consubstantielle même à la société française et à la vision de ses élites.

Il existait aussi des rumeurs de prostitution dans les caves, ce qui évoque Deux ou trois Choses que je sais d'elle de Godard et son articulation des ségrégations urbaines à la commodification omniprésente de la sexualité féminine. Dans une de ces caves se déroule une autre scène de L'Enfer du Décor, qui est à la fois choquante et extraordinaire de virulence par la colère et le ressentiment qui s'en dégagent 'déjà en 1973'. Une rangée d'adolescents exhibent sur leurs avant-bras de gros tatouages baveux façon centrale de Fleury et entre deux slows (la musique est déchirante) avec des jeunes filles à l'air triste se lancent dans une diatribe violente contre le cynisme d'une société qui les maintient dans une misère ignoble et le cadre urbain qu'ils sont condamnés à occuper. Aillaud en prend plein son grade, lui qui, errant seul dans sa cité, semble par ailleurs commencer à comprendre que son œuvre est vouée au naufrage. Dans la danse les couples s'agrippent, prélude à l'amour qu'ils iront faire plus tard dans un des blocs en courbe au nom de phénomène cosmique, traversant les pelouses désertes et plongées dans le noir, à des années-lumières de Paris qui irradie au loin. Avant le désastre qui allait frapper, le mépris intolérable du pouvoir, les réhabilitations tape-à-l'œil, l'abandon final des années quatre-vingt. Car que la droite giscardienne se fût lavé les mains de lieux et de populations qu'elle infantilisait n'a rien d'étonnant - c'était dans sa nature même. Mais que la gauche, si longtemps restée au pouvoir et sous le règne de laquelle la misère sociale s'est considérablement aggravée, ait si ouvertement perpétué le scandale est un constat impardonnable qui devrait  aujourd'hui forcer ses ténors à la plus grande humilité.

 

[1] Sur la débauche des périphéries et les migrations de la turpitude: Nicholas Hewitt, 'Shifting Cultural Centres in Twentieth-Century Paris', in Michael Sheringham (ed.), Parisian Fields (London: Reaktion Books, 1996).

[2] Sur les différentes incarnations des limites de Paris et une évocation détaillée de la 'zone' des Fortifs, le tout enrichi de très belles cartes: Jean-Louis Cohen & André Lortie, Des Fortifs au Périf. Paris, les Seuils de la Ville (Paris: Éditions du Pavillon de l'Arsenal, 1991).

12 August 2005

Terrains vagues, si vagues

English version

L'Alexanderplatz est un endroit complexe. Non seulement absurdement immense, mais aussi impossible à appréhender de façon unitaire et cohérente. Vue d'en haut la fontaine dédiée à l'Amitié entre les Peuples (entendre entre les nations du bloc communiste), une composition à colonnes de hauteurs graduées disposées en cercle d'où cascadent quelques jets d'eau (les carreaux faune et flore du bassin font penser à ces cadeaux de Fête des Mères qu'on était forcé de produire chaque année) et qui à chaque passage me frappe par sa taille modeste dans un espace si démesuré, devait marquer le centre d'un dispositif spatial constitué d'objets architecturaux disparates et sans véritable lien entre eux. Elle était en effet insérée au cœur d'une spirale inscrite dans le dallage et dont les ondes concentriques structuraient visuellement et très superficiellement l'immensité ambiante. Au niveau du sol rien de tout cela ne se laisse entrevoir - la gestuelle grandiose de l'urbanisme triomphal socialiste 'à programme' étant le fait d'un architecte démiurge agençant tout du haut de son olympe de béton craquelé et de vieux lino - et l'on reste troublé face à l'hétérogénéité illimitée de cet espace morcelé et comme constitué de plaques mouvantes glissant à la dérive - et d'autant plus à présent qu'une infinité de petits chantiers indépendants en perturbent sans cesse la surface.

Alexanderplatz - Terrain de jeu provisoire

La place est socialement occupée de façon très fragmentaire. Les complexes commerciaux ainsi que quelques lieux 'marqueurs' tels que la susdite Fontaine der Völkerfreundschaft et l'Horloge Universelle Urania constituent les pôles d'attraction d'une activité sociale diverse, dont les hordes de jeunes punks+chiens au style immaculé après un dimanche à Camden Town, qui ont toujours des choses à se raconter autour des bouches de l'U2 comme jadis Place des Innocents. Par-delà la ligne de tramway, qui délimite l'étendue de façon plus déterminante qu'elle n'en a l'air, l'espace change sensiblement de nature, devient plus indéterminé et mouvant, tout de monticules de gazon informes et de parcelles sans affectation particulière et striées de chemins aléatoires. Il est très difficile à déchiffrer et semble être le théâtre d'une présence humaine incertaine et sporadique. Parfois des vendeurs à la sauvette ou des skaters l'investissent brièvement. La Volksbühne y a aussi monté des structures légères pour des shows informels. Coincé entre le tramway et la 'rue' (en fait d'énormes autoroutes intra-urbaines comme on savait si bien les faire alors) et délimité par aucune architecture 'en dur', ce morceau d'espace est l'un de ces spaces of uncertainty, ces lieux vagues et marginaux qui déterminent tant le caractère de Berlin, tels que les explorent les architectes Kenny Cupers et Markus Miessen dans leur petit livre lumineux du même nom. Je reparlerai par intermittence de ce livre tant la densité d'idées en correspondance étroite avec la thématique de ce site exige qu'on y revienne [1].

U-Alexanderplatz - Passage souterrain

Dans l'indistinction verte il y a quelques bouches d'accès au réseau de passages souterrains qui traversent l'anneau de voies rapides. Ces couloirs semblent très peu empruntés étant donnée la fonction stratégique du lieu. Il y descend au contraire une paix, un silence soudains dans l'odeur lourde et troublante du métro berlinois qui dérive en nappes. On ne sait vraiment ce à quoi tous ces tunnels et escalators mènent tant la signalétique est approximative. Même sous terre l'incertitude règne, le calme des passages au carrelage orange-RDA à l'issue desquels un mode différent commence, ignoré car trop difficile d'accès. Une autre orientation de l'espace, un autre continuum temporel. Le blanc des petits carreaux de faïence et le bleu maritime des façades de la Karl-Marx-Allee, la paix de l'avenue malgré sa largeur gigantesque, son humanité inattendue la rendent étrangement agréable. Il y règne comme un vague sens de promesse. On y pense à la Russie, pas tant à cause de l'architecture que du ciel glacé et pâle qui s'affadit vers l'horizon. On imagine que les perspectives de palaces staliniens se poursuivent jusqu'aux confins de Berlin, et que jusqu'à la Russie une longue voie triomphale ponctuée de structures fantastiques poursuit l'enchaînement de pierre. En fait tout se délite rapidement bien avant le Ring Bahn. Dans l'emphase doucement anachronique de cette avenue le désir revient et se reforme avec une force terrible dans la mémoire des amants de l'été et des soirées sous les lustres à cristaux du Kino International.

 

[1] Kenny Cuppers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann KG, 2002). Au sujet des dispositifs de contrôle dans l'urbanisme de l'ancien bloc communiste, voir: David Crowley & Susanne E. Reid (eds.), Socialist Spaces. Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc (Oxford: Berg, 2002).

 

Vakuum am Alex

Alexanderplatz - Park Inn Hotel

The Alexanderplatz is a complex place. It's absurdly vast and can't be considered in any coherent, unified manner. Seen from above the fountain dedicated to the Brotherhood of Nations (communist only), a surprisingly small structure consisting of a cluster of stylised Doric columns spurting out water into an ornamental basin (the almost childlike floral tiles are reminiscent of the sort of presents we made for Mothers' Day), was to be the heart of a grand architectural composition stitching together hitherto disparate, disconnected objects into a modicum of unity. It was the crowning piece of a huge rippling spiral set in the pavement whose lyrical sweep was to encompass the whole square. At ground level none of this can however be seen - the grand gestures of socialist urbanism were the prerogative of a godlike architect shaping the world from atop his stained concrete and cracked lino-ed tower - and one is bewildered by the sheer expanse of an incomprehensible, fragmented space made up of randomly drifting plates and disrupted here and there by building sites like so many micro-attempts at improvements which one day may gel into something altogether more harmonious and urbane.

The social make-up of the Alex is equally heterogeneous. The shopping complexes and a few landmarks such as the aforementioned Fountain der Völkerfreundschaft and the Urania Universal Clock act like magnets around which all sorts of social activities take place, not least the regulation sit-ins of dog-accessorised groups of teenage punks around the U-Bahn entrances, all kitted out in the latest Camden gear. Past the tramline, which splits the space in a sharper way than is first visible, a more undetermined, porous world starts. It lacks legibility and consists of a maze of derelict grounds devoid of any clear function and randomly placed grassy mounds. Human presence is transient and sporadic. Sometimes peddlers and skaters tentatively use the patch. A while ago the Volksbühne even set up temporary light structures for some impromptu in the open air. Stuck between the tramway and the road (in actual fact a full-blown inner-city highway of the kind only Ostblock urbanism could drive into the hearts of its cities) and demarcated by no architectural hardware, this unstable fragment of land is one of those interstitial spaces of uncertainty, which seem to define so much of Berlin's urban experience, as theorised and explored by architects Kenny Cupers and Markus Miessen in their eponymous, wonderful essay. I will occasionally come back to it as the density of the ideas it develops, which tie in with the thematic of this site, deserves further investigation [1].

In the green void there are a few entrances to the subways that criss-cross underneath the motorway ring. These tunnels are little used considering the importance of the Alexanderplatz as a transport hub. On the contrary the atmosphere is strangely peaceful with the strong, unsettlingly erotic smell of the Berlin underground drifting in the half-light. It's unclear where those GDR-hued tunnels lead to as the signage is as vague and uncertain as the space above. There is just silence and the prospect of another world at the end of the underpasses, remote and vague. Another sense of space, a different time continuum. The biscuit-coloured tiling and breezy blue of the blocks of flats on the Karl-Marx-Allee, the emptiness of the avenue contrasting with its delirious size, its unexpected humanity make it strangely pleasant and faintly anachronistic. A vague sense of promise and anticipation pervades the air. Russia comes to mind, because of both the architecture and the sky it's delineated against, an icy, pale blue sky fading into the horizon. I sometimes imagine that the long row of Stalinist palaces unrolls undisturbed as far as the edge of Berlin, and that the triumphal avenue is then lined at regular intervals with grandiose structures all the way to Russia. In actual fact it's already over well before the Ring Bahn. In the time-warp of the Karl-Marx-Allee desire comes back with considerable force and conjures up memories of summer lovers, of chandelier-lit parties at the Kino International.

 

[1] Kenny Cuppers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann KG, 2002). On the strategies of control in Ostblock urbanism, see also: David Crowley & Susanne E. Reid (eds.), Socialist Spaces. Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc (Oxford: Berg, 2002).

30 June 2005

Le Grand Saccage

English version

Cité du Mont-Mesly, CréteilCité du Mont-Mesly, Créteil

Derrière tout débat sur les banlieues se profile une présence incontournable: celle de l’architecture. L’équation banlieue irrécupérable - architecture moderne s’accompagne souvent d’une attaque en règle de conceptions urbanistiques et formelles décriées et que l’on voudrait pour toujours passées à la trappe de l’histoire. Se pose dès lors cette question lancinante: sont-ce de telles formes urbaines qui engendrent les problèmes de criminalité et d’insécurité, ou ces formes servent-elles seulement d’amplificateur à des phénomènes sociaux pré-existants? Ces différents facteurs sont si intimement liés qu’il est souvent difficile de distinguer les causes des effets. Désigner l’architecture comme la source fondamentale de toutes ces tracasseries présente donc de nombreux avantages, dont celui non négligeable de ne devoir y réfléchir trop longtemps.

Pour les pouvoirs publics, la réponse est claire et se traduit souvent par des actes d’abolition extrêmes, le dynamitage étant de loin la méthode la plus prisée, et un véritable business qui plus est. En effaçant toute trace de ces cités les problèmes qu’elles véhiculent et abritent devraient être en toute logique également éliminés. Croit-on sérieusement que le sous-emploi, la misère sociale, culturelle et affective, les tensions intercommunautaires, s’évanouiront comme par enchantement une fois les tours rasées et remplacées par d’avenants petits pavillons? Le dynamitage est certes un événement télégénique de premier ordre (avec son atmosphère d’exécution publique pour toute la famille et le rituel de mise à feu par une petite vieille au bord des larmes), mais qu’en est-il des processus essentiels qui permettront aux nouveaux lieux de fonctionner: l’inclusion sociale, le développement d’une nouvelle forme de citoyenneté et de solidarité, qui passent inévitablement par l’éducation et l’emploi? Était-on réllement sérieux en pensant que l’implosion de la barre Ravel des 4000 ou le rebadigeonnage fantaisie des façades de la Grande Borne allaient changer quoi que ce soit? C’est demander beaucoup aux architectes et surtout leur faire porter le fardeau d’une politique sociale catastrophique.

Certes les grands ensembles des Trente Glorieuses pêchaient de bien des façons et beaucoup présentaient des problèmes structurels très graves: éloignement des centres urbains et ségrégation géographique, d’où un sentiment de coupure et d’ostracisme par rapport à une vie sociale qui se déroulait ailleurs. De même la qualité souvent faible des systèmes de construction, à une époque où il fallait bâtir vite et en masse, entraînant une dégradation rapide de l'environnement architectural. Mais le coup de grâce est très certainement venu de l’incurie des pouvoirs publics et de leur politique sociale au rabais: investissements insuffisants en équipements collectifs, transports publics mal adaptés, manque d’entretien des immeubles et des parties communes - les cités étaient des projets architecturaux ambitieux et nécessitaient énormément de soins - mais surtout la concentration de populations fragilisées et une accumulation continuelle de misères en cercle fermé, d’où une intensification des problèmes proportionnelle à la densité de ces ensembles, transformés en énormes caisses de résonance.

Il y a fort à parier que les cités (du moins les mastodontes les plus emblématiques) disparaîtront une à une dans leur exécution programmée, et que le pays trouvera sa consolation dans le tout-pavillonnaire (comme il est effectivement encouragé à le faire). C’est toutefois ignorer le devenir des villes au niveau global et les impératifs écologiques auxquels celles-ci sont maintenant confrontées. Comme un nombre croissant d’architectes (dont Richard Rogers) le préconise, il est écologiquement plus viable de bâtir en hauteur et de façon compacte à des densités très élevées - donc tout l’inverse de l’étalement pavillonnaire à l’américaine et du gaspillage énergétique afférent. La question des tours divise encore beaucoup à Paris, mais à Londres - une ville aussi urbanistiquement traumatisée que Paris et tout aussi disposée au dynamitage - on repense à construire... des tours, mais seulement à certaines conditions: finis la pisse partout et les coins obscurs, tout ne sera que ventilation naturelle, luminosité et nouvelles technologies. Fini les indigents qui cassent tout, la population sera bien élevée et, bien qu’on la veuille toujours au départ suffisamment mixte, triée sur le volet. Luxe, calme et volupté mais seulement pour ceux qui sauront payer. Dès lors tous les moyens financiers seront mis en œuvre pour l’entretien des ces ensembles qui seront harmonieusement intégrés à leur environnement et profiteront pleinement de la vie urbaine. Quant aux vraiment pauvres, nul ne sait ce qu’il en adviendra. Les grands ensembles d’antan seront sûrement toujours là, mais sans les moyens financiers, sans les plaisirs de la ville, sans accès à une quelconque visibilité participative.

Le dynamitage d’une architecture honnie et méprisée trouve aussi au niveau du langage son corrélat tout aussi violent. Les politiques ont récemment fait montre d'audace à cet égard, en usant d'un langage démagogique et volontiers transgressif - je pense bien entendu aux promesses de "nettoyage" faites par le Ministre de l'Intérieur à La Courneuve. C’est comme si l’architecture (et par extension ceux qui l’occupent) était si infâme, si répugnante, si au-delà du pensable, que l’on se sent autorisé à prendre des libertés inconcevables dans le beau Paris haussmannien. Que l’on manque à ce point de respect pour ces lieux - où l’on vit, grandit, apprend, travaille comme partout ailleurs - est d'un histrionisme crasse, une insulte impardonnable de la part d’une classe politique en pleine décomposition qui y perd encore plus de sa crédibilité. En entendant ça j’ai eu le sentiment que c’était un peu de ma vie et de ma mémoire que l’on voulait passer au Kärcher.

 

Classism begins at Home

Cité du Mont-Mesly, Créteil

In France architecture looms large over any debate on the future of the banlieues. The equation "doomed suburbs - modern architecture" has become a cliché and justifies sustained attacks on discredited architectural models that are assumed to have been dumped on the scrapheap of history. But a question lingers on: are these urban forms responsible for the social meltdown that blights them, or do they simply amplify pre-existing conditions? So many factors are so inextricably linked that it is difficult to have a clear appreciation of the issue. One thing is certain however: architecture is the ideal scapegoat thanks to which a complex problematics is reduced to a few easy sound bites, thus subverting the chance of an informed, in-depth reflection.

For the authorities the answer is clear and finds its expression in extreme acts of destruction, the dynamiting of buildings being by far the most popular method - and a successful business too. By erasing all traces of these places the problems they generate and perpetuate should logically disappear too. Can we really believe that chronic under-employment, social, cultural, emotional, sexual poverty and racial tensions can vanish as if by magic after the dismantlement of a few tower-blocks and their replacement with cute, neo-vernacular detached houses? Blowing up a high-rise is of course a very strong symbolic, media-friendly act, a family event with an unnerving atmosphere of public execution, face paint workshops for the children and the obligatory weeping old dear at the detonator. But what of the vital processes that would make the place resume a normal life, what of social inclusion, the development of a new form of citizenship and solidarity which can only stem from education and access to employment? Can we really seriously consider destruction or cosmetic window-dressing as the panacea for social regeneration? That's a tall order and a huge demand to make on architects, whose achievements act as a smoke-screen and bear the consequences of a disastrous social policy.

It has to be said that many of the labyrinthine estates of the Post-War period suffered from the same structural problems that were to precipitate their downfall. First, their isolation and geographical segregation from urban centres, generating a feeling of ostracism and rejection from mainstream social life; then, more often than not, the shabby quality of building components at a time when the pressure was high to pile them up as fast and cheaply as possible, causing an alarmingly rapid deterioration of the structures. However the deathblow came from the authorities and the senseless social policy they implemented decade after decade: absurdly low investments in communal facilities, deficient public transport, lack of maintenance of the buildings and the collective parts - these were large-scale, ambitious projects which required considerable care - and above all the concentration of deprived communities in densely populated areas, which were turned into enormous resonance chambers of alienation and misery.

We can reasonably assume that most of these places (at least the most emblematic ones) will be wiped out one after the other in a big collective drive towards a detached dream of home-ownership and shopping malls - and the French government shows every sign of encouraging such a vision, which blatantly goes against the only ecologically viable alternative for sustainable cities: high-rise, high density and tightly-knit compact neighbourhoods (as formulated in Richard Rogers' Cities for a small Planet, for instance), the perfect antithesis to the American suburban, energy guzzling megasprawls. The issue of high-rise buildings is still a far too sensitive one in Paris, but in London -  equally traumatised in the sixties and with the same penchant for dynamiting - the likelihood is that towers will be built again and allowed to once again transform the skyline. However the new communities will be quite distinct from the old ones: no more piss-drenched hallways and dark corners, all will be renewable energy, optimal exposure to light and new technologies. No downtrodden families from sink estates, but well-mannered dwellers forming an attractive social mix -  which always sounds very ambitious but is usually far less so in reality -  harmoniously integrated in the urban fabric and enjoying bustling metropolitan life. As for the poorest, most vulnerable elements in society no one can really tell where they will go. The old monstrosities will probably still be standing but without the financial viability, the pleasures of city life or any hope of social visibility.

The destruction of a despised, universally loathed form of architecture finds its most appropriate and equally violent correlation in the declarations of high-ranking politicians who feel free to use the most outrageous language to demagogic effects (the Kärcher clean-up of La Courneuve promised by Sarkozy, for starters). It's as if the architecture (and by extension those living in it) were so repellent, so disgusting, so beyond the realm of representation that one feels entitled to take liberties that would be inconceivable in more respectable areas, and certainly not in the rarefied, refined social circles of Paris. To lack the most elementary respect for these places - where people live, grow up, learn, work like everywhere else - amounts to nothing more than crass histrionics for the benefit of a discredited French political class. It also painfully feels as if a part of my life and personal memory were relentlessly trampled underfoot.

26 May 2005

Les Absences d'Erika

English version

 

WIEN

Lange Gasse, Josefstadt, Wien

  Gay sex shop, Schöneberg

À Vienne, sur l’esplanade du Museum Quartier, les corps sont étendus au soleil sur des divans-sculptures d’un vert tendre. Le mien aussi, qui s’est joint aux autres et dénudé à la vue de tous. Je me sens bien dans l’évidence de l’acceptabilité de mon corps. La boxe aura été un événement déterminant dans le retournement majeur de son histoire. Il est exposé au cœur ardent de Vienne et tout se termine là. Il n’y a plus rien à en dire. Il a tout juste commencé à exister et continue de le faire. Ce sont des étés réappropriés qui s’enchaînent, ceux que j’avais peu à peu commencé d’échafauder à Londres avec un succès incertain. C’est à Berlin que son histoire devait s’accélérer et éclater dans l’insouciance, les parcs, le soleil, les hommes des sex-clubs. Mes étés sont les miens. Le cycle est complet depuis les dernières vacances désastreuses passées avec la famille de la honte, dans la station balnéaire de la côte Atlantique où l’on a pris congé de moi. Les sarcasmes pleuvaient sur ce corps qui changeait rapidement et de manière incompréhensible, me tourmentait, n’avait plus de sens. Mes angoisses étaient immenses. La ridicule était le fait de tous – le père, la mère, le frère de concert – et a inauguré vingt ans d’une invisibilité forcée.

À Vienne la sensualité et l’insouciance des jeunes hommes et femmes sont éclatantes, mais qu’en était-il en 1950, quand tout est retombé, dans le silence du cataclysme allemand? L’atmosphère devait y être intolérable. Le non-dit a tout écrasé et aucune question n’a jamais été posée. Contrairement à l’Allemagne qui a tenté dans l’agonie d’apporter des réponses et une posture intellectuelle viable vis-à-vis de son histoire, l’Autriche est restée étrangement déterminée à ne rien soulever – voire même à se poser en victimes de l’Anschluss. Vienne devait être irréellement suffocante et pleine des complots de ceux qui espéraient pouvoir réinstaurer le Reich. L’atmosphère du Portier de Nuit de Liliana Cavani (même si sa sexploitation stupéfiante du nazisme et des camps est discutable) doit être très proche de la réalité, dans la claustrophobie des grands hôtels ou du Karl-Marx-Hof, où les deux amants de barricadent. De même, le monde fantasmatique d’Erika Kohut dans La Pianiste d’Elfriede Jelinek, s’inscrit dans l’étouffement général d’une ville grandiose et devenue trop grande pour un pays atrophié et au climat délétère, que l’on n’aperçoit dans la vision filmée du roman que très partiellement mais de manière terriblement suggestive.

Sauna, Josefstadt, Wien

Au sous-sol de la pension il y a un sauna pour hommes. Il n’est annoncé que par un couloir étroit et la forte odeur de chlore qui envahit le vestibule. Bien qu’il soit ouvert en permanence je n’y ai jamais vu entrer personne. À l’entrée il y a tout l’équipement dévolu au maintien de l’hygiène et au bon déroulement des opérations, des chariots et autres engins à roulettes contenant le nécessaire pour prévenir un possible désagrément. La technicisation du désir, les mécanismes et opérations invisibles permettant la perpétuation du plaisir et du fantasme au cœur du complexe sont rejetés à la périphérie. Comme dans ce sauna de Shoreditch où j’allais souvent le samedi. C’était un bâtiment bas miteux et tout en préfabriqué dont l’entrée avait été flanquée d’un portique antiquisant et de vasques. Voila ce à quoi se résume le désir des hommes: un prefab crade coincé entre deux ponts de chemins de fer et un parking.

Cela me ramène par extension à la New Babylon de Constant où la mécanique de la grande mise en scène devait rester aussi savamment cachée (on ne sait d’ailleurs vraiment où), de façon à ce que les zones de désir mouvant et d’ambiances artificielles soient préservées sans interférences de la technologie sous-jacente. Comme au sauna le monde merveilleux du désir et de la baise ludique auraient été maintenu dans un décor de fantaisie aux limites très faciles à transpercer. Se serait alors révélé l’horrible business de l’ingénierie hygiénique, de la manipulation et de la grosse mécanique. Et les pistes d’atterrissage du toit auraient sans doute été desservies par de grosses bittes en verre dignes de la gare de Prague, et les débits de boisson dont New Babylon devait être parsemée pour stimuler l’humeur de ses habitants avant quelque intervention collective, la scène d’infinies dévastations gastriques. Je pense à ma mère et à ce qu’il en serait advenu dans les labyrinthes de New Babylon. Ma mère, nomade ludique, ecstatique dans sa traversées des secteurs ouverts aux quatre vents, elle qui a toujours craint par dessus tout ce que ‘diraient les voisins’. Aurait-elle même vu la Révolution? Y aurait-elle seulement pris part? La seule expérience qui aurait pu se rapprocher des secteurs de New Babylon est celle des nombreux centres commerciaux de la Région Parisienne, autant de mégastructures dotées d’une ambiance distincte et nettement hiérarchisés en fonction de cela. Ainsi l’Agora d’Evry a-t-elle détrôné La Belle Épine, devenue trop vieux jeu dans la jungle stylistique des années soixante-dix, face à Créteil-Soleil, qui n’avait jamais fait le poids - trop loin et caverneux. Mais New Babylon étant libérée de l’emprise de la commodité, l’idée est irrecevable. Et ma mère, survivante d’un ordre ancien, aurait donc dû suivre la cavalerie, sans bibelots ni babioles, et jouer, jouer, jouer...

À Vienne, un soir d’orage. Àprès la traversée d’Augarten, un parc hérissé de tours de défense en béton brut datant de la dernière guerre, au détour d’une rue, la lumière est devenue très intense au-dessus des toits. La lumière, alliée à la couleur de la pierre, et capturée dans l’ambiance qui régnait là à cet instant précis ont créé un sentiment fugace d’une force extraordinaire. Quelque chose me forçait à rester dans cette rue et à comprendre la nature d’un tel sentiment. Le tramway est ensuite arrivé du coin de la rue dans un éclat de soleil aveuglant... De toutes les voix électroniques des transports publics européens, celle de Vienne m’affecte au plus haut point. C’est celle d’un hommes aux accents lancinants, très expressifs. Un homme que j’imagine tourmenté dans les mélopées sans fin des destinations et interconnections à annoncer. Les voyelles trainent, le ton est presque radiophonique, d’un autre âge. Il donne des instructions d’état d’urgence au cœur d’une insurrection indeterminée, telle celle décrite dans Le Bleu du Ciel de Bataille. J’ai pensé que j’aimerais parler l’Allemand de cette façon, d’une façon à la fois mécanique et lyrique. Depuis j’essaie en public d'imiter le mieux possible l'homme électronique de Vienne. C’est très facile et semble donner à ma voix un timbre, elle que j’ai toujours pensée instable et sans qualité particulière.

 

PRAGUE

Casino, Prague

Train à destination de Prague. La gare de Dresden est immense et recouvre peu à peu toute sa dignité grâce aux spectaculaires verrières de Sir Norman. Je songe au caractère résolument romantique des voyages ferroviaires en Europe et me demande encore comment le Thin White Duke a pu faire tout ça et garder toute son allure, avoir une si belle peau après une nuit en couchette. L’Europe Centrale d’alors, même si sous contrôle communiste, avait-elle encore une aura assez forte pour permettre de telles attitudes de dandy? Sous le coup d’une uniformisation croissante et du déferlement des commodités les plus triviales - y compris architecturales - peut-on encore s’y croire ? Sous la grandeur inerte et superbement mise en scène de Prague, affleure sa réalité contemporaine. La profusion de casinos, de bars non-stop et de sex-clubs en ont fait une ville totalement investie par et réinventée pour les hordes de yobs anglais qui y débarquent pour des itinéraires éthyliques pré-programmés. Prague incarne la prostituée d’Europe de l’Est, docile et prête à l’emploi, suivant un processus de sexualisation de la ville dont la portée est totale. Un court instant je n’ai plus vraiment su où j’étais, tant ma vision était exténuée dans la perfection lisse des rues. Toutes les villes d'Europe se confondaient dans la multiplication ad infinitum des mêmes chaînes internationales et zones pétionnières incontournables, où tout s’abîme dans la même expérience d’hyperconsommation et le sentiment irréel et désagréable de flotter dans un lieu réductible a n’importe quel autre. L’architecture semblait générique et résumer à elle seule l’idée d’Europe Centrale. J’eus le sentiment que ma quête de l’Europe mythique devait s’arrêter là, dans la dilution globale, l’interchangeabilité des sentiments et des visions, une dé-localisation terminale et irréversible. L’échéance cauchemardesque du monde selon Koolhaas.

Gare Centrale, Prague

Gare Centrale, Prague

Ce matin je pensais aux photos de groupes prises à l’école primaire, la fierté des familles. Nous devions comme tout le monde en avoir deux ou trois (les photographes scolaires ne passaient pas tous les ans), que j’ai détruites un samedi après-midi, après l’un de ces retours de Paris dans la banlieue déserte et suicidaire. Porter atteinte à la mémoire familiale était devenu impératif. Les preuves photographiques de mon enfance étant déjà très rares (mis à part les invités de Noël personne n’avait jamais songé à nous photographier) la destruction par le feu a porté un coup fatal à la collection. Puis il m’est apparu que sur l’une des ces photos je portais la raie au milieu - un acte de transformation très personnel destiné à me mettre mieux en valeur. Las, la mode était aux franges pour les garçons, ce qui n’a pas échappé à ma mère, qui me le fit amèrement remarquer. La violence de ses invectives, photo scolaire à l’appui, me réduisait à un silence honteux: sans frange, je n’étais pas un garçon digne. Pire – j’étais une fille. Elle s’empara alors du peigne et avec rage et détermination - l’un des ces gestes de violence portés au fil des ans contre mon visage - me dota d’une frange comme jamais, la frange des franges. C’est sans doute pour cela que j’ai détruit l’image et toutes les autres qui me renvoyaient à cette photo de classe où je m’étais trouvé beau. Et pour cette raison seule je n’ai rien à regretter.

La gare centrale de Prague s’est déplacée en sous-sol au début des années soixante-dix. Une orgie de plastique rouge et de géométries intercosmiques couvre une immense salle des pas perdus. Au milieu se dresse un casino et une pléthore de machines à sous dans les lueurs des néons roses. Aux kiosques les journeaux populaires affichent des scènes de partouzes en première page. Des hommes rôdent le long des terrasses qui surplombent le hall central. Ils viennent de régions lointaines d’Europe orientale, peut-être même des ex-républiques soviétiques. À la suite d’un remodelage radical opéré durant l’ère communiste la gare historique a été dépouilée de toute fonction et gît à l’abandon de l’autre côté de la voie express qui en anéantit la facade grandiose et lépreuse. Le parking qui lui fait face est desservi  par d’énormes bites de verre maculé abritant les cages d’escalier. L’odeur de pisse qui s’en dégage est infecte. Des  nuits de pisse giclant sur le verreterni et les structures rouillées. Une opération future de ré-historicisation du lieu aura sans doute raison de l’ensemble.

 

DRESDEN

Des villas immenses surplombent Dresden. Elles sont de style italiénisant, néo-classique ou gothique, et leurs terrasses étagées descendent par degrés vers l’Elbe. Grottes, bassins et balustrades, c’est Marienbad revisité. On se demande quel usage de tels mastodontes ont pu avoir en RDA. Maison de retraite? Club pour les vétérans de la lutte anti-fasciste? Quoi qu’il en soit d’immenses lustres de plastique blanc pendent des plafonds et les orangeries sont encore murées. Sur les terrasses il était facile de de se voir dans Son Nom de Venise, tant la ressemblance avec le château Rothschild était criante... La RDA est partout. Je vis sur son ancien territoire, moi, venu de si loin, et son souvenir infiltre tout. Ses traces physiques sont omniprésentes - textures, matériaux, couleurs. Le système visuel mis en place est constant et universellement appliqué. Il n’y a dès lors jamais aucune surprise de la part d’un monde qui fonctionnait en vase clos et dont toute création architecturale peut si facilement être mise en rapport avec l’état de la production. Il y eut certes une tendance à une certaine baroquisation dans les années quatre-vingt, mais la chute du régime a coupé court à de telles audacités.

Dresden est une collection d’objets architecturaux très précieux perdus dans un vide interstellaire de voies rapides et d’échangeurs autoroutiers. Les cartes postales en montrent toujours les mêmes combinaisons présentées sous les mêmes angles, créant ainsi l’impression d’une totalité baroque. Car tout autour sévit l’héritage architectural de la RDA. Même les abords médiévalisants de la cathédrale sont une interprétation très libre et bétonnée du passé, un peu à la manière du stupéfiant Nikolaiviertel de Berlin. Tout autour on détruit les derniers vestiges de l’ancien régime pour recréer un semblant de cohésion visuelle dans un néo-classicisme à faire se pâmer plus d’un Leon Krier. Mais le boulevard circulaire qui enserre le centre ne peut faire oublier la perte de la ville - perte et absence étant les deux déterminants d’un lieu dont la beauté sacrifiée constitue la ligne essentielle de discours. Dans la Neustadt, relativement épargnée par les bombardements et pleine d’une vie foisonnante, un bloc d’habitation de l’époque paillettes de la RDA (on était presque arrivé à une archi quasi-disco), situé à l’extrémité d’une ancienne perspective baroque, se nommait Nudel Turm (la Tour-Nouille). Un peu d’humour surréaliste après les très fonctionnels et bombastiques Konsum et autres Zentrum dont ce pays avait le secret. Sous un ciel de plomb j'avais un sentiment de confort et d’appartenance, une sorte de contentement hanséatique déjà éprouvé dans d’autres grandes villes allemandes.

Reconstruction of Dresden-Altstadt

Derelict shop front, Görlitz

Görlitz, une ville épargnée par les bombardements, coupée en deux après la guerre. Je devais y aller avec C. il y a un peu plus d’un an. Il m’avait parlé de cette ville très belle chevauchant la frontière germano-polonaise. C’était l’été, nous venions de nous rencontrer. J’étais revenu à Berlin quelques mois après avec l’idée d’emmener C. à Görlitz, qu’il rêvait de revoir, pour un voyage d’un jour. Il s’était dit très occupé. Arriver à la gare centrale de Görlitz, c’est comme arriver à T.Beach: la fin d’un monde. Comme T.Beach, la ville est monumentale, déserte et très blanche, ses ordonnances d’un classicisme gracile. Les avenues étaient bordées de boutiques désaffectées. Görlitz est aussi pleine d’hommes en errance, les stormtroopers d’un ordre réactionnaire résurgent que de Berlin on espère outrageusement déformé ou fantasmatique. La ville poussiéreuse et endormie me faisait songer au cadre de Werckmeister Harmóniák, une ville ancienne où la violence éclate de façon arbitraire. Görlitz continue au-delà de la frontière mais sous un autre nom, un autre déroulement du temps. M’est revenu le sentiment que j’avais eu à Wroclaw/Breslau. Des formes architecturales vides investies par d’autres vies, d’autres langues, des histoires venues de régions éloignées. Du côté allemand les librairies du centre historique étaient pleines d’une littérature fortement nostalgique des territoires perdus de l’Est.

 

Erika's Pleasure Box

 

WIEN

In Vienna, on the esplanade of the museum complex, bodies are lying in the sun on light green sofa-shaped structures. So is mine, exposed to all, openly and unproblematically. I feel good in the acceptability of my body, its public presence in the radiant city. Boxing will have been a turning point in its history, its salvation. It's now lying in the sun-drenched burning heart of Vienna and that's all there is to it. The story ends here. My summers are mine as I'm reclaiming them after years of physical alienation in the slow disintegration of youth. The starting point of the journey had been the last holiday spent on the Atlantic coast with my family, by then in the throes of inexorable self-destruction. Sarcasm was heaped upon my body which was rapidly changing in a confusing, incomprehensible way and was a constant source of anguish. The scorn was relentless and widely shared - the father, the mother, the son, all were at it - and inaugurated years of forced invisibility. In Berlin history was to speed up and find its resolution in the parks, the sun, the theatre of sex-clubs.

In Vienna the carelessness and sensuality of young people is striking but what was it like back in 1950, as silence was falling back on the German disaster? The atmosphere must have been unbearable. Everything remained unspoken and no questions ever asked. In stark contrast to Germany, which for decades agonised over its history and attempted to find a suitable intellectual position in front of the unfathomable horror of its past, Austria has strangely opposed a stubborn silence and has since then portrayed itself as the hapless victim of the Anschluss. Vienna must have been terminally stifling, full of Third Man style conspirators and Third Reich nostalgics. The atmosphere in Liliana Cavani's The Night Porter (even though its outrageous sexploitation of Nazism and the camps is somewhat dubious and cringe-inducing) must be fairly close to reality, in the claustrophobia of grand hotels or of the Karl-Marx-Hof where the two lovers end up barricading themselves. Likewise Erika Kohut's phantasmagorical world in Elfriede Jelinek's The Pianist is set against the backdrop of a grand - albeit commercially debased - stifling old city, which has become too large for a tiny country that was once an empire. Its deleterious climate is remarkably suggested in Michael Haneke's filmed version and its relative visual discretion makes its menacing presence all the more unnerving.

Lange Gasse, Josefstadt, Wien

In the basement of the hotel there is a men's sauna. It is indicated only by a narrow corridor and a strong smell of chlorine. Although it's open round the clock I've never seen anyone go in. At the entrance there is all the necessary equipment to the hygienic maintenance and the good running of the place, trolleys and other wheeled contraptions to sort out unexpected bodily mess. The instrumentalisation of desire, the invisible mechanisms and operations enabling the perpetuation of pleasure and fantasy within the complex are carefully kept at the periphery. Like the sauna in Shoreditch I used to go to on Saturdays, a low-rise, shabby affair whose entrance was framed by a fake Greek portico and plastic vases. This is what male pleasure amounts to: a shoddy prefab stuck between two railway bridges and a car park, but masquerading as the Therms of Caracalla.

This takes me back to Constant's New Babylon where the mechanism of the big show were to remain totally concealed (although it was never clear where), so that the streams of shifting desires and spontaneously created ambiances would remain unhindered by the interference of technology. As in a sauna the wonderful world of desire and playful fucks would have been confined to cosy, thematised spaces full of cheap fittings and stained carpets, but the flimsy partitioning wouldn't have hidden much of the horrible business of hygienic engineering. Likewise the stairwells linking the different levels  would probably have resembled the huge piss-corroded glass pricks of Prague's central station, and the watering holes New Babylon would've been equipped with to facilitate the creative cohesion of the free community the scene of ugly bodily upsets and dysfunctions. I'm thinking of my mother and what would've happened to her in the labyrinthine wilderness of New Babylon. My mother, who always feared more than anything what the neighbours would think, as a playful nomad, ecstasy-stricken in her discovery of new sectors. Would she only have seen the Revolution? Would she have taken part? The closest her experience got to the complexity of New Babylon was the string of shopping centres around Paris, each one being a kind of megastructure with its own distinct character and judged according to its ambiance or fashionability. But as New Babylon would've been freed of the tyranny of commodities, my mother, survivor of an obsolete order and deprived of her knick-knacks, would've had no choice but go with the flow and play, play, play forever.

Vienna after a thunderstorm. After a walk through Augarten, a park in the Brigittenau district with two gigantic concrete defence towers in the middle, the light shone brighter over the roofs. The light, reflected by the dark stone of the buildings created a strange atmosphere in the whole street and this sudden event triggered in me a very powerful feeling, affecting my whole perception, an unexpected reading of Vienna, which I didn't recognise. It looked different, darker and from another country. Something compelled me to stay there and understand the origin of this brief transformation. Then the tram arrived from the corner in a blast of white light... Of all the electronic voices in public transport the voice of Vienna affects me particularly. It is a man with a slow, expressive accent. A man whom I imagine to be tormented in the endless litany of destinations and interchanges. The vowels are drawled, the tone of voice is almost that of an old radio programme issuing emergency instructions during a vague, unspecified insurrection, like the one described in Bataille's Blue of Noon. I thought I'd like to speak German in such a mechanical, lyrical way. Since then I've been trying to imitate the electronic voice of Vienna. It seems to give to my voice, which I always thought to lack stability and colour, a distinct tone and a cold expressiveness.

 

BRATISLAVA

Danube riverbank, Bratislava

 

DRESDEN

Gigantic villas overlook Dresden. They are built upon the hills in various styles, Italianate, Classical or Gothic, and their monumental terraces, adorned with grottos, fountains and colonnades - the grandiose pretensions of new capitalism - come all the way down the Elbe. I wonder what usage such piles could have had under the GDR. An old people's home? A social club for veterans of the anti-fascist struggle? In one of them plastic furniture and formica are still very much in evidence and entire wings are boarded up. The GDR is everywhere. Coming from so faraway, from such a different history, I am aware of my presence on its former territory. Its physical traces are omnipresent, in the colours, the textures and fabric of its buildings. The same visual order is systematically applied, which means that there are few genuine surprises here, as architectural creation was so dependent on the state of the national production (one factory churning out concrete panels, another one for ornamental tiling, etc.). In the eighties there was however a tentative drive towards an exuberant home-grown 'modern-baroque' (as evidenced in the blazing folly of the Friedrichstadt-Palast), but such developments were to be short-lived.

Dresden is a collection of precious architectural objects floating in a cosmic vacuum of highways and interchanges. Postcards always show the same combinations of buildings taken from the same angles to give the impression of an organically coherent baroque continuity. For all around the visual legacy of the GDR is unavoidable. Even the improvised, pseudo-medevial surroundings of the newly-reconstructed cathedral are a very personal, streaked-concrete interpretation of the past, similar to the astoundingly free-form Nikolaiviertel in Berlin. In the vicinity the last remnants of the previous regime are being swept away to recreate a modicum of visual coherence in a neo-classicism Leon Krier wouldn't have disowned. But the ring encircling the centre is a constant reminder of the vanished city - disappearance and absence being the two elements of an identity largely based on the (imaginary or actual) reconstitution of a lost unity. In the Neustadt, an area relatively spared by wartime destruction and teeming with metropolitan streetlife, a block of flats from the ultimate flash period of GDR architecture (the closest one ever got to a "disco" archi in the country) and looming into view at the end of an old baroque axis, was called Nudel Turm (Noodle-Tower). A bit of surreal humour amid the self-referential, bombastic Konsum and Zentrum the country coined over its short lifetime. Under a heavy sky I had a distinct feeling of homeliness and belonging, a kind of hanseatic contentment that I'd already experienced in other German cities.

Lingnerschloss, Dresden

Postplatz, Görlitz

Görlitz, a town spared by the bombings but split into two halves after the war. I was meant to go there with C. just over a year ago. One evening by the Spree he'd told me about a very beautiful town on the border with Poland. It was the summer and we'd just met. I came back to Berlin a few months later with the idea of taking C., who wanted to see the place again, to Görlitz for a short trip. He claimed to be very busy... Arriving at Görlitz central station is like arriving in T.Beach: it's the end of a world, beyond which something else must take over, but we don't know what. Like T.Beach the town is, in its straight perspectives and Grecian elegance, monumental, deserted and as white as chalk. The avenues are lined with countless semi-derelict, disused shops. Görlitz is also full of roaming young men, the stormtroopers in bovver boots of a resurgent order which from Berlin we'd like to wish away. The dusty, sleepy streets reminded me of the setting of Werckmeister Harmóniák, an old place where violence breaks out sporadically and engulfs everything. Görlitz carries on across the border but under a different name, in a different dimension of time. I had the same fleeting feeling as when I saw Breslau/Wroclaw. Hollow architectural forms had been filled with a new history brought by other lives, other languages from faraway lands. On the German side tourist shops were bursting at the seams with books lamenting the loss of the eastern territories to Poland.