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18 July 2013

Un Vide dans mon Cœur

Chantier du Humboldtforum, Schloßplatz

Je ne sais plus vraiment comment c'est arrivé. J’imagine que le désengagement a été lent, le retrait de l'extérieur progressif dans un désintérêt croissant pour le devenir de cette ville. Le regard insensibilisé ne réussissait plus à tirer quoi que ce soit des espaces, des textures, de tous les détails infimes dont est faite la trame urbaine, tout s'abîmant dans une équivalence diffuse dont je savais que l'avenir, strictement normalisé et planifié selon une trajectoire prédéfinie, ne nous sortirait plus. J'avais longtemps redouté ce sentiment de dégrisement après m'être à l'envi étourdi du mythe de Berlin, de son spectacle constamment remis en scène, son ensorcellement, son érotisme, ses tragédies incroyables et ses destructions titanesques, son esthétique rétro-trash imitée dans toutes ces capitales avides de capter ne serait-ce qu'une étincelle du cool local. Quand je suis venu y vivre certains parlaient déjà, avec l’air las de gens soucieux d’affirmer leur antériorité - et donc l’authenticité de leur expérience - dans une métropole encore vierge de toute mainmise spéculative et du formatage bourgeois d’un Ouest hégémonique, de l’époque depuis longtemps enterrée de l'immense laboratoire de l'après-Wende que par mes choix d’émigration je me maudissais de n'avoir jamais connue. Si seulement mon cœur n'avait pas penché pour Londres, si j'y avais laissé reposer ces vieilles histoires de mecs, si j'avais mieux cerné la portée de ce qui s'y jouait, j'aurais pu moi aussi me prévaloir d'avoir vu et vécu 'ça'. Aujourd'hui la tentation est grande de prendre le même air navré en soupirant devant tout nouvel arrivant, souvent de jeunes Français qui des étoiles plein les yeux ‘se font leur Berlin’, à quel point les choses ont changé, et pire, dans quelle précipitation exponentielle. Je les envie d'en être à ce point amoureux et de s’émerveiller de son étrangeté, de ses noms difficiles à prononcer - de ‘Warschaoueur’ en ‘Kottbousseur’ -, de la liberté vertigineuse du corps lâché dans les rues désertes, des invraisemblables hauteurs de plafond d’appartements palatiaux, de la douceur des soirs d’été dans les parcs peuplés d’amis. Moi non plus je ne m'étais pas remis, lors de ces week-ends en solitaire, de me trouver propulsé dans plusieurs temps à la fois, pris dans une diffraction de mondes contradictoires, grisé par l'anticipation d’initiations neuves et de découvertes sexuelles inenvisageables ailleurs. La ville étant restée dans un état de relative suspension étonnamment longtemps, le processus de reprise en main enclenché ces dernières années au rythme de disparitions emblématiques - du plus localisé avec l'étiolement de la vie nocturne sous le coup d'un embourgeoisement familialiste au plus symbolique dans l'épopée nationale comme la destruction du Palast der Republik - n'en a paru que plus violent dans l’éradication mémorielle de tout ce qui pouvait faire obstacle à la crédibilité d'une capitale rutilante aux prétentions internationales. Car le spectacle a fini tel un cancer par absorber, recracher et nous faire payer au prix fort la création urbaine la plus originale de l’histoire contemporaine.

Il y a dix ans, un opuscule découvert à la faveur d'une petite exposition dans une galerie de Schlesische Strasse avait à lui seul forgé ma vision de cette ville et donné forme à toutes les promesses de renouvellements à venir qu'elle semblait recéler. Spaces of Uncertainty [1] dépouillait Berlin, dont la substance même avait tant de fois été détruite, recréée et recyclée, de toute fixité signifiante dans la glorification de ses espaces sans qualité, ses vides où venaient s'inscrire une infinité de sens et de désirs. Parvenue à ce stade de perturbation visuelle et de désordre, elle ne 'ressemblait plus à rien' et c'est ce manque d'identité univoquement circonscrite qui la rendait multiple - et en cela laissait entrevoir la metropolis du futur - dans son rejet du monumental et du spectaculaire, d'une ligne narrative définitivement cristallisée et d'une quelconque cohérence physique. C'était dans ses lacunes, accidentées et amorphes, que s'écrivaient des histoires flottantes et toujours renouvelées, celles de tous les passés, toutes les origines et sexualités. Champs mouvants d'interactions humaines informelles et de micro-interventions architecturales transitoires, cette constellation de terrains vagues, où la nature reprenait ses droits dans les interstices du bâti, échappaient à l'emprise d'un discours dominant pour devenir le réceptacle vide de tous les possibles, New Babylon makeshift laissant intactes les marques contradictoires et entrechoquées d'une histoire chaotique. Mais l'entreprise de requalification urbaine était entamée depuis longtemps et l'ancien Mitte déjà pétrifié dans une fiction minérale de perfection historique. J'imagine qu'en ces temps exaltés les conceptions les plus radicales se sont opposées sur la forme à donner à la capitale nouvellement réunifiée et qu'une vision frileuse et anachronique (résumée dans l'appellation aussi bureaucratique que funeste de Kritische Rekonstruktion) a fini par s'imposer aux plus hauts sommets des instances décisionnelles [2]. C'est que Berlin devait à nouveau présenter au monde un visage respectable et aisément identifiable, celui-ci devant trouver sa légitimité dans le passé le plus 'irréprochable' incarné dans l'ancien noyau baroque tiré au cordeau et allié à la pureté néo-classique (et forcément sublime) de Schinkel. Il suffit ainsi de se promener dans la Friedrichstadt et voir ce qui se trame autour du Humboldthafen pour mesurer les effets de cette orthodoxie urbanistique dont personne n'a depuis osé dévier: une vision ultra-conservatrice de la ville répétant invariablement un ordre immuable de volumes opaques, un hygiénisme architectural psychorigide au service d'une esthétique générique et sans âme comme en témoignent la série de chancres (des hôtels pour la plupart) agglutinés à la Hauptbahnhof et les deux nouveaux super-ministères venant compléter le secteur gouvernemental, emblématiques à eux seuls (et j'omets le nouveau siège des services secrets à quelques minutes de là, complexe d'un gigantisme sidérant qui ne laisse rien douter de l'ampleur de l'appareil étatique de surveillance) de cette approche totalisante qui n'aurait en rien déplu à Albert Speer.

Terrain vague sur la Spree, Rungestrasse, Mitte

Une nuit d’hiver je marchais vers Neukölln, les feuilles jaunies étaient glissantes dans la rue mal éclairée, comme elles le sont toutes dans cette ville au rayonnement infra-lunaire. J’allais voir ‘Sneaker-NK’, célébrité incontournable d'une certaine obédience de la scène gay fétichiste, une baraque qui dans ses temps morts aimait cabosser des bagnoles désossées à coups de lattes. J’avais un peu peur, je savais que ça allait chauffer pour moi dès mon arrivée et étais réticent à l'idée d'en ressortir comme la première fois le crâne couvert d’ecchymoses. C’est en levant les yeux que je vis que les petites veilleuses rouges qui couronnaient les clochers de cette partie de Kreuzberg - on était là dans les dernières secondes de descente vers les pistes de Tempelhof - étaient toutes éteintes. Chaque nuit elles constellaient le ciel, logées dans les niches de brique comme dans des tabernacles, donnant au quartier une aura légèrement onirique dans cet enchaînement d’églises rougeoyantes. Je compris que c’était fini, qu’une parcelle infime d’enchantement manquerait désormais à la dramaturgie générale avec la mise au rencart de l’aéroport, dont le faisceau de lumière blanche avait lui aussi cessé de balayer l’horizon comme dans un décor de théâtre. Mes nuits à Kreuzberg étaient sur le point de sombrer dans une noirceur bien plus grande encore... Je crois que le démantèlement du Palast der Republik avait commencé à peu près au même moment, point de basculement important dans mon rapport au lieu et abcès ouvert autour duquel une logique d'État réactionnaire et à rebours de toute modernité devait se dérouler implacablement. Quelques années après sa déclaration d'insalubrité due à l'amiante (le whitewashing, comme son corollaire pink, ont ce don inouï de masquer des motifs inavouables sous des fictions confondantes de véracité) jusqu’à sa démolition exorbitante qui devait plomber plus avant les finances déjà catastrophiques du Land (le Palast avait la peau dure et cachait dans ses immenses entrailles d’autres réserves toxiques), l’ancien épicentre de la vie socio-culturelle de Berlin-Est, siège de la Volkskammer et fierté du régime dans sa magnificence plastique, avait connu une excitante, même si très courte, seconde vie [3]. Dépouillé de sa décoration vintage - quelle boutique, boîte ou bar à hipsters n’a pas hérité d’une des centaines de loupiottes de chez Erichs Lampenladen? - l'édifice, évidé de l'intérieur, était réduit à sa plus simple expression structurelle, l'espace gigantesque s'adaptant à volonté à toutes sortes d'installations, performances et mises en scène cutting edge. Inondé pour former un lac intérieur ou transpercé de montagnes artificielles (Louis II de Bavière, proto-Situ échoué dans une époque d'expansion impériale sous l'égide prussienne, aurait certainement admiré ce tour de force), écrin rêvé pour un concert d'Einstürzende Neubauten, le Volkspalast eut un retentissement d'autant plus considérable que ses jours étaient comptés, et fut vite adopté comme un lieu expérimental en osmose intime avec son environnement et perméable à toutes les transformations. Un cœur en reformation permanente, inachevé et d'une nature indéfinie, rien ne pouvait incarner de façon plus brillante une ville par essence 'condamnée au devenir'.

C’est que pendant ce temps œuvrait dans les coulisses du pouvoir un lobby particulièrement puissant, ou tout du moins très bien introduit dans ses hautes sphères, dont l'ambition était de 'redonner sens' au centre historique de Berlin, qui ne pouvait prétendre à son rang de capitale de l'Allemagne réunifiée qu'en réédifiant le palais ancestral de la dynastie des Hohenzollern dynamité par le SED en 1950 et qui, ressuscité sous le nom de 'Humboldtforum' - étrangement bâti 'à l'ancienne' sur seulement trois de ses côtés -, devait abriter les collections muséales jusque là conservées à Dahlem. Sur un plan purement formel l'entreprise était déjà douteuse: de même que l'ignoble confection wilhelminienne du Berliner Dom tassée juste en face, le Stadtschloss, agglomérat de vieilleries hétéroclites et d'un énorme baraquement prussien coiffé d'une coupole, n'était hélas, dans ses prétentions provinciales à la pompe impériale, ni Versailles ni Schönbrunn. Mais c'est évidemment le revanchisme idéologique et le triomphalisme d'une certaine frange de l'Ouest réactionnaire - la fameuse Spießertum qui s'est juré de dénaturer l'esprit de cette ville par tous les moyens - qui sont la raison d'être d'une conception frelatée de l'urbanité qui ne m'inspire rien d'autre qu'une violente exécration. Car la vision que Wilhelm von Boddien, homme bien né à l'origine du projet et visiblement nostalgique d'un ordre politique ayant sombré corps et âme en 1918, et ses amis haut placés nous imposent sans sommation n'est ni plus ni moins que la bunkérisation du centre historique dans un pastiche approximatif suant de fantocherie absolutiste, d'hégémonie militariste et de bellicisme impérialiste [4], sans parler, à l'âge d'une commodification sans limites, de l'atteinte mortelle portée à l'image arm aber sexy - formule retrospectivement malheureuse du maire tournée en ultime argument marketing - de la capitale autoproclamée du cool mondial. Mais plus fondamentalement, un geste aussi manifestement vide, absurde et excluant est, dans son rejet de toute ouverture de sens, l'inverse exact de ce que la modernité berlinoise, faite de réseaux complexes d'histoires et de récits densément texturés, a toujours été. David Harvey a très bien développé ce point: loin d'être une seule question de choix esthétique sans répercussions au-delà de cercles élitistes (et j'ajouterai, loin de n'être qu'une attraction digne de Las Vegas - même avec la caution culturelle - coupée d'un ailleurs alternatif supposé 'réel'), la future présence du Schloss en tant que centre symbolique mobilise tout un imaginaire historique collectif et une politique identitaire qui entrent nécessairement en interaction avec la nervosité actuelle autour de ce qui constitue l'authentique 'berlinité' (et qui est autorisé à s'en réclamer), dans un contexte de tensions résurgentes sur la présence de réfugiés dans certains quartiers (incidemment périphériques [5]) et d'hostilité déclarée aux touristes/hipsters - têtes à claques ou non - dans la poudrière lifestyle qu'est devenu Neukölln. Harvey souligne très justement que la communauté turque, dont la présence déjà ancienne est fondamentalement constitutive de l'identité locale, se trouve totalement ignorée d'une vision dominante dont le récit bétonné de tous côtés et intrinsèquement nationaliste ne lui laisse aucune place [6].

Exposition de soutien aux révoltés de la Place Taksim, Kottbusser Tor, Kreuzberg

Cela fait un certain temps que la mobilisation s'amplifie à Kottbusser Tor, où les habitants des logements sociaux environnants ont cet hiver établi un campement provisoire pour dénoncer les fortes hausses de loyer les affectant et signifiant pour beaucoup un départ forcé, mouvement ponctué de plusieurs manifestations de soutien envers les familles (majoritairement turques) menacées d'expropriation. Les marches les plus récentes appelaient aussi à la solidarité avec les révoltéEs de la Place Taksim en mettant en exergue la coïncidence des combats. Il est intéressant de voir que les insurrections du Parc Gezi ont eu pour point de départ un projet urbanistique autoritairement imposé par le gouvernement AKP, qui consistait en un pastiche revival d'un casernement militaire de l'ère ottomane avec un shopping centre niché à l'intérieur. On ne manquera évidemment pas d'établir un parallèle avec la montagne de chantilly qui nous attend ici, ni de comprendre qu'un ensemble aussi massif aux accès stratégiquement disposés n'est qu'une façon subreptice de contrôler tout espace public ouvert à la contestation - l'abrutissement de la ville marchandisée étouffant toute vélléité révolutionnaire. Il est également clair que le droit à jouir de l'espace collectif est indissociable d'exigences et de besoins politiques fondamentaux, comme les événements ultérieurs et la répression policière qui s'en est suivie l'ont amplement prouvé... À Kreuzberg, Neukölln et au-delà, des communautés discriminées se trouvent en première ligne des évictions dues aux logiques d'un marché immobilier hors de contrôle et aux transformations de la configuration socio-culturelle de Berlin, et c'est leur présence même en son sein qui après plusieurs décennies se trouve remise en cause et occultée dans l'homogénéisation en cours. En circulant sur les coursives du Kreuzberg Zentrum, l'immense muraille dominant la jonction de son modernisme terni, il est frappant de voir à quel point le complexe, dans la multiplicité des commerces et lieux de sociabilité communautaires - turcs, queer -, s'est constitué au fil des années par accrétions successives et a laissé se développer une vie collective foisonnante le long de ses streets in the sky, une allure d'Istanbul transfigurant ce qui n'était au départ qu'un ouvrage de logement de masse technocratique - tout l'inverse de la forteresse impérieuse, lisse et monosémique du Stadtschloss. Les relents impérialistes de cette obturation (et obfuscation) d'une identité multiple allant de pair avec la vampirisation capitaliste de l'espace urbain, c'est en toute logique que le Humboltforum trouve son pendant contemporain dans la gigantesque opération immobilière de Mediaspree, qui depuis la chute du Mur transforme par à-coups aléatoires les abords du fleuve dans l'ancien est industriel. Malgré l'opposition exprimée lors d'un référendum local tenu en 2008 et dont les revendications exigeant la préservation du libre accès aux berges et la restriction des hauteurs de bâtiments n'ont jamais été prises en compte par le Sénat, le projet a récemment connu une accélération certaine avec l'arrivée de global players et le bétonnage systématique de la Mühlenstrasse.

Un simple coup d'œil suffit pour mesurer l'étendue de la désolation promise: entre les mastodontes opaques de l'O2 Arena et de Mercedes-Benz, avec son célèbre logo rotatif surdimensionné nous la rejouant Berlin Icon, se déploie un paysage à serrer la gorge de parkings asphaltés, de parkings à niveaux multiples et d'œuvres d'art de série Z (le syndrome turd on the plaza devrait fonctionner à plein ici pour compenser le manque criant de vision) comme l'infâme nounours multicolore et boursouflé, sorte de Jeff Koons du pauvre, échoué en bord de route. Face à cette dystopie en devenir, on pense nécessairement au prix à payer pour en arriver là: on ne compte plus les hauts lieux de l'avant-garde nocturne dont est faite la légende de cette ville qui ont été éradiqués par l'avancée désordonnée mais implacable de Mediaspree, tout comme ces havres de cultures sexuelles dissidentes (le Schwarzer Kanal, campement de roulottes queer radical éjecté vers Treptow après des années d'errance et Ostgut, ancêtre du Berghain occupant jadis un entrepôt le long des voies ferrées et théâtre de parties orgiaques comme on n'en fait plus - j'aurais au moins connu ça), toutes choses dont on ne s'étonnerait plus à New York mais qui ne semblaient jamais devoir se produire ici: en vertu d'une tradition séditieuse largement vantée, on aurait nécessairement dû y faire les choses autrement, tirer les leçons du passé et inventer un mode de développement inédit. Peine et énergie perdues... Mais l'excitation renaît sporadiquement à la faveur de sursauts d'indignation citoyenne comme celui qui en mars a accompagné la destruction d'un segment de l'East Side Gallery en prélude à la réalisation d'un projet 'de grand standing', une tour savamment tarabiscotée pour faire l'intéressante et fabuleusement nommée 'Living Levels'. Le site internet en exposant les mérites vaut vraiment le détour car ce qui est en jeu ici va bien au-delà d'un logis confortable au bord de l'eau: c'est une transcendance expérientielle, une extase esthétique, un niveau supérieur de conscience seulement accessibles aux quelques privilégiés admis dans ses hauteurs raréfiées - '14 floors surpassing expectations' -, emphase assez exceptionnelle dans la novlangue du luxe immobilier déjà très portée sur le superlatif. L'abus des anglicismes est également une constante, ce qui à arm-aber-sexy Berlin ne fait que renforcer la vacuité délirante de ces promesses d'ultimate lifestyle, et voilà bien longtemps qu'on n'y craint plus le ridicule. Ainsi Upper Eastside sur Unter der Linden, un rien décalé face à la banalité du résultat, et Alexander Parkside, un nouvel ensemble hôtelier haut de gamme qui offre la particularité de n'être environné d'aucun parc... Mais une chose est d'ores et déjà certaine: 'Living Levels', plantée seule dans les matins gris des bords de Spree et sans la vie créative frénétique des plaquettes publicitaires, viendra confimer que dans le domaine du luxe yuppie comme de l'élégance aristocratique, Berlin est et reste fidèle à une exquise vulgarité bien à elle.

Manifestation Anti-Mediaspree, Kreuzberg, June 2010

 

[1] Kenny Cupers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann KG, 2002).

[2] Une excellente analyse des ressorts idéologiques de la Kritische Rekonstruktion, notamment dans le cadre de l'oblitération des vestiges de la RDA et la restauration d'un ordre architectural conservateur reposant sur le mythe d'un âge d'or urbain: Brian Ladd, The Ghosts of Berlin. Confronting German History in the urban Landscape (Chicago, London: The University of Chicago Press, 1997), 47-70.

[3] La littérature consacrée à cette icône du gliz DDR, aux débats agités entourant le traitement politique de son démantèlement et à de possibles alternatives à son remplacement par un palais néo-baroque en plein XXIe siècle est vaste. Citons:
- Anke Kuhrmann, Der Palast der Republik. Geschichte und Bedeutung des Ost-Berliner Parlaments- und Kulturhauses (Petersberg: Michael Imhof Verlag, 2006)
- Amelie Deuflhard, Sophie Krempl-Klieeisen, Philipp Oswalt, Matthias Lilienthal & Harald Müller (eds.), Volkspalast. Zwischen Aktivismus und Kunst (Berlin: Theater der Zeit / Recherchen 30, 2006)
- Philipp Misselwitz, Hans Ulrich Obrist & Philipp Oswalt (eds.), Fun Palace 200X. Der Berliner Schlossplatz. Abriss, Neubau oder grüne Wiese? (Berlin: Martin Schmitz Verlag, 2005). Le parallèle avec le Fun Palace de Cedric Price est central dans ce qu'aurait pu être une vie ultérieure du Palast.
- Anna-Inés Hennet, Die Berliner Schlossplatzdebatte im Spiegel der Presse (Salenstein: Verlaghaus Braun, 2005).

[4] Bien que l'Allemagne n'ait jamais étendu sa domination coloniale aussi largement que les empires français ou britannique, les atrocités commises par l'armée du Kaiser au début du XXe siècle dans le sud-ouest africain n'ont rien à envier à ses rivales. L'association Berlin Postkolonial s'est donnée pour mission la reconnaissance de cet héritage occulté dans les récits dominants de la ville. Elle est à l'initiative d'une campagne, No Humboldt 21!, exigeant l'établissement d'un moratoire sur l'appropriation et la présentation d'œuvres d'art extra-européennes dans les futures galeries ethnologiques du Humboldtforum, concept muséologique qualifié d'eurozentrisch und restaurativ et déployé dans l'épicentre reconstitué de l'ordre impérial et colonial à l'origine de ces spoliations.

[5] Selon un discours extrêmement répandu - et les jeunes Français nouvellement arrivés ici le répercutent très vite - l'énorme bloc géographique situé à l'est du Ring (c'est-à-dire au-delà des nuits fabuleuses de Friedrichshain) s'apparente à un tout indifférencié de Plattenbauten, de tasspés brûlées aux UV et de proles rasés aux tatouages racistes. Sans bien évidemment nier la réalité des violences xénophobes endémiques dans certains quartiers des périphéries de l'est (Lichtenberg et plus particulièrement Hellersdorf, récemment le cadre d'une mobilisation néo-nazie virulente contre un projet d'hébergement d'urgence pour demandeurs d'asile), certaines catégories culturellement privilégiées d'un ouest forcément vertueux - ouvert sur le monde et naturellement tolérant - se sentent exonérées de tout soupçon de discrimination en en rejetant la faute sur un autre 'orientalisé' et déficient. Ce qui rappelle fortement le procès en sexisme et en homophobie constamment intenté par les classes blanches bien pensantes aux populations des banlieues françaises jugées intrinsèquement arriérées et violemment hostiles à toute altérité. Sur l'orientalisation de l'ex-RDA d'après une grille de lecture inspirée d'Edward Said: Paul Cooke, Representing East Germany since Unification. From Colonization to Nostalgia (Oxford, New York: Berg, 2005).

[6] David Harvey, Rebel Cities. From the Right to the City to the urban Revolution (London, New York: Verso, 2012), 106-8.

29 January 2013

No Art for Chavs!

'Old Flo', Stifford Estate, East London / Käthe-Kollwitz-Denkmal, Prenzlauer Berg, Berlin

Lors d'un brunch de Nouvel An très réussi chez des amis de Prenzlauer Berg - une assemblée de gens à forte valeur culturelle ajoutée comme il est de mise dans ce quartier -, me fut incidemment rappelée au détour d'une conversation l'existence de sculptures de Henry Moore au milieu de cités londoniennes, grands ensembles jadis grandioses mais depuis la révolution thatchérienne démantelés par les gouvernements successifs à grands coups de privatisation, de vente au rabais, voire de dynamitage. Disposées sur leur socle bien en vue des habitants, il s'agissait de deux figures féminines monumentales que le sculpteur avait vendu à la ville pour une somme modique, convaincu qu'il était du pouvoir de l'art sur les consciences et de sa capacité à rendre la vie plus riche. Dans cette atmosphère follement optimiste d'après guerre qui avait donné naissance au projet social radical du Welfare State, rien n'était trop beau pour l'épanouissement de la classe ouvrière, principes qu'on pourrait en cet âge affreusement cynique disqualifier de paternalistes et renvoyant à un temps incompréhensible où l'art était doté de pouvoirs bien plus extraordinaires que celui de simple fétiche circulant dans un flux incessant de commodités. Je me souvenais les avoir photographiées toutes deux, l'une sur le Brandon Estate, un groupe de tours dominant de façon dramatique Kennington Park, l'autre, placidement postée depuis 1962 sur un bout de pelouse pelée du Stifford Estate dans le borough de Tower Hamlets, une autre création du London County Council promise à un sort plus tragique puisque démolie à la fin des années quatre-vingt dix pour laisser place à un village miniature pseudo-vernaculaire. Cette fin violente mettait un terme à la résistance d'un groupe d'habitants déterminés à défendre leurs logements face à des autorités locales très friandes de mises en scène spectaculaires. Et c'est cette composition de Moore, 'Draped Seated Woman' - mieux connue sous le surnom affectueux d''Old Flo' -, qui fut avant cette destruction programmée littéralement prise en otage et transbahutée à l'autre bout du pays dans un sculpture park du Yorkshire où, assurait-on, elle serait plus en sécurité. En sécurité contre qui ou quoi, on n'était pas sûr, mais le danger était suffisamment grand pour la mettre au vert quinze longues années.

Car Old Flo manquait à sa communauté d'origine qui par la voix d'élus locaux en réclamait le rapatriement immédiat. Malheureusement, une oeuvre de cette valeur était impossible à assurer en période de coupes budgétaires drastiques dans ce qui doit être l'une des zones les plus socialement déshéritées du pays, quasiment en bordure de City. Différents scénarios furent donc envisagés, de son installation sur quelque esplanade venteuse dans l'enclave yupppie de Canary Wharf, secteur de Tower Hamlets d'une affluence insolente où les coûts d'assurance ne représenteraient qu'une broutille, à la solution de dernier recours, qui, elle, a suscité une très vive émotion: vendre le grand bronze au plus offrant afin de colmater des comptes déficitaires et continuer à assurer les services publics de base. Selon les détracteurs de cette vente sauvage, c'est l'ensemble de la communauté qui se trouverait, dans cet acte éhonté de marchandisation, dépossédée de ce qui lui appartient en propre, achevant la trahison d'un idéal social cher à Henry Moore et surtout la confirmation de l'idée de plus en plus répandue que finalement les cités et les gens qui les occupent ne méritent pas d'être environnés de choses de qualité car incapables d'en comprendre le sens et surtout, dans leur brutalité et leur manque criant de sophistication, d'en prendre le soin le plus élémentaire. Classisme primaire démenti par la belle présence de ces sculptures dans l'espace public, très dignes dans leur splendeur hiératique et patinées par le temps comme par les générations d'enfants qui les avaient faites leurs, et l'attachement des habitants pour ces figures du quotidien - même si un jour Old Flo s'était retrouvée les seins bombés à la peinture argent! Dans cette guerre des nerfs ce sont donc bien des enjeux de classe et de domination sociale par l'arme de la culture qui sont mis à nu et cristallisés en un simple objet, et un récent coup de théâtre devrait ajouter du piment à l'affaire puisqu'en fait l'œuvre serait, du fait des différentes réformes territoriales survenues depuis les années soixante, la propriété du borough de Bromley, immense concentration pavillonnaire limitrophe du Kent pas vraiment connue pour sa fantaisie, et surtout à des années-lumière du public auquel elle avait été originellement destinée.

Mais le plus spectaculaire était encore à venir, seulement quelques jours après le Nouvel An et à deux minutes de là, à la stupéfaction du tout Prenzlauer Berg où se joue depuis des années une guerre de classes d'un autre type. Par une nuit neigeuse, la statue de Käthe Kollwitz sur la place du même nom était la cible d'un attentat au Spätzle, sorte de pâtes collantes en forme d'amibe et fierté du Baden-Württemberg, région méga friquée d'où sont censées provenir les familles bobos de ce quartier-colonie. La mine déconfite de Käthe couronnée de sa moumoute poisseuse faisait le lendemain la une des tabloids, où l'on rivalisait d'indignation pour dénoncer les agissements d'un mystérieux groupe indépendantiste baptisé 'Free Schwabylon'. Par ce coup d'éclat, l'organisation secrète visait à attirer l'attention sur le sort de la communauté souabe du Kollwitzkiez et des humiliations discriminatoires dont elle s'estimait être victime (graffiti haineux l'enjoignant de foutre le camp, déclarations sidérantes de Wolfgang Thierse, vice-président du Bundestag, déplorant la mainmise souabe sur son quartier et les ravages de la gentrification). Ils exigeaient donc la sécession de Schwabylon du reste de Berlin et la formation d'une entité territoriale autonome. Le choix du mémorial de Käthe Kollwitz comme incarnation de l'oppression prussienne n'était d'ailleurs pas un hasard puisque d'une part la statue marque l'épicentre physique comme symbolique du quartier - elle veille avec une grande sollicitude sur un square très prisé des jeunes mamans, présentes et futures -, et que d'autre part l'artiste jouit dans la conscience berlinoise d'un immense prestige de par son fort engagement à gauche, ce qui la mit constamment en danger sous les Nazis. Elle est notamment l'auteure d'une Pietà d'une grande intensité expressive placée au centre de la Neue Wache, lieu suprême des commémorations nationales sur Unter der Linden. Bombarder un buste de Bismarck aurait-il d'ailleurs eu le même impact? Couvrir Käthe Kollwitz de Spätzle revenait donc d'une certaine manière à s'attaquer à la fois à une figure hautement maternelle et à l'intégrité de la nation allemande, et pour certains, c'était le dérapage de trop.

Pire, le Baden-Württemberg, et plus généralement les Länder du sud de l'Allemagne, sont les principaux contributeurs aux fond de secours visant sinon à assainir les comptes berlinois du moins à stabiliser la capitale dans le marasme financier qui est devenu sa marque de fabrique au même titre que son nouvel aéroport, tombant en ruine avant même d'être mis en service, ou que sa scène techno - et on imagine sans mal le degré de ressentiment qu'un tel rapport de pouvoir peut générer d'un côté comme de l'autre. Autour d'une Käthe Kollwitz ennouillée, c'est ainsi l'Allemagne qui met en scène ses névroses de famille, et ce genre d'exhibition n'est jamais très beau à voir. Berlin est actuellement le théâtre de crispations identitaires liées à des changements socio-économiques rapides et leurs effets sur les communautés existantes, et l'action de 'Free Schwabylon', qui au-delà de son côté potache ne doit pas faire oublier la prégnance des mécanismes d'exclusion sous-jacents, n'est jamais que la version chic de ce qui se déroule à Neukölln où l'on en est venu à la violence physique à l'encontre de touristes en goguette accusés de dénaturer le caractère 'traditionnel' du Kiez et de compromettre la pureté du Heimat. Il y a quelque chose de profondément troublant dans ces poussées de dénonciation et de désignation à la vindicte, comme si dans cette ville sommeillait sous couvert de hipness cosmopolite quelque chose de bien plus funeste qui n'attendrait que la première occasion pour s'échapper et mordre. Mais ça, c'est apparemment l'éternel naturel berlinois qui le veut: sous la façade abrupte, un cœur gros comme ça; derrière le côté grande gueule, une réelle authenticité de caractère, pas comme ces autres Allemands, pleins aux as et étouffés dans leur conformisme bourgeois, tuant la ville à petit feu dans une uniformité toute provinciale. Donc tout ça est de bonne guerre, même si ça rappelle un brin cette poussée de l'extrême droite à Tower Hamlets il y a quelques années, après qu'une campagne pour les élections locales fut menée sur le thème des étrangers (entendre non-blancs) raflant tous les logements sociaux. Une rancœur ancestrale que même l'art le plus inspiré et généreux n'a pu empêcher.

10 December 2012

No-Kölln! for you, Neuköl(l)n for me

'Silver Future', Weserstrasse, Neukölln

On savait bien ces derniers temps que la tension était à son comble entre autochtones de l'intensément gentrifié Reuter Kiez et les floppées de hipsters venus chaque week-end goûter de plus près au mythe de Sexy Berlin. Entre brûlot filmé (le très désagréable et prétendûment ironique 'Freies Neukoelln') et coups de sang bombés sur les murs de la Weserstrasse, la colère sourdait sur fond de hausse incontrôlée des loyers, de marées de dégueuli au petit matin et de déferlement soudain de poussettes deux places pour bébés souabes. Mais le climat a à ce point dégénéré, virant entre ostracisme (le terminalement cynique 'No entrance for Hipsters from the US' affiché à l'entrée d'un bar), aggressions physiques et attaques d'hôtels - une chose qu'on semble affectionner dans ce pays -, avec le Latte mit Sojamilch érigé en symbole du mal absolu, que la riposte devait s'organiser. Non pas une coalition de mamans indignées ou de clubbers espagnols fatigués de se faire agonir d'injures mais un groupe issu de la scène d'ultra-gauche berlinoise, Hipster Antifa Neukölln, pour qui, comble de la subversion, la prolifération de supermarchés bio, de cafés chichi et autres bars au trash étudié n'est en aucun cas l'ennemi à combattre - qui lui est ailleurs. La simple juxtaposition des concepts d'hipsterisme et d'activisme antifasciste a de quoi dérouter, tout comme leur prise de position en défense de populations muées par des motivations a priori bien plus consuméristes et hédonistes que politiques, à l'inverse de l'hostilité attendue de la Szene à l'égard de tout ce qui pourrait représenter une tentative d'emprise capitaliste - certains restos végétariens brièvement ouverts à Kreuzberg dans sa période épique en savent quelque chose, tout comme, plus près de nous, le fantômatique Guggenheim Lab qui s'en est allé faire son cinéma ailleurs après de sérieuses menaces d'assaut organisé.

La création d'Hipster Antifa ce printemps eut un retentissement rapide, non seulement du fait que le groupe prenait le contre-pied des positions traditionnelles du milieu anti-fasciste local et de l'humeur prévalente à Kreuzkölln, où dans un développement inquiétant le Touri-Bashing a fini par infiltrer le mainstream, mais aussi par la qualité de son intervention dans le débat public sur le concept usé jusqu'à la corde de Gentrifizierung. Parce que tabasser deux ou trois maigrelets à grosses lunettes en route pour Berghain ne règle rien, mais qu'organiser des discussions sur la condition nomade postmoderne, la dislocation selon Adorno et les utopies urbaines d'inspiration marxiste, si. Une autre micro-organisation, elle aussi issue des milieux autonomes, AZE (Andere Zustände ermöglichen) s'élève de même contre cette désignation de bouc émissaires aux relents xénophobes d'autant plus surréalistes qu'elle émane d'une scène ultra-politisée par nature opposée à toute forme de discrimination - idée discutable quand on sait que les problématiques les plus pointues en matière de sexualité et de genre n'y font pas forcément recette en dehors des cercles féministes-queer directement concernés. Bref... Tous attirent donc l'attention sur les causes structurelles d'un phénomène urbain pourtant depuis longtemps examiné à la loupe - les logiques commodificatrices intrinsèques au capitalisme marchand, l'obsession du tout marketing allié à des stratégies de social engineering, les manquements des politiques publiques à l'égard des communautés d'origine, égratignant au passage une certaine forme de romantisme mal placé idéalisant un Kiez perçu comme authentique (un peu comme on a pu nous bassiner avec le vieux Paris qu'on assassine), Heimat en péril que des hordes de hipsters (nécessairement non-allemands)/Touris/Souabes pleins aux as viendraient dénaturer par le fric ou le vomi en cascades. Et cette pureté fantasmée ne repose-t-elle pas elle-même sur tout un système de valeurs supposées a-historiques que l'on oppose à un présent trouble où les vieilles identités vacillent - un passé où l'on était entre soi, savait qui était qui et qui n'avait encore rien de si queer? C'est aussi oublier un peu vite l'omniprésence (invisible à beaucoup) de la pauvreté et des discriminations raciales, a fortiori à Neukölln, qui seraient comme auréolées des vertus de l''authenticité'. La misère sociale aurait-elle donc ce je-ne-sais-quoi d'irrésistible qu'il faudrait à tout prix préserver?

Mais AZE met le doigt sur quelque chose de bien plus fondamental encore: la figure du Touri, ou du hipster - dont on peut déjà se demander ce qu'elle contient vraiment [1] -, accablée du fléau de la gentrification et accusée de compromettre par sa présence une intégrité préexistante, est une construction discursive parée de toute la transparence de la réalité objective. Le même processus est évidemment à l'œuvre dans la construction des catégories raciales, sexuelles et de genre, et leur assignation exclusive à certaines caractéristiques essentialisées et (évidemment) dévalorisantes [2]. Cela justifierait donc les nombreuses manifestations d'hostilité voire des atteintes physiques graves à l'encontre de corps considérés comme étrange(r)s et réduits à une essence immuable: simplement Touri et nécessairement rien d'autre. Et l'on peut dire qu'on s'en est donné à cœur joie dans cette ville-monde si fière de sa tradition radicale: du slogan incroyablement crétin des Verts, 'Hilfe, die Touris kommen!' aux gadgets merdiques destinés à bien faire passer le message, t-shirts ou autres stickers proclamant 'Du bist kein Berliner' - l'illégitimation dans toute sa force, définitive et glaçante -, ou le nettement plus affolant 'Touristen Fisten', immanquablement berlinois s'il en est. Ce système de hiérarchisation/assignation à l'infini engendre, comme dans tout système discriminatoire, des absurdités en chaîne, qui seraient tragi-comiques si elles ne relevaient de fondements structurels qu'on aurait tort de croire confinés au passé (ou dans quelque ailleurs exotique). Ainsi, selon AZE, la catégorie 'Dauertourist*in' se distingue du Touri de base en ce que l'intéressé*e vit depuis un certain temps à Berlin, mais... mais quoi au juste? Qui ici s'octroie le privilège de décider ou contester la pleine citoyenneté, de reconnaître l'appartenance à la communauté, le droit au lieu?

Les activistes de Hipster Antifa Neukölln et AZE scrutent ainsi les rues du Kiez, tels des micro-géographes attentifs à toute variation dans la tension saturant l'air, à l'affût de signes infimes marquant les façades comme autant de relégations et de pétrifications dans des identités proscrites. Une inscription relevée un jour révèle toute la gravité du problème dans une compression vertigineuse: 'Gays, Nazis & Hipsters fuck off'. En l'absence d'informations sur la positionnalité de l'auteur*e, on ne peut qu'essayer d'en imaginer les motivations profondes. Mais la collision de réalités aussi différentes (quoique mutuellement non exclusives - hélas) dans l'équivalence d'un même slogan en dit long sur la complexité des enjeux de pouvoir et des amalgames qu'ils induisent. Certes, ça fait bien longtemps que Richard Florida [3] a établi, même si de manière à mon goût un peu simpliste, une relation étroite entre gays et gentrification - au point de donner naissance au concept de 'gaytrification' [4] -, et peut-être est-ce l'idée que les gays sont tous pétés de thunes, rafflent tous les beaux appartements qu'ils décorent avec ce goût exquis qu'on leur connaît, ce qui en retour ferait exploser les prix de l'immobilier, qui a conduit au graffito haineux. Peut-être est-ce même la faute des hipsters qui, avec leur bloudjinnzes moulants et petites bottines, font un peu... faut bien le dire. À moins que dans une ultime confusion 'gay' ne serve (improprement) de terme générique pour qualifier les lieux d'activisme queer dont Neukölln regorge, auquel cas il est évident qu'ont encore cours des méthodes de stigmatisation et de désignation d'un radical other qui n'ont rien à envier à celles qu'elles prétendent combattre, une hiérarchisation/exclusivité des résistances qu'on pensait dépassée, Weltanschauung réactionnaire et ultranormée que quelques voix sécessionnistes sont bien déterminées à renverser.

LUXUS STATT ARMUT - ANTIFA HEISST FORTSCHRITT - SMASH HEIMATSCHUTZ!

 

fast forward Hipster Antifa Neukölln a récemment organisé deux discussions sur ces thématiques. La première, "Unbekannt Verzogen. Über linken 'Touristenhass' und die Unmöglichkeit des Wohnens" par Magnus Klaue, est consultable ici.

 

[1] Une bibliographie considérable est consacrée au hispster, et même à sa mort supposée. Sur ses antécédents historiques et son indissociabilité du capitalisme tardif: Jake Kinzey, The Sacred and the Profane: an Investigation of Hipsters (Winchester, Washington: Zero Books, 2012). Là aussi l'obsession d'une authenticité inaltérée par le mainstream est centrale: "The importance placed on a certain space and time, or what could be called 'the scene', and its connection to 'authenticity', clearly resonates among hipsters. Consumer goods, neighborhoods, styles, etc. are fetishized in the cult of 'authenticity'.", 43.

[2] Pierre Tevanian, La Mécanique raciste (Paris: Éditions Dilecta, 2008).

[3] Richard Florida, The Rise of the creative Class revisited (New York: Basic Books, 2012).

[4] Colin Giraud, Sociologie de la gaytrification. Identités homosexuelles et processus de gentrification à Paris et Montréal. Thèse de doctorat de Sociologie et d’Anthropologie, Université Lumière Lyon 2, 2010.

29 July 2012

Arm aber spießig

Mediaspree, Köpenicker Strasse

Au début des années quatre-vingt Taxi Girl chantait 'P.A.R.I.S', ode amère à une capitale vidée de ses forces vitales et de son humanité, sclérosée dans un déclin et une insignifiance accélérés face aux mégalopoles essentielles du moment - du moins celles qui comptaient aux yeux du beau Daniel - Londres, Tokyo, New York, et même Amsterdam. Dépotoir urbain inhospitalier aux nouvelles générations et jonché de vieilles gloires fanées, Paris avait laissé passer son moment et étouffée dans son ennui ne comptait désormais plus dans l’économie du cool mondial. Son image de ville-musée ne cesserait de lui coller à la peau, et cela d’autant plus tenacement que de nouvelles venues, d’une créativité et d’une énergie insolentes, ne tarderaient pas à l’enterrer vivante, Barcelone pour commencer, puis des années plus tard Berlin. Ah ville de mes rêves! / Que diras-tu demain quand tu resteras seule, pourrie /Des ruines un peu partout?, clamait-il de cette voix traînante et étrangement accentuée de Delphine Seyrig réincarnée en mec.

Les ruines, à Berlin, micro-capitale tardive aux ambitions mondiales, on n’aime justement plus trop ça. Elles en ont trop longtemps constitué le tissu primaire - la plus emblématique et controversée d’entre elles, le Palast der Republik, ayant depuis longtemps mordu la poussière - et ce qui a amusé un temps dans l’infinité de réinventions possibles ne pouvait durer éternellement: d’aire de jeu de la jeunesse hip internationale au siège rutilant du seul véritable pouvoir restant en Europe, il était temps que la capitale se montre à la hauteur de son rôle symbolique, et nulle part n’est-ce si criant que dans son expression architecturale contemporaine. Car ce qui fut très longtemps masqué par des projets emblématiques de grande ampleur - les reconstructions de Potsdamer Platz et du Reichstag, la création d’un nouveau cœur institutionnel, le Jüdisches Museum - et des choses moindres mais franchement belles - la tour GSW de Sauerbruch Hutton - se révèle de la façon la plus crue dans le remplissage systématique et brutalement cynique de ses vides.

Rien de vraiment nouveau ici puisque les débats sur la forme future à donner à Berlin n’ont cessé de faire rage depuis sa restauration au rang de capitale fédérale, et ont fini par se condenser en tout un système de normes et de prescriptions esthétiques désigné par le concept fumeux de Kritische Rekonstruktion, qui doit bientôt connaître son couronnement dans la réédification de la pièce montée baroque des Hohenzollern sur les ruines du Palast en plastique de la DDR. Tout comme Paris est immédiatement identifiable dans l’unité de ses façades hausmanniennes, Berlin se devait ainsi de présenter au monde un style uniforme bien à soi, un marqueur visuel clair et monosémique, même si rien de tel n’avait jamais existé dans la frénésie de son devenir architectural. Hans Stimmann, le pape de la Rekonstruktion et inflexible gardien du dogme, aurait été en son temps bien inspiré de passer cinq minutes devant Die Symphonie der Großstadt pour saisir l’aberration de ses théories urbanistiques, et surtout de leur effet mortifère sur l'avenir de cette ville.

On en voit tous les jours les résultats dans leur déprimante invariabilité. Car selon le principe one size fits all, c’est la presque totalité des nouvelles constructions qui se conforme à une uniformité formelle accablante, des hôtels conçus pour un secteur touristique de masse en pleine explosion aux derniers grands projets gouvernementaux - dont l'énorme QG du Bundesnachrichtendienst représente dans sa prolifération l’apothéose délirante - en passant par la somme de petites nuisances mesquines et de non-événements qui constitue la pseudo opération de régénération nommée Mediaspree. Ce sont les mêmes pâtés parfaitement cubiques qu’on nous chie régulièrement dans les coins, percés de rangées d’ouvertures en meurtrières, avec leurs surfaces imitation pierre de taille sans relief ni expressivité, dans une bienséance de Spießer faux-cul qui ne doit offenser personne mais abrutit l’âme de son omniprésence fade. À la vue de tout nouveau chantier à Berlin, c’est désormais l’estomac qui se noue et non plus le coeur qui s’emballe.

Mais ce que les architectes et leurs commanditaires ont depuis longtemps entamé, c’est la GEMA qui risque bien de le parachever en beauté. Voilà quelques semaines que les médias et les professionnels de la nuit sont en émoi devant ce qui s’annonce ni plus ni moins comme l’arrêt de mort de la scène berlinoise. La GEMA, équivalent allemand de la SACEM, envisage en effet une refonte de son système de collecte des droits d’auteur qui devrait entrer en vigueur dès l’année prochaine, ce qui pour les clubs ligués contre cette mesure signifie une hausse des contributions à la puissance dix, et donc une condamnation certaine. Dans l'indignation générale c’est le Berghain qui est le premier monté au créneau et dans une dramatisation adroite du débat a annoncé en fanfare sa fermeture la nuit de la Saint-Sylvestre. Berlin ne se relèverait évidemment jamais d’une telle perte, et celles et ceux pour qui une telle éventualité est inimaginable feraient bien d’y réfléchir à deux fois en prenant la mesure des mécanismes à l’œuvre dans cette affaire.

Sans doute du fait de son histoire atypique, de son état de sinistrée économique chronique et de sa tradition de radicalisme politique, on pensait Berlin éternellement à l’abri de phénomènes affligeant le reste des métropoles occidentales - gentrification, loyers prohibitifs, expulsions de squats. Mais depuis que le bobo-enfanteur de Prenzlauer Berg et le Kiezkiller de Neukölln (plus symptômes que causes réelles d’un imbriquement complexe de processus socio-économiques) sont devenus les hate figures favorites du folklore local, ces thèmes sont d’une actualité brûlante, et on ne compte plus dans la presse les cas de résistance collective contre les menaces d’expropriation et les contes de grand-mères courage luttant jusqu’au dernier souffle contre les spéculateurs. C’est une évolution d’autant plus brutale qu’exponentiellement rapide, une accélération de signes alarmants allant des fermetures de clubs au contrôle privé d’espaces longtemps restés fluctuants, prémisses probables d'un saccage culturel d’une ampleur inédite.

Dans cette mainmise du complexe politico-financier sur la ville, rappelant les plus vifs combats menés à Kreuzberg il y a des années, persiste le sentiment que Berlin se trouve terminalement livrée à une nomenklatura de technocrates placés aux postes-clés des institutions - au niveau régional comme fédéral -, et bien déterminés à la modeler à leur image, de lobbies revanchistes et nostalgiques de l’ordre impérial dont l’influence exorbitante atteste de leur infiltration des sphères du pouvoir (d’où seraient sinon venus les millions promis à la construction de leur palais clownesque?), auxquels il faut maintenant ajouter les barbons de la GEMA, sûrement plus dans leur élément à Bayreuth qu’à Friedrichshain. Ces groupes ont tous en commun une sensibilité essentiellement anti-urbaine, un dégoût mêlé de terreur pour tout ce qu’une métropole anarchique comme Berlin peut générer d’incontrôlable et de fracturé, éclats forcément sublimes d'énergie primale. Dans leur décencefondamentale, c’est à une ville sans qualité et transparente qu'ils nous condamnent, un champ de ruines bieder où sourd, pour utiliser les termes de Johannes Willms, cette 'maladie allemande'.*

 

*Johannes Willms, Die deutsche Krankheit. Eine kurze Geschichte der Gegenwart (München: Carl Hanser Verlag, 2001). Traduit en français par Bernard Lortholary sous le titre: La Maladie allemande: une brêve Histoire du Présent (Paris: Gallimard, 2005).

 

fast forwardUPDATEfast forward 15.08.12. Rien qu'une fausse alerte, mais une méthode terriblement efficace: Berghain restera ouvert passé le Nouvel An. Selon les dernières déclarations de ses gérants, l'extortion planifiée par la GEMA n'entraînerait en aucun cas sa disparition, si drastique soit la saignée, mais repousse sine die ses projets d'extension avec l'ouverture du Kubus, moitié vacante de l'ancienne centrale, qui devait devenir un espace polyvalent de performances et sans aucun doute ce que Berlin aurait compté de plus hip. Une perte terrible quand on connaît la beauté du lieu et un point en plus pour ceux ont juré d'avoir d'avoir la peau de cette ville.

20 June 2012

Stinky Toy Town

Il y a quelques années je découvrais l'existence dans un désert de l'Utah des vestiges d'un camp d'expérimentation militaire surnommé 'German Village' [1]. Bâti durant la Seconde Guerre mondiale dans le but de tester les dernières armes de destruction massive mises au point par le complexe militaro-industriel américain (bombes incendiaires et chimiques), Dugway Proving Ground, de son nom officiel, reconstituait grandeur nature des rues entières d'un quartier ouvrier de Berlin dans toute son authenticité architecturale. C'est qu'après des campagnes de bombardements acharnées la capitale du Reich s'avérait étrangement irréductible aux attaques, et semblait même ressurgir plus forte que jamais de ces épreuves. La robustesse et l'ingéniosité structurelle de ses Mietskasernen, ces bâtiments d'habitation massifs d'une opulence toute wilhelminienne et aggrégés en îlots compacts, étaient selon les experts militaires à l'origine de ces échecs répétés: le feu ne s'y propageait que faiblement, ce qui était frustrant après les firestorms effroyablement meurtrières auxquelles Hamburg et tant d'autres avaient déjà succombé. Sans compter le coût en hommes et munitions que Berlin faisait à elle seule subir aux forces alliées. Dans sa précision et son goût du détail poussé au paroxysme (des décorateurs d'Hollywood avaient été mobilisés à cette intention) 'German Village' offrait enfin la possibilité de frapper la métropole en plein cœur, tout devant maximiser l'impact destructeur des bombes, du degré d'humidité du bois de charpente au type de mobilier utilisé. Rien ne fut laissé au hasard et le simulacre de Kiez fut même reconstruit par des forçats du coin plusieurs fois après avoir été calciné, to get it just right. Un 'Japanese Village' y avait aussi été érigé, soumis aux mêmes tests incendiaires, mais vu la nature infiniment plus légère et diaphane de l'architecture traditionnelle niponne on imagine sans mal les méthodes plus expéditives et les résultats plus immédiats.

On s'est beaucoup questionné sur le rôle et les motivations profondes de l'architecte en chef de cet anti-Berlin, son envers de mort: Erich Mendelsohn, l'un des plus brillants modernistes de l'ère Weimar. Beaucoup de ses réalisations survivent à ce jour, de l'Einsteinturm de Potsdam à la Kaufhaus Schocken de Chemnitz, mais on suppose aussi certaines de ses créations berlinoises pulvérisées par les raids dévastateurs, rendus plus terribles encore par sa connaissance intime d'une ville qu'il avait contribué à façonner dans sa modernité radicale - même si sa fameuse Columbushaus de Potsdamer Platz survécut au martyr avant d'être incendiée, puis rasée dans les années cinquante. À la suite de l'arrivée des Nazis au pouvoir, Mendelsohn émigra en Angleterre, entité insulaire notoirement allergique à toute influence continentale - et surtout allemande -, où il laissa (en collaboration avec Serge Chermayeff) un joyau moderniste d'une classe rare: le De La Warr Pavillion de Bexhill on Sea, une station balnéaire pépère sur la Manche. Mais en tant que 'consultant', Mendelsohn œuvrait activement à un projet qui dans ses visées meurtrières (causer le pire carnage dans l'espoir de provoquer un soulèvement populaire contre le régime hitlérien - qui n'advint jamais) frappait exclusivement les quartiers prolétaires de Berlin - dont les enclaves rouges de Wedding et Pankow -, qui par un heureux hasard étaient aussi les plus densément peuplés. Ces Mietskasernen colossales aux lourdes maçonneries ornées et organisées autour de réseaux d'arrière-cours profonds pouvaient, si frappées par les armes adéquates, se transformer instantanément en un maelstrom de feu et d'horreur. C'est ainsi que les magnifiques villas de dignitaires nazis (et leurs occupants) survécurent en masse au carpet bombing allié de la fin de la guerre - les viser eût été 'un gâchis de bombes', de l'aveu même d'un conseiller de Churchill. Ce qui n'empêcha personne de pilonner le zoo et d'y causer une hécatombe.

L'ombre de 'German Village' continue de planer sur nous puisqu'en ces temps de guerre totale menée contre la menace persistante du terrorisme islamiste, l'Empire s'est doté, sur les terriroires de nations amies, d'un réseau d'infrastructures parallèle où le test des technologies de contrôle et de destruction les plus sophistiquées sont mises au service de stratégies ouvertement urbicides dans les pays déclarés ennemis. Là, on frise le gigantisme dans le déploiement de forces armées, de moyens logistiques et de figurants (d'origine arabe par souci de véracité), et de Fort Knox, Kentucky, à Fort Polk, Louisiane, c'est la même logique de parc d'attraction à la Disney qui donne une légitimité toute ludique à la violence d'État dans une débauche d'effets spéciaux (même l'odeur de cadavres brûlés y est synthétiquement recréée) et de clichés orientalistes. Israël n'est elle non plus pas en reste puisque le site de Baladia dans le désert du Néguev s'enorgueillit d'installations d'une authenticité confondante, sorte de ville arabe générique revue et corrigée à la sauce hollywoodienne et reconfigurable à l'infini suivant les nécessités des conflits en cours [2]. Et, suprême ironie, même Berlin-Ouest disposa en son temps de son propre terrain d'entraînement antiguérilla dans le secteur d'occupation britannique, une entreprise certes plus modeste et discrètement enfouie dans les bois, la 'Ruhleben Fighting City', qui comprenait un petit village très sommaire, une cité d'habitation moderne avec sa superette et était curieusement dominée par deux wagons du Berliner U-Bahn perchés sur un monticule de gazon. C'est ici que les tactiques de reprise de contrôle du terrain urbain en Irlande du Nord furent expérimentées, et même la Princesse Anne de passage par là y conduisit un tank. Le complexe militaire est depuis la réunification utilisé par différentes divisions de la police, dont les troupes d'élite des Spezialeinsatzkommandos, et apparemment inapprochable tant la sécurité y est dissuasive.

Mais c'est bien la France, championne toutes catégories du matage des troubles urbains, qui depuis des décennies assoit en douce une autorité et une expertise enviées de tous - et surtout des États-Unis. Car on pourrait croire que la notion de 'conflit de basse intensité' avec tout ce qu'elle implique - abolition des distinctions entre temps de guerre/de paix, combattant ennemi extérieur/population civile locale, état d'urgence permanent - n'est apparue qu'à la faveur des guerres néo-coloniales lancées par l'administration Bush. Et pourtant, cet arsenal doctrinaire était déjà largement existant en France depuis la Guerre Froide, après que l'ex-puissance se fut trouvée confrontée aux risques simultanés d'expansion soviétique et de dislocation impériale. C'est une longue histoire compliquée et sidérante que celle de la 'doctrine de la guerre révolutionnaire' (DGR) [3], dont les politiques d'exception furent pensées et appliquées lors de la guerre d'Algérie, et une fois réimportées en métropole selon l'effet boomerang théorisé par Foucault [4], survécurent sous une forme ou une autre au gré des crises internes et des turbulences extérieures - de Mai 68 aux dangers du terrorisme islamiste en passant par l'explosion des banlieues. Les inflations sécuritaires délirantes de l'ère Sarkozy n'en représentent que le point culminant et rien pour l'instant ne porte à croire que le retour des socialistes aux affaires marquera une quelconque inflexion de la doctrine d'État en la matière, malgré le déferlement de bons sentiments et de déclarations embuées sur les valeurs éternelles de la République. Quoi qu'il en soit c'est bien le renforcement et l'omniprésence du dispositif de contrôle et de quadrillage militaro-policier des quartiers populaires ségrégués, conjugués à la désignation d'un ennemi intérieur - jeune, maghrébin, mâle, essentiellement violent, inassimilable, forcément délinquant donc terroriste en puissance - qui sont au cœur des principes de la contre-subversion en France.

Il n'est donc pas surprenant que tous les 'German Village', 'Fighting City' et Fort Knox du monde soient sur le point de trouver une nouvelle incarnation dans une création bien française. Cette année l'armée doit théoriquement inaugurer un nouveau complexe d'entraînement antiguérilla au CENZUB (Centre d'entraînement aux actions en zone urbaine) du camp de Sissonne (Aisne), avec le village de Jeoffrecourt [5], simulacre d'ensemble urbain comprenant champs de tir, immeubles de grande hauteur et quelques bidonvilles pour compléter l'ambiance misérabiliste. Peut-être cette ville artificielle prendra-t-elle pour modèle la Villeneuve de Grenoble, qui fut en juillet 2010 le théâtre d'interventions policières d'une exceptionnelle violence lors de plusieurs nuits d'émeutes (un jeune du quartier abattu par les forces de l'ordre à la suite d'un braquage foiré). La Galerie de l'Arlequin - toujours cet onirisme évaporé d'un autre temps d'innocence - fut ainsi mise en état de siège dans une opération contre-insurectionnelle digne de l'état d'urgence (lui-même décrété lors des révoltes de 2005 pour la première fois depuis la guerre d'Algérie): déploiement des unités d'élite de la police et de la gendarmerie, bouclage du quartier et fouille systématique des habitants, escadron d'helicoptères tournoyant de nuit, tous projecteurs braqués sur la cité. Les images télévisées étaient spectaculaires et clairement destinées à inspirer la terreur. Mais plus dure encore est la prise de conscience que le cadre le plus intimement familier peut à tout moment basculer dans le Grand-Guignol d'une irréalité orchestrée en haut lieu, que la texture fragile du quotidien n'est rien face à l'infériorisation institutionnalisée des classes subalternes (et racialisées), dans des lieux devenus transparents et pénétrables à merci. Et nul doute que les gesticulations de Jeoffrecourt, si elles ne préconisent pas encore le recours aux bombes, seront riches d'enseignements vite mis en pratique dans de vraies cages d'escaliers, avec de vraies gens pris pour cibles, ou comme les désigne Mathieu Rigouste, 'des espaces et des corps d'exception' [6].

Industrial wasteland, Greenwich, London

 

[1] Mike Davis, Dead Cities (New York: The New Press, 2002), 62-83.

[2] Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010), 183-99.

[3] Une critique implacable des antécédents historiques et de l'intensification contemporaine des politiques sécuritaires en France, ainsi que de la perpétuation des paradigmes de domination coloniaux: Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).

[4] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997).

[5] Rigouste, op. cit.,  283-4.

[6] Ibid., 110.

29 March 2012

Berlin loves you not

Murals @ Cuvrystrasse, Kreuzberg

À Kreuzberg-Friedrichshain, cette entité administrative créée il y a quelques années lors de la refonte des Bezirke de la capitale, l’esprit de résistance qui a longtemps fait la fierté de cette ville a de nouveau marqué un point. Dernière cible en date: le BMW Guggenheim Lab, non pas une collaboration inattendue entre le constructeur de Munich, la prestigieuse institution muséale et un club très prisé d’une certaine frange de la communauté gay berlinoise, mais un projet de consultation expérimental au rayonnement international. Sur une durée de six ans trois structures nommées ‘Labs’ doivent en effet parcourir la terre entière, telles des modules nomades se posant élégamment dans neuf métropoles triées sur le volet et au sein desquelles débats, conférences et toutes sortes d’interventions 'interdisciplinaires' se proposent de formuler de façon transversale des solutions aux problèmes et défis - urbanistiques, technologiques, écologiques - posés à nos grands centres urbains globaux dans un contexte de crise généralisée. En somme un think tank très rock ‘n’ roll, un incubateur d’idées où de nouvelles voies d’investigation sont ouvertes et explorées en étroite synergie avec les communautés locales, comme le montre la dernière étape du périple dans l’East Village new-yorkais - quartier à l’avant-garde de beaucoup de choses et certainement très marqué socialement, nous y reviendrons. L’une de ces structures devait selon les prévisions atterrir parmi nous le 24 mai, plus précisément au milieu du terrain vague de la Cuvrystrasse en plein Kreuzberg, immense Baulücke en bord de Spree à deux pas de l’Oberbaumbrücke et du Watergate, et dont on imagine qu’il représente de par sa situation l’ultime wet dream de tout promoteur immobilier.

J’avoue que j’aime beaucoup cette idée de structures migrantes, démontables et remontables à volonté, qui parcourent la planète comme de beaux insectes futuristes et viennent rendre visite aux terriens ébaudits, leur apprennent des choses incroyables et magiques, pour repartir en silence quelques semaines plus tard. C’est d’une poésie rare, ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’une institution aussi classe que le Guggenheim. Seulement Kreuzberg est sans doute plus dur à dompter que l’East Village et il semble que la mission civilisatrice soit gravement compromise après que des groupes autonomes locaux ont menacé de mettre à mal la structure qui dans sa légèreté aérienne n’aurait pas tenu longtemps après quelques bons coups de massue. Le risque d’attaque est en tout cas pris très au sérieux par les organisateurs (et surtout le sponsor) qui ont préféré renoncer purement et simplement au site. Des emplacements alternatifs ont par la suite été avancés, de Prenzlauer Berg à Lichtenberg, ce dernier n’étant pas vraiment habitué au glamour raréfié de ce type d’événement, ce qui en fait pour cette raison une proposition intéressante. Il est vrai qu’à part la récente vague de feux de poussettes Prenzlauer Berg représente un lieu sûr et relativement à l’abri d’un coup de poing de l’ultra-gauche, qui ne se dérange même plus: on imagine sans mal le Lab perché délicatement sur le Pfefferberg (lieu originellement retenu pour le projet et à présent reconsidéré), entre bureaux de jeunes architectes en vogue et le très distingué Institute for Cultural Inquiry (ICI). Certes, on se retrouverait entre gens de bonne compagnie mais dans l’hermétisation d’un espace qui se voulait ouvert sur le monde l’opération aurait-elle encore une quelconque raison d’être?

Cela fait un certain temps que le torchon brûle des deux côtés de la Spree, dans un climat de plus en plus tendu où le mot ‘gentrification’ - concept longtemps associé à ces métropoles occidentales intimement intégrées aux flux et circuits du capitalisme global, excluant donc dans une large mesure Berlin - est devenu omniprésent, où les évictions de squats historiques donnent lieu à de véritables batailles rangées, où des communautés se trouvent disloquées du fait d’une augmentation sans précédent des loyers, où un ressentiment croissant envers l'afflux de touristes dans Kreuzkölln (surtout de jeunes hipsters friqués) suscite des réactions pas toujours très heureuses (voir l'action 'Hilfe, die Touristen kommen' des Verts lors des dernières élections locales). Les préoccupations sont réelles et urgentes, et là où d’autres villes ont depuis longtemps capitulé, Berlin semble vouloir prouver qu'une mobilisation soutenue comme celle déployée contre Mediaspree peut avoir des résultats retentissants et proposer des alternatives bénéfiques à l'ensemble de la population. En l'absence d'une quelconque intervention publique pour contrer l'envolée des loyers et lorsqu'un laissez-faire d'essence néo-libérale se substitue à toute poltique urbaine, l'action directe et citoyenne semble être la seule voie restante... Mais le Guggenheim Lab? Premièrement, il est évident que l'apposition du nom de BMW à l'événement a été très mal perçue, l'irruption d'un Konzern d'envergure internationale (et polluant) dans ce qui se présente comme un forum inclusif et soucieux de l'avenir de la collectivité décrédibilisant d'emblée de telles prétentions. Car même sous couvert de mécénat engagé et désintéressé ce sont les impératifs du financier qui primeront encore et toujours.

Ensuite, il est ridicule d’affirmer, comme il a été rapporté dans la presse, que le Lab, structure éphémère vouée à se volatiliser comme elle est venue, aurait à lui tout seul contribué à renforcer l'attractivité de Kreuzberg - et donc à la flambée de l'immobilier -, ce qui en soi justifierait une menace d'action violente. Des voix se sont élévées (dont le maire Grün de Kreuzberg-Friedrichshain) pour condamner le chantage exercé par quelques groupuscules radicaux semant leur terreur au mépris de l'esprit de tolérance incarné par Berlin. On peut effectivement imaginer que prendre la construction pour cible avec trois pots de peinture n'aurait pas changé grand-chose à un mouvement de fond aux causes complexes et aggravé par un manque d'intérêt flagrant des pouvoirs publics. Mais face à l'abandon précipité du site de Cuvrystrasse et au déménagement probable vers Prenzlauer Berg, dans un milieu socio-économique bien plus homogène (entendre privilégié) et friand de ce type de manifestations érudites*, on ne peut que regretter une occasion perdue de réappropriation urbaine et de prise de parole. Situé là où il l'était, visible et aisément accessible aux communautés locales, le Lab synthétisait des enjeux de pouvoir considérables en tant que site de friction et de confrontation des vécus. Un détournement activiste grassroots aurait pu tirer profit de l'infrastructure transformée en lieu de transfert et de circulation de savoirs où précisément ces problématiques (gentrification, ségrégation sociale, invisibilisation) auraient pu être articulées, disséminées et donc amplifiées. Le Guggenheim Lab (sans BMW, ça va sans dire), loin d'être le conservatoire d'un discours scripté à l'avance, se prêtait à des détournements inédits, lieu de diffraction d'une multiplicité d'optiques et de subjectivités, de contestation d'un type de pensée hégémonique (académique, middle-class) dont les mécanismes d'exclusion propres à une société élitiste auraient pu être clairement exposés. Une stratégie de reprise de contrôle salutaire à l'opposé de gesticulations ennuyeuses et d'identités figées.

 

*Dans un développement assez stupéfiant, une opposition à la venue de la structure mobile s'organiserait même à Prenzlauer Berg. Craint-on des allées et venues continuelles autour du Lab et les troubles du sommeil qu'elles ne manqueraient de causer?

22 March 2012

Unknown Pleasures

Kubus am Berghain

Ce n'est que très récemment que l'architecture des sex-clubs pédé berlinois est devenu pour moi un sujet sérieux de préoccupation et ce sont deux articles tirés d'un même recueil d'essais publié aux US, Policing Public Sex [1], qui ont servi de détonateurs. Ce sont à ma connaissance les tous premiers à aborder un thème bien moins anodin qu'il n'y paraît et dans leur exploration des scènes new-yorkaise et californienne leurs auteurs ne faisaient que confirmer ce que je commençais à vaguement soupçonner ici à Berlin, capitale mondiale tant vantée de la scène masculine hard: que l'agencement spatial et l'imaginaire visuel déployé dans ces lieux ont un impact direct sur la nature des interactions sociales et sexuelles qui y ont cours. Rien de bien fracassant pour qui est familier avec les diverses théories de production de l'espace développées depuis des décennies (la formulation d'une architecture du désir par les Situationnistes, ou l'articulation proprement queer des interconnexions entre genre, architecture et espace urbain), mais vu le temps que j'y passe et ma sidération croissante devant le type d'humanité qui s'y fait jour, l'urgence à recentrer une culture sexuelle terminalement commodifiée sur l'intime et l'interpersonnel, la solidarité et la notion (toujours très débattue) de communauté se retrouve subitement au centre de mes questionnements. Et cela semble devoir commencer par une critique des espaces de plaisir que nous créons pour nous-mêmes.

Dans 'Public Space for Public Sex' John Lindell déplore l'uniformité miteuse des sex-clubs new-yorkais et le cynisme mercantile des exploitants d'établissements devenus plus ou moins souterrains depuis le grand toilettage de Manhattan (la désastreuse Quality of Life Campaign de Giuliani [2]) et la fermeture massive des lieux de plaisir gays au plus fort du backlash puritain qui a accompagné l'épidémie du sida. Il cite l'exemple du redoutable 'Club 82' dans l'East Village, aussi connu sous le doux nom de 'Bijou', un ancien drag cabaret ayant attiré en leur temps ces princes de la décadence qu'étaient Lou Reed et Bowie et depuis transformé en un bouge comme Times Square a dû bien en connaître dans les seventies. À 'Bijou' c'est un orange dégueulis qui dès l'entrée vous prend à la gorge, puis à mesure que l'on s'enfonce dans le secteur réservé à la baise, une obscurité sépulcrale à peine percée de quelques loupiottes que l'on associe au désir masculin sous sa forme la plus brute - esthétique généralisée que les barons du business semble considérer comme allant de soi -, des cabines en enfilade ouvrant sur un boyau exigu le long duquel les mecs scrutent le passage de chaque nouveau venu en se branlant. Je me souviens avoir trouvé la traversée de cette backroom interminable et dans l'atmosphère de menace sourde et de délabrement physique n'avais pas tenu plus de dix minutes. Ainsi, à l'opposé de cette configuration classique en cellules isolées et closes sur elles-mêmes (la norme dans tout Porno Kino qui se respecte), John Lindell se fait le chantre de dispositions spatiales flexibles et polyvalentes qui tout en facilitant une plus grande diversité de jeux sexuels et d'interactions entre clients assurent également une visibilité propice à la promotion de pratiques safe. Des partitions amovibles nommées Social Structures et Permeable Cells garantissent à la fois ouverture et intimité tout en insistant sur l'aspect avant tout social de ces espaces, leur fluidité générant toute une gamme d'échelles, de transitions et de contrastes, une transparence favorable aux errances nomades de 'machines désirantes' et à la dérive, autre concept situ décrivant le passage aléatoire du flâneur dans différentes unités d'ambiance selon ses propres intuitions, une dialectique du soft (chill-out areas conçus pour la sociabilité) et du hard. Cette modulation créative de l'espace contribuerait même selon Lindell à ressusciter l'enfant qui sommeille en chacun de nous dans l'investissement ludique de lieux réinventés. Sans aller jusque là, j'avoue parfois friser l'overdose dans ce déferlement monolithique de signifiants hyper-masculinistes et de désirer quelque chose d'un peu plus conceptuellement déviant - un salon de pavillon de banlieue coquet, un environnement lumineux immersif à la Eliasson, ce genre de choses...

Cela doit faire partie de l'image véhiculée par Berlin, cet immense terrain de jeu post-industriel amoché par l'Histoire, jungle de béton brut antithétique à l'idée même de douceur. Et le fait est qu'ici les sex-clubs sont légion: ils se présentent dans des tailles, des configurations et des degrés de qualité esthétique variés, le roi d'entre eux étant sans conteste le 'Lab' qui, niché dans les entrailles de la centrale désaffectée du Berghain, couvre a lui tout seul tout le spectre de l'imaginaire pédé hard. Dans son essai sur l'histoire des saunas aux États-Unis Allan Bérubé s'attache à montrer comment la recréation d'environnements traditionnellement oppressifs pour les homosexuels est précisément ce qui est fétichisé dans cette mise en scène des symboles d'une histoire clandestine commune. Le rapport complexe et ambigu qu'entretiennent les pedés avec les structures de pouvoir et d'oppression déborde largement du cadre de cet article mais n'en demeure pas moins central dans la constitution de ces espaces, et au 'Lab' rien ne manque à l'appel: une esthétique brut de décoffrage que l'architecture vertigineuse de l'ancienne Kraftwerk de la Karl-Marx-Allee glorifie sans retenue, une orgie de vieilles tuyauteries rouillées et de vestiges industriels laissés en l'état, des armoires de métal cabossées rappelant à la fois le vestiaire, la caserne et la prison, les camouflages suspendus évoquant un boot camp le dimanche dans les bois, à moins que ce ne soit les frondaisons de quelque parc municipal la nuit - Villa d'Este à la berlinoise, le 'Lab' dispose même de son propre jardin d'agrément à flanc de bunker, un simulacre de labyrinthe parsemé de pneus de camion et de lits d'hôpitaux désossés pour un confort maximal -, une rangée entière de glory holes pour cet autre classique gay que sont les chiottes publiques et merveille des merveilles, une pissotière à l'ancienne remontée de toutes pièces et restée fidèle à sa vocation comme pièce maîtresse des soirées yellow. De plus on y trouve ce que l'on pourrait là aussi appeler Social Structures - de loin l'élément le plus réussi du dispositif -, sortes de grandes cages de métal servant aussi bien de reposoirs pour ceux qui comme moi n'en peuvent plus de dériver, de postes d'observation d'où jeter ces regards langoureux ou se faire sucer dressé sur son socle, c'est selon, que de plates-formes pour partouzes improvisées, et qui dans leurs dispositions aléatoires servent à reconfigurer l'immense nef à colonnes et créer un effet de surprise permanent. Enfin, jusqu'à un certain point... Circuler à travers le 'Lab' est une expérience déroutante, et passé l'effet Sturm und Drang initial produit par le sublime architectural du lieu, se révèle un fatras symbolique délicieusement tacky, un musée de l'iconogaphie pédé à travers les âges comme seule Las Vegas pourrait en créer.

Mais bien plus que ça, le sex-club constitue selon l'argument de John Lindell un espace privilégié d'interférences entre architecture, modes de sociabilité entre hommes et culture sexuelle [3], un lieu total où se trouve tout entière inscrite l'histoire de la marginalité gay [4] et où très souvent les définitions de genre croulent sous une surdétermination des marqueurs de la masculinité pure et dure. Le 'Lab' en particulier est un lieu hautement ambigu dont la disposition physique peut mener dans des directions simultanées et contradictoires, générer une foule de possibles au-delà de l'usage monosémique qui en est (presque toujours) fait. Espace d'exploration individuelle et d'affirmation collective, caisse de résonance colossale de la condition gay contemporaine, c'est aussi un champ fantasmatique de premier ordre (tout l'arrière du bâtiment, sorte de face cachée de la lune, n'est par exemple accessible qu'en de rares occasions), un dédale de révélations potentielles où aller à la recherche de sa propre vérité érotique. Par contraste, on peut aussi le voir comme un espace hyper-contrôlé où le bombardement sensoriel sans merci et l'absence regrettée de zones de repos et de socialisation intime promettent non plus la dérive ludique tant espérée mais une sorte de fuite en avant à travers un supermarché surdimensionné où la satisfaction du désir est constamment différée, un monde implacablement huilé et ultra-normalisé tant dans les codes vestimentaires et corporels que dans les pratiques (l'ubiquité et la primauté de l'anal sur toute autre forme de sexualité sont frappantes). Et que ce soit parmi les Social Structures, aux alentours des urinoirs ou dans l'anonymat délibérément entretenu des glory holes je produis moi aussi cette culture tout en ayant le sentiment d'être de ces corps téléguidés, machinalement saisis et presque immédiatement délaissés, et nourris dans mon égocentrisme un climat d'indifférence pourtant profondément contraire à mes besoins de connexion et d'intimité. Dans ces échanges brutaux l'espace physique du sex-club ne serait-il dès lors qu'une extension des sites de drague sur Internet où l'abstraction des êtres, la commodification du désir et des identités s'effectuent dans une désensibilisation et un déficit de responsabilité manifestes [5]? En somme, serions-nous en l'absence de toute empathie à ce point déconnectés de nous-mêmes et des autres, réduits au stade de touristes crétinisés de theme parks du cul où il est juste et tout-à-fait ok de se traiter mutuellement en parfaits salauds? L'espace des sex-clubs est un maillon fondamental dans le mécanisme global d'une culture sexuelle fondée sur une optimisation des profits, leur univers symbolique mettant en scène tous les attributs d'une masculinité conquérante et paroxystique, the hardest possible image. Tout ça me fait soudain penser au tableaux que Constant a peint dans l'horrible descente qu'ont dû être les années soixante-dix, son Erotic Space (1971) dramatisant une violence sexuelle qui serait devenue la norme dans une New Babylon jadis idéale et vite transformée en cauchemar éveillé.

Il serait sans doute hasardeux de se tourner vers le passé dans l'espoir d'y trouver un âge d'or de la sociabilité et du sexe public gays, où inclusivité, diversité et solidarité auraient été des valeurs dominantes face à un monde largement discriminant, même si on peut être facilement pris de nostalgie pour des époques épiques, inconnues et lointaines [6]. Peut-être 'Bijou', malgré (ou par) son côté rough 'n' ready décrépit, offrait-il un tel espace à des hommes marginalisés d'une scène gay mainstream basée sur un système de privilèges socio-économiques et de types corporels hégémoniques. Ou peut-être que mon sentiment premier de violence latente et de misère sexuelle était plus proche de sa réalité, je n'en sais rien. Déçu de ne rien trouver d'un décor de vieux cabaret queer de l'East Village je suis reparti. À regret...  Il ne s'agit pas non plus de revisiter l'idéal moderniste de déterminisme spatial (d'une architecture nouvelle naîtra une humanité nouvelle) mais relever les ambiguïtés, points de basculement et potentialités d'un espace où des connectivités inattendues peuvent surgir - la stratégie du détournement chère aux Situationnistes -, un sens de l'être et de l'agir ensemble dans le plaisir, le respect et ce que par manque d'équivalent français on nommera un esprit d'empowerment. Pour cela et tous les espaces de désir à réinventer, les Fun Palaces et Pleasure Gardens à venir - The Haçienda must be built - quel autre endroit, dans son caractère rétrospectif et ses prétentions expérimentales, synthétiseur d'histoire, de fantasme et d'ignominie, qu'un 'Lab', à Berlin, Labor der Moderne?

 

[1] John Lindell, 'Public Space for Public Sex' + Allan Bérubé, 'The History of Gay Bathhouses', in Dangerous Bedfellows (eds.), Policing public Sex: Queer Politics and the Future of AIDS Activism (Boston: South End Press, 1996).

[2] Sur les effets dévastateurs des politiques de Tolérance Zéro de la municipalité new-yorkaise sur les communautés queer les plus fragilisées: Benjamin Shepard, 'Sylvia and Sylvia's Children: a Battle for a queer public Space', in Mattilda Bernstein Sycamore (ed.), That's revolting! Queer Strategies for resisting Assimilation (New York: Soft Skull Press, 2008), 123-40.

[3] Lindell établit en effet une corrélation très nette entre le design architectural des sex-clubs, les types de sociabilité qui y sont produits et l'image que se font les gays de leur sexualité: 'Beyond the function of facilitating sex, we need to consider what kinds of societal messages about sexually active gay men are revealed and constructed by the architecture of sex clubs (...) If our attitudes about sex club spaces are indicative of how sexually active gay men see our sex lives, perhaps we should pay closer attention to our expectations of these spaces, not only of what they look like, but also how they might facilitate better sex.' Lindell, op. cit., 73-4.

[4] L'expression est empruntée à: Adrian Rifkin, 'Gay Paris: Trace and Ruin', in Neil Leach (ed.), The Hieroglyphics of Space. Reading and Experiencing the modern Metropolis (London, New York: Routledge, 2002), 133. Il y est question des designs de John Lindell dans le contexte de nouvelles 'politiques spatiales queer' évacuant toute trace de l'abjection historique traditionnellement inscrite dans les lieux de plaisir gays.

[5] Sur les limitations et catégorisations du désir imposées par Internet: Michael J. Faris & ML Sugie, 'Fucking with Fucking online: advocating for indiscriminate Promiscuity' + D. Travers Scott, 'Fierce.net: imagining a faggotty Web', in Mattilda Bernstein Sycamore (ed.), Why are Faggots so afraid of Faggots? Flaming Challenges to Masculinity, Objectification, and the Desire to conform (Oakland, Edinburgh, Baltimore: AK Press, 2012).

[6] Sur les espaces d'expérimentation sexuelle que représentaient les bars de Folsom Street, où gays of colour et working class se retrouvaient dans un environnement safe et inclusif avant les vagues successives de gentrification: Tim Dean, Unlimited Intimacy. Reflections on the Subculture of Barebacking (Chicago: The University of Chicago Press, 2009), 196-204. Sur New York et les disjonctions de l'ordre social dominant dans les porn theatres de Times Square: Samuel R. Delany, Times Square Red, Times Square Blue (New York: New York University Press, 1999).

06 January 2012

The Fall and Fall of Hipsterdom

Greifbar, Greifenhagener Strasse, Prenzlauer Berg

Un récent article de Minorités intitulé Le Hipster est un Cupcake suscite bien des émois - et à en juger par sa prolifération sur les réseaux sociaux semble avoir appuyé là où ça fait mal. L'auteur, Stéphane Delaunay, part de la métaphore patissière nauséeuse du cupcake pour tailler un short au hipster moderne (en particulier parisien, même s'il trouve ses origines à New York), se basant pour cela sur l'exercice de démolition entamé il y a quelques années par Adbusters. Aristocrate auto-proclamé de l'intelligence et du goût, early adopter toujours sur le qui-vive avant que le reste du monde n'ouvre les yeux, le hipster - trop lâche pour en assumer même le titre - flotte dans la vacuité d'un esthétisme hyperconscient et délesté de toute pertinence sociale - contrairement, disons, au hip-hop, où esthétique et contestation violente venue des classes les plus discriminées étaient intrinsèquement liées. Non qu'il représente une nouveauté en soi: dans leurs obsessions formelles les Mods ne brillaient pas vraiment par leur conscience politique, ni les décadents de la fin du XIXème. Ou les Incroyables et Merveilleuses du Directoire. Pire, le hispter ne serait que la marionnette veule et inoffensive d'un capitalisme déliquescent qui trouverait en lui la créature rêvée pour perpétuer son vampirisme sur le monde... De plus sa propension à l'ironie en jeux de miroirs infinis, sa régurgitation de sources éparses (et du même coup dénaturées) pour se constituer une identité fragmentée en perpétuel changement n'a rien de très nouveau non plus depuis la grande rigolade post-moderne - qui remonte quand même à des lustres - ce qui en soi suffit à faire du hispter un has been assez réussi. À l'exact opposé de cet enculage de mouches élitiste et parano l'avenir résiderait donc dans le réinvestissement politique, le partage généreux et la solidarité.

Mais l'article va plus loin. Les hipsters seraient à eux seuls responsables de la gentrification du petit Paris populaire et de sa mise en coupe réglée par une caste de privilégiés le vidant de sa substance et ne laissant derrière elle qu'une uniformité de lifestyle, fût-il d'un goût exquis. Le concept de 'gentrification' est invoqué pour tout et n'importe quoi et cristallise des vues très diverses - processus d'exclusion et de colonisation de classe sciemment mené et à contester par tous les moyens pour les uns, phase obligée du devenir organique de toute grande ville contre lequel on ne peut rien pour les autres - mais on ne peut nier son accélération et les bouleversements qu'il entraîne dans les grandes métropoles occidentales depuis le retour en leurs centres des classes dites créatives. Certes c'est accorder à une poignée de petits cons un pouvoir énorme mais l'équation hipsters=gentrification est un thème actuellement très fédérateur à Berlin et nulle part n'est-il aussi brûlant qu'à Neukölln ou, depuis une campagne de reniement assez gonflée d'Exberliner, No-kölln! Rien ne va plus sur la Weserstraße alors que les loyers crèvent le plafond et que le quartier, dans sa nouvelle notoriété internationale, est sur le point de perdre tout ce qui le rendait cutting edge. Sound familiar? Dans ce crépage de chignon entre jeunes gens bien mis c'est le bar écrit 'Ä' qui semble attirer les foudres de beaucoup de monde - mécontents graffitant Yuppies fuck off!  sur la façade ou hipsters de la première heure ulcérés de voir, du fait de l'afflux massif d'autres co-hipsters, leur Reuterkiez chéri tourner mainstream. Mais le pompon de la connerie va au 'Freies Neukölln' qui a signé un petit film faux-cul et plein de venin - et narré d'une voix à se tirer une balle - sur la perte de caractère du quartier causée par les déferlantes d'étudiants étrangers, de jeunes branleurs de Prenzlauer Berg et de familles souabes à poussettes, oubliant un peu vite que tous ces gens n'ont pas atterri là par hasard et que derrière des bouleversements démographiques et culturels aussi rapides opèrent des mécanismes depuis longtemps connus - au pif, la spéculation, la marchandisation des lieux par le tourisme de masse, ce genre de choses... La figure du hipster tueur de quartier s'est ainsi joint à la typologie du Berlin contemporain avec le Kiezkiller, aisément identifiable à sa dégaine et ses habitudes de consommation. J'avoue qu'en lisant l'énumération de ses caractéristiques (le Mac, les gros écouteurs pour iPod, les sneakers rapportés de l'étranger) j'ai eu comme une grosse sueur: serais-je moi aussi l'un de ces fossoyeurs de lieux autrefois authentiques? Suis-je partie prenante de mécanismes d'exclusions propres à la gentrification même si je passe mon temps à en déplorer les effets? Est-il possible d'être un hipster tout en pouvant virtuellement être leur père à tous?

Les hipsters et moi avons une histoire commune qui remonte à très loin. Déjà dans mon enfance ils faisaient des ravages dans la cour du collège avec cette distinction unique qui les rendaient si formidablement cool - je n'en faisais hélas pas partie, ma mère préférant nous vêtir de copies grossièrement approximatives des originaux si convoités, ce qui faisait rire tout le monde. Puis ce furent les branchés des Halles que j'enviais plus que tout dans leur identification totale avec Paris et tous les fantasmes d'émancipation dans le style que la ville incarnait alors, surtout vue de banlieue. Bien sûr l'idée d'une communauté de pionniers sexuellement aventureux (du moins dans mon imagination) et si intimes avec la géographie urbaine avait tout pour m'éblouir et dans l'isolement abyssal où je me trouvais il me tardait de les connaître. Mais c'est quelques années plus tard à Londres que le premier vrai clash avec les hipsters survint. Dès le milieu des années quatre-vingt-dix le secteur Hoxton/Shoreditch, situé à la lisière de la City et jusqu'alors une no-go zone de rues étroites et de places cabossées clairsemée de vieilles gloires victoriennes et d'ensembles de logements sociaux décatis, devenait l'épicentre mondial du cool avec la nouvelle scène artistique britannique en pleine explosion - tout ce cirque médiatique autour d'une Cool Britannia ressuscitée et coïncidant avec l'ascension de Blair au pouvoir, qui a largement su exploiter le battage pour se donner un surcroît de street cred. Entre autres hipsters qui y déferlaient chaque soir tous mes amis se voyaient en pionniers d'une grande aventure urbaine et ne se privaient plus pour souligner le lourd handicap que représentaient mes anachronismes: ma choucroute Morrissey faisait sourire face à l'aérodynamique Hoxton fin (une coupe asymétrique assez affreuse alliant une iroquois de travers à une nuque longue de footballer allemand) alors que mes bottes de skin faisaient de moi une incongruité embarrassante quand tout le monde se mettait de concert à porter des sneakers. La pression était si forte que j'ai dû consentir à un make-over (raté) pour ne plus me sentir échoué au bord de la route. Finalement Shoreditch est sans surprise devenu effroyablement cher une fois que les spéculateurs eurent mis leurs grosses mains potelées sur le pactole et que les rues pleines de meufs le cul à l'air et de mecs bourrés achevèrent de vider l'endroit de son attractivité. Peut-être No-Kölln! connaîtra-t-il un sort identique quand tout le Brandebourg y débarquera le samedi soir, mais les hipsters seront déjà bien loin et l'on susurre depuis déjà quelque temps le nom de Moabit comme nouvelle terre promise - et pourquoi pas Lichtenberg, ils y seront très bien accueillis?

Me voilà rassuré sur mon compte, pas l'ombre d'un soupçon de hipsterisme en moi. De plus, et ce n'est pas le moindre des problèmes, se pose une question d'ordre esthético-sexuel. Pour les filles c'est déjà pas top avec les leggings en Spandex et bottines de mamie à semelles compensées, mais les mecs se posent vraiment là: un côté nerdy limite weedy - les fameux Dickheads de la chanson - avec leur tignasses déstructurées selon des lois seulement connues d'eux, leurs grosses lunettes à monture épaisse et leurs petits frocs moule-burnes (l'été c'est un short au-dessus du genoux et des mocassins sans chaussettes - ils sont drôles avec leur mollets maigres tout pâles). Pas trop un truc pour pilier de bordel comme moi, donc... Avant tout ma relation avec mes mythes fondateurs est trop profonde et mon système référentiel trop dense et enchevêtré pour me laisser porter au gré des légèretés du temps et supporter de vivre dans la crainte constante du déclassement - car quoi de plus terrible qu'être rejeté d'une scène à laquelle on raccroche son identité même? Car c'est finalement cette mystique auto-perpétuée qui tourne les têtes, la certitude de 'faire une ville', de voir, entendre, sentir mieux que tout le monde, d'être doté d'une perception sur-aiguë de la Zeitgeist et d'une abilité au retournement de sens telle que le désagrément d'apparaître comme un pauvre con à leur yeux est suffisant pour éviter tout contact - et le fait est qu'on doit singulièrement s'emmerder dans des soirées où l'acte même de danser est  vécu comme l'ultime ironie.

Mais ce n'est pas fini, loin de là. Le bruit court que les gays seraient eux aussi les premiers catalyseurs de la gentrification accélérée de nos capitales, ce qui à son tour soulève pas mal de questions sur ma propre position à Berlin, et encore plus dans un quartier tel que Prenzlauer Berg. Il est en effet communément admis que ces dissidents sexuels à l'avant-garde de tout ont une tendance innée à dénicher les coins les plus louches des centres-villes et à s'y établir en intrépides éclaireurs qu'ils sont - car on n'est pas des pédés, comme dirait Johnny. Et ce ne sont pas les exemples qui semblent manquer, le plus éclatant étant sans doute SoMa à San Francisco où, avec ses établissement cuir établis le long de Folsom Street, s´était développée dans les interstices d'une ville désindustrialisée à moitié délaissée une communauté de pervers radicaux tournant cul par dessus tête les lois du désir. Les offensives successives du big business ce côté-ci de Market Street ont énormément fait pour amoindrir l'unicité du lieu, certains bars où se retrouvaient des gays working class et/ou of colour et où toutes sortes de pratiques sexuelles avaient cours dans un grand mélange des catégories sociales, laissant progressivement place à des lounges exclusives et hors de prix pour jeunes gens bien élevés. Pour revenir à Shoreditch, il n'existait avant l'arrivée des hipsters qu'un établissement pédé attirant tout ce que l'East End comptait de beaux mecs, punks et skins majoritairement. Tout comme Berghain est pour moi devenu le nec plus ultra dans l'osmose de la musique, de la danse et du cul, le London Apprentice répondait de façon plus modeste aux mêmes besoins de socialisation, de mise en scène et d'expérimentation sexuelle. Le grand pub edwardien de brique rouge à pignons était situé à l'angle de Hoxton Square, un véritable coupe-gorge plongé dans le noir, et le management nous mettait souvent en garde contre la tentation de baiser à l'arrière des bagnoles ou sous les arches de chemins de fer. L'arrachement à ce lieu des origines (transformé en club-lounge pour une clientèle jeune friquée se donnant les apparences du contraire) fut vécu comme une perte énorme et mon ressentiment face à l'exploitation autant médiatique que mercantile du lieu inextinguible. Quant à la Wesertraße le Silver Future et sa radicalité queer ont-ils été parmi les déclencheurs de la vague de fond qui a suivi? Et on se souvient qu'Ostgut, l'ancêtre autrement plus hard du Berghain, avait élu domicile dans une vieille gare de triage à Ostbahnhof avant que le secteur entier ne soit rasé pour une 'régénération' à grande échelle - à ce jour une jungle d'entrepôts aveugles, une Arena où se produira bientôt André Rieu et une Mediaspree qui peine à arriver. Autant pour la diversité des écologies humaines et la finesse du tissu urbain.

L'idée du gay en tant que facteur constitutif de toute poussée gentrificatrice a trouvé sa validation théorique dans une thèse assez alarmante développée par Richard Florida dans un best-seller qui a fait date, The Rise of the creative Class. Cette théorie basée sur une méthodologie très compliquée et indigeste à lire, peut se résumer ainsi: la désirabilité d'un quartier urbain précédemment sinistré est déterminée par la conjonction de différents facteurs dont principalement l'établissement d'artistes et de gays pionniers. Deux mécanismes concomitants sont ainsi rendus possibles, nommés aesthetic-amenity premium (de belles maisons rénovées avec goût et des galeries/bars à chaque coin de rue) et tolerance or open culture premium (personne ne va leur taper sur la gueule et les étrangers y sont les bienvenus), dont la synthèse, le Bohemian-Gay Index, sert à mesurer le standing et la hipness du lieu - et nous amène dangereusement à une nouvelle équation: gay=hipster. Un déterminisme commode et surtout révélateur d'une fainéantise intellectuelle un rien portée sur le cliché: les gays sont donc génériquement créatifs, beaux et sensibles, et surtout d'excellents décorateurs d'intérieur (d'où, j'imagine, la flambée des prix de l'immobilier). Richard y va un peu fort dans l'essentialisation, et dans la collusion systématique entre gays (out lesbiennes et autres dissidentEs, il n'a mot pour vous), classes créatives et populations bohèmes il est évident qu'il n'est ici question que d'une catégorie bien précise de pédés - urbains, dotés d'un capital culturel important, socio-économiquement privilégiés. Ce sont en effet ces invertis-là que l'on aime voir dans nos centres-villes (le Marais, au hasard), ceux qui ouvrent des boutiques super stylées, qui s'habillent comme personne et surtout s'avèrent être des consommateurs hors pair. Exit donc les queers of colour chômeurs de banlieue (à moins qu'on ne les exoticise pour un bon plan cul), les vieux mal fagottés parce que franchement, ceux dont le corps s'éloigne trop dans la mobilité ou la morphologie des normes dominantes, les folles perdues parce qu'elles font trop désordre. Le système s'auto-alimente en permanence de sa propre surchauffe dans la mesure où l'urban vibe d'origine est automatiquement repackagée et revendue à une catégorie de gays plus aisés et désireux eux aussi de vivre le lifestyle - et comme le porno, ce révélateur fabuleux des mécanismes sociétaux, l'a déjà maintes fois mis en scène, rêveront du confort de leur loft tout blanc de se taper l'électricien rebeu ou le plombier polonais. Mais je m'égare... En fait c'est un peu comme les hispters à qui les marketeurs, qui on flairé le bon coup, revendent ce qu'ils croient avoir eux-mêmes inventé.

La boucle est ainsi bouclée mais la question de départ subsiste: suis-je un affreux gay gentrificateur? Je dirais simplement: je tire profit de mutations sociales en cours depuis un certain temps et dont je suis un acteur indirect (ou un passeur direct). Parce que Prenzlauer Berg était devenu si désirable avec des rues grandioses et de beaux cafés, je pouvais jouir d'un environnement urbain safe, mon intégrité physique étant moins susceptible d'y être compromise - bien qu'il y a quelques jours encore deux jeunes mecs se soient fait tabasser par des néo-nazis à Friedrichshain. Ensuite j'achète bio et conforte les habitudes de consommation propres au statut socio-économique de mon 'hood (certains de ces supermarchés ont remplacé des lieux de vie nocturne ayant dû fermer suite à une augmentation de loyer ou plus sûrement à une plainte du voisinage), même si de temps à autre je fais un saut à Marzahn pour mes fringues pur Proll, car j'ai un fétiche très sérieux à satisfaire pour briller une fois mon vendredi soir venu. Mais je déplore réellement la disparition de la mixité de classes et d'âges qui était encore celle des débuts - la mainmise des jeunes familles middle class avec bébés n'étant encore une fois que la résultante de processus propres au capitalisme le plus basique, même si j'adore me foutre de leur gueule. L'activisme grassroots contre la hausse des loyers ou la grosse artillerie visant à couler Mediaspree seraient donc un avenir à considérer pour moi. Avec un bouquin d'Henri Lefebvre dans ma poche arrière, ma casquette de Che dégueu et mes TNs bleues électrique achetées à Milan, je sens que je vais faire un tabac.

17 December 2011

Schnaps Hazard

"Bad taste is real taste, of course,
and good taste is the residue of someone else's privilege."

(Dave Hickey, Air Guitar: Essays on Art & Democracy)

 

Alexanderplatz Weihnachtsmarkt

Comme chaque année Alexanderplatz est depuis quelques semaines envahie de Weihnachtsmärkte. Et ce n'est jamais une mince affaire, dans l'avalanche d'effets spéciaux évoquant la magie des Noëls d'antan et le village labyrinthique de cahutes à colombages et de chalets alpins. Ce marché-ci pourrait gentiment être qualifié de 'populaire', par opposition à Gendarmenmarkt, plus policé et opulent dans son écrin baroque, ou Sophienstraße et ses stands bio plus en phase avec les goûts dominants de cette partie de Mitte/Prenzlauer Berg. Mais sur l'Alex on ne fait pas les choses à moitié comme le prouve l'incroyable folie pyramidale trônant en plein milieu, sorte de superstructure occupée à l'étage par un énorme Kneipe et coiffée d'un clocher en pièce montée où défilent les figures brinquebalantes de la Nativité. L'ensemble est majestueusement surplombé d'une hélice d'hélicoptère géante en rotation, qui donne l'impression bizarre que tout ce petit monde va subitement décoller de la place. Le spectacle serait même assez saisissant avec l'austérité monochrome des blocs de Behrens en arrière-fond, d'une abstraction hautaine face au délire ambiant, si bien qu'on se demande comment une telle débauche visuelle peut encore être possible en Allemagne près d'un siècle après la création du Bauhaus - un Noël revu et corrigé par Gropius et Mies, ça ça aurait eu de la gueule. L'être humain serait-il donc naturellement disposé à l'accumulation ornementale et à un refus instinctif de l'idéal moderniste, illumination réservée à une élite de cérébraux coincés du cul et imposant au monde leurs normes esthétiques bourgeoises?

C'est tard dans la nuit que le marché, maintenant déserté par les foules de shoppers, prend une dimension plus inquiétante. Alors que la superstructure tourne dans tous les sens et brille de ses mille feux, des groupes de fêtards débordent des pubs caverneux et trinquent dans de grands éclats de rire gutturaux. Des vigiles en uniforme noir et béret de milicien vissé sur le crâne inspectent les allées pour prévenir tout débordement et l'intrusion d'éléments indésirables (et nécessairement marginaux) qui pourraient gâcher les réjouissances - ce qui sur l'Alex est une possibilité bien réelle - alors que des patrouilles de police passent en trombe tous feux éteints autour de la place. L'illusion de la douceur de Noël et de la bienveillance humaine est sous-tendue par un dispositif sécuritaire massif dans la perpétuation d'un ordre familialiste que rien ne doit venir troubler dans son auto-célébration. La démarcation est ainsi nettement tracée entre ceux dotés du droit d'occuper cet espace (d'une apparence non-suspecte, prêts à consommer) et les 'autres' qui doivent être tenus à bonne distance dans ce qu'ils ont d'irrémédiablement queer. Mais aucune limite n'est si étanche comme le prouve le cas du mystérieux empoisonneur en costard de Père Noël qui plonge depuis quelques jours tous les marchés berlinois dans la psychose (et surnommé dans la presse der Giftschnapsmixer car il offre des verres de vin chaud aux promeneurs sans méfiance). Treize personnes ont ainsi été prises de malaise et ont dû être hospitalisées. Quel monde pourri... Mais tout n'est peut-être pas si sombre. Parfois un jeune couple tiré à quatre épingles que j'imagine venu des grands ensembles périphériques de Lichtenberg ou Marzahn s'attarde devant un stand d'attractions, lui avec ses Airmax neuves et immaculées, elle fraîchement teinte en noir-corbeau et toute de rose pâle vêtue. Peut-être voulaient-ils en faire une occasion spéciale, comme une sortie au bal. Une fête foraine gigantesque est en effet installée à quelques pas de là, derrière le centre commercial d'Alexa. Lui offre une peluche à sa copine qui semble ravie. Je pense aux fairgrounds de Rusholme Ruffians, ces histoires immémoriales de boy meets girl, un geste d'amour vieux comme le monde. Je les regarde s'amuser du jouet dans un mélange de désir et de déréliction, seul dans la noirceur néfaste du village lilliputien.

 

Humboldt-Box + Berliner Dom

Mais c'est l'autre marché du quartier, implanté un peu plus loin face au Rotes Rathaus, que je préfère. Certes la reconstitution en grands panneaux de carton d'une Gasse d'avant-guerre avec ses maisons basses et ses petits commerces - vraisemblablement des façades du Mitte historique d'avant les bombardements - y est pour beaucoup. Loin des extravagances bavaro-tyroliennes de l'Alex cette partie-ci tenterait plutôt de jouer la carte intimiste et nostalgique d'un Berlin révolu et 'typique', celui-là même décrit dans Berlin Alexanderplatz - ce qui fait aussi un malheur auprès des shoppers de Noël qui se pressent aux échoppes d'artisanat 'traditionnel'. Ce trompe-l'œil primaire, plus décor de Far West que Königstrasse, pourrait en fait être plus proche de l'avenir qu'on ne le pense. Cela fait des années que les plans de redéveloppement se succèdent dans le Marienviertel, actuellement une immense étendue verte pelée où se nichait encore récemment le Marx-Engels-Forum avant que les travaux de prolongement de l'U5 ne poussent les deux penseurs sur le bord de la route comme des malpropres. C'est que l'endroit est éminemment stratégique pour les intégristes de la Kritische Rekonstruktion qui, fidèles à leur projet de whitewashing mémoriel, y verraient bien une reconstitution - même fantaisiste - de l'Altstadt médiévale Kaliningrad-style, sans compter les convoitises financières qu'un site aussi central et symbolique ne manquerait d'éveiller. C'est qu'après la destruction du Palast la voie était libre pour les ambitions les plus folles, à commencer par celles d'une municipalité rêvant de glitz et de prestige international. Seul le récent projet de Graft a eu le cran de submerger l'endroit et d'en finir une bonne fois pour toutes.

Lorsque la formule 'Arm aber Sexy' fut lancée il y a quelques années par un Klaus Wovereit tout grisé de son audace, l'émoi fut général. Rien ne semblait mieux décrire la vérité intime de cette ville que ces mots, et nous étions tous fiers de participer d'une façon ou d'une autre à cette sexiness collective - du moins ceux d'entre nous assez privilégiés économiquement pour se le permettre -  à tel point que le slogan devint un temps l'argument marketing choc pour vendre Berlin à la jeunesse étrangère, la fameuse génération des Easyjetsetters. Mais que ce temps est lointain et que Wovi doit maintenant regretter ce moment d'égarement. Finis la rigolade, la capitale de bric et de broc et les squats, Berlin veut tenir la dragée haute à New York, Londres et Paris, et pour cela rien de tel qu'une bonne vieille politique réactionnaire de laissez-faire d'essence néo-libérale (dépeçage et vente au rabais de biens publics, une gentrification cinglante laissant sur le carreau une partie toujours plus grande de la population, création de business parks dans l'espoir d'attirer les multinationales comme toute la portion située au nord de Hauptbahnhof). Ces phénomènes concomitants ont pour seule finalité la normalisation de l'espace urbain dont l'indétermination mouvante et les fractures/diffractions ont longtemps été la marque de fabrique de Berlin, laboratoire alternatif des modernités. Il est donc approprié que le point culminant de cette entreprise de re-cohérence narrative soit la recréation du Schloß des Hohenzollern dont l'aspect final reste encore incertain, même s'il est acquis que le pastiche baroque ne couvrira que trois côtés de la façade. Il est vrai que la chantilly coûte cher et il n'est même pas dit qu'une coupole vienne couronner le chef-d'œuvre, qui ne se résumerait alors à guère plus qu'une grosse caserne prussienne. Et ce n'est pas la Humboldt-Box, ce petit objet très vulgaire essayant désepérément d'être cool dans son déconstructivisme super fashion qui nous fera oublier que ce projet - qui fera de nous la risée du monde - n'est que le wet dream d'une poignée de nostalgiques de l'ère aristocratique dont le pouvoir d'influence est manifestement assez étendu parmi les élites pour pétrifier le cœur de cette ville dans une rémanence d'autoritarisme, de bellicisme et d'impérialisme européens. Un peu cher payé pour un décor de Noël.

21 August 2011

Hall des Colonnes

"All that succession and repetition of massed humanity... Those vile bodies..."

(Evelyn Waugh, Vile Bodies)

 

The Thin White Duke in Berghain

Je ne me souviens plus de cette nuit. J'avais quitté une soirée avec des amis pour intégrer le Lab à minuit juste à temps pour les dernières admissions. Et mécaniquement les événements s'étaient enchaînés comme chaque semaine, les mêmes intoxications en vue des mêmes effets, posté aux mêmes points à regarder les corps défiler comme des bolides qu'on ne peut stopper. Je suis ressorti quelques heures plus tard sans être arrivé à rien, sans même je crois avoir tenté quoi que ce soit, entraîné dans la compression tardive du temps pour me retrouver dans un parc vide, la dernière chance avant le retour et la maladie inévitable du lendemain. Sous les arbres hauts et immobiles je continuais à espérer l'intimité avec un homme et avec deux doigts mimais un canon de pistolet dans la bouche. When it's good it's really good, and when it's bad I go to pieces. Les fontaines de la colonnade étaient encore éteintes et deux amants terminaient la nuit enlacés sur un banc. J'évitais Bötzowstrasse, bordée de boutiques pour enfants et trop réminiscente des échecs de nuits gâchées, des promesses non tenues de Berlin. 

Mon héros d'adolescence est venu me revisiter et il n'a jamais été si éblouissant. The Thin White Duke a connu une existence très brève - mis en scène la durée du Station to Station Tour de 1976 et aussitôt envoyé à la casse. J'avais dix-sept ans et plus que tout autre album de Bowie Station to Station, dans son mélange de futurisme européen, de tonalités de béton brut et de romantisme agonisant, faisait écho à mon interminable incarcération en banlieue et mes fantasmes d'esthétisme décadent. Érigeant Des Esseintes en modèle de perfection humaine et rejouant Les Damnés dans ma chambre au papier peint vérolé de moisi j'étais The Duke, avec sa dégaine d'aristocrate nazi misanthrope, exilé dans un Calcutta étouffant et ne rêvant que de vengeance, alors que du magnétophone retentissait la Lugubre Gondole de Liszt. Je m'étais acheté un gilet noir aux Puces de Clignancourt, beaucoup trop grand, et me badigeonnais les cheveux de Pento, une graisse liquide et vitreuse qui ne tenait pas, pour leur donner le même lustre que ceux du maître, stratégie de survie quotidienne travaillée à la perfection.

De la fenêtre de ma chambre l'espace était presque entièrement dévoré par un terrain vague où les vieux du coin allaient promener leurs clebs. C'était une jungle de ronces inextricable dégorgeant une merde dense et épaisse où il m'était arrivé de me perdre, métaphore d'une ville où je me voyais sombrer avec tous les autres dans une reproduction de vie familiale. Dans l'horreur du futur imminent je m'étais interchangé avec le Thin White Duke. La pochette de Station to Station me fascinait particulièrement, son manque évident de charge émotionnelle contrastant avec la flamboyance des torch songs à l'intérieur - ice masquerading as fire -, la clarté Bauhaus du graphisme dépouillé collant parfaitement à la grandeur hautaine du personnage. J'examinais longuement le carré luisant comme je le faisais le mercredi après-midi au supermarché où tous les Bowie m'attendaient dans leur bac, surface saturée d'un ailleurs que je tentais de recréer par tous les moyens dans la médiocrité mortifère de cette ville. Une fois sorti sur le parking on me coursait à travers les rues pour me tabasser derrière la poste principale.

On a écrit beaucoup d'inepties sur cette incarnation, la plus théâtrale de toutes et la dernière de Bowie avant ses tentatives forcenées de régularisation. Son côté Hitler-Jugend a énormément contrarié la presse britannique de l'époque, ignorante de l'extrême densité de son système référentiel et de la puissance d'un corps intégralement transformé en miroir à fantasmes. Mais plutôt que sa langueur morbide c'est l'immense sensualité du personnage qui est saisissante. Le Station to Station Tour, loin d'une messe glaçante et martiale, a connu des performances d'une rare intensité dans l'exhubérance disco d'un Bowie surpoudré. C'est cool en diable et c'est ce qui lui a même valu d'être l'un des seuls artistes blancs à se produire au Soul Train, spectacle stupéfiant d'un affaissement mental accéléré. Certaines nuits au Berghain je rejoue Golden Years torse nu, en shorts de boxeur bleus électrique et cheveux gominés, dressé en effigie sur un podium et dégoulinant de sueur. Une jouissance extrême par la danse qu'il ne me fallait découvrir qu'à l'épicentre de la techno mondiale, cube de béton sans miroir.

La pilosité est politique. Me refaire la tête du Thin White Duke est un jeu qui est loin d'être gratuit sur une scène gay depuis quelques années dominée par les hommes à barbe. Les poils étant gages de virilité on ne s'étonnera pas de l'extrême contagiosité de cette mode, pour beaucoup un regain de pouvoir contre une calvitie honnie. C'est une véritable aristocratie que celle qui s'est constituée autour de ce fétiche, certains étant plus chanceux que d'autres à cette loterie: le poil sombre et dru, l'implantation régulière et taillée de façon réglementaire (nette ligne de démarcation au niveau de la mâchoire), une apposition de postiche de légionnaire. Ça marche du tonnerre et ils le savent. Là encore c'est un désir primordial d'appartenance qui nous meut, la communauté du désir de laquelle il n'y a rien de plus terrible que d'être exclu. Des corps dé-connectés qui se font tout sauf plaisir, des approches avortées, des d'organes saisis machinalement et actionnés sans âme. Et surplombant la scène catastrophique le Duke, vide et apaisé, sait qu'il ne peut plus que danser, définitivement retourné en lui-même.