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24 May 2011

Soupe populaire

"Les vespasiennes dans ce désert sont dejà radieusement ouvertes
et miraculeusement vides."

(Hector Zazou, 'La Soupeuse', La Perversità, 1979)

 

Pissotière at Senefelderplatz, Prenzlauer Berg

La pissotière de Senefelderplatz est une petite curiosité héritée d'un temps lointain. Située juste au bord de Schönhauser Allee à l'épicentre d'un Prenzlauer Berg flambant neuf après des années de gentrification intensive, l'édicule octogonal en fonte a fière allure avec sa géométrie dépouillée et la discrétion de son ornementation néo-classique, un chef d'œuvre de fonctionnalisme qui dans son ouverture - l'intérieur est masqué de la rue par une sorte de paravent surmonté de lanternes - sa facilité d'usage et sa gratuité reste à ce jour un modèle incontestable de civisme municipal - du moins pour les hommes, dont la mainmise séculaire sur l'espace public est exemplairement incarnée là. Il en reste à Berlin quelques dizaines en plus ou moins bon état selon les aléas d'une gestion dorénavant privée, proprettes comme sur les très désirables Gendarmenmarkt et Chamissoplatz, ou crades-alternatives à Friedrichshain - celle de Boxhagener Platz est massive et divisée en deux moitiés Damen & Herren, fait datant vraisemblablement de la DDR et de son égalité des sexes proclamée à l'envi par le régime. Le Pissoir de Senefelderplatz, si parfaitement rénové qu'il en paraît plastique, sent lui toujours bon le détergent et le granite sombre des urinoirs est du plus bel effet contre le vert pimpant de l'intérieur. En somme, cette vespasienne bien élevée, loin d'horrifier ces jeunes couples bourgeois qui, dans la morgue inébranlable d'une classe certaine de son bon droit, sont toujours prompts à combattre la moindre nuisance à leur rêve de pouponnière géante, s'inscrit harmonieusement dans un cadre architectural restauré avec goût et normalisé dans l'obturation de ses vides, sorte de post-haussmannisation parachevant le triomphe d'une urbanité purement familialiste, un déluge de bienséance Biedermeier en plein Ost-Berlin. Mais il flotte toujours autour de ces lieux le goût de désirs anciens et élémentaires, une mémoire sulfureuse de cette 'homosexualité noire' chère à Hocquenghem et pas du tout gentille comme le voudrait l'assimilationnisme contemporain. La résonance collective des chiottes publiques dans la culture gay est telle qu'un Pissoir à l'ancienne a été en partie reconstitué en plein Lab, le plus grand brassage de perversités qu'ait jamais connu Berlin, avec ornements originaux et tags bombés pour en rehausser l'authenticité. À l'intérieur les mecs pissent au travers d'une grille dans la gueule de ceux attendant dessous et dans ce Fun Palace du folklore pédé l'objet, qui fait directement face à une longue rangée de glory holes, est arraché de son contexte d'origine pour être à nouveau investi de la mémoire de ses détournements passés [1].

Certes le choix en apparence infini du Net et la quasi-immédiateté des contacts qui s'y nouent rendent un peu dérisoire la drague à la papa dans les courants d'air et rédhibitoire l'attente d'une hypothétique apparition à l'urinoir voisin. Stupéfiantes ces chorégraphies d'un autre âge que Laud Humphreys décrit dans son classique 'Tearoom Trade' [2], ouvrage aridement sociologique mais légendaire dans son audace méthodologique, qui décortique les rites d'interaction et la complexité des jeux de rôles sexuels dans le microcosme des toilettes publiques d'une ville américaine lambda au milieu des années soixante tout en dressant une typologie détaillée de ces hommes, souvent respectables pères de famille, risquant l'arrestation et le déclassement social pour l'enivrement d'une vision défendue [3]. À présent l'immense self-service des résaux électroniques nous donnent le sentiment d'un contrôle absolu dans nos choix de partenaires, les détails de l'échange érotique étant souvent intégralement scriptés à l'avance. C'est cette illusion d'intimité et l'homogénéisation du désir dans la mise à distance de l'autre que Tim Dean passe au crible dans Unlimited Intimacy, essai vertigineux sur la culture du barebacking à San Francisco: s'appuyant sur les écrits de Samuel Delany sur la gentrification et la provincialisation de New York City sous le coup des politiques de zero tolerance et de disneyification édictées par Rudy Giuliani [4], il élabore toute une éthique de la drague et du sexe public comme mode de vie et ouverture maximale à une altérité pure, c'est-à dire délestée de toute forme d'identification (donc de nomination) réductrice [5]. Avant la réappropriation revanchiste de Times Square, ses cinémas porno, sex-shops et backrooms étaient le site d'une écologie du désir ouverte à toutes les probabilités et permettant l'accès au plaisir entre hommes de groupes généralement invisibilisées - men of colour, working class gays - contacts interclasses redoutés par une société blindée de toutes parts et déstabilisation de l'ordre social à prévenir à coups de discours ultra-sécuritaires. Michael Warner fait état de la même collusion entre redéveloppement urbain, aseptisation d'amusement park au profit de familles sans reproches (à savoir blanches, de classe moyenne et monogames) et aspirations d'une large frange de la communauté gay au bohneur privatisé du mariage, homonormativité à mille lieues des histoires de touche-pipi et calquée sur les valeurs conservatrices majoritaires, au détriment de sexualités dissidentes, non-normatives et proprement queer [6].

Dans la même optique, la disparition ignominieuse des tasses parisiennes moins de vingt ans auparavant relèverait-elle, sous couvert de mesures de salubrité publique, des mêmes mécanismes de régulation sociale, de contrôle et de privatisation du désir errant? De même que sur Times Square, la confusion des genres dans les relents âcres de vieille urine étaient-elles un défi lancé aux ségrégations d'une société structurellement discriminatoire? Évidemment elles ne payaient pas de mine les vespasiennes à la française et loin de l'élégance wilhelminienne des créations berlinoises se résumaient bien souvent à un tambour aveugle monté sur piquets et peint d'un vert glaireux. C'est en tout cas ce à quoi ressemblait celle de la rue Bobillot que j'apercevais souvent dans mon enfance lors de nos redescentes vers la banlieue ('c'est plein d'vieux satyres', se permettait même de commenter ma mère). La seule pissotière à avoir inexplicablement survécu à l'hécatombe se trouve face à la Prison de la Santé (un rien dissuasif) et avec ses deux places séparées d'une cloison (une 'causeuse' dans la terminologie des connaisseurs) semble peu pratique pour même un début de tentative d'approche, alors que la plus culottée était carrément enchâssée dans le mur d'entrée des Tuileries en contrebas de la Terrasse du Bord de l'Eau! Il aura pourtant fallu attendre vingt ans pour les voir complètement disparaître, du premier arrêté de 1961 - contemporain de l'Amendement Mirguet classant l'homosexualité au rang des 'fléaux sociaux' au même titre que l'alcoolisme et la tuberculose et pénalisant plus lourdement le sexe public entre hommes - au coup de grâce hygiéniste des sanisettes Decaux, sortes d'abris antiatomiques coulés d'un bloc dans le béton mais faciles à entretenir, payants (1 franc) et surtout monoplaces [7]. Maintenant il paraît même qu'on y passe de la musique, peut-être les plus grands tubes de George Michael, grand amateur d'impromptus latrinaires [8]... Selon Roger Peyrefitte qui loin des éphèbes antiques y a consacré tout un texte [9], les tasses situées à proximité des casernes et des usines furent les premières à être démantelées - les classes subalternes étant notoirement hypersexuées et incontrôlables mieux valait sans doute les préserver en priorité des dangers d'inversion émanant des cloaques. Ainsi les folles chics gardèrent les leurs plus longtemps comme la fameuse 'Baie des Trépassés' du Trocadéro - 'baie' étant le terme usité dans le 16ème - où l'on pouvait trouver au petit matin des macchabées le nez dans leur pisse [10]. Et on frissonne à l'évocation de 'La Sanguinaire', ainsi nommée de par sa proximité avec l'Institut National de Transfusions Sanguines [11].

Sablières, Quai de Tolbiac, Paris

Pissotière, Boxhagener Platz, Friedrichshain

Et pourtant les tasses auront entre-temps connu leur âge d'or. Les témoignages émus abondent pour décrire ce qui s'apparentait à un véritable Fire Island local et relever l'inhabituelle mixité sociale des hommes qui les fréquentaient. Car à l'instar des établissements de Times Square les pissotières municipales étaient le théâtre de contacts entre catégories que les blocages sociétaux n'auraient jamais rendu possibles autrement: le doyen de fac pouvait cotoyer dans la 'circulaire' du coin (tasse à trois places dont celle du milieu était, on le comprend, particulièrement prisée) l'ouvrier du bâtiment, la folle évaporée dans les effluves d'Eau Sauvage et surtout de nombreux hommes mariés faisant un crochet avant que leur train de banlieue ne les ramène à la respectabilité familiale, en somme tout un petit monde réuni dans sa ginette de façon démocratique et dans le même abandon et court-circuitage des barrières socio-culturelles. Au plus fort des activités du FHAR en 1971-72, baiser dans les tasses était érigé en acte quasi-révolutionnaire dans le mouvement radical de politicisation de ce qui jusqu'alors ne relevait que de la sphère privée. C'est à ce moment qu'émergent dans le discours érotico-activiste 'les Arabes' dont la présence aux urinoirs a l'air d'en avoir ravi plus d'un [12]. Force de travail sur laquelle se sont édifiées les Trente Glorieuses, parqués en bidonvilles et cités de transit avant de jouir du luxe de HLM déjà en pleine décrépitude, invisibilisés car en sursit et à tout moment susceptibles de rentrer au pays, ils conservent dix ans après la fin du déferlement de haine anti-Arabe que fut la Guerre d'Algérie leur statut de colonisés dans une mise à distance et infériorisation mêlées à une fascination érotique trouble, l'articulation des enjeux de pouvoir, de race et de sexualité restant encore dans la société française largement inexplorée, c'est le moins qu'on puisse dire. L'Arabe en tant qu'objet érotisé servant un agenda politique radical revient d'ailleurs régulièrement dans les prises de position du FHAR, qui fait là d'une pierre deux coups tout en prétendant de sa position de centralité parler au nom d'autres populations opprimées: briser le tabou autour du sexe entre hommes et revendiquer l'amour trash avec les anciens colonisés [13], discours qui, malgré ses prétentions à renverser l'ordre patriarcal hétéro-flic et raciste, reprend à son compte la vision commune de l'Arabe construit comme bête de sexe prédatrice et incontrôlable, comme le souligne Maxime Cervulle dans ses recherches sur la pornographie ethnique gay française [14]. Bien après la disparition des vespasiennes ce désir non-canalisé continuaient de circuler dans les derniers interstices d'une ville en mutation accélérée. Avant de devenir la Cité de la Mode et du Design avec son toit vert pomme tarabiscoté, les Grands Magasins du Quai d’Austerlitz étaient un énorme cube de béton délabré et par endroits muré. Ses baies de déchargement donnant sur la Seine avaient des airs de docks abandonnés, de port de San Francisco les jours maussades, avant la tombée du soir où les bagnoles roulaient au pas et pleins phares le long du quai et illuminaient les mecs adossés aux piliers. Les berges de Tolbiac leur ont ensuite succédé, point terminal de Paris avant sa dissolution dans son envers cauchemardesque et fantasme ultime, vestige des anciennes industries portuaires dominé par les appartements de luxe de Paris Rive Gauche, dernier projet gigantesque de régénération et restructuration intra-muros. On y vient de banlieue, les voitures se garent en bas des rampes d'accès pavées. Seul le grondement continu du Périphérique parvient jusque là. La Seine grise défile sous les arches du Pont National tout en vieille meulière, cette meulière de région parisienne dont on construisait les pavillons de banlieue, les bastions, les Fortifs qui servaient à la défense illusoire d'une ville se voyant en état de siège permanent. Là il y a des rebeus qui attendent l'après-midi assis entre les grandes sablières rouillées ou au pied des grues, on sait qu'on les trouvera là, et sur les murs de béton d'énormes bites tracées à la craie signalent le rêve de masculinité pure et incompromise.

En gravitation autour des édicules apparaissent aussi à cette époque les créatures ultimes de ce monde crépusculaire, dont les pratiques érotiques centrées sur les tasses restaient submergées et invisibles aux non-initiés, micro-culture devenue légendaire dans la mythologie d'un Paris interlope. Les soupeuses et leurs homologues masculins, qui au tout-venant devaient avoir l’air de nourrir les pigeons, pénétraient discrètement dans les toilettes inocuppées pour déposer au sol des morceaux de pain qui étaient après plusieurs heures de passages suffisamment imbibés pour être consommés, d'où le nom donné à cette communauté secrète dont l’adoration des sexes d'hommes anonymes allait jusqu’à l’absorption de leurs sécrétions mêlées dans la mie souillée, friandise trempée qui, comme le dit la chanson, 'fleure ah si bon l'ammoniaque pourrie'. Étrangement la soupeuse semble bien chez elle dans cet espace-temps particulier, la France un peu vieillote et défraîchie des années Giscard. Paris dans les années soixante-dix avait encore quelque chose de très flottant dans sa grandeur fanée et crasseuse, puante à plein nez, poreuse et éventrée par les chantiers. Son cœur-même était évidé, le Trou des Halles où rôdaient les premiers punks, l'îlot insalubre du plateau Beaubourg respatialisé par Matta-Clark, l'insurrection libertaire de Themroc sur fond de liquidation des quartiers populaires. Une atmosphère de chiottes pas nettes et de voyeurisme imprègne aussi Une sale Histoire de Jean Eustache, filmé alors que les tasses vivaient leurs dernières heures. Dans un récit en diptyque où les mêmes événements sont retracés par deux personnes différentes, Michael Lonsdale parle face à une assistance féminine subjuguée d’un rade parisien que les clients fréquentent exclusivement pour aller observer par dessous la porte des WC les femmes en train d’uriner, société secrète de mateurs où l'ordre de descente au sous-sol est régi par tout un jeu de regards et de reconnaissance mutuelle implicite. Les soupeuses se reconnaissaient-elles à proximité des rotondes vertes dans la poursuite de leurs fantasmes de dévoration? On voudrait pouvoir imaginer un visage à ces silhouettes fuyantes les après-midis d'orage, des femmes élégantes d'un certain âge vêtues de noir venant recueillir en douce la substance pâteuse transfigurée par des dizaines d'hommes, regagnant leurs appartements bourgeois pour l'ingérer lentement devant le journal de Roger Gicquel, et bientôt emportées avec les lieux mêmes qui avaient généré tant de plaisir.

Comme l'écrit Michael Warner, la volonté de neutraliser la sexualité d'autrui est à la mesure du désir et de la terreur de la perte de contrôle qu'elle inspire, la frontière entre désir et dégoût étant pour le moins ténue [15]. Sites de débordements socialement stigmatisés où la confusion de l'informe et de la dissolution des identités sexuelles établies (à commencer par la binarité homo-hétéro, irrémédiablement mise à mal), classes, races et générations, les pissotières font planer la menace d'une implosion généralisée de l'ordre dominant. Leur destruction et leur remplacement par des blockhaus étanches et opaques signalent la restauration de limites sociales brouillées par une interpénétration dangereuse et menacées de décomposition (tant par la promiscuité des pratiques que les miasmes) et se trouvent être contemporains de l'émergence de la scène gay mainstream au début de la nouvelle décennie. La prolifération d'établissements commerciaux dans un Paris toiletté et de plus en plus ouvertement voué à la consommation touristique inaugure un mode de socialisation plus institutionnalisé - les cafés ouverts sur la rue contribuant à la jolité ambiante et les backrooms importées des États-Unis circonscrivant des pratiques sexuelles potentiellement transgressives à l'intérieur de lieux désignés et contrôlables - marquent le début d’une normalisation spatiale croissante et d’une cristallisation d’identités précisément délimitées [16]. Car pour les jeunes mecs fréquentant le Broad en 1982, tous muscles dehors et casquette de mataf à la Brad Davis rejetée en arrière, les tasses ne devaient évoquer rien de plus qu'un monde trouble déjà distant, de descentes de flics, de loulous casseurs de pédés et de vieux salopards en slip kangourou, à des années lumières du monde mirifique des Halles électrisées par le nouveau Forum et du Marais où une culture de plus en plus normative, concurentielle et excluante se présentait comme l'apothéose des combats de libération [17]. Et si elles étaient encore des nôtres, les soupeuses, dernières héroïnes d'un temps échoué, seraient en France depuis longtemps tombées sous le coup des lois successives pour la sécurité intérieure au même titre que les travailleuses du sexe repoussées dans les bois de province ou autres squatteurs de cages d'escalier. Je leur propose donc l'exil sur Senefelderplatz où trône une pissotière rutilante et refaite à neuf, qui au moment de mes passages n'est jamais le theâtre de rien. Peut-être un lieu de désir en attente de résurgence dans une ville dont on est entre-temps bien déterminé à combler les vides un à un [18].

 

[1] Sur la reconstitution à l'intérieur des sex-clubs gays de lieux extérieurs érotisés dans le fantasme de danger qu'ils véhiculent: Allan Bérubé, 'The History of Gay Bathhouses', in Colter et al., Policing public Sex: Queer Politics and the Future of AIDS Activism (Boston: South End, 1996), 201-2.

[2] Laud Humphreys, Tearoom Trade: a Study of homosexual Encounters in public Places (London: Gerald Duckworth & Co, 1970). Traduit en français par Henri Peretz sous le titre: Le Commerce des Pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans l'Amérique des Années 1960. Préface d'Éric Fassin (Paris: La Découverte, 2007).

[3] La 'folle des pissotières', l'une des quatre catégories définies par Humphreys, était l'objet d'un rejet généralisé de la part des autres 'usagers' en raison de sa propension au scandale et de son goût excessif pour les loubards. Sur la folle comme repoussoir et figure ultimement subversive: Jean-Yves Le Talec, Folles de France. Repenser l'Homosexualité masculine (Paris: La Découverte, 2008).

[4] Samuel R. Delany, Times Square Red, Times Square Blue (New York: New York University Press, 1999).
Le cas tout aussi violent du West Village et de ses jetées sur l'Hudson relève des mêmes politiques municipales répressives avec une dimension ouvertement raciste: "Queers hanging out in public were once considered a staple of West Village culture. Yet within the climate of the Giuliani/Bloomberg 'quality of life' crusade, the presence of gender insubordinate young Black and Latino queer youth, as opposed to white men with moustaches, is often viewed as a problem... "They disproportionately target queer youth of color. It's resulting in increased prison populations of queer youth just for loitering or urination on the streeet."" Benjamin Shepard, 'Sylvia and Sylvia's Children: a Battle for a queer public Space', in Mattilda Bernstein Sycamore (ed.), That's revolting! Queer Strategies for resisting Assimilation (New York: Soft Skull Press, 2008), 123-40. Le texte comprend également un historique clair de la politique urbaine de Giuliani et de ses répercussions sur les communautés directement visées.

[5] "This perspective on erotic impersonality qualifies as ethical by virtue of its registering the primacy not of the self but of the other, and by its willingness to engage intimacy less as a source of comfort than of risk." Tim Dean, Unlimited Intimacy. Reflections on the Subculture of Barebacking (Chicago: The University of Chicago Press, 2009), 211.

[6] Michael Warner, The Trouble with Normal. Sex, Politics, and the Ethics of Queer Life (New York: Free Press, 1999).

[7] Sur l'universalité du droit de pisser et l'aveuglement délibéré des édiles aux besoins fondamentaux de sections entières de la population (femmes, SDF): Julien Danon, 'Les Toilettes publiques. Un droit à mieux aménager', in Droit Social, nº1 (2009), 103-10.

Aux États-Unis, le groupe activiste PISSAR (People in Search of Safe and Accessible Restrooms) vise à rapprocher dans ses revendications des catégories (genderqueer folk, personnes à mobilité réduite) exclues d'une normalisation architecturale au service d'un ordre hégémonique de division des genres et d'un corps considéré comme universel: Simone Chess, Alison Kafer, Jessi Quizar & Mattie Udora Richardson, 'Calling all Restroom Revolutionaries!', in Bernstein Sycamore, op. cit., 216-35.

[8] Après s'être fait gauler en avril 1998 dans une pissotière de Beverley Hills par un jeune flic en civil auquel il s'était exhibé et avoir dans la foulée ému toute l'Angleterre, George a dû venir s'expliquer en prime-time sur la BBC. Juste après l'incident, The Sun en faisait sa une en titrant: "ZIP ME UP BEFORE YOU GO GO". Le flic a quant à lui tenté de saisir la justice pour stress post-traumatique - en vain.

[9] Roger Peyrefitte, Des Français (Paris: Flammarion, 1970).

[10] Anecdote citée dans: Frédéric Martel, Le Rose et le Noir. Les Homosexuels en France depuis 1968 (Paris: Éditions du Seuil, 2008), 125-8.

[11] Merci à Ralf Marsault pour ce détail inédit.

[12] "L'amour avec les Arabes, c'est la rencontre de deux misères sexuelles. Deux misères qui se branchent l'une sur l'autre... C'est aussi ma misère sexuelle. Parce que j'ai besoin de trouver un mec tout de suite. On est obligé parce qu'on est dans une situation pourrie." Philippe Guy, 'Les Arabes et nous' in Recherches, 'Trois Milliards de Pervers', 1973. Cité dans Martel, 127.

[13] Voir le détournement du Manifeste des 343 pour la légalisation de l'avortement: "Nous sommes plus de 343 salopes. Nous nous sommes fait enculer par des arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons. Signez et faites signer autour de vous." Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, Rapport contre la Normalité (Paris: Champ Libre, 1971), 104. Ou encore cette scène de baise furtive et violente entre un adolescent et un Arabe croisé dans la rue: "Tant pis, le type en question, il avait une sale gueule d’arabe, son parfum, c’était pas précisément la rose, mais il en avait sa claque des solitudes de moine... D’abord, il l’a suivi jusqu’à un vieux ciné... Les spectateurs, dans le noir, ils se tapaient du western, l’autre, dans les chiottes, il essayait de se taper le gamin. Mais ça puait... S’étaient foutus à poil tous les deux. L’autre, il agitait sa queue avec un méchant sourire. Ça l’amour avec un homme, ben merde. Et il insistait, l’arabe, il essayait de le foutre sur le ventre, il lui bavait dessus des bons crachats bien huileux. S’est fichu en rogne d’un seul coup. Trop récalcitrant à son goût, finie la rigolade, une bonne paire de tartes et terminée la comédie." ('15 berges', ibid., 102-3).

[14] Cervulle débusque la dimension homonormative du discours du FHAR sur les immigrés d'origine maghrébine et déstabilise une position blanche/mâle/de classe moyenne universalisée et perpétuant, par l'objectification érotique et la prétention de rendre compte de l'expérience subjective d'hommes réduits au silence, les stéréotypes d'hypersexualité (nécessairement active) et de violence: "Thus 'gay pride' for these FHAR members meant a false transgression of white middle-class norms that, far from questioning the commodification of Arab bodies, transforms it into a 'necessary' sign of value for so-called revolutionary politics." Maxime Cervulle, 'French Homonormativity and the Commodification of the Arab Body', in Kevin P. Murphy, Jason Ruiz & David Serlin (eds.), Queer Futures. Radical History Review, nº100 (Durham: Duke University Press, 2008), 176.

[15] Warner, op. cit., 1. "Sooner or later, happily or unhappily, almost everyone fails to control his or her sex life. Perhaps as compensation, almost everyone sooner or later succumbs to the temptation to control someone else's sex life. Most people cannot rid themselves of the sense that controlling the sex of others, far from being unethical, is where morality begins."

Dean part des idées développées par Warner pour aborder la dissolution des limites et le conflit entre identité et désir dans une perspective psychanalytique: 'My libidinous thoughts may be controlled by regulating how others are permitted to exercise their bodily freedoms. The integrity of my consciousness demands that others' liberty be curtailed.' Dean, op. cit., 27.

[16] Un processus de normalisation manifestement déjà enclenché du temps de la rue Sainte-Anne: "La folle traditionnelle, sympathique ou méchante, l'amateur de voyous, le spécialiste des pissotières, tout cela, types hauts en couleur hérités du dix-neuvième siècle, s'efface devant la modernité rassurante du (jeune) homosexuel (de 25 à 40 ans) à moustache et attaché-case, sans complexes ni affectation, froid et poli, cadre publicitaire ou vendeur de grand magasin, ennemi des outrances, respectueux des pouvoirs, amateur de libéralisme éclairé et de culture. Finis le sordide et le grandiose, le drôle et le méchant, le sadomasochisme lui-même n'est plus qu'une mode vestimentaire pour folle correcte... Un stéréotype d'Etat... remplace progressivement la diversité baroque des styles homosexuels traditionnels... Le mouvement est lancé d'une homosexualité enfin blanche, dans tous les sens du terme... Et chacun baisera dans sa classe sociale, les cadres moyens dynamiques respireront avec délices l'odeur d'after-shave de leur partenaire... Le nouveau pédé officiel n'ira pas chercher d'inutiles et dangereuses aventures dans les courts-circuits entre les classes sociales." Guy Hocquenghem, Libération, 29.03.1976. Cité dans Martel, 285-6.

Sur les liens intrinsèques entre espace urbain, identitité gay et visibilité: Michael D. Sibalis, 'Paris', in David Higgs (ed.), Queer Sites. Gay urban Histories since 1600 (London, New York: Routledge, 1999), 10-37. Pose la question de l'homogénéisation des identités dans un espace ultra-commercialisé et les exclusions - relatives à l'origine sociale, l'apparence physique, l'âge, etc. - que celle-ci entraîne.

[17] Jeunisme et racisme ont très tôt fait des émules sur la nouvelle scène, comme au King Night Sauna de David Girard dont l'entrée était interdite aux plus de 40 ans et aux 'étrangers'. Martel, op. cit., 266.

Sur la complexité de la situation des beurs gays de banlieue dans le milieu pédé parisien: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: Le Cherche Midi, 2009).

[18] Un essai brillant sur les vides structurant (de moins en moins) Berlin et leurs usages informels: Kenny Cupers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann, 2002).

21 March 2011

The Ballad of the Yummy Mummies

Spielplatz, Greifswalder Strasse, Prenzlauer Berg

Il y a dix ans la simple évocation du nom de Prenzlauer Berg suffisait à faire monter l'adrénaline d'un cran. Ne résidant pas encore à Berlin c'est comme si tout mon imaginaire de cette ville s'y cristallisait: le nom-même me fascinait, l'architecture relativement bien préservée des destructions du siècle était dans son opulence dégradée le véhicule de mes fantasmes de Mitteleuropa, Schönhauser Allee était interminable sous son ciel froid de Russie. Même sa population semblait rescapée d'un monde partout ailleurs révolu, l'urbanité tranquille de ses rues l'antithèse intégrale des visions d'horreur londoniennes accompagnant la fermeture des pubs. Je m'y promenais souvent les samedis après-midi, impressionné par les énormes volumes des Mietskasernen et la plasticité lourde de leurs stucs - du moins celles qui n'avaient pas été dénudées et recouvertes de ce badigeon gris rugueux emblématique de la RDA, qui devait considérer ces fantaisies ornementales comme intrinsèquement décadentes, avant de s'y initier elle-même peu avant sa chute. À la tombée du soir je m'y sentais seul, prêt à me rendre dans un club inconnu où se tenait l'une des nombreuses sex parties du weekend et où j'arrivais toujours trop tôt. C'était là et exactement là que je me voyais vivre dans un futur hypothétique.

On imagine Berlin échapper aux processus de gentrification à l'œuvre partout ailleurs simplement parce que c'est Berlin et que son histoire et son économie chaotique lui assureraient comme par magie un statut à part, même si les rêves des élites post-unification la voyaient miraculeusement propulsée au rang de métropole mondiale. Et puis la mobilisation d'une population que l'on pense très politisée ne laisserait jamais cette ville connaître le sort de Paris ou Amsterdam - la résistance généralisée à Mediaspree, un projet gargantuesque de redéveloppement des abords du fleuve en étant l'exemple emblématique. Seulement la tendance de fond est indéniable et de nombreux événements - microscopiques ou largement médiatisés - nous le rappellent constamment. Avec l'évacuation violente d'un squat de Friedrichshain il y a quelques semaines la question de la gentrification du centre s'est retrouvée propulsée au centre des débats. Berlin, dernier bastion du cool international, succombait aux mêmes mécanismes normalisateurs d'uniformisation sociale et la figure emblématique de cette dérive n'était autre que la famille de classe moyenne avec enfants en bas âge ayant investi - colonisé pour certains - Prenzlauer Berg et poursuivant son avancée vers d'autres secteurs moins policés de la ville.

Le phénomène n'est pas récent mais a pris ces deux ou trois dernières années des proportions délirantes. Il est des zones bien particulières de Prenzlauer Berg où l'on ne s'aventure pas à certaines heures tant on frise l'hystérie dans le trafic de poussettes double-place, quand ce ne sont pas ces énormes carrioles pilotées par quelque jeune parent stressé promenant toute la smala de l'immeuble. Helmholtzplatz le samedi après-midi est quasi impénétrable, ses commerces et espaces publics étant presque intégralement dévolus au culte de la petite enfance et à toutes les niaiseries propres à cet âge. Il existe des salons de thé pour jeunes mères épanouies cultivant l'entre-soi et se livrant à une compétition farouche par progéniture interposée, ma boutique de fringues pédé favorite est devenue une layetterie de luxe et ces rues ombragées aux stucs de pièces montées fraîchement rénovées ont maintenant quelque chose d'un peu trop doucereux. Tant de jolité pastel finit par rester sur l'estomac et ce que Prenzlauer Berg pouvait avoir de fracturé dans sa grandeur louche se trouve submergé par un provincialisme sage de bon goût que certains attribuent à un type de conservatisme mesquin et argenté propre au sud-ouest allemand - beaucoup de ces jeunes couples viennent apparemment de là, un soutien familial conséquent leur permettant de subsister et se multiplier dans cette ville de chômeurs. Il existe un terme très méchant pour décrire ce phénomène social: Spießertum, mentalité du petit bourgeois provincial étranger à toute culture urbaine et imposant ses valeurs d'ordre et de tranquilité au risque de rendre terminalement fade cette ville dont l'éclat anarchique l'avait pourtant attiré. D'autres parlent de Bionade-Biedermeier, ce qui revient à peu près au même.

Se promener dans Prenzlauer Berg donne le sentiment d'une monoculture absorbant une histoire qui ne lui appartient pas en en recrachant à sa périphérie les scories - la polarisation sociale entre classes possédantes et démunies y étant excessivement marquée pour une ville comme Berlin. Le quartier, depuis longtemps déserté par ses populations ouvrières et étudiantes dont le brassage ne semblait plus possible qu'ici, est devenu le territoire exclusif (souvent revendiqué avec arrogance dans une occupation emphatique de l'espace à grand renfort de panzer-buggies) de l'hétérosexualité reproductrice triomphante, réduisant à néant ce que le lieu, dans son ambiguïté entre deux âges, ses poches de temps hétérogènes, ses destructions encore visibles, son histoire vivante de dissidences politiques, avait de résolument queer. Avec le bétonnage des identités sociales et sexuelles, l'uniformisation urbaine et surtout l'omniprésence d'enfants en bas âge et de l'esthétique neuneu qui en résulte, Prenzlauer Berg a depuis longtemps cessé d'être un site de désir intense menant à d'autres ailleurs géographiques, mémoriels, émotionnels, érotiques. C'est comme une immense bonbonnière fermée hermétiquement sur un fantasme hégémonique de plénitude familiale duquel aucunE n'a intérêt à dévier, et macache pour toutes celles et ceux qui ne s'y reconnaissent pas - gay, straight ou autre.

Dans No Future, Lee Edelman élabore, à l’encontre d’une organisation sociale intégralement centrée sur l’enfant, une éthique queer appelant à l'abandon de toute tentative d'adaptation à la politique mainstream d'élan reproductif (ce qu'il nomme reproductive futurism). Être queer (ou ‘cuir’ comme on le prononce à l’allemande, ce qui amuse toujours) exige selon lui une césure complète avec l’idée même d’un futur rédempteur - qui n’est que simple répétition et tout aussi mortel que le passé -, et invoque la puissance explosive de l’ironie pour faire voler en éclats cette temporalité fantasmatique dans laquelle se projètent les tenants de l’ordre familial. Citant lui même Hocquenghem, “Le mouvement homosexuel se rapporte à l'inengendré-inengendrant du désir orphelin en ce qu'il ignore la succession des générations comme étape vers le mieux-vivre. Il ne sait pas ce que signifie le sacrifice pour les générations à venir, pilier de l'édification socialiste. [...] Le groupe sujet homosexuel, circulaire et plane, annulaire et sans signifiant, sait que la civilisation est mortelle, elle seule." Puissent ces mots ne jamais me faire perdre de vue ma présence cinglante dans ces rues grouillantes d’un futur tout-puissant [1].

 

Ça a fini sur une aire de jeu de Helmholtzplatz l'impénétrable / Lorsque je me suis retrouvé dans le tram avec ce grand skin qui me tenait par le colbac j'ai saisi tout le potentiel révolutionnaire de la situation / Il m'avait déjà passablement arrangé une heure plus tôt au Lab et comptait bien poursuivre les sévices en toute intimité / C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés au milieu du terrain de jeu dans la pluie froide et grise de cette fin de nuit / Il me laissait faire ce que je voulais sur lui, il était cool / Son jock noir de pisse sortait de son jean, il était bien rempli, avec un énorme Prince Albert que je mordais à travers le tissu / Les jets âcres se diffractaient contre l'anneau d'argent épais et me coulaient de partout / De temps à autre je me faisais piétiner la gueule, il avait en plus des pieds divins / Un mec de 46 ans plein de cicatrices bandant comme un salaud / Je pense qu'il m'aime bien, ce n'est pas la première fois avec lui, et pareil contre le toboggan des petits, il m'avait longuement travaillé le cul / J'avais toute sa main à l'intérieur alors que nous croisions les premiers travailleurs du matin / À la fin il faisait déjà jour, personne semblait ne rien avoir vu / À une telle heure les petits enfants dormaient encore paisiblement dans leurs châteaux des merveilles aux couleurs sucrées.

 

[1] On ne résiste à la tentation de citer in extenso ce passsage brillant: “If the fate of the queer is to figure the fate that cuts the thread of futurity, if the jouissance, the corrosive enjoyment, intrinsic to queer (non)identity annihilates the fetishistic jouissance that works to consolidate identity by allowing reality to coagulate around its ritual reproduction, then the only oppositional status to which our queerness could ever lead would depend on our taking seriously the place of the death drive we’re called on to figure and insisting, against the cult of the Child and the political order it enforces, that we as, Guy Hocquenghem made clear, are “not the signifier of what might become a new form of ‘social organisation,’” that we do not intend a new politics, a better society, a brighter tomorrow, since all of these fantasies reproduce the past, through displacement, in the form of the future. We choose, instead, not to choose the Child, a disciplinary image of the Imaginary past or as site of a projective identification with an always impossible future.” Lee Edelman, No Future. Queer Theory and the Death Drive (Durham, London: Duke University Press, 2004), 30-1. Guy Hocquenghem, Le Désir homosexuel (Paris: Fayard, 2000 [1972]), 176-7.

06 March 2011

Papy Sucre d'Orge

"He has seen a million ugly scenes
Places where men droop with mould
The backrooms, where soiled goods are sold
Seen with opened eyes since frail fifteen"

(Marc Almond, The Hustler)

 

Hotel, Eisenacher Strasse, Schöneberg

Comme toujours je veillais à ne pas être le dernier à partir. Les dimanches après-midi au bordel ont tendance, il est vrai, à se terminer tôt et les départs à se faire par vagues subites. On se retrouve alors seul avec le sentiment pénible d'avoir raté la fête. Lui, je l'avais remarqué à plusieurs reprises, un grand barbu barraqué à poil en train de se branler au milieu du bar. Il était bien monté et savait se poster aux bons endroits pour en faire profiter tout le monde. Je l'observais de ma lucarne, l'un des nombreux trous percé dans la paroi où de temps à autre les mecs venaient au petit bonheur la chance se faire sucer. Une fois sorti je l'ai aperçu au milieu du terrain vague qui borde Berghain. Il semblait attendre quelqu'un et dans mon ébriété avancée il était évident que c'était moi. Nous avons marché ensemble dans la boue épaisse, moi déterminé à le suivre chez lui, lui tenant des propos confus et se comportant de façon erratique, me laissant penser qu'il n'avait pas absorbé que de l'alcool. Cela ne m'empêchait pourtant pas de jouer les fiers-à-bras et de lui chauffer la queue sur le quai du U-Bahn direction Samariterstrasse. Une fois chez lui il se mit à me dessaper en vitesse et à me travailler le cul. Lui disant que je ne pratiquais pas le bareback il m'ordonna de quitter immédiatement l'appartement. En moins de cinq secondes je me retrouvai à dégringoler les escaliers dans le noir sans même avoir dit un mot. Dehors il faisait un froid glacial, je me sentais vidé et désorienté d'avoir subitement dû m'arracher à son intimité, même à ce point frelatée. C'était dimanche soir, la fin d'un weekend qui se terminait comme beaucoup dans l'incertitude. Les rues sombres et impersonnelles ne promettaient plus aucun amour, il était déjà tard. Déchiré entre rage, tristesse et dégoût je passai devant le Liebig 14, squat évacué quelques jours plus tôt dans un déploiement policier délirant. Des fourgons des brigades anti-émeutes stationnaient encore à l'angle en cas de nouveaux débordements.

L'événement, même s'il fut vite dissout dans le jour revenu, entra en résonance avec d'autres d'une dureté égale. À la Berlinale deux semaines plus tard passait un documentaire superbe de Rosa von Praunheim sur la prostitution masculine à Berlin, Die Jungs vom Bahnhof Zoo. La gare - depuis des décennies connue pour ses rent boys et autres fugueurs en rupture familiale - est pour le cinéaste le point d'ancrage de trajectoires multiples traversant Berlin de part en part et déroulant jusqu'à Vienne une litanie d'enfances fracassées, d'exil et de prédation sur fond de conflits armés et de grand brassage européen des biens et des corps. Les moments les plus troubles se passent toutefois à Schöneberg où toute une scène composée de jeunes Roumains et de gentils papys gâteau brûlés aux UV (comme il se doit dans ce curieux vestige de Berlin-Ouest) se cristallise autour de deux ou trois établissements bien connus. D'un appartement voisin un voyeur, lui aussi friant de Stricher est-européens, surplombe tout le manège d'Eisenacher Strasse la tête couverte d'une cagoule en cuir - qu'il ne quitte jamais, le nez proéminent du masque lui donnant même l'apparence d'un oiseau de proie. J'avais l'impression d'une sorte d'appreciation society très exclusive pour garçons cassés, un micocosme confidentiel de structure quasi néo-coloniale (mais en plus pratique car à deux pas de chez soi) superposé au Schöneberg 'classique' des boutiques pour fétichistes chics, bars de moustachus et autres XXX Kinos. L'équipe de tournage se rend d'ailleurs dans un village de l'est roumain où virtuellement tous les jeunes hommes en âge de le faire 'travaillent' à Berlin (il existe même un service de bus direct). C'est l'envers de Schöneberg, là où ces garçons retrouvent une histoire et un passé auprès des leurs, avec leurs aspirations et désirs propres, loin de l'exotisme toc dans lequel ils se trouvent enfermés, et c'est tout le mérite de Rosa von Praunheim d'avoir su contextualiser ces vies et restituer l'humanité complexe de chacune. L'un des derniers interviewés, un jeune mec de Marzahn, clôt le film de façon glaçante: à la suite d'agressions sexuelles aux mains d'un employé de piscine municipale, il était machinalement devenu une sorte de garçon à louer et à emporter, des hommes âgés sans doute très réceptifs à son état de destruction mentale et émotionnelle le cueillant toujours dans le même square pour l'emmener mater des pornos chez eux. Pour lui tout rapport avec un homme devait nécessairement en passer par là. Il n'y avait rien de plus normal et la reconstruction ne commença à se faire que beaucoup plus tard quand une possibilité d'aide de laissa entrevoir beaucoup plus à l'ouest. À Schöneberg précisément...

Par pure coïncidence je lisais au même moment Un mauvais Fils d'Ilmann Bel, récit des périples d'un jeune beur gay dans les arcanes des rézos de drague téléphonique et de la prostitution parisienne. Ambitieux, dédaigneux des moches et un peu paillettes sur les bords, Zacharia est un jeune homme élégant avec des goûts prononcés pour le luxe mais bien souvent on le préférera en survêt' blanc et Rekins, si possible avec un air méchant et 'l'accent banlieue' même s'il n'en est pas originaire. Et ça marche à tous les coups, entre le bobo créatif de Belleville qui s'entiche de lui à la misérable épave au fin fond du neuf-trois qui bande sous les crachats du beau rebeu qu'il a réussi à se payer. Le style plat et factuel du livre lui donne même à la longue une qualité presque hallucinatoire. Alors que certaines passes au Bois ne sont pas dénuées de tendresse envers des michetons morts de trouille, la multiplication de plans foireux en province avec de vieux dégueulasses achève d'exacerber le sentiment d'une fuite en avant incontrôlable qui peu à peu se mue en aliénation absolue: si on ne le désire que pour sa bite d'Arabe, elle seule régira désormais tout rapport au monde. La fin du roman est d'ailleurs trash à souhait: au bras de son énième sugar daddy, Zacharia s'envole pour New York, fait chauffer la carte de crédit du vieux et réussit même à se taper Árpád Miklós dans son palace dominant Manhattan (mais Árpád, bon prince, refusera l'argent, début peut-être d'une révélation dont on ne saura rien). Il est vrai qu'entre-temps Zach se sera considérablement durci au contact de l'industrie du 'glamour' gay qui entre photographes mythomanes et pornographes véreux lui renvoie toujours le même stéréotype de la racaille juste bonne à faire tourner ces cochons bourgeois de pédés. À cet égard la claustrophobie du Marais et la culture qui y prévaut sont très bien évoquées dans sa frénésie de baise et sa commodification de corps exotiques - ethniquement comme socialement, une sorte de safari sexuel mené électroniquement du confort de chez soi sans les frictions du monde réel [1].

Toujours un peu plus miné par la dureté de l'univers gay dont je suis intégralement partie prenante par ma consommation de corps et de lieux - tellement omniprésente même qu'elle en devient indiscutable - je me laissais gagner par une tristesse amorphe.

 

Mère - La Grande Borne, Grigny

Et il y a quelques jours, une chose que je croyais perdue à jamais, retrouvée du fond d'un âge d'innocence. J'avais quatre ans lorsqu'une équipe de production de ce qui était encore l'ORTF est venue dans ma cité recruter des acteurs potentiels pour une comédie de Noël. Le Père Noël est en Prison est une chose légère et inconséquente racontant l'incarcération d'un vagabond animant les centres commerciaux en robe rouge et fausse barbe et sa libération par la police à la suite d'un soulèvement des enfants de la ville qui craignaient de ne pas recevoir leurs cadeaux. Rien de plus, le tout tient en une heure. Face aux grands classiques invariablement resservis au moment des fêtes depuis des décennies, ce petit téléfilm n'a jamais fait le poids et n'a été diffusé à ma connaissance qu'une fois. Nous l'avions regardé en famille dans le grand lit de mes parents mais j'étais trop jeune pour en garder un quelconque souvenir, si ce n'est que, séparé de ma mère, j'avais pleuré sur le tournage. Le noir et blanc granuleux, le jeu grandiloquent et histrionique des acteurs principaux, les discours militants un rien étranges débités par les enfants révoltés (on sortait juste de soixante-huit et heureusement pour le Père Noël le Groupe d'Information sur les Prisons de Foucault venait d'être créé) et aussi sans doute le côté low budget de la production en ont vite fait quelque chose de daté, de complètement mièvre et pour tout dire de pas drôle du tout.

Des sentiments très forts ont pourtant refait surface lorsque je l'ai vu sur le site des archives de l'INA. Même si le noir et blanc maussade est loin de faire justice à l'exubérance chromatique de la Grande Borne des origines (c'est-à-dire avant les réhabilitations ratées des années suivantes face à la catastrophe qui se profilait) l'architecture de la toute nouvelle cité est omniprésente à travers les défilés des enfants consternés et son étrangeté esthétique a sans doute été retenue précisément par la place qu'elle accordait au jeu et à la découverte émerveillée. L'architecte Émile Aillaud, dans un paternalisme très XIXème plein d'une condescendance un rien précieuse envers les évacués de Paris qui avaient investi sa création, l'avait voulue ainsi et n'avait pas lésiné sur les matériaux semi-précieux pour l'élévation prolétarienne: ça sentait bon le bois verni et la peinture fraîche dans les halls de mosaïque et très jeune j'avais déjà le sentiment d'une modernité extrême rutilant dans une paix et une lumière toutes corbuséennes. Pourtant le grand ensemble, si original qu'il fût, commençait à faire l'objet de critiques très dures peu de temps après sa réalisation. Dans un documentaire télévisé diffusé deux ans plus tard, L'Enfer du Décor, où Aillaud, dérangé exprès de Saint-Germain-des-Prés, expose à nouveau in situ ses bienfaits à l'égard de la classe ouvrière, l'image est tout autre: des loubards à coiffure de Ringo et chemises cloutées décrètent que "c'est la zone", de jeunes sociologues dépêchés de Vincennes nous disent que les petits enfants, ceux-là mêmes qui apparaissent dans Le Père Noël, sont condamnés par les mécanismes du système éducatif aux mêmes schémas d'oppression sociale que leurs parents pendant que des mères désemparées révèlent leurs multiples tentatives de suicide. Car ce qui frappe dans tous les documents d'époque c'est le nombre de femmes aux fenêtres, seules, immobiles, en attente dans une bulle coupée de tout: d'enfants sur le point de rentrer de l'école et de maris travaillant dans la banlieue lointaine et de retour exténués par le car du soir.

Ma mère était l'une de ces femmes tout juste arrivées dans les appartements à peine terminés. On l'aperçoit même brièvement au détour d'une scène avec ses deux enfants près d'elle, jeune femme à la mode de 1971 (jupe plissée écossaise et kinky boots de cuir à zip), devenue mère très tôt, aux traits doux et aux yeux profonds sous le fard. Puis son regard change de trajectoire en une fraction de seconde et brille. Je ne sais pas ce qui se passe en elle, qui vient d'être enfermée là... Au même moment Paris, distant de seulement quelques kilomètres en autoroute, retentissait des cris des Gazolines entonnant "CRS, desserez les fesses!" , le vieux monde était tourné sens dessus dessous dans une recréation radicale du désir et on se demande comment les répercussions de tels bouleversements auraient pu nous affecter, isolés comme nous l'étions. La glaciation patriarcale des siècles recouvrait notre monde comme une chape de plomb et les révolutions sexuelles qui faisaient rage à Paris n'avait pas grand sens dans un milieu de jeunes familles ouvrières dont les priorités étaient tout autres. Tout au plus avait-on entendu parler du MLF mais cela faisait doucement ricaner, prouvant si besoin est que les injonctions à la révolte des classes moyennes blanches éduquées avaient une incidence plus que limitée hors de leur terrain de jeu métropolitain. Dans la scène du film où elle apparaît ma mère sert en bonne épouse le café à un connard qui lui hurle dessus parce qu'il n'y a pas de sucre, et personne n'aurait un instant songé à contester ça. En fait, la réaction pompidolienne battait son plein à la Grande Borne: même les policiers qui appréhendent le Père Noël sont de gentils lourdauds, certes un rien paternalistes mais bonne pâte après tout, et il suffit de regarder les scènes d'émeutes filmées quelque trente ans plus tard - aussi visibles sur le site de l'INA - pour être aussitôt pris de vertige face au devenir de la société française dans son ensemble.

Il y a pourtant dans ce film quelques instants où l'on respire, entre envolées de vieux cabots et mômeries interminables au milieu des folies en béton de M. Aillaud. L'un des enfants, un petit blond à l'air abattu, est dénoncé comme balance (pas moi bizarrement) et est immédiatement expulsé du comité révolutionnaire (une constante dans le petit monde des groupuscules gauchistes). À la suite de quoi on le voit marcher seul sur un air triste d'harmonica le long des esplanades noyées de pluie, toutes les mères ayant regagné avec leurs petits enfants le confort des nouveaux appartements aux papiers peints uniformes. C'est un moment poignant, le seul trou d'air de tout le film où la fragilité de l'utopie urbaine, la peine de ne rien avoir vu durer avant l'entrée dans la violence commune, l'anticipation d'un futur en chute libre, la perte irrémédiable d'un rêve d'harmonie collective s'engouffrent dans le rien de cet après-midi fade et monochrome. Curieusement le gosse se retrouve ensuite à errer le long de sablières de l'autre côté de Paris pour finalement se jeter dans le canal... Et moi? J'apparais sporadiquement, la plupart du temps l'air ahuri (on m'avait réservé deux répliques de nature légèrement anti-cléricale), un beau petit mec doux et charmant qu'on prenait invariablement pour une fille, ce que l'on me fera payer très cher ultérieurement alors que le monde onirique de la Grande Borne se désagrégeait lentement dans une menace suintante de façades daubées et d'écoles incendiées.

 

[1] Sur la figure du garçon arabe réduit à sa simple dimension biologique: Nacira Guénif-Souilamas, 'L'Enfermement viriliste: des garçons arabes plus vrais que nature', in Cosmopolitiques nº2 (oct. 2002).

Sur l'érotisation des corps ethniques et l'énorme industrie pornographique afférente: Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010). Voir sur ce dernier la critique implacable de Didier Lestrade dans Minorités (oct. 2010).

Sur la complexité et l'ambiguïté des rapports de pouvoir et de séduction entre beurs des périphéries qui aiment les hommes et gays blancs aisés des centres-villes, voir les témoignages recueillis dans: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: le cherche midi, 2009) - cité dans Foncedé de Lopsa.

23 March 2010

Beautés rétrogrades

Berghain de nuit

Tout avait été prêt à temps pour mon vendredi soir. Le dernier tatouage sur le dos encore couvert de croutes, les bottes coquées à lacets rouges et au cuir encore rigide directement sorties de leur boîte et les bleachers toujours mouillés et empestant la javel, la tenue devait être assemblée avec précision alors que pour eux je réapparaissais après plus d'une décennie en skin, laissant de côté sa variante prolo sport si passe-partout ici que sa récupération homoérotique en devient presque totalement indécelable. Car alors qu’à Londres sa marginalisation dans l’arsenal des identités gay disponibles semble terminale, à Berlin le skinhead se porte comme un charme, son potentiel iconique resté intact au fil des années bien qu’il faille longuement réfléchir avant de sortir en panoplie intégrale, le territoire multifracturé et politiquement contesté de cette ville ainsi que les souvenirs violents de ma jeunesse à Paris rendant l’entreprise problématique et potentiellement inextricable sémiotiquement parlant, la figure flottant dangereusement entre lecture idéologique littérale et réappropriation queer in absentia, le signifiant d’origine s'étant depuis longtemps volatilisé. C’est pourquoi, après un acccès soudain de lâcheté, je décidai pour ma première sortie de me changer sur un parking de supermarché derrière Berghain. C’est que je ne peux prétendre comme certains vivre le lifestyle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ne jurer que par Trojan Records ou fétichiser la camaraderie indéfectible entre adorateurs du culte. Encore moins s’agit-il d’un expédient cynique à visée touristique, l’équivalent Oi! de la princesse survêt' des milieux sniff. Son utilisation a toujours été dans mon histoire fluide, hybride et métaphorique, le véhicule privilégié de fantasmes de jeux très profondément ancrés, d’intimité intense avec des partenaires étrangers, d’une connexion avec le lieu atemporel de la déclaration première du désir, d’une jeunesse rêvée qui se serait déroulée quelque part antérieurement à moi, à Londres au moment de l’émergence de cette culture de rue, quand cet archétype formidable d’élégance représenta pour beaucoup de jeunes prolos la possibilité de formation d’une subjectivité nouvelle, une construction de l’identité sexuelle selon ses propres termes et non plus calquée sur les clichés grotesques produits par une culture dominante hétéronormée [1]. Les hommes n’avaient jamais été aussi beaux à aimer.

Nous avions convenu de nous revoir le dimanche soir dans un bar de Boxhagener Strasse. Le troquet à thème maritime était peu fréquenté et c’est ainsi que E. et moi avions eu l’ensemble des dépendances à notre disposition. Les clients s’étaient attendus à tout sauf à un tel spectacle et adossés aux murs contemplaient le rituel qui se déroulait selon les directives fermes de mon partenaire. Ayant les yeux bandés je ne les voyais pas mais de leur direction quelques ricanements me parvenaient sporadiquement. J’avais été mis à nu et attendais du bout de ma laisse que mon maître venu de Paris pour quelques jours détermine le cours des événements. Par moments il prenait des photos de la scène, la lumière blanche du flash traversant les chaussettes de foot qui me masquaient les yeux. J’aurais aimé qu’il me promène ainsi dans les couloirs obscurs à la rencontre des autres, il y en avait qui attendaient dans les coins, et qu’il me donne des instructions sur les parties précises de leurs corps sur lesquelles m’affairer. Au bout de quelques heures pourtant E. décida d’inverser la dynamique qui nous portait et contre toute attente se dévêtit à son tour, délaçant ses bottes avec un soin méticuleux pour me transformer de pied en cap à son image. Je me laissais patiemment faire comme un petit enfant à habiller. Moi son enfant docile, lui se mettant nu pour moi dans une intimité vertigineuse. Tout m’allait à la perfection, ses bleachers serrés, le Fred Perry blanc et dans l’investissement de son corps je me mis à assumer le rôle équivalent, l’enjoignant  dans la langue la plus salace de s’occuper de mon cul, d’y rester calmement, le visage enfoui et fixe. Il but ma pisse avec application, me biberonnant studieusement les yeux clos, puis me demanda de poser sur un tabouret face au mur strié de trainées noires pour les dernières prises, les plus importantes. Dans quel état ravagé devais-je être, dans ma frontalité d’icône, rayonnant de jeunesse immémorielle, petit dans des bottes trop grandes, puissant comme après la découverte d’une communauté? Dans un moment d’inattention l’appareil photo fut substilisé par l’un des clients, pour les images qu’il contenait ou sa valeur matérielle, je n’en sais rien. De cette nuit avec E. je rentrais vacillant: elle retournait à une obscurité plus impénétrable encore alors que sur les réseaux commençait sa longue dissémination irradiée.

Le lendemain matin les marques émergent les unes après les autres. Je ne les remarque jamais dès le réveil, me pensant toujours indemne, puis elles deviennent plus distinctes, des bleus, des contusions de formes indéterminées. Mon jean est maculé d'une sorte de boue épaisse, celle du passage, un mélange de pisse, de bière et de cendres. Je me demande dans quelle position j'y ai fini pour en être si complètement couvert. Au milieu de la nuit il y a toujours un basculement imperceptible qui se produit. Je m'imagine voyager dans tout le club, dans les hauteurs monumentales et constellées de lumières dorées, un rêve anesthésié par l'alcool alors qu'en fin de nuit du monde commence à défiler dans la galerie étroite. Pendant quelques heures je dois être dans cet état d'absence à eux, un engourdissement brutal du cerveau privé d'oxygène, le corps affaissé contre la paroi. Qui est avec moi dans ces moments et que me fait-on? Restent-ils ou se succèdent-ils? Ou suis-je en vérité seul le nez dans ma fange jusqu'au réveil soudain où tout redevient calme, la structure de béton aux reflets bleutés me recouvrant et reprenant forme, comme une grotte antique des côtes du sud. En sortant je vois que l'on tourne toujours par intermittences entre ses piliers.

 

[1] Sur la permanence de l'archétype du skinhead comme ultime incarnation de la masculinité: Murray Healy, Gay Skins. Class, Masculinity and Queer Appropriation (London, New York: Cassell, 1996).

22 January 2010

Caillera Deluxe

Nike TN - Rekins

J'avais bien senti que je ne pouvais déconner avec la ponctualité si je voulais être pris au sérieux. C'est pourquoi je me pressais dans la nuit glacée aux confins de Schöneberg, un secteur excentré du Bezirk que j'avais vaguement connu des années plus tôt - une association sportive gay qui y offrait des cours de boxe mais que j'avais dû quitter suite à une autre défaite du corps... Passée la Hauptstrasse à la hauteur de l'énorme Mietskaserne depuis longtemps dépouillée de ses stucs où Bowie et Iggy avaient atterri on ne sait trop comment, on gagnait un réseau de rues très dense et étonnamment préservé dans son uniformité Gründerzeit, cette pomposité qui même dans ses excès ne manque jamais d'impressionner. Et d'expérience je savais qu'il existait des appartements similaires dans le quartier, palatiaux et caverneux, des vestiges d'un historicisme en roue libre où l'on se perd en cherchant les chiottes au beau milieu d'une partouze foireuse. C'est donc sans grande surprise que je découvris celui-ci, dégageant la même irréalité: dès l'entrée s'ouvrait un vestibule vaste et haut de plafond, les murs d'un blanc brillant et les portes laquées en accordéon donnant sur ce qui ressemblait à des salons d'apparat. Le mobilier de valeur et conforme aux tendances d'un certain baroque PoMo, parfumé et emphatique - donc à des années-lumière du rétro-chic Bauhaus crade auquel j'étais habitué - était impeccablement ordonné dans une obscurité insondable et soigneusement étudiée. U. y vivait seul, en apparence bien installé dans la vie, impassible et sans affect, en tout cas sans grand rapport avec le mec sympa plein d'initative qui s'était quelques jours plus tôt manifesté sur le réseau électronique. Je l'imaginais traverser en hâte ces enfilades pour venir m'ouvrir, dans un état de nervosité qu'il peinait à maîtriser. Son rire forcé annulait le peu de choses qu'il avait à me dire, sa réserve inattendue contrastant singulièrement avec l'abondance d'instructions écrites que j'avais reçues sur le déroulement désiré de notre interaction. C'est là que je compris que j'avais affaire à un control freak, un social misfit.

Sans un mot - et à mon désarroi sans rien à boire - on me signifia immédiatement la direction de la chambre, elle aussi d'une immensité absurde, où le lit nu disposé en plein milieu décrivait un immense rectangle bleu abstrait. De retour des toilettes où j'avais dû changer de chaussettes - la paire bien dégueue exigée par lui, hermétiquement scellée dans son sac plastique, étant importable même dans la rue -, je vis qu'il m'y attendait déjà en position. Dans la pièce tout était clair et saturé de senteurs sucrées, ces désodorisants doucereux participant des mêmes afféteries décoratives minutieusement agencées et étrangement impersonnelles, comme si tout avait directement été prélevé d'un catalogue d'achats par correspondance, un milieu immaculé fait sur mesure pour un homme subjugué par les décompositions odorantes du corps. Il me présenta ses pieds sans préambule, sans intensification savante du désir, machinalement. Le corps prit position sur le lit et dans un enchaînement mécanique l'opération de sniffage débuta dans un silence profond et dénué de toute douceur. Ce genre de mec sait ce qu'il veut, pensai-je: il le fait savoir sans ambages et toute déviation de son script mental se trouve immédiatement rectifiée. Je me voyais contraint de me tenir bien à l'étroit dans le canal d'un désir prédéterminé et prescriptif à l'extrême car seuls importaient les maigres objets de ses fantasmes, leur degré de souillure devant être d'un équilibre subtil pour déclencher le bon type de jouissance, au-delà de mon corps toujours vêtu dont l'existence s'était comme dissoute. Peut-être aurais-je pu faire voler en éclats les limites étriquées de son scénario et insuffler une force vitale à notre échange, un peu du bonheur de partager l'euphorie d'une transgression enfantine. Peut-être se serait-il même laissé entraîner loin de la seule chose qui le possédait, mais l'absence totale de connexion comme mon incapacité à le situer humainement m'en ôtaient toute envie. C'était interminable et je voulais partir, loin de Schöneberg, loin de l'arnaque flagrante, de cette humiliation. Il finit par jouir sans la moindre conviction.

03 August 2009

Corps Caverneux

"Honey, I'm more man than you'll ever be and more woman than you'll ever have!"

(Fragment de dialogue tiré de Car Wash, 1976)

 

L’apparition était flottante, légère et d’une certaine irréalité. Ses longs cheveux blonds étaient ramenés sur un seul côté avec une langueur toute préraphaélite. Il les lissait de façon presque distraite alors qu’il s’avançait dans les passages du club de baise cet après-midi de week-end inhabituellement tranquille. Ses formes était lisses et graciles même si les hanches se distinguaient par leur relative largeur. Il savait les mettre en valeur et les roulaient avec énormément de grâce. On le voyait parfois à un tournant, sa silhouette longiligne inscrite dans une arche, lancé dans une avancée droite et c’est comme si l’on s’attendait à ce qu’il se volatilise au contact de notre propre corps pour le voir se reconstituer aussitôt une fois passé au-delà. Sa présence tranchait foncièrement au milieu les autres participants, qui eux - nous, exploitions chacun à notre façon tout ce que nous possédions de virilité, notre fond de commerce recyclé et décliné à l’infini sous forme de tatouages, de quincallerie bling Marzahn, d’une pilosité faciale taillée selon les codes en cours, et pour les dieux du stade une anatomie maintenue à l’état d’engorgement permanent grâce au designer cockring le plus improbablement étroit. Ou pour les plus doués tout à la fois.

À chaque passage de l’apparition le trouble s’installait. Une anomalie flagrante dans ce qui devait être un après-midi classique de saloperies entre mecs, les inaboutissements d’usage, les délaissements que l’on sent imminents, les tentatives d’emprise de corps se dérobant aussitôt sans que l’on comprenne pourquoi. Il constituait à lui seul une hétérogénéité dans l'air induisant la panique. Si lui avait réussit à s’infiltrer dans le lieu, alors c’est toute la compagnie qui était frappée de doute, celui d’une effémination sommeillant en chacun de nous et susceptible d’éclater à la moindre inattention. Notre masculinité collectivement célébrée était mise à mal et absorbée dans le trou noir que constituait la silhouette circulant dans les allées et court-circuitant nos routines, ou pire, s’insinuant potentiellement parmi nous dans l’obscurité. Elle venait nous rappeler l’immense supercherie dont nous sommes tous les esclaves consentants et qui fait tourner la mécanique dans sa précision redoutable. Car dans les franges les plus extrêmes du mileu gay masculin toute marque de féminité, si vague soit-elle, est non seulement indésirable mais constitue une menace de dilution du genre dominant adulé, l'oppression changeant de camp comme souvent [1].

Nous et nous seuls sommes les initiateurs et exécuteurs de ce flicage en règle et veillons à ce que rien n’éveille le soupçon. Nous nous tenons tous à carreau dans la terreur de nous voir refusés l'admission dans la norme - une perte de valeur insupportable -, en veillant à ne nous laisser aller à aucune faillite qui signifierait une expulsion certaine, comme lors de ces sélections d'équipes absurdes qui dans l’enfance avaient déjà pour but de délimiter la communauté des êtres socialement sains des rebuts et des freaks. La même intensification de la pratique du genre hégémonique en groupe est commune aux hétérosexuels dans la même panique face à sa dénaturation possible au contact du féminin, si bien que cette masculinité fantasmée à laquelle nous aspirons tous dans une émulation sans issue discernable ne semble en fait être incarnée par absolument personne, une sorte de structure vide nous surplombant dans sa menace, une roue énorme nous broyant dans sa progression infernale. Les pédés en sont sans doute les serviteurs les plus zélés, eux à qui on a nié une reconnaissance si élémentaire et renvoyé une image peu ragoûtante de leur désir, une détention forcée dans l’indéterminé sexuel et le rejet du corps abhorrant.

 

Heliogabale at the glory-hole

Derrière la cloison il était revenu, je l'avais reconnu de la semaine précédente. Quand il a passé sa bite à travers le premier trou de la rangée il n'y avait pas d'erreur possible. Le Prince Albert dépassait légèrement de l'extrémité et roulait sous la langue qui, grâce à l'épaisseur de l'anneau métallique qui perforait le méat de façon nette et définitive, pouvait pénétrer profondément à l'intérieur du gland et en caresser les parois. Ses couilles aussi étaient percées, une petite boucle à chacune, ce qui à plusieurs reprises me donna le sentiment d'un maniérisme ornemental excessif. Contrairement à tous les autres qui se pressaient aux autres trous de la galerie il ne bandait pas. Il restait là, docile, se prêtant à tous les jeux auxquels je le soumettais. Il semblait particulièrement aimer se faire étirer le prépuce, qu'il avait très long et élastique, et dans l'ouverture ovale, le long corridor noir formé dans l'élongation, des exhalaisons très fortes se dégageaient, quelque chose de vieux et d'inhabituel, l'histoire d'un corps en parcours de désir, sa pilosité diffuse qui n'avait plus cours ailleurs dans le lieu. La plupart sont automatiquement durs, propres et prêts à l'emploi, comme dans un film bien huilé, ils partent toujours à la moindre défaillance de temps, pensant peut-être qu'on ne veut plus d'eux de l'autre côté de la cloison. Je voudrais qu'il revienne toujours, avec ses archaïsmes, sa docilté et son immobilité. Quand il est descendu de l'estrade j'ai vaguement apercu sa silhouette, sans vouloir trop insister. Il était à poil, assez massif, et portait une casquette blanche de prole.

Je passais souvent le long du viaduct des voies ferrées. Devant l'ouverture béante d'un parking souterrain menant on ne sait où, une odeur âcre de vieille pisse mélangée à l'humidité des voûtes de brique, des pisses d'hommes accumulées au fil des soirs de cuite, qui avaient ruisselé le long de la pente et s'étaient stabilisées au fond en une étendue plane et vitreuse. Les trottoirs semblaient même en être luisants. On se demandait ce qu'il avait fallu de pisse et de temps pour que cette bouche énorme exhale quelque chose d'aussi infect, qui venait de très loin, de là où l'on ne voyait rien. En y passant je pensais toujours à Wolfgang Hilbig et imaginais que des bouches comme celle-ci il devait en exister des centaines dans tout le pays, dans les petites villes de province complètement éteintes à la tombée de la nuit, ces nuits à devenir fou à la sortie des pubs éclairés de néon glaireux. Cette pisse, forte et déchargée en abondance dans l'invariabilité des soirs, est celle d'alors. Je retrouve ce qu'a dû être ce pays, il reprend forme l'espace de ce court passage où l'on suffoque. Des corps négligés, vieillis trop vite à force de brutalité, de vêtements mal coupés, de matières synthétiques causant toutes sortes d'allergies, des écaillages de peau, des psoriasis qui brûlaient la nuit. Des culs sales, le sentiment d'un pourrissement progressif dans les replis... Dernièrement on ne sent plus rien à cet endroit de la Dirckenstrasse. Comment tout a-t-il pu être si complètement éliminé, extrait des profondeurs de la matière qu'il imprégnait, pour ne laisser place qu'à la fadeur d'un passage indifférencié?

 

[1] Sur la menace de l'efféminement et la réaffirmation des normes masculines dans différents secteurs de la culture gay: Peter Hennen, Faeries, Bears and Leathermen. Men in Community queering the Masculine (Chicago, London: The University of Chicago Press, 2008).

15 July 2009

Hygiène de la Vision

Berghain - face cachée

L’ouverture était masquée d’un rectangle de plastique épais et huileux, de la sorte de ceux utilisés dans les supermarchés à l’entrée des livraisons. De temps à autre une tête passait par la porte, l’air éberlué pour se raviser aussi vite et retourner à l’obscurité de l’intérieur caverneux. Parfois aussi des corps entiers traversaient le sas avec plus d’assurance pour aller prendre place dans le jardin de rocaille. C’était l’été et comme tous les ans on ouvrait aux clients cet espace en plein air qui offrait un répit apprécié dans l’effervescence des festivités. Dans la douceur de la nuit étoilée le jardin était odorant sous la tonnelle, une sorte de petit labyrinthe avec alcôves et bancs amménagés à l’arrière. Sur tout un côté la façade défoncée de l’ancienne centrale électrique se dressait dans sa masse, un colosse stalinien à corniche et hautes baies d’une austérité néo-classique implacable. À quelques mètres de là un club en plein air semblait plein à craquer à en juger par les flots continus d’invectives et de rires qui couvraient la techno tonitruante. Mais de ce rassemblement on ne voyait rien, le jardin étant rigoureusement délimité et caché à la vue par de hauts grillages tendus de baches de plastique noir, une sorte de grand sac-poubelle ininterrompu que l’on aurait déroulé sur tout son périmètre.

En fait il était difficile de faire le lien entre la vision nocturne du jardin et son triste état en plein jour. Le sol couvert d’une dalle de béton était par endroits complètement éclaté et parsemé de piles de pneus de camion convertis en jardinières. Plus surprenant, la tonnelle qui m’avait alors paru embaumer le magnolia n’était plus qu’un amas de camouflage brunâtre monté sur piquets comme un campement militaire de fortune. Et loin d’être l’idylle édénique qu’on imaginait s’épanouir à l'écart des regards extérieurs l’oasis était à l’une de ses extrémités dominée par la caserne des pompiers voisine, un bâtiment aussi gris et rédhibitoire que le nôtre et dont on imaginait que les occupants devaient en ce dimanche d’ennui avoir de quoi se distraire. Nous aussi du reste, qui observions toute entrée avec un intérêt lubrique mêlé de panique incrédule, l’illusion qui dans la semi-obscurité de l’intérieur baigne nos pornographies éphémères se fracassant au contact d’une lumière fade d’après-midi orageux, une grisaille sans relief qui applatissait tout et nous faisait payer au prix fort le moindre relâchement musculaire, le moindre jaunissement suspect de peau flétrie, une pilosité mal contenue, la banalité morne et dégradée de ce pour quoi on se serait damné quelques instants plus tôt.

Malgré le contrôle permanent dont il est l’objet, mon corps n’était pas préparé à l’éventualité d’une exposition si brutale. Il restait pétrifié dans les réseaux croisés de regards qui semblaient le cribler et lui faire prendre conscience que lui aussi pouvait s’inscrire dans le même cycle de déliquescence. En temps normal il est quadrillé de toutes parts, maintenu à distance d’une expansion monstrueuse, de dérives biologiques répugnantes qu’il faut à n’importe quel prix contrer. En ai-je une vision si abstraite pour m’en croire capable et échapper au jugement commun, déjouer l’effet d’une lumière qui aurait miraculeusement comme glissé sur moi? A-t-il atteint le degré dernier de la fiction pour se réduire à une constellation de pixels que l’on peut arranger à volonté pour en recréer intégralement la réalité? Autour des tables disposées ça et là dans l’enclôt des conversations se nouent autour des corps qui déambulent et cherchent sans doute comme nous à se donner une consistance dans la luminosité insoutenable. Certains bandent encore de l’intérieur et fasciné on se prend à envier un tel contrôle du désir tant on aimerait être aussi bien monté et démonstratif qu’eux. Un mec couvert de méchants tatouages s’est injecté les couilles de solution saline pour en faire quadrupler le volume; un autre plus loin est bardé de sangles et porte accroché à la ceinture un pot de lubrifiant, comme un petit tambour brinquebalant à son flanc. Tout paraît irréel une fois disséminé dans le jardin, une Cour des Miracles du cul loin des corps rêvés dans la lumière sous-marine de la halle de béton.

La musique retentissait toujours au loin lorsque je longeais l’arrière du cube stalinien et approchais de la caserne des pompiers. Une rangée de hauts peupliers en masquait presque intégralement la façade en un foisonnement opaque. À la Berlinische Galerie j’avais vu quelque chose de semblable, une variation sur 'L'Île des Morts'de Böcklin transposée dans le Berlin-Ouest des années soixante-dix. En arrière-plan une tour d’habitation daubée et dégoulinante de merde se profilait derrière un rideau d’arbres. L’effet était saisissant dans sa simplicité brutale, funeste et sans échappée. Je ne retrouve plus ce tableau, ils l’ont décroché de l'exposition... Ainsi, transfiguré par la nuit, le bloc gris ressemblait à un mausolée entouré de cyprès. D'hélicoptère on aurait pu distinguer les clients restants disposés sur le béton du jardin comme des petites figurines de plastique emboîtées dans toutes les combinaisons possibles et imaginables. Maintenant il me fallait continuer, trouver ailleurs d’autres corps que la lumière du dehors n’aurait pas corrodés, et tout rentrerait dans l’ordre. Nous tous dans notre semi-invisibilité continuerions à nous croire invincibles, sans lésions ni excroissances ingrates, irréprochables et désirables dans notre mystère atemporel, une assemblée de super coups.

21 June 2009

Galerie des Victoires

Ils avaient été trois à arriver à intervalles réguliers jusqu’à la fermeture. Ils se ressemblaient tous assez, d’allure jeune et d’un style tout-à-fait conforme à celui en vigueur dans ce bar de Schönhauser Allee - tendance prolo avec une composante fortement fétichiste. La clientèle y est en fait très diverse mais la reconnaissance immédiate qui s’opère à l’intérieur de cette communauté érotique marque d’invisibilité tout ce qui ne s’y apparente pas. Certains prennent forme réelle à partir de la grande base de données électronique qui nous sert de soupe primordiale, d’autres me sont encore inconnus, mais à un moment ou un autre nous aurons tous joué ensemble, profitant des recoins sombres et inconfortables menagés dans l’enchaînement spartiate de backrooms qui occupe l’arrière du lieu. Au travers des volets tirés on voyait que le jour s’était déjà levé et qu’il était gris. Dans quelques heures je devrais partir pour la Baltique dans l’hébétude du manque de sommeil mais cela n’avait aucune importance. Mon corps s’était habitué à répéter la même routine, reproduisant les mêmes gestes, encore prêt à se laisser saisir, approchant des peaux différentes mais toutes invariablement douces, de cette douceur des jeunes hommes qui me trouble toujours car fondamentalement étrangère à la mienne, une fragilité de corps adultes pas encore vraiment extraits de l’adolescence dont ils gardent les traces lointaines. Les étreintes se faisaient étrangement lentes et précises, et parfois je voyais qu’on me souriait dans le noir, des rangées de dents carrées et parfaitement alignées. Il était inouï qu’on imagine faire une chose pareille, sourire à un partenaire si transitoire, ou à le serrer contre soi, à le garder dans ses bras contre les intrusions incessantes de ceux dont on ne veut rien savoir et qui rôdent tout autour dans l’espoir de se joindre à ce fragment d’amour lancé dans la bourrasque.

Proll boy, Prenzlauer Berg

Je m’étais retrouvé le soir suivant à l’entrée d’un port de Lituanie. Les installations industrielles, les pinèdes sur la lagune, les containers de couleurs vives nettement empilés défilaient lentement dans une lumière d'incendie qui me fit vaciller dans une compression affolée de l'espace-temps. M. et moi nous dirigions vers ce que nous savions avoir été l’Allemagne à différents moments de l’histoire mais s’était peu à peu délité par lambeaux entiers, avait basculé dans d’autres devenirs après l’implosion catastrophique du reflux.  Il était incroyable que ce pays ait pu être si immense. Après vingt-quatre heures de traversée on se trouvait encore dans son ancienne empreinte, identifiant ça et là les signes d’une appartenance antérieure. Le centre restitué de Klaipéda paraît fragile, une sorte de petite théâtralisation d’un passé idyllique fermée sur elle-même et masquant à peine la sauvagerie de l’histoire récente. Tant d’apprêt semble futile à l’échelle de la dévastation passée et de l'indifférence d'un avenir qui se jouera ailleurs.

Les corps de la nuit passée étaient encore proches. Je les avais traînés avec moi aussi loin et à la tombée du jour je tentais de les imaginer si peu de temps après la séparation dans leurs trajectoires retrouvées. D’autres sont venus s’y superposer entre-temps et ont fini par se fondre dans l'immense vortex orange du port. Fucking Berlin de Jeff Keller, dont cela semble être la première publication, est un opuscule dense et concis dont le format s’était parfaitement prêté au temps de la traversée. Le récit est tout entier axé autour d’un week-end de baise non-stop de quatre Français en visite à Berlin à l’occasion du dernier Folsom. Le rythme en est haletant et frénétique à l’image des innombrables scènes d'orgies scandant les festivités de bout en bout. En fait on ne respire pratiquement pas dans cette succession ininterrompue de défonces improbables, et c'est d’autant plus éprouvant que le style en est le plus souvent indigeste, un déluge de lieux communs et de formules toutes faites lardé de traits d’humour lourdingue avec ça et là quelques accès de clairvoyance métaphysique autour de l’immanquable dialectique Éros-Thanatos. Mais passés ces désagréments le livre laisse tout de même une drôle de trace et dans son passage furtif fait d’autant plus sentir sa perte qu’il vient en contenir d'autres qui sont comme amplifiées à son contact, leur communauté étant abruptement mise à nue. Dans son exploration du Berlin hard, le narrateur - celui des quatre dont on comprend qu’il est le plus bandant, le plus exclusivement actif et le mieux monté - n’aime rien tant que ces moments de communion extatique avec ses semblables venus de toute l’Europe et qui au fil des soirées (toutes ayant immanquablement lieu dans quelque friche industrielle, comme il est de mise ici) prennent place tout naturellement dans une sorte d’immense mécanique infernale. Le désir primaire d’identification et d’appartenance à une communauté de pairs est exprimé de façon très forte, entraînant même des parallèles incessants avec l’amitié et le sens du sacrifice à l’antique dont la germanité contemporaine serait l'héritière directe, le mythe du mâle brut et sans états d’âme dans l’expression de son désir étant glorifié sans partage. Car loin de Paris, de ses afféteries et faux-semblants avec les 'folles du Marais' en prenant copieusement pour leur grade (le féminin étant à tout prix évacué pour permettre la survie du mythe), c’est à Berlin qu’une masculinité quasi-primordiale se laisse découvrir, et partant une authencité essentielle autour de laquelle construire une identité d’homme impossible dans un milieu d’origine jugé oppressif et mensonger. Il est d’ailleurs intéressant de constater comment le lieu de Berlin, même si porté aux nues dans les possibilités sexuelles qu'il offre en permanence, reste étrangement absent du récit en ce qu’il ne fait l’objet d’aucune réflexion sur son devenir historique ou sa signification profonde, quelques remarques aussi brèves qu’étranges sur la Stasi mises à part.

Mais le plus stupéfiant reste cette capacité des corps à une suractivité frénétique dans une infaillibilité physiologique qui rendrait même envieux. L’étalon évolue avec facilité entre lopes prêtes à la saillie et gueules à jus dans un scénario parfait où tout le monde semble heureux de tenir un rôle invariable et prédéterminé. Défaillance, flottement et doute n’ont aucune place dans ce monde fantastiquement bien huilé et vertigineux. Tom of Finland avait au moins quelque chose de léger et de mutin même dans l’excès. Ici chaque party qui débute se fait dans l'appréhension d'une avalanche imminente d'épisodes trash qui dans leur répétition effrénée annulent toute possiblilté de fantasme et sont relatés dans une absence assez troublante de recul vis à vis des masculinités 'performées' dans ces lieux. Dans cette dynamique du désir une position centrale est occupée par la figure emblématique du skinhead, qui même quarante ans après son émergence en Angleterre continue d’incarner l’idéal insurpassé du salaud intégral, bien au-delà des cuirs devenus trop dociles dans leur antiquité ou des proles sport qui même si très appréciés ce côté-ci de Prenzlauer Berg sont loins d'être visuellement si incisifs. Car en plus d’être un baiseur hors-pair, le skin a un sens inaliénable de la loyauté et de la camaraderie, une sorte de noblesse intrinsèque hérité de ses origines prolétariennes qui le distingue des folles langues de putes (forcément bourgeoises) ou bien pire, des 'faux' skins qui n’usurpent l’uniforme sacré qu’en vue de s'en taper des 'vrais'. En lisant tout ça j’ai aussi pensé à Stuart Home chez qui les descriptions de baise sont tout aussi graphiques (et bien plus désopilantes) et le skinhead également omniprésent dans sa valeur archétypale, même si la démarche littéraire et théorique le transformant en vecteur de forces subversives visant à radicalement renverser l'ordre existant est bien sûr très éloignée de Fucking Berlin et sa ferme implantation dans le premier degré. Pourtant des éclats de lucidité affleurent ça et là, brefs et noyés dans le déluge mais bien plus véridiques dans ce qu’ils révèlent de désirs cachés et de doutes inavoués. Le sentiment d’être lancé dans une fuite en avant insensée, la brutalité de la perte quand tout le monde déserte subitement le théâtre des opérations, la révélation d’une intimité fulgurante qui laisse pantelant dans les rues ensoleillées le matin et cette arrogance jubilatoire face aux familles hétéros en promenade qui ne comprendront jamais rien à rien, l’horreur - et là on ne peut que dire merci - de voir à quel point la pratique du bareback est répandue à Berlin et surtout à quel point ceux qu’elle entraîne sont jeunes! Et encore et toujours un rêve de communauté, de vérité et d’authencité pour lequel on serait prêt à tout dans l'épuisement d'actes qui ont oublié jusqu'à leur sens intime.

Reconstruction de l'Altstadt (Königsberg), Kaliningrad

Kaliningrad fut fondée sur la négation radicale de ce qui avait existé depuis des siècles et l’expulsion dans le carnage de la population allemande vers le cœur ruiné et calciné des origines. Dans un exercice de marketing assez osé visant à mettre fin à une dérive mémorielle perpétuelle et à réinsérer le lieu dans un narratif destiné avant tout à la consommation touristique, on se remet à rêver de Königsberg, dont l’évocation dans le tissu urbain est omniprésente, des posters géants de l’Altstadt dans les cafés aux fouilles archéologiques sur le site de l’ancien Schloss. Un morceau entier de la vieille ville est même en train d’être recréé de toutes pièces, un ensemble monumental de bâtisses prussiennes aux tons pastel devant culminer dans une réplique du campanile de San Marco, ce qui laisse songeur sur la nature de la mémoire invoquée... À l’opposé, la carcasse überbrutaliste du Palais des Soviets a été camouflée sous différentes nuances de bleu, sans soute pour faciliter sa dilution dans le ciel et atténuer l'évidence de l'oblitération qu'il symbolise. Dans certaines lumières il est vrai qu’il disparaît presque totalement. Cette réappropriation fictive et mercantile d’un passé aussi douloureusement absent va de pair avec la prolifération de shopping centres gargantuesques destinés à recréer l’illusion d’une urbanité depuis longtemps ravagée. L’un d’entre eux se nomme simplement le Kaliningrad Plaza et au premier étage Paris Hilton, meilleure approximation du vide, vient d’y ouvrir une petite boutique toute rose.

16 April 2009

Puta's Fever

Deutscher Guggenheim sur Unter den Linden. Photoréalisme américain des années soixante-dix. Échos de Stephen Shore et de Young Americans dans des villes interchangeables aux noms inconnus, inlocalisables. Un dimanche chancelant de retour de cuite. J’étais resté tard dans l’attente que quelque chose se passe vraiment dans les chambres de jouissance, mais ni l’heure avancée ni l’alcool ne parvenaient à dissoudre la lourdeur omniprésente. Pour la première fois l’amalgame ne prenait simplement pas. J'avais repris le train en sens inverse sur le Ring, un court segment de sa circularité parfaite. Dans la dernière salle Agua Caliente Nova de Robert Bechtle m’a longtemps retenu. La familiarité du cliché de famille était d’une immédiateté frappante. Il constituait même un type iconographique en soi, doté de ses attributs propres: le panorama devant lequel le père étale ses possessions, la famille et la grosse cylindrée dans laquelle la transbahuter d'un shopping mall à un autre ou pour des excursions décrétées selon son bon vouloir. Même les deux gosses étaient convenus dans leur gracilité, la posture maladroite des corps déhanchés, les sourires niais et les franges coupées aux ciseaux par le même père certains dimanches. Lequel est invisible car englobant dans sa vision totale tout le tableau, le détenteur des nouvelles technologies comme mode suprême de contrôle. Lui seul est autorisé à la manier, lui seul sait. C’était un après-midi d’été très chaud, on ne pouvait rester à l’intérieur, alors tout le monde avait été sommé de s’habiller au plus vite. La mère aussi dont l’ensemble marron intégral est parfaitement assorti au sac, aux autres véhicules et nuances minérales du paysage lui-même. Elle s’y fond et pourtant c’est elle qui accroche le regard par le sien, fuyant et fixant quelque chose situé au delà des limites et dont on ne sait rien, déséquilibrant irrémédiablement la scène dans son échappée. Contrairement aux enfants radieux elle a le visage brouillé par une ombre diffuse, la bouche comme hapée dans une cavité scellée qui, surmontée de grosses lunettes de soleil, rend son expression totalement indéchiffrable et étrangère. Ses formes sont encore pleines, la poitrine bien marquée bien qu’un peu tombante, sa posture attentionnée et protectrice, une femme devenue mère très tôt et dont la jeunesse a été oblitérée dans ses désirs les plus vitaux par des années de dévouement domestique, le scénario intériorisé de l'amour conjugal. Ou peut-être n’aime-t-elle simplement pas se trouver face à l’objectif, comme ma mère qui refusait de se laisser photographier sous prétexte que ça lui faisait une 'gueule de raie’.

Cet après-midi-là je me suis retrouvé sur Friedenstrasse, rue rectiligne lacérant Friedrichshain dans une lumière claire et chaude. C’est un trajet que j’ai plusieurs fois suivi l’été, le long duquel mon corps semble être d’une liberté plus facile, plus livré qu’ailleurs. Me préparant à être pris, le bas de survêtement à demi baissé sur un short de soie rouge, je m’expose aux regards des automobilistes, me sentant en possession complète de la géographie. Peut-être est-ce dû à la largeur de cette rue, l’irrégularité chaotique de ses abords, les Mietskasernen délabrées, les crevées soudaines d’espace dans sa discontinuité, son désert croulant sous le soleil, l’ouverture de la Karl-Marx-Allee vaste comme un estuaire, les flots de lumière dorée qui me percutent à mon arrivée sur l’avenue, la proximité de mon but comme un ailleurs auréolé de mythe. On démolit actuellement beaucoup autour d'Ostbahnhof, de vieilles infrastructures du temps de la RDA laissant place à un fatras d’entrepôts aux couleurs criardes. Les hommes affluent de toutes parts à travers les parkings. Nous sommes tous venus pour la même chose et je me rends compte à quel point, dans mon accoutrement comme dans mes transformations physiques, j’ai fini par leur devenir identique, que tout en croyant me radicaliser dans un monde jugé réactionnaire et homophobe j'ai me suis pétrifié dans l'orthodoxie d'un autre en en intégrant tous les diktats et paradigmes esthétiques. À l’intérieur il y a un monde incroyable. La chaleur y est telle que tous les corps rassemblés semblent dégager un brouillard dont les bancs flottent dans l'immense halle de béton. Le nuage est par endroits transpercé de veilleuses bleues, révélant des groupes de silhouettes évoluant sur le sol luisant.

Je prends place dans le passage étroit où un alignement de glory-holes est en attente d’apparitions qui ne viennent pas. L’endroit est calme et reclus, et tranche avec l’activité frénétique qui règne dans les autres secteurs. J'imagine voir de la littérature circuler constamment entre les hommes, en être le récepteur partiel, me trouver sauvé par elle tant qu'elle n'est pas prise de vitesse par la masse déferlante du vécu. Ne jamais perdre de vue ses désirs premiers dans la répétition hébétante des situations. Nous sommes deux, assis sur le rebord encastré dans le mur, d’une apparence très proche bien que lui soit un peu plus élancé que moi, en attendant leur venue. Il semble fébrile et parcourt sur toute sa longueur le couloir en scrutant l’autre côté à travers les trous de formes diverses. Des bites les pénètrent de temps à autres, au repos ou déjà dressées, et lui s’en empare avec avidité, les prend sur toute leur longueur, dans toute leur ampleur. Juché sur mon promontoire dans un short cramoisi de boxeur je le regarde comme un frère pour qui j’aurais de l’admiration, le tombeur qui les a toutes sans effort. Je reste sans rien et me montre territorial face à l’intrus énorme qui vient de prendre place à ma droite et tassé face à son trou ne semble pas vouloir dégager. L’autre continue avec la même cadence appliquée et c’est alors que quelque chose d’inouï se produit. À travers l’ouverture circulaire un visage apparaît, pressé contre la paroi de bois, une vision irréelle comme une greffe grotesque de parties, un assemblage monstrueux induisant la panique. Ils commencent alors à s’embrasser, restent ainsi longtemps comme deux moitiés de lune accolées, puis dans un redéploiement subit du corps et ce qui me semble être un surcroît d’intimité ahurissant la bite lui est réintroduite dans la bouche. Je crève de vivre une intimité pareille, cette douceur entre hommes. Certains passent parfois la muraille pour savoir qui y œuvre, une violation flagrante de la règle d’invisibilité qui nous régit. Peut-être était-ce lui ou un autre, qui s’est engagé dans le couloir pour se poster entre nous deux. Il est massif et bien monté, nous invite à jouer avec lui, ses deux petites putes de l’au-delà du mur qu’il vient de dévoiler. C’est une figure imposée du porno, un script aussi bien huilé et évident que n’importe quel autre, auquel on s’applique avec une facilité mécanique. Il a bien été intégré et devant l’assistance qui commence à se former autour du trio, nous savons répondre aux attentes de notre nouveau maître.

Am Wriezener Bahnhof, Friedrichshain

23 January 2009

Liebeskranke

"Erika est quelqu’un qui s’acharne à nier le corps, mais dont le corps resurgit sans qu’elle le veuille. C’est, en quelque sorte, une femme qui fuit. Et qui fuit de partout: il y a de l’urine, du vomi, du sang. Il y a donc un corps corseté et un corps béant. Ce sont les deux en un qui intriguent."

(Isabelle Huppert à propos de La Pianiste. Interview à Télérama, 05.09.2001, citée dans
Jean Streff, Traité du Fétichisme à l’Usage des jeunes Générations, 2005) 

 

Karl-Marx-Allee, Friedrichshain

La silhouette en survêtement blanc se découpait nettement à l’autre extrémité du quai et filait vers les escaliers de sortie, droite comme un 'i'. Quelque chose d’un peu gay et d’aérien transparaissait tout de même dans la démarche, tranchant avec le côté petite frappe synthétique de la tenue. Je me convainquis alors qu'il pouvait s'agir de Bogosse et me mis à presser le pas à travers la station, essayant de rattraper cette figure fugace derrière laquelle je dus presque courir pour ne pas la perdre. À l’extérieur il venait de tomber une pluie glacée et les restes de neige des jours précédents s’étaient agrégés sur les trottoirs en congères épaisses et boueuses qui rendaient toute progression hasardeuse. Alors que lui semblait défier le danger en flottant presque le long de la rue je m’enfonçais sans ce marasme et peinais à le devancer. C’est alors que son portable sonna et le timbre de la voix ainsi que les intonations du Français que je distinguais ne me laissèrent aucun doute. J’arrivais enfin à sa hauteur et le dépassais juste avant de tourner dans Oranienstrasse où je devais rencontrer un inconnu contacté quelques jours plus tôt sur le net. L’heure du rendez-vous était restée étrangement imprécise et les raisons de ma présence à Kreuzberg ce soir-là me semblaient particulièrement incertaines et aléatoires. Au bout de quelques secondes je me fis à mon tour dépasser sur ma gauche et en tournant la tête retrouvais Bogosse tel que je l’avais laissé ce matin de décembre, même s’il me sembla plus grand que dans mon souvenir, ses yeux sombres légèrement en amande me fixant d’un air ravi. Ce soir-là était un grand soir pour nous puisque devait avoir lieu l’un des grands rassemblements de l’agenda fétichiste prolo, tout ce que Berlin compte d’adeptes de mode estampillée Marzahn - notre Orient à nous, monde fantasmatique pour toute une frange d’urbanites avec un faible évident pour le type racaille - devant se retrouver dans un bar de Friedrichshain. C’est ainsi que nous nous retrouvions face à face en tenue d’apparat, beaux comme des princes. Après m'avoir assuré qu'il y serait lui aussi plus tard en soirée il disparut au coin de la rue et c'est à ce moment-là qu'en me tournant vers le lieu du rendez-vous je vis un rideau de fer tiré sur la devanture du bar. Un rideau de fer blanc, muet et sans appel dans son verdict de non-advenu. Me sentant glisser dans un surcroît d'irrél j'allais et venais plusieurs fois le long de la rue afin de m'assurer qu'on ne m'attendait plus nulle part.

Le calme revenu dans leur disparition simultanée l'espace s’ouvrit autour de moi et me sembla impossible à combler, une sorte de dépression du social, la révélation soudaine et cruelle de son inconsistance. Ne sachant quelle direction prendre je me retrouvais au milieu d'une ville inhabituellement dépourvue d’humanité. Cette partie de Kreuzberg, d’ordinaire si pleine de monde, me fit un effet particulièrement lugubre, les immeubles monumentaux paraissant sans gloire et ternis dans la lumière livide des réverbères. Au bout Mariannenplatz était engloutie dans une trouée noire informe. C’était par là que Bogosse était reparti, vers ses amis que j'imaginais loyaux et de longue date. Après m'être arrêté dans un bar dans l'attente d’une heure plus avancée pour me produire à la soirée, je regagnais lentement la rive nord. Le froid se faisait de plus en plus cinglant et dans la nuit la traversée du fleuve semblait interminable. On ne voyait plus rien de l'autre côté, tout avait basculé dans la catatonie d'une nuit morte de début de semaine.

Le bar avait un thème vaguement nautique, une tentative de recréer 'Querelle de Brest' avec bidons rouillés et croûtes de matafs pendues aux murs. Bogosse lui-même, déjà bien imprégné de l’ambiance et flanqué de deux acolytes, n’aurait pas semblé déplacé un soir de cuite sur le port d’Ostende. D’autres têtes connues étaient visibles dans l’assistance agglutinée au bar et il m’apparut vite que loin d’être un soir de révélation et de nouvelles fulgurances tout s’annonçait clairement sous le signe du réchauffé, un lundi où l'on s’était tous un peu forcé car les soirées célébrant notre précieux fétiche étant si rares, il aurait trop coûté de ne pas s'y montrer. J’aurais pu me réjouir de cette compagnie familière, une communauté qui m’aurait été ouverte et m’aurait peut-être même voulu du bien, mais loin de m'enfoncer dans le mystère espéré je me retrouvais dans le déjà complètement advenu, dans l’évidence du fantasme mis à jour, un soir pépère entre habitués qui n’ont plus grand-chose à se prouver. Et pour cause... Déterminé à maintenir mes mythes à bout de bras malgré leur dégradation inéluctable je m’accrochais à Bogosse qui, complètement défait et la paupière lourde, me clamait haut et fort son amour tout en faisant du gringe à un mec assis seul dans un coin, son sourire de killer décoché à tout va de façon étrangement robotique. Je me surpris à croire qu’il pût tout de même y avoir un fond de vérité dans ses divagations, ce qui ne m’empêcha de sombrer toujours un peu plus dans le naufrage qui se dessinait nettement devant moi. Car progressivement la nausée me gagnait, une légère indisposition qui se mua en une envie irrépressible de dégueuler qui dans l’espoir qu’elle passerait d’elle-même me lançait dans les méandres d'une backroom interminable, un enchaînement compliqué de passages étroits où dans une lumière bleutée se trouvaient les derniers irréductibles, certains prostrés à même le sol, comme résignés de la tournure que prenait leur soirée mais encore pleins de l’idée qu’un fétiche comme celui-ci valait la peine d’être vécu. Sur les écrans vissés au plafond passait comme il se devait un porno de 'Citébeur' qui fut salué dans l’assistance par une vague d’approbation satisfaite. J’y croisais Bogosse à plusieurs reprises qui dans ses déclarations toujours plus exaltées se pressait fort contre moi, ne faisant qu’exacerber le malaise. Une fois vérouillé dans les chiottes, un liquide étrangement brun sortit en gerbes continues qui se fracassèrent avec force sur le pourtour de la cuvette. Je pensais que dans mes films favoris les femmes vomissaient aussi souvent et en quantité abondante.

L’air frais de la nuit avait stabilisé le malaise mais le corps menaçait encore de céder, les nausées revenant sporadiquement par bouffées sourdes. J’attendais seul à l’arrêt de tram de Frankfurter Tor et songeais à l’état dans lequel Bogosse se retrouverait le matin venu. Je l’avais laissé au milieu d’un groupe de mecs qu’il disait avoir connus sur le net. Il semblait excité à l’idée de les voir enfin en chair et en os, comme ses stars à lui. Je songeais aussi à toute cette littérature qui avait pris corps autour de sa réalité et me dis que tout cela était justifié, qu’il en était l’égal, que c’est tout ce que je pouvais faire pour le garder vivant, donner sens à notre recontre déjà caduque à l’échelle du temps électronique. Qu’il n’y avait surtout pas à en pâlir. Je restais là presque apaisé, le souci de ne pas me disloquer en pleine rue accaparant toutes mes forces. Le reste de la nuit bascula dans un dérèglement physique rapide. Le corps se vidait de façon alarmante. Je laissais finir le soir sans pouvoir dormir, toujours plus malade, uni à lui dans la même décomposition, me grisant encore à l'aube des quelques mots qui dans le bar à matafs avaient annoncé, avec mon consentement, ma propre trivialisation.