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12 November 2015

Les Petits Chignons

"The fun we had
The fun we'll have
Reckless immaturity"

(Marc Almond, The Stars We Are)

 

Moderna Museet, Stockholm

La jeunesse berlinoise fait de ces choses inquiétantes, incompréhensibles et absconses, comme pour préserver coûte que coûte son rang dans la hiérarchie du cool mondial, puisqu'aux dires des plus grands experts en Zeitgeist, Berlin c'est depuis longtemps plié, time to move on. Il semblerait, comme je l'ai encore vu ce samedi à bord du M10 (ou 'MDM10', son surnom du week-end), que la dernière tendance soit pour les mecs de se teindre en gris, un gris de vioque méchamment triste et choquant de laideur. J'ai pris ça en pleine face, incrédule et finalement assez énervé: que l'on m'explique seulement comment des gosses si ravissants, comme celui qui m'a ce soir-là fait face dans le tram, peuvent sans raison apparente décider de se faire un délire veuchs Mamie Nova. Ne manque plus que la nuance de mauve-Margot Honecker pour les filles - ce qui ne tardera sûrement pas, les branchées des Halles le faisaient déjà à mon époque. Ça me fout en l'air, moi qui n'en peux plus de perdre ma couleur d'origine et en chie dans le réajustement permanent qu'implique ma mutation en renard argenté - ce n'est pas si vilain, ça donnerait même une certaine classe comme le disaient dans le temps les bonnes femmes d'Alain Delon, comme si j'avais fait toute cette route pour m'échouer là. Et ce alors que par ailleurs les barbes deviennent toujours plus longues et fournies dans une prolifération hirsute dégueulasse et qu'à peu près tout le monde s'obstine à se trimbaler avec un étron mou planté au sommet du crâne. Je me disais que ça ne pouvait plus durer, qu'on avait atteint là un stade de maniérisme irréversible qui, comme tous les développements similaires dans l'histoire de l'art et de la mode, ne pouvait que préfigurer un renouveau esthétique profond.

C'était pourtant loin d'être fini. La confirmation d'un maniérisme décadent généralisé m'est venue quelques heures plus tard dans la fournaise de la Snax, l'une des deux supertouzes annuelles du Berghain, l'équivalent pédé du Bal des débutantes dans la haute société. Perché sur mon promontoire, levant ma vodka à l'assistance comme le Duke chez Russell Harty, je remarquais une fois de plus comment les attributs supposés de la masculinité se trouvaient exacerbés dans des tenues réduites à leur strict minimum - les échancrures toujours plus prononcées aux hanches, les décolletés toujours plus pigeonnants sur les pecs, les combis moulantes toujours plus découpées au cul. C'est bien simple, less is more n'a ici aucun sens, comme si cette virilité désirée par dessus tout devait naître d'une suraccumulation symbolique dont on espère anxieusement qu'elle se synthétise en quelque chose de crédible. C'est très exactement le sort qu'a connu l'archétype historique du skinhead, dont l'hypermasculinité dopée à coup de signifiants hard a fini par s'abîmer dans le camp le plus comique - c'est-à-dire tout ce que l'on fuyait à grands cris. Le plus étrange après deux bonnes décennies de théorisation queer, c'est qu'il s'en trouve toujours pour tomber dans le panneau (à commencer par moi, quelquefois), et on se demande bien quand cessera cette arnaque funeste dont personne ne sortira jamais gagnant. Seul à zoner dans la jungle de l'hédonisme international, aliéné par une culture de turbo fuckers vidée jusqu'à sa dernière once d'humanité, je me glaçais dans une indifférence morne, la sorte de descente fulgurante dont je suis capable sans même l'aide des drogues. L'évidence était implacable: Berlin partait en vrille et toutes ses promesses d'émancipation sexuelle se fracassaient tout autour dans une mer de connards haletants et de fashionistas camées. Je le savais, je le sentais: c'était rideau pour moi.

David Bowie interview on the Russell Harty Show, 1975

Le retour au monde normal se fit comme d'habitude dans un mélange de sommeil gris, de relents mémoriels plus ou moins avouables et de résignation calme, et c'est ainsi que le lundi, un jour plat à se flinguer comme à chaque début de semaine, je me retrouvais dans le MDM10 à proximité d'un groupe de jeunes Anglais, tout émoustillés de voir de leurs yeux la mythique métropole. Le gars de la bande, un coquelet frisotté beuglant de sa voix de tout juste pubère, semblait décidé à en imposer aux donzelles, le genre de petites meufs qu'on voit tituber le vendredi soir sur Bethnal Green Road, torchées et à moitié à poil par moins cinq. C'est qu'il savait trouver les mots pour les amadouer, les gourdes: ses potes à lui, se vantait-il, kiffaient à fond les drogues, et surtout le crystal. Le crystal-meth, la tina, celle qui transforme illico en bombasse de porno et qui en l'espace de quelques années a fait perdre ses chicots à toute une génération de slammeurs, l'aristrocratie de la défonce et du sexe gay extrême. Pour moi, qui encore la veille trimais aux glory holes pour qu'on s'occupe de mon cas au moins dix secondes, c'en était trop, la série noire. La cruauté du moment était terrible, entendre cette voix d'enfant à peine révolu parler de choses si adultes avec une telle fraîcheur. Mon intuition de la Snax se vérifiait donc: j'étais hors-jeu, trop à la ramasse pour comprendre quoi que ce soit à un monde en accélération incontrôlée, terrain de jeu d'une transhumanité cyborg saturée de psychotropes que je ne pourrais jamais aspirer à rejoindre pour jouir avec. Peut-être avais-je fini par épuiser mes réserves de transgression, la ration d'une vie... La ville se défilait et ne m'appartenait plus. C'est vrai qu'après douze ans les choses commencent à devenir compliquées. La coïncidence si parfaite des débuts entre fanstasmagorie urbaine, désir et fictionnalisation par l'image a longtemps servi de cadre narratif stable à ma présence, pour peu à peu se désagréger et ne laisser place à rien, juste une attente infinie d'autre chose.

C'est donc toute l'ironie de ma dernière trouvaille à Pro qm, la librairie la plus classe de Berlin, un opuscule qui à lui seul résume la débacle en cours, sorte de Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations pour une leisure class transnationale hyperconnectée entre hubs urbains majeurs: Superstructural Berlin: a superstructural Tourist Guide to Berlin for the Visitor and the new Resident, publié par Zero Books, une maison spécialisée dans la critique culturelle radicale que j'aime beaucoup, ne serait-ce que pour la qualité de sa présentation graphique. Connaissant bien sa ligne éditoriale - un peu clever Dick sur les bords mais de bonne tenue - et confronté à un titre pareil, je ne pouvais que subodorer une énorme branlerie de hipster en pleine montée, ce qui s'est avéré vrai au-delà de mes espérances. Vaguement enrobé de théorie marxiste pour lui donner un minimum de consistance (la superstructure revisitée par Gramsci comme leitmotiv conceptuel), ce court essai (orthographié ici en français) mobilise tout un arsenal de thématiques exsangues après des années de matraquage médiatique: les drogues, le clubbing, l'art, la nouvelle économie, la gentrification, le tourisme. La prose, nerveuse et hachée, toute en disjonctions expressionnistes, métaphores plus ou moins heureuses et agitprop incantatoire, se veut le reflet de l'histoire chaotique et du tissu physique fracturé de Berlin, une démarche littéraire proche de celle adoptée par Stephen Barber qui il y a vingt ans scannait les surfaces sensibles d'une capitale en pleine métamorphose dans Fragments of the European City. Dans Superstructural Berlin, l'hallu n'est jamais bien loin, certains passages décrochant carrément le pompon par leur comique involontaire - "destructured nylon encrusted passengers with an absorbed and fermenting gaze" (les usagers du U-Bahn à Hermannplatz!), "tourism: that particular and constant flux supplying cognitively impressionable conveyor material to the urban syntax", "this mnemonically promiscuous opportunistic locus" (la Neue Wache!) - avant de climaxer dans une giclée pseudo-messianique où le sociologist ("the conscious cognitive mapper and pattern recognizer") saura brandir l'égide de la critique culturelle face au danger de psychose inhérent à un trop-plein de libéralisme libertaire.

En définitive le seul mérite du livre est sans doute de nous rappeler à quel point les logiques de prédation capitaliste régentent les moindres de nos plaisirs (de la consommation ludique de drogues, dernier maillon d'une chaîne continue d’exploitation, au nouveau précariat créatif de start-ups phagocytées par les grands conglomérats, en passant par un hédonisme sécuritaire requérant soumission totale à ses instances de contrôle), même si l’auteur a la naïveté de croire que le système revêt une forme plus ‘douce’ dans le contexte arty de Mitte ou Kreuzkölln - faux-semblant qui le rend précisément si toxique. L'hypertrophie du self propre à cette économie de production d’individualités fabuleuses sous-tend une régression à l'état de horde infantile quasi hobbesienne, qu’il s’agisse d’Espagnols à barbes venus étreindre les arbres du jardin enchanté d'://about blank ou des princesses victoriennes prenant leurs aises aux chiottes du Pano, black widows toujours prêtes à taper de leurs petits poings en cas de manque. Ce qu’il y a d'effroyablement lassant dans tout ça, c’est bien l'invariabilité d’un discours hégémonique pathologiquement fixé sur une infime minorité, suffisamment blanche et privilégiée pour remplir toutes les exigences de l'Entertainment. C'est à se demander ce qui peut se passer ailleurs, s'il existe même de véritables gens qui réalisent des choses dignes de considération. La vérité c'est que ça n'intéresse personne tant les circuits internationaux d'information préfèrent par facilité se branler sur ce Berlin-là, trop heureux de resservir jusqu'à la nausée ses mythes de déglingue et de merde en tupperware. Qu'en est-il des diasporas africaines de Wedding? Que se passe-t-il à Lichtenberg ou Marzahn qui pour une fois démentirait l'image de nids à fachos qu'on leur attribue volontiers dans les milieux 'raffinés'? Qu'en sera-t-il de cette jeunesse à venir - syrienne, afghane, érythréenne - qui peut-être inventera des façons d'être ensemble inédites, des sons, des sensualités encore inconnus et qui inévitablement redéfinira en profondeur l'identité de cette ville? En serons-nous alors encore à faire dans notre ben devant cette putain de porte comme des captifs volontaires d'une histoire avariée alors que l'essentiel se passera déjà ailleurs?... Je voudrais ne plus avoir à parler de ces choses car malgré ses emphases risibles et prétentions insupportables, tout est enfin dit dans ce livre-tombeau, le noir craquelé de la couverture lui donnant un air de finalité sépulcrale. Je continuerai d'attendre, non dans une inertie désabusée mais dans l'écrit en mouvement, la seule chose à même de me maintenir vivant dans mon désir inextinguible.

Volkshaus, Zürich

 

Nicolas Hausdorf & Alexander Goller (illustr.), Superstructural Berlin: a superstructural Tourist Guide to Berlin for the Visitor and the new Resident (Winchester, Washington: Zero Books, 2015).

12 July 2014

A delicate Sense of Terror

Balfron Tower, Poplar

Roughly speaking, my time in Britain was bookended by two particularly virulent spates of Tory viciousness: the first one just before my arrival as I saw the tail end of the great Thatcherite saga in the sheer devastation wreaked on Trafalgar Square during the Poll Tax riots (which a one-night stand of mine had witnessed from his window and found 'fucking hot'); the second bout of severe collective masochism occurred a few years after my self-exfiltration to Germany as the old Eton boys raided the Cabinet in one fell swoop and guided by their new social conscience proceeded to finish off what 'New Labour' had wilfully pursued: the methodical dismantling of whatever was left of the post-war settlement. So, after the humdrum years of Major's premiership (save for the many sex scandals), I collided head-on with the impending Blairite revolution, a world as classless as it would be aspirational, as Islington was propelled centre of the universe, dictating what was right and desirable in matters of taste and lifestyle. After all, had the victory knees-up not been organised at the Royal Festival Hall, with Tony's creatures sashaying around that 'icon' of British modernism, something absolutely unthinkable in the stuffiness of the old regime [1]? But if we were all initially (at least my friends and I) enthralled by Cool Britannia and readily bought into the fiction, not everyone was invited to the party. Under its cuddly pretences, the new Labour government was every bit as obsessed with the 'feral underclass', as it was later to be labelled, inhabiting the inner-cities as its predecessors had been - the actual problem here being located in 'inner' and 'city'. For how could those people, who in the process got vilified as 'Chavs' [2], afflicted with deplorable social habits, appalling diets and the wrong sorts of bodies, enjoy so much space, good design (sometimes) and the convenience of central urban life? I remember the hysteria surrounding the rising danger of the single mum (in other words, the sexually rampant, council housed and benefit sponging working class slag) who became overnight a national hate-figure and the media's favourite punchbag. More crucially for me, it was also a time of good old neo-liberal laissez-faire with a overheated housing market gone bonkers, as ever larger swathes of London became ripe for extensive gentrification - between squalid, substandard accommodation, failed houseshares with arty lesbians, illegally sublet flats on sink estates and sleazy landlords, I can't remember a time when finding a proper home wasn't an all-consuming, anxiety-ridden affair. Finally, it was at Labour's initiative that entire communities in northern England were decimated in a failed bid to regenerate the housing sector, a scheme with a name - 'Housing Market Renewal Pathfinder' - reeking of obfuscation and which might well have been the final rehearsal of what was to come: the all-out attack on the urban poor [3].

I recently came across an article encapsulating the peculiarities of this latest onslaught: the Balfron Tower, Ernő Goldfinger's soaring, rough-cast behemoth in Poplar, a visually arresting Brutalist [4] highrise emblematic of the long gone heydays of municipal pride, is due to be sold off to a private luxury developer after extensive refurbishment. Like most of the housing stock formerly owned by local councils, the block had been handed over to a housing association - Poplar HARCA - which had pledged to carry out essential repairs and upgrading. But I suppose they got a bit overexcited along the way when they realised what kind of asset they were sitting on: the Balfron is indeed a Grade II-listed building within a stone's throw of Canary Wharf, a yuppie's wet dream come true. The writing was clearly on the wall for tenants who started receiving their 'decanting' orders - to use the sinister bureaucratic term currently in vogue - to alternative locations with next to no chance of ever returning. Decanting is a funny thing since people can get carted off to totally unknown places where they have no family ties whatsoever - preferably as far north as possible. This has been standard procedure for quite some time now, from Woodberry Down in Hackney, transformed beyond recognition, to Stratford's Carpenters Estate, a 1960s confection sticking out like a sore thumb in the rash of new condos and upmarket shopping centres acting as gateways to the Olympics sites, and evacuated once opportunistically declared unsalubrious and unsound by the council. Likewise, its inhabitants were offered housing 'choices' all over the country [5] while TV networks managed to snap up the best top floor flats for their live broadcasts - a deal made in heaven for both parties - and missile launchers were being installed atop blocks of flats across East London as pre-emptive defense measures. This can't have lessened the climate of fear and marginalisation deliberately maintained on those 'territories of exception' [6] with both intensive policing and administrative bludgeoning interlocked in the same mechanics of oppression - the loathed 'bedroom tax' and benefit caps, the ever-expanding range of precarious types of tenure which forever removes any chance of a stable life, and the worst violent outcome of all: decanting. The incapacitating effects of material insecurity and the relentless humiliation meted out by the authorities are calculated ploys to annihilate any form of agency, local councils (and in that respect Tower Hamlets seems to have plumbed new depths of inaptitude and cynicism) turning against the very people they are duty-bound to serve. But 'civic' and 'social' having been slurs for nearly two generations now, it is in the power's interest to stifle any form of collective resistance seeing that no community could ever take root on estates with such a high turnover, the buildings being reduced to mere containers sheltering transient, often very vulnerable populations. As always, pitting deprived groups against one another in a context of acute housing shortage works wonders as renewed racial tensions in East London testify. The all-time classic 'Divide to Rule' has never been wielded to such disastrous effects in the social fabric, a 'dog eat dog' worldview that the Tories loftily essentialize as natural order.

 

  Peregrine House, Finsbury

And instrumental in this massive enterprise of unabashed social cleansing, entangled in intricate networks of power as in a spider's web, those without whom this cosy scenario could never have happened: the artists. As the Balfron got emptied for renovation (which, as Poplar HARCA boasted, would be to the highest specifications to attract the most discerning buyers and remain true to Goldfinger's original design), it seemed like a good idea to create a community of sorts to keep the building alive, a temporary motley crew made up of the usual homeless wretches shunted between B&Bs and estates awaiting demolition, the thoroughly exploited legions of 'guardians' employed to ward off undesirables and, at the top of the pecking order, the pioneers who turned this dishevelled part of the East End into London's latest Artist Quarter. It was certainly a win-win deal for everyone: the new owner could rest assured that his property was kept free of squatters (while gaining substantial cultural added value in the process), the council could bask in the glory of nurturing vibrant, diverse communities and a few lucky artists would be granted unhoped for live/work units in a city where it's nigh on impossible to find affordable studio space - their excitement at colonising a 'Brutalist monument to social idealism' with a bit of a rough edge undampened by the prospect of their eventual eviction. Indeed, it would be hard not to gasp at the commanding views, the generous spaces awash with daylight - nothing to do with the pokey meanness of newly-builts - and enough formica and fab wallpaper to give it that vintage authenticity that they crave [7]. Bow Arts, the community art organisation responsible for allocating workspaces, enthuses about this unholy new alliance between the creative classes and the barons of high-end real estate, harping on about the prime role of artists as harbingers of social regeneration. It actually comes as no surprise that such an 'iconic' creation as Balfron Tower should become the hottest address for sophisticated urbanites who after years of willful neglect now regard it as a modern classic and Goldfinger as a semi-god. After all, they'd already been falling all over each other to secure a pad in the Trellick, its architecturally more accomplished, infamous sibling in North Kensington (and dubbed well into the 1980s the 'Tower of Terror'), while the Elephant & Castle's Alexander Fleming House (another Goldfinger commission from a Welfare State at its peak) was being reinvented as 'Metro Central Heights' - best known these days as 'Metrosexual Heights' due to its alluring new classes of residents -, one of the first major conversions of official buildings for luxury puposes with a ludicrous name attached [8]. But, as the lovelies breezily glide along the access decks from art gallery to 'heritage flat', they might pause to muse over the fate of the neighbouring Robin Hood Gardens, a raw concrete, bunker-like double slab by the Smithsons - Swinging London's other glam couple along with Marianne and Mick -, due to be wiped out and replaced with a bog-standard high-rise development which will certainly optimise this piece of prime land in a much more profitable manner. Literally dangling under the nose of Tower Hamlets Town Hall, the irritant might just have been too great.

The artistic recycling of defunct public housing (either earmarked for demolition or decanted to be privately redeveloped) is nothing new. Back in the late nineties I remember seeing art installations on Deptford's Pepys Estate (whose converted Aragon Tower would later be featured in a BBC documentary dramatising clashes between local communities and newcomers in a lavishly produced piece of social porn) and an activist play on one of the blocks at the Stifford Estate in Stepney, the site of a protracted legal battle between Tower Hamlets and tenants, in a last-ditch attempt at averting eviction [9]. But I was young, thought that bringing art to the people was the noblest mission of all and even momentarily dabbled in community-impulsed projects. I would have applauded an initiative such as Bow Arts, convinced of that kind of artistic practices' sheer emancipatory power. Nor do I doubt some of the Balfron artists' genuine engagement with the social upheavals entailed by the mercenary displacement operation which they are, whether they want it or not, the vectors of - as in photographer Simon Terrill's Balfron Project, interacting in a profoundly poetic way with the concept of community and self-representation. But it's hard not to see in this ephemeral colony a helpless pawn being toyed with by hegemonic power/market forces, or worse still, willing executioners of discriminatory policies that they very consciously intend to benefit from. At the Balfron, the whole logic of betrayal, greed and class hatred coudn't be more blatant and barefaced - an in vitro recreation, as it were, of exclusionary processes that had been unfolding 'in real space' over several decades. One needs only remember the meteoric rise of the YBA scene in Shoreditch in the mid-1990s, storming a decaying working class backwater on the edge of the City and engulfing all previous forms of social life - and with it the most notorious gay sex club in the East End, The London Apprentice, a dispossession I would most intensely resent [10]. The fun was short-lived though, as most artists were within a couple of years squeezed further east by rocketing rents with property sharks moving in for the killing, leaving behind those shrewd (and sometimes good) enough to make it onto the international circuit. The same depressing story seems to have ricocheted all the way to Bow via Bethnal Green - too expensive now as even local galleries get priced out. All this brings to mind the prophecy made by Stuart Home in his novel Slow Death nearly twenty years ago [11]. An expert in art terrorist pranks and occult psychogeography, Home tears into the art microcosm, exposing the vanity of a self-serving, up-its-own-arse little clique of dealers and critics. Johnny Aggro, a proud skinhead living in Balfron's immediate neighbour, Fitzgerald House, gets embroiled through one of his posh shags - the multi-purpose Karen Eliot - in a massive operation of manipulation at the expense of a group of art school wankers, including the would-be art world power couple slumming it next door, hellbent on being signed by a major gallery by any means possible. The bozos are even prepared to endure all sorts of humiliations - including a gangbang - to be part of the latest artificially fabricated art movement, the one to end all avant-gardes: New Neoism. Slyly turning power ambitions and intrigues to his advantage, Johnny exacts his own brand of justice, reasserting the continuity and dignity of working class history on his own patch. When the pseuds get gunned down by the police after a failed desecration of William Blake's grave, the skinhead can settle down, safe in a timeless world where people know where they are coming from and stick to their role. The natural order of things, the old East End turned into fetishised fantasy.

 

fast forwardUPDATEfast forward 10.07.14. It's just been reported that a project of performance at Balfron Tower has been thwarted by local residents. The lovelies, emboldened by their sheer presence in the block and mad with excitement, couldn't believe their luck as their High Priestess, Turner Prize star Catherine Yass, announced she would drop a piano off the roof as a sonic experiment ("to look at how sound travels"). In a way I don't blame them: they're still wetting themselves at the thought of moving into a Brutalist icon without having the shit beaten out of them and treat it accordingly as their giant plaything. Sending large objects crashing down from buildings is after all not uncommon in a place like Poplar (it's just not the same crowd, who would certainly end up in deep shit for it) and some good sub-Fluxus subversion is what the locals, a depressing bunch knocking about in cheap, dowdy clothes, absolutely need to join in the fun. This weird fetish for doomed local authority housing and the irrepressible urge to do funny things with it seems pretty widespread as testified by Artangel's recent plan to turn a block on the Heygate Estate into a pyramid prior to its demolition (an installation by Mike Nelson, another former Turner Prize nominee), which has proved similarly controversial amongst former tenants. I'm loath to say this as I consider myself well versed in the issues taken up by contemporary art but the whole thing is nothing but obscene and tacky, another barefaced attempt at wielding power by showing a few beleaguered proles - the kind of people who'll never understand a bloody thing about art, even in their wildest dreams - who's boss now. But some solace may come from the knowledge that this lot won't be so cocky once the nobs start marching in.

 

'Red London

Aragon Tower, Pepys Estate, Deptford

Berlin Biennale 2006, ehem., Jüdische Mädchenschule, Auguststrasse

 

[1] The Festival Hall, the centrepiece and sole survivor of the 1951 Festival of Britain, is a mild, hybrid, unobtrusive version of the international modernism imported into Britain in the thirties. The contrast couldn't be greater with the uncompromising, awe-inspiring concrete starkness of its Brutalist successor. It's doubtful that New Labour, which was 'cool' and modern only within acceptable limits, would have celebrated its accession to power in something as scary, raw and suffocatingly erotic as, say, the nearby (then still unrenovated) Hayward Gallery. No one was ever ready for such a thing, some of its most striking examples having met a violent demise. On the radical novelty of the Brutalist aesthetics and its uniqueness in British architectural history: Katherine Shonfield, Walls Have Feelings. Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000).

[2] To the rescue comes the first Owen: a young man, young man of great eloquence and tremendous talent, a dyed-in-the-wool Marxist who reduced to a stunned silence many a Tory minister on telly. He's one of the few people to stick up for the universally ridiculed 'Chavs' (apart from Julie Burchill, but we don't give a toss) and denounce the in-built classism of the poltico-media complex, albeit with a marked tendency to romanticise the working class as one monolithic, homogeneous entity subjected to a power uniformly exerted from above - as I said, a staunch Marxist. Owen Jones, Chavs: The Demonization of the Working Class (London, New York: Verso, 2011).

[3] Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2012), 83-103.

[4] And in comes the second Owen: the only true defender of British Brutalism - of which not much remains considering the recent wave of destruction, hence the sadly ironic rehabilitation of Balfron Tower in trendy circles - and of the radical political project underpinning it. He doesn't pull any punches when it comes to savaging the built legacy of Blairism, the overblown and in every way fraudulent vacuousness of the architecture it promoted. Brilliant through and through but a bit of a clever dick at times. Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010); A new Kind of Bleak. Journeys through Urban Britain (2012).

[5] Since then, the plans to pull down the Carpenters to redevelop it as a UCL campus have been scrapped. It's worth noting that a group of students occupied the University's main building in Central London in opposition to a 'regeneration' project that went against their own moral principles.

[6] On the contemporary city as the theatre of permanent, low intensity warfare and the re-importation into the heart of the West of technologies of control and subjugation first developed and tested in the Global South's metropolises: Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010).

[7] This quest for an authenticity supposedly to be found in the working class is deeply embedded in all areas of the national psyche - and not least in modern gay sexual culture (but that's another story). This is how traditionally working class neighbouhoods are viewed as the receptacle of a gritty realness by middle-class newcomers, who, from a safe distance and cushioned by privilege, objectify a way of life (and not lifestyle) deemed honestly simple and unspoilt by the artifices of bourgeois culture - and of course detest nothing so much as other gentrifiers taking that very illusion of authencity away from them: Maren Harnack, 'London's Trellick Tower and the pastoral Eye', in Matthew Gandy (ed.), Urban Constellations (Berlin: Jovis, 2011), 127-31.

[8] I do not wish here to poke fun at the preposterous claims to 'ultimate city living' (I'll save that for later), which Berlin - a city hitherto fairly immune to riverside displays of riches (the Spree is a pretty modest affair without the prestige enjoyed by, say, the Thames, the Danube or the Seine) - is now eagerly embracing. Its emblematic, and so far only example of conspicuous luxury is currently going up as part of the awfully misguided Mediaspree project, the removal of a section of the Wall to make way for the tower causing at the time considerable upset amongst Berliners. Once completed, Living Levels (feel the alliterative genius behind it), wedged between the river and a busy thoroughfare, will forlornly be overlooking what amounts to nothing more than a glorified industrial park. As for the Gehry 'icon' set to regenerate the Alexanderplatz, its future looks uncertain amid fears of collapsing U-Bahn tunnels.

[9] As part of the LCC's public art commissioning policy, a sculpture by Henry Moore, Draped Seated Woman, was purchased to embellish the collective spaces of the Stifford. During the disruption caused by the estate's demolition, and probably as no one was watching, 'Old Flo', as she was known to the locals, was herself decanted to a faraway sculpture park where she was restored (her breasts had savagely been spray painted silver!) and well looked after. After a campaign to have her returned to her former London home was launched in 2010, disputes have raged over whether she should stay in public ownership or sold off to the private sector to help finance essential council services.

[10] Catering for the new in-crowd was certainly less troublesome than a bunch of kinky gay men on the loose, as Hackney Council repeatedly threatened to get the place closed down on the grounds that patrons (i.e. consenting adults) were having sex on the premises - a gross intrusion that beggars belief in a city now positioning itself as a major pleasure destination for a mobile, international gay market. It is clear that this was but another abuse of power aimed at controlling a minority through intimidation and infantilisation (grown men were denied the right to enjoy their sexuality just as any form of institutional violence and deception is deemed legitimate to dispose of unwanted communities).

[11] Stuart Home, Slow Death (London: Serpent's Tail, 1996).

12 April 2014

Helden wie wir

"La subjectivité fictive qui a dû renoncer à sa propre consistance en échange d'une liberté imaginaire a trouvé un environnement où elle peut s'épanouir en toute sécurité sans jamais être effarée par la découverte de sa propre nullité."

(Francesco Masci, L'Ordre règne à Berlin)

 

'Bowie Is' exhibition, V&A, London

Südliche Friedrichstadt

L'événement est déjà attendu avec anticipation et aura sans nul doute un retentissement considérable: la venue en mai au Martin-Gropius-Bau - un palazzo néo-Renaissance étrangement rescapé de l'éradication du complexe de terreur nazie et dernièrement investi par les proliférations monstrueuses du Leviathan d'Anish Kapoor - de l'exposition blockbuster que le V&A de Londres avait l'an dernier consacré à David Bowie. Pour cette édition on nous promet quelques adaptations visant à mettre en relief le tournant décisif qu'ont dans sa carrière musicale représenté les années à Berlin [1]. Curieusement, quand on sait que Low fut essentiellement produit au Château d'Hérouvillle, que Lodger (le troisième volet de l'abusivement nommée Berlin Trilogy) n'y fut quasiment pas enregistré et qu'une grande partie de la période fut absorbée par un World Tour ambitieux (dont est issu le double-live Stage), on se rend compte que Bowie n'aura finalement passé qu'un peu plus d'un an à Hauptstrasse 155, l'adresse mythique de Schöneberg qu'il partageait avec Iggy - rien à l'extérieur de l'austère Mietskaserne peinte en jaune ne trahissant leur présence en ses murs, pas même un graffito adulateur. Si bien que l'on peut dire que seule l'année 1977 fut proprement berlinoise, "Heroes" en représentant dans sa sublime urgence l'expression la plus incandescente, ne serait-ce que pour le titre anthémique qui deviendra indissolublement associé au devenir de la ville - et dernièrement salement massacré par Romy Haag lors des mobilisations contre les lois homophobes votées en Russie. Les récits entourant la réinvention de Bowie en un lieu en tous points étranger, ne serait-ce que par la langue, sont bien connus: l'anonymat retrouvé après une excessive exposition médiatique (tenues 'prolétaires' et no-nonsense stylistique après le romantisme agonisant d'un Thin White Duke gominé et poudré), la lente convalescence mentale et émotionnelle succédant à une cocaïnomanie hors de contrôle (et compensée par des excès éthyliques dans quelque Kneipe lugubre et plastique du Ku'damm), l'hédonisme d'une vie nocturne interlope dont l'immense pouvoir d'attraction continue à ce jour d'opérer, le sens d'une liberté retrouvée dans une ville désertée et consistant largement en une agglomération informe d'espaces vides. Pourtant très peu d'images, hormis les photos avec Eno et Fripp en session à Hansa, la célèbre série de Masayoshi Sukita pour la pochette de "Heroes" et quelques clichés intimistes avec Romy Haag, témoignent de sa présence dans un cadre urbain dont la dramaturgie aurait à merveille épousé son propre goût inné de la mise en scène. Cette absence de représentation étant très délibérément née d'un désir de retour à la normalité (combien de fois au fil de ses diverses incarnations n'a-t-il prétendu être enfin redevenu 'lui-même'?), elle ne fait que rendre obsédante cet instant parfait de révélation intérieure, plus entêtant encore l'intense mystère de l'alchimie fusionnant psychogéographie intime, Zeitgeist et intuition créatrice, un moment purement épiphanique accouchant à lui seul de constellations sonores vitales.

Dans son effacement Bowie était en parfaite adéquation avec ce lieu qu'il avait investi et si puissamment intériorisé, un fragment difforme de ville, isolé et muré de toutes parts, défiguré au-delà de la laideur et parvenu à une sorte d'épuisement esthétique dans un modernisme générique et opaque. Il est difficile pour quiconque n'a pas connu Berlin-Ouest d'imaginer la configuration lacunaire d'une ville encore très largement détruite contrairement aux autres grands centres urbains de RFA, rapidement métamorphosés dans l'extase du miracle économique en cours, les restes de blocs aléatoirement découpés exposant leur murs aveugles et flottant comme un archipel d'îlots sur une immense surface lunaire, telle la Kaisersaal de l'Hotel Esplanade, fragment rescapé par hasard de l'éradication de Potsdamer Platz avant d'être mis sous verre lors des reconstructions héroïques des années 1990. Mais en 1977 on vivait encore pratiquement au milieu des ruines, des moignons décrépits de pompe Gründerzeit cohabitant avec des murailles de logements flambant neufs et éclatants de leurs couleurs pop dans les interstices d'un maillage ravagé - matérialisation des politiques technocratiques de restructuration spatiale à l'origine du mouvement des squats -, et ce n'est qu'à l'occasion de l'IBA dix ans plus tard et la mise en pratique des nouveaux préceptes de 'reconstruction critique' que des secteurs entiers de Kreuzberg retrouveront un semblant d'urbanité et de cohérence formelle. Cette désolation si sensible dans les instrumentaux de Low et "Heroes" a été photographiée par Michael Schmidt dans sa série de 1980 sur la Südliche Friedrichstadt dont le recueil Berlin nach 45 restitue dans une rigueur graphique magistrale la froideur hallucinatoire [2]. Située non loin de Hauptstrasse et Hansa Tonstudio, cette partie de Kreuzberg a été particulièrement malmenée dans les décennies d'après-guerre et fait actuellement l'objet d'un important projet de réhabilitation par la culture. Dans les images de Michael Schmidt, c'est une jungle fantômatique d'immeubles mutilés jonchant les terrains vagues et télescopant des parkings à niveaux multiples, de tours isolées montées sur podium et baignant dans la lumière laiteuse d'un hiver infini qui saisissent par l'intensité d'un gris décliné dans toutes ses variations. La dévastation physique, la déperdition extrême de substance urbaine et l'absence humaine y sont totales, et on ne pourrait imaginer meilleure évocation de Berlin-Ouest comme antichambre du désastre, la destination finale d'une histoire à bout de souffle à laquelle seul le pire des scénarios pourrait désormais mettre fin - une dissolution dans l'aurore nucléaire -, un réservoir purulent de psychoses que Possession, tourné exactement au même moment, incarne à l'excès. C'est cette formation spatio-culturelle propre à Berlin-Ouest qui constitue un maillon essentiel dans la trajectoire de la modernité finissante telle qu'elle est dramatisée par Francesco Masci dans son dernier ouvrage, L'Ordre règne à Berlin [3].

La photo de couverture - un condensé temporel du chantier pharaonique de la Potsdamer Platz par Michael Wesely - résume d'entrée de jeu l'esprit régnant dans la métropole dans la décennie post-Wende, la prolifération stridente de discours et d'images dans une géographie désormais ouverte à sa réorganisation idéologique, die Stadt als Beute. Le triomphalisme frénétique de l'après-réunification - Berlin déclarée métropole mondiale et l'effondrement du rêve frelaté [4], la colonisation et le démembrement de l'Est, son exotisation à travers une esthétique safe et immédiatement commercialisable, son omniprésence visuelle dans la vague d'Ostalgie qui ne pouvait manquer de suivre et a suffi à relancer la mécanique spectaculaire - marque le point définitif d'un processus enclenché au cœur de la modernité et déjà parvenu a son terme durant la Guerre Froide, où Berlin-Ouest se transforma en playground de choix des subjectivités fictives en quête d'expression personnelle. Un des aspects déterminants de la culture underground de cette période, et qui est à l'origine de la venue de Masci dans la seconde moitié des années quatre-vingt, est son irréductible nihilisme, son absence totale de promesse dans un contexte de cataclysme planétaire imminent avec pour seul horizon des amoncellements de débris voués à sombrer dans la boue et les ronces. Pour la première fois, la prétention démesurée des avant-gardes à créer un monde moralement meilleur est enrayée dans la négativité radicale de cette subculture née du Punk - qui avait déjà mis en scène l'inanité des symboles du politique - et façonnée par une configuration urbaine unique dans l'histoire. Objets d'une curiosité réactivée depuis peu [5], les noms et les images de cette époque retrouvent toute leur virulence hautaine: Einstürzende Neubauten, Die Tödliche Doris, les lieux d'expérimentation autant musicale qu'identitaire et sexuelle qu'étaient SO36 et Risiko, l'appel à la révolte cyberpunk de Decoder et ses impeccables credentials underground - William Burroughs, Genesis P-Orridge et Christiane F. y apparaissent -, Nick Cave qui, complètement soufflé par la stage persona de Blixa Bargeld, y amena le cirque de The Birthday Party avant d'y produire coup sur coup ses albums les plus brillants à la tête des Bad Seeds - et qui contrairement à beaucoup n'a jamais cru bon de se gargariser de son passage ici - et évidemment toute la lignée de pop stars et autres nobodies satellitaires venant faire 'leur Berlin' et espérant capter une infime parcelle de l'Angst bowiesque dans la même recherche de déflagration existentielle - avec succès pour Siouxsie and The Banshees, dans une médiocrité sans fond pour Bertie Marshall, un pote de jeunesse de ces derniers qui se faisait surnommer 'Berlin' et qui, n'y retrouvant rien de la décadence toc de Cabaret, piqua une crise du fond de son bedsit crasseux et se vengea de la ville dans un petit livre plein de venin [6], ou dans une avalanche d'emphase vertueuse comme seul U2 en est capable, le groupe s'étant même payé Eno pour à nouveau faire opérer la magie à la chute du Mur. D'ailleurs Bowie, qui venait de faire la connaissance d'Isherwood lors du Station to Station Tour, n'était-il pas lui-même 'nostalgique' d'un monde depuis longtemps anéanti et reconstruit de façon largement fantaisiste par les Seventies, le Weimar d'opérette du film de Bob Fosse dépeint de façon encore plus calamiteuse - si cela est possible - par David Hemmings dans Just a Gigolo (décrit par Bowie, à qui on avait fait miroiter la Dietrich en co-star, comme ses 32 films d'Elvis à lui mais comprimés en un seul)?

'Home is where Berghain is'

Berlin se prête à cette esthétisation à outrance du politique - sa surdramatisation sous le nazisme en représentant un sommet inégalé -, qui dans ses éruptions ultra-violentes qui ont émaillé tout le XXème siècle et dont les échos lointains se firent brièvement sentir lors de l'insurrection punk - presque instantanément neutralisée et dissoute dans l'industrie de l'entertainment [7] - y a vécu ses dernières convulsions pour définitivement laisser place à une prolifération continue d'événements indifférents et interchangeables, absorbant et désamorçant tout acte d'investissement politique se réclamant d'une radicalité systématiquement mythifiée (les squats, les émeutes de May Day, la résistance à la gentrification - un thème ici obsessionnel [8]). Bowie, une subjectivité fictive de dimension cosmique s'il en est, avait donc trouvé son île idéale pour y déployer une stratégie esthétique d'une amplitude et d'une sophistication sans précédent - le frisson de se trouver sur la ligne de confrontation de deux régimes ennemis pouvant à tout moment déclencher un Armageddon, d'approcher, mais en maintenant consciemment la juste distance du dandy, cet Ost si longtemps désiré dans ses mystères et ses dangers [9]. À Berlin, la subjectivité créative de chacun, autant de Geniale Dilletanten soucieux de leur exception supposée, était appelée à s'épanouir en osmose avec la ville la plus viscérale et 'réelle' de toutes - et pour beaucoup de jeunes Allemands de l'Ouest échappant à la conscription, la présence du Mur était la garantie de survie de cette utopie imaginaire contre l'arrogance matérialiste et la Bürgerlichkeit étriquée de la république-mère toute puissante [10]. Mais ce ne fut qu'un blip dans le continuum irréversible d'une culture absolue régentant toute interaction sociale dans les marques laissées par le politique sur le terrain scarifié des anciennes luttes d'émancipation ('Die Ordnung herrscht in Berlin' est le titre du dernier article écrit par Rosa Luxemburg avant son assassinat), et Berlin pouvait enfin opérer sous les yeux de la planète entière sa mue finale au son de la techno la plus intransigeante et l'exaltation de sa permissivité sexuelle dans la Love Parade, son exorcisme du passé par le plaisir, ou plutôt, selon l'expression désopilante de Masci, sa Némesis. Dans le maelstrom d'érudition que représente L'Ordre règne à Berlin, la ville surgit des champs fracassés du récit comme un astre intermittent, et l'auteur n'est jamais en reste de piques, aussi incisives que cryptiques, pour exposer la déréalisation d'une petite métropole engluée dans la génération incontinente de ses représentations et hantée par des obsessions inlassablement régurgitées - la mise à mal du mode de vie vernaculaire du fait de la spéculation immobilière et de la marchandisation généralisée des lifestyles, une culture urbaine intégralement phagocytée par le tourisme de masse, le statut peu enviable de Berlin comme 'ville la plus cool du monde', supplantée depuis peu par Leipzig après que Rolling Stone a abruptement décrété sa fin et - ce qui en dit long sur la faillite intellectuelle de ce type de discours - inextricablement liée au sort du Berghain, lui-même depuis longtemps emporté dans la spectacularisation hypertrophique de son image (et de son corrélat pervers, l'interdiction d'image) et déserté jusqu'au moins le dimanche matin par des Berlinois affligés de se voir dépossédés de leur jouet favori [11].

D'ailleurs plus rien d'autre ne finit par importer tant cette vision hégémonique, monodimensionnelle et hermétique à la multiplicité des réalités sociales semble à elle seule vampiriser le génie de cette ville, quiconque n'appartenant pas à la classe privilégiée et moralement supérieure de l'artiste jouissant de et en lui-même (ou tous les rôles apparentés) étant de facto invisibilisé - pas assez cool, pas assez mobile, pas assez libre de s'explorer. Dans leur expansion infinie que la nuisance d'autrui ne doit en aucun cas venir compromettre, les subjectivités fictives règnent sans partage et il leur est toujours loisible, une fois rentrées chez elles, de rendre compte de l'unicité de leur expérience transformative par la création. Dans la lignée du pauvre Bertie et de sa collision malheureuse avec une ville indifférente à ses illusions de midinette, Berlin produit un genre littéraire en pleine explosion, ces parcours prétendument initiatiques dont toute une jeunesse avide d'auto-réalisation, notamment française, nous abreuve depuis maintenant quelques années. Des titres tels que Fuckin' Berlin et Demain Berlin, hormis le fait d'être tous deux extraordinairement mal écrits, ont ceci en commun qu'ils trahissent une ignorance crasse de la ville s'étendant au-delà de leur scène respective et révèlent, dans leur incapacité stupéfiante à une quelconque réflexivité, la vacuité de non-individus propulsés dans une course aux plaisirs extrêmes supposément impossible en France, pays de merde réactionnaire et accablé de tous les maux - pour le premier un week-end de fun à écumer les bars à cul lors de Folsom à la recherche de l'ultime masculinité dans une germanité fantasmée [12]; pour l'autre une défonce sans fin dans les chiottes du Panorama Bar, parfaitement inconséquente dans son équivalence machinale à toute autre forme d'expérience [13]. Dans les deux cas, rien dans cet hédonisme égotiste "ne fait corps", ni physiquement ni socialement, même les expériences sexuelles les plus censément radicales se jouant dans la déconnexion fondamentale de subjectivités enfermées en elles-mêmes et, dans leur désir obsédant d'être à la pointe d'une avant-garde auto-proclamée, engagées dans une guerre de tous contre tous, réinstaurant en cela l'état pré-politique d'avant le Léviathan théorisé par Hobbes. Dans une de ces digressions brillantes qui constellent tout le livre, Masci met en regard le héro antique, dont la mort revêtait dans son esthétique une valeur éthique exemplaire aux yeux de la communauté, avec les hérauts insubstantiels de la modernité finissante, tous identiques dans le mirage de leur individualité paradant sur un terrain de jeux sans aspérités ni entraves - heroes just for one day [14]. Et c'est bien cette liberté imaginaire illimitée qui assure la perpétuation des structures de domination, l'État n'étant depuis longtemps plus contesté dans son monopole du pouvoir - il se montrerait même plutôt conciliant envers les excès de cette population jouisseuse tout occupée à sa propre esthétisation, tapant du poing de temps à autre pour lui rappeler qui commande mais se sachant fort bien conforté dans son empire tant que le déferlement des plaisirs promis continuera d’attirer une jeunesse déterritorialisée venant y chercher 'en mieux' ce qu'elle connaît de toute façon déjà, tant que Schönefeld, plaque tournante du low cost, croulera sous son afflux journalier de subjectivités fictives en état d'alerte maximale [15].

Finalement c’est comme si Berlin avait fini, à l’issue d’un processus de réductions successives, par coïncider avec sa représentation la plus élémentaire, celle d’un club géant où les passages transitoires de milliers empêchent tout ancrage dans une quelconque historicité - l’étrange réticence de nombre de nouveaux arrivants à parler l'allemand étant l’un des aspects les plus criants de ce détachement du lieu, lui-même devenu tout-à-fait commun dans l'immense circuit de l'entertainment global. C'est peut-être là que se situe le basculement qualitatif qui nous coupe à jamais de l’expérience des premières générations du siècle dernier: en quoi les attentes d'un jeune pédé parisien qui verrait en Berlin une Babylone gay moderne peuvent-elles différer des formations imaginaires d’un Christopher Isherwood, qui avait de son propre aveu fui une Angleterre suffocante guidé par le seul fantasme qu'il se faisait des corps prolétaires de Wedding ou Kreuzberg? Peut-être ce dernier avait-il une appréhension intrinsèquement différente de l’altérité qui l'ouvrait à des déflagrations intérieures, à l'acceptation d’être à jamais changé et à sa propre déperdition dans une ville encore fortement structurée par des relations de pouvoir, un site de résistances multiples que Masci nomme territoire. Et de ses fragments désintégrés Bowie a dû entrevoir les reflets finissants, connaissant lui-même la transfiguration au point précis de tension de deux ontologies essentiellement opposées, un dernier moment de grâce avant que l’histoire ne s’emballe pour de bon, que dans la colonisation progressive de ses espaces défaits par le pouvoir neutralisant de la culture absolue, Berlin finisse par ne plus désigner aucun lieu géographique concret mais une simple condition générique [16]... Dans l'une des séquences de Cracked Actor, le documentaire de la BBC suivant Bowie durant le périple américain du Diamond Dogs Tour de 1975, le Duke squelettique, assis à l'arrière d'une limousine et gérant tant bien que mal l'effet d'un autre petit gramme, contemple en ricanant une mouche en train de se noyer dans sa brique de lait: "It's kind of how I feel", nous informe-t-il, insconscient du fait que pour lui le pire était encore à venir. Et l'on serait presque tentés de lui dire "nous aussi", plus d'un an après son retour mélancolique sur les hauts faits de 1977 dans Where are we now?, dont la sortie avait provoqué dans la presse un déluge d'autoréférentialité dithyrambique, à l'instar du concept graphique de l'album détournant l'iconographie originelle de "Heroes". C’était donc reparti pour un tour: la radicalité libertaire de Berlin, l'ébullition de la scène alternative (curieusement toujours celle de l'Ouest), Dschungel commme le Berghain d'alors, les amants du Mur, les VoPos visant Hansa de leurs fusils - autant d'épopées qui nous seront immanquablement resservies au Gropius-Bau... Nous suffoquons de vivre dans la ville la plus cool du monde après Leipzig, de ces mots pétrifiés tombant de la bouche de pretty things tremblant, dans l'envers masochiste nécessaire à la jouissance qui leur est perpétuellement promise, de se faire tèj par Sven, de devoir continuer à flotter dans une histoire épuisée et condamnée, à défaut d'autre chose, à se répéter indéfiniment dans un champ discursif de plus en plus balisé et étroit. Et cette fois-ci il est à parier que Berlin, à jamais reconnaissante à Dame David de l'avoir honorée de l'un de ses plus grands mythes, saura nous maintenir dans l'attente nerveuse de l'événement-phare de ce printemps: le retour du Messie lui-même.

 

[1] Sur l'odyssée berlinoise de Bowie: Hugo Wilcken, Low (New York, London: Continuum, 2005); Thomas Jerome Seabrook, Bowie in Berlin. A New Career in a New Town (London: Jawbone Press, 2008).

[2] Michael Schmidt, Berlin nach 45 (Göttingen: Steidl, 2005).

[3] Francesco Masci, L'Ordre règne à Berlin (Paris: Éditions Allia, 2013). Interviews: 'Berlin, cette île du bonheur fictif', Ragemag, 03.2014; 'Ganz Berlin basiert auf Kitsch', Frankfurter Allgemeine, 13.07.2013; 'Je suis pour la suppression du Ministère de la Culture', Le Rideau, 06.2013.

[4] Matthias Bernt, Britta Grell & Andrej Holm (eds.), The Berlin Reader. A Compendium on Urban Change and Activism (Bielefeld: transcript Verlag, 2013), 23-65.

[5] Wolfgang Müller, Subkultur Westberlin 1979-1989. Freizeit. Fundus Band 203 (Hamburg: Philo Fine Arts, 2013); Wolfgang Farkas, Stefanie Seidl & Heiko Zwirner (eds.), Nachtleben Berlin: 1974 bis heute (Berlin: Metrolit, 2013).

[6] Bertie Marshall, Berlin Bromley (London: SAF Publishing, 2006).

[7] Francesco Masci, Entertainment ! (Paris: Éditions Allia, 2011).

[8] Masci reprend l'exemple de l'inscription de Neukölln, GAYS NAZIS & HIPSTERS FUCK OFF!!!, qui avait à l'époque causé tant d'émoi, pour exposer l'effondrement du politique (tel qu'il est entendu par Machiavel et Hobbes) dans une guérilla des distinctions individuelles où l'affirmation d'une unicité fantasmée ne peut se faire qu'au prix de la suppression violente d'autres subjectivités tout aussi fictives. Masci 2013, op. cit., 38-39.

[9] 'Ashes and Brocade. Berlinism, Bowie, Postpunk, New Romantics and Pop-Culture in the Second Cold War', in Agata Pyzik, Poor but Sexy. Culture Clashes in Europe East and West (Winchester, Washington: Zero Books, 2014). Le chapitre inclut en outre une réflexion originale, et rare, sur le Possession de Żuławski.

Sur la fascination exercée en Grande Bretagne par une Europe de l'Est monochrome et essentiellement identifiée comme germanique: 'Lipstick & Robots', in Michael Bracewell, England is mine. Pop Life in Albion from Wilde to Goldie (London: Flamingo, 1997), 187-210.

[10] Théo Lessour, Berlin Sampler. From Cabaret to Techno: 1904-2012, a Century of Berlin Music (Berlin: Ollendorff Verlag, 2012), 267.

[11] Quitte à s'aliéner plus d'un hipster, Masci réserve ses meilleurs coups de griffe au saint des saints. Tout en reconnaissant le génie marketing consistant à rendre l'intérieur du palais des plaisirs hermétique à toute prise d'image (entretenant en cela un climat de transgression perpétuelle dont les enjeux sont démesurés - braver l'interdit en créant des images ex nihilo) dans un régime culturel justement fondé sur leur circulation libre et pléthorique, il est moins tendre quand il s'agit d'en évaluer la position symbolique dans le Berlin contemporain. C'est la fixation quasi névrotique sur l'éventualité d'en être rejeté - ce qui déclencherait une crise existentielle ingérable, comme en témoignent parfois d'affreuses scènes d'effondrement nerveux à la porte - qui rend le Berghain 'kitsch' au même titre que le Berliner Schloss - un choix pourtant plus évident -, ces deux marqueurs s'inscrivant dans le même flux imaginaire qui subsume un espace urbain totalement éviscéré - la résurrection du passé impérial et un libertinage sexuel présenté comme sans limites n'étant que deux valeurs vides arbitrairement apposées à la tabula rasa offerte par Berlin comme pourraient l'être une infinité d'autres.

[12] Jeff Keller, Fuckin' Berlin (Paris: Éditions Textes Gais, 2008).

[13] Oscar Coop-Phane, Demain Berlin (Le Bouscat: Éditions Finitude, 2013).

[14] Masci, op. cit., 98-99.

[15] Tobias Rapp, Lost and Sound. Berlin, Techno and the Easyjet Set (Berlin: Innervisions, 2010).

[16] Dans un de ces paradoxes qu’il affectionne, Masci corrèle la perte de substance et d’identité de Berlin avec le remplissage méthodique de ses vides, le projet gargantuesque de Potsdamer Platz comme les centaines d’autres, plus anodins et banals, qui recristallisent le tissu urbain à l’échelle locale, contribuant à sa déréalisation accélérée. Masci, op. cit., 28.

28 August 2013

Brillante et Glacée

"Like oceanic amoeba chocking on granulated shopping bags,
the spectacle can now only go forward by evolving the ability to eat its own shit."

(McKenzie Wark, The Spectacle of Disintegration, 2013)

 

Hauptkolonnade, Marienbad (Mariánské Lázně)

J’ai voulu revoir Marienbad. La première fois c’était à la recherche des restes lointains d’un monde germanique implosé, cette Mitteleuropa mythique dont Berlin, que j’avais tout juste commencé à habiter, était redevenue l’épicentre étincelant. Un imaginaire comme les autres fait d’images disparates, de films, d’intuitions de ce que j’aurais pu être en d’autres temps et en d’autres lieux. De quelle classe sociale aurais-je été issu? Sans aucun doute de l’élite cosmopolite cultivée, une haute bourgeoisie devenue maîtresse du monde avant la démocratisation de ses plaisirs réservés: la sensation de la crème artistique transeuropéenne, un révolutionnaire du désir foulant au pied l’hypocrisie bourgeoise? Un petit allumeur en costume marin façon Mort à Venise ou juste un gentil garçon un peu fade et frivole à la Felix Krull? Tant de façons d’être encore possibles sur le terrain de jeu des avant-gardes… Bien plus: le nom de Marienbad résonnait de façon particulièrement exquise comme le paradis perdu d’une élégance parvenue à son ultime perfection avant quelque chute indéfinie, dont Resnais avait réussi à capter les lumières finissantes avec ces femmes glaciales à choucroute figées au son de l’orgue, une haute société oisive réduite à des jeux purement mathématiques. L’Année dernière à Marienbad fut tourné dans divers palais de Munich (Le Nymphenburg, l’Antiquarium de la Residenz) mais c’est cette ville invisible sans cesse évoquée dans l’incertitude d’un événement passé qui se prêtait aux fantasmes les plus entêtants et représentait dans le mystère même de sa sonorité (reprise à l’envi dans la variété française ‘classe’ des années quatre-vingts) l’ultime destination pour finir seul et cynique en digne héritier de Des Esseintes et du Thin White Duke réunis. Voilà en tout cas le genre de garçon que j'étais, prisonnier de ma chambre dans l'atmosphère pesante de La Lugubre Gondole, me décomposant peu à peu dans l’indifférenciation d’une banlieue pourrie par l'emprise des normes.

Alors que Karlsbad à quelques kilomètres de là resplendit de son opulence de pièce montée grâce à la présence de nouveaux riches russes dont aucun étalage ne semble suffire à satisfaire la vanité, Mariánské Lázně, de taille plus modeste mais au pittoresque paysager plus achevé, semble bel et bien flotter entre deux eaux. Le long de ses avenues impeccablement soignées et bordées d’énormes hôtels habsbourgeois déliquescents, c’est un troublant sentiment d’irréalité qui domine dans le décalage entre la grandeur extravagante du décor et une absence humaine presque totale. Tout comme ses palaces monumentaux émergeant comme des songes des forêts de Bohême, les groupes de visiteurs apparaissent de façon aléatoire tels des bancs de poissons en déplacement d’une source thermale à l’autre. Ce sont en très grande majorité des retraités allemands en cure que leur sens vestimentaire no nonsense rend immédiatement identifiables - des coloris déclinant toutes les tonalités du beige, des textiles criards dont la persistance depuis les seventies demeure une énigme esthétique totale et le classique qui faisait jadis beaucoup rire mes parents sur la plage: les sandales à chaussettes. Une musique triste flotte par intermittences au dessus du parc, des rengaines connues (It's Now or Never d’Elvis, Le beau Danube bleu) jouées sur des sortes d’Ondes Martenot synthétiques. C’est la Fontaine Chantante qui repart pile à chaque heure, composition sculpturale du communisme tardif qui par ses jeux d’eau féériques - en fait un seul jet giclant selon les impulsions de la bande-son - attire les foules fascinées. C'est un spectacle à fendre le cœur qui ne fait que rendre plus poignante la fragilité de ce petit monde de fantaisie, confection acidulée qui a résisté à toutes les tragédies de l’Histoire pour s’échouer hallucinée dans une époque pour laquelle elle n’était plus faite.

C’est en effet un véritable miracle qu’après les cataclysmes de deux conflits mondiaux, la reconfiguration des frontières dans cette poudrière de revendications nationalistes qu’était l’Autriche-Hongrie et les expulsions sanglantes d’Allemands autochtones durant l'effondrement du Reich, le décor tienne encore debout dans une relative cohérence visuelle. Même au plus fort de la domination communiste, dont le credo fonctionnaliste aurait pu avoir raison de cette folie décadente impérialo-bourgeoise, la ville d’eau continuait à vivoter malgré une décrépitude croissante et une vague de destructions qui ne prirent fin qu’à la faveur d’un facelift glam (avec la fameuse fontaine musicale en pièce maîtresse) entamé dans les dernières décennies de ce qui était encore la Tchécoslovaquie. L’ambiance devait alors être formidablement morbide dans la Marienbad d’après-guerre, brouillée de pluie dans un silence couvrant l’horreur encore vive. Les cendres étaient à peine retombées et Vienne, ex-capitale d’empire et repaire d’anciens nazis suintant de haine, était condamnée à sombrer pour longtemps dans une insignifiance provinciale comme elle semble l’être dans cet autre film ‘chic’ mais complètement dévoré par son délire SM en KZ: Portier de Nuit… Ces jours-ci Marienbad n’est plus qu’une fiction creuse et surfaite, une parodie grossière des fastes d’un monde étouffant dans son propre vomi et parsemée de ruines en attente d’une dernière incarnation lucrative pour quelque oligarque en mal de prestige, comme l’ancien King of England, un colosse historiciste explosif mâtiné de Jugendstil, ou l’Hotel Mondorf dans l'axe de la promenade dont l’inhabituelle sobriété classique se désintègre depuis des années sous un voile à la Christo. Saturée de boutiques de souvenirs et de fast foods graisseux qui ne dépareilleraient pas à Blackpool, Marienbad se trouve toute entière prise dans la triangulation infernale de la classe sociale, du goût et du recyclage spectaculaire.

Car si à la faveur d’un coup marketing un investisseur aventureux décidait de radicalement transformer la ville - vider tous ses petits vieux et en faire une station thermale haut de gamme, un peu comme Budapest tente d’attirer dans ses établissements de bains les super players du business mondial? Si des nymphettes en Prada faisaient elles aussi leur Marienbad, titubant sur leurs talons le long des avenues comme autant d’avatars de A. (le petit nom de Delphine Seyrig) et que sous la Grande Colonnade néo-rococo les magasins chinois de knick-knacks en tous genres laissaient place aux enseignes de luxe ou à une pépinière de ‘jeunes créateurs’ comme il est devenu courant pour ‘régénérer’ des quartiers en perdition (le spectacle a une capacité infinie à se retourner sur/contre lui-même comme le montre la métamorphose actuelle des alentours de Zoo Bahnhof visant à sauver Berlin-Ouest… City West, d’une déchéance sans fond sous le poids du tourisme de masse), Marienbad en serait-elle pour autant préservée de la vulgarité de notre siècle où tout est généré et réabsorbé à l’état de commodité, au-delà duquel plus rien ne peut exister? Le lieu, né d’une logique de spéculation et de rentabilité, n’est-il pas depuis ses débuts qu’une spirale de spectacles en miroir, une œuvre d’auto-phagocytage ressassant jusqu’à l’épuisement une grandeur originelle? Et moi, qui n’en suis plus à une contradiction près, comment me positionner entre ma haine envers tout revanchisme de classe, des inclinations proprement bobo et un faible remontant à l'enfance pour les excès esthétiques des régimes passés? Finalement, en tant que ‘fantasmagorie du capital’, à l’instar des arcades ou des grands magasins de la bourgeoisie triomphante, Marienbad s’inscrit dans une longue lignée des lieux de consommation du plaisir dont Las Vegas représenterait l’apothéose. Sous le déluge de stuc flasque, de meringue sucrée et de néons livides, sa condition présente révèle peut-être enfin sa véritable nature marchandisée, sans masque ni illusion de goût, d’une irréductible vulgarité à laquelle il serait vain de vouloir échapper. À moins de s’enfermer à jamais dans la chambre hermétique du film fantasmé par Robbe-Grillet, joyau noir propulsé dans le rien, et d’attendre comme ses protagonistes indolents et immobiles la fin qui ne saurait tarder.

Ancien hôtel 'King of England', Marienbad (Mariánské Lázně)

18 July 2013

Un Vide dans mon Cœur

Chantier du Humboldtforum, Schloßplatz

Je ne sais plus vraiment comment c'est arrivé. J’imagine que le désengagement a été lent, le retrait de l'extérieur progressif dans un désintérêt croissant pour le devenir de cette ville. Le regard insensibilisé ne réussissait plus à tirer quoi que ce soit des espaces, des textures, de tous les détails infimes dont est faite la trame urbaine, tout s'abîmant dans une équivalence diffuse dont je savais que l'avenir, strictement normalisé et planifié selon une trajectoire prédéfinie, ne nous sortirait plus. J'avais longtemps redouté ce sentiment de dégrisement après m'être à l'envi étourdi du mythe de Berlin, de son spectacle constamment remis en scène, son ensorcellement, son érotisme, ses tragédies incroyables et ses destructions titanesques, son esthétique rétro-trash imitée dans toutes ces capitales avides de capter ne serait-ce qu'une étincelle du cool local. Quand je suis venu y vivre certains parlaient déjà, avec l’air las de gens soucieux d’affirmer leur antériorité - et donc l’authenticité de leur expérience - dans une métropole encore vierge de toute mainmise spéculative et du formatage bourgeois d’un Ouest hégémonique, de l’époque depuis longtemps enterrée de l'immense laboratoire de l'après-Wende que par mes choix d’émigration je me maudissais de n'avoir jamais connue. Si seulement mon cœur n'avait pas penché pour Londres, si j'y avais laissé reposer ces vieilles histoires de mecs, si j'avais mieux cerné la portée de ce qui s'y jouait, j'aurais pu moi aussi me prévaloir d'avoir vu et vécu 'ça'. Aujourd'hui la tentation est grande de prendre le même air navré en soupirant devant tout nouvel arrivant, souvent de jeunes Français qui des étoiles plein les yeux ‘se font leur Berlin’, à quel point les choses ont changé, et pire, dans quelle précipitation exponentielle. Je les envie d'en être à ce point amoureux et de s’émerveiller de son étrangeté, de ses noms difficiles à prononcer - de ‘Warschaoueur’ en ‘Kottbousseur’ -, de la liberté vertigineuse du corps lâché dans les rues désertes, des invraisemblables hauteurs de plafond d’appartements palatiaux, de la douceur des soirs d’été dans les parcs peuplés d’amis. Moi non plus je ne m'étais pas remis, lors de ces week-ends en solitaire, de me trouver propulsé dans plusieurs temps à la fois, pris dans une diffraction de mondes contradictoires, grisé par l'anticipation d’initiations neuves et de découvertes sexuelles inenvisageables ailleurs. La ville étant restée dans un état de relative suspension étonnamment longtemps, le processus de reprise en main enclenché ces dernières années au rythme de disparitions emblématiques - du plus localisé avec l'étiolement de la vie nocturne sous le coup d'un embourgeoisement familialiste au plus symbolique dans l'épopée nationale comme la destruction du Palast der Republik - n'en a paru que plus violent dans l’éradication mémorielle de tout ce qui pouvait faire obstacle à la crédibilité d'une capitale rutilante aux prétentions internationales. Car le spectacle a fini tel un cancer par absorber, recracher et nous faire payer au prix fort la création urbaine la plus originale de l’histoire contemporaine.

Il y a dix ans, un opuscule découvert à la faveur d'une petite exposition dans une galerie de Schlesische Strasse avait à lui seul forgé ma vision de cette ville et donné forme à toutes les promesses de renouvellements à venir qu'elle semblait recéler. Spaces of Uncertainty [1] dépouillait Berlin, dont la substance même avait tant de fois été détruite, recréée et recyclée, de toute fixité signifiante dans la glorification de ses espaces sans qualité, ses vides où venaient s'inscrire une infinité de sens et de désirs. Parvenue à ce stade de perturbation visuelle et de désordre, elle ne 'ressemblait plus à rien' et c'est ce manque d'identité univoquement circonscrite qui la rendait multiple - et en cela laissait entrevoir la metropolis du futur - dans son rejet du monumental et du spectaculaire, d'une ligne narrative définitivement cristallisée et d'une quelconque cohérence physique. C'était dans ses lacunes, accidentées et amorphes, que s'écrivaient des histoires flottantes et toujours renouvelées, celles de tous les passés, toutes les origines et sexualités. Champs mouvants d'interactions humaines informelles et de micro-interventions architecturales transitoires, cette constellation de terrains vagues, où la nature reprenait ses droits dans les interstices du bâti, échappaient à l'emprise d'un discours dominant pour devenir le réceptacle vide de tous les possibles, New Babylon makeshift laissant intactes les marques contradictoires et entrechoquées d'une histoire chaotique. Mais l'entreprise de requalification urbaine était entamée depuis longtemps et l'ancien Mitte déjà pétrifié dans une fiction minérale de perfection historique. J'imagine qu'en ces temps exaltés les conceptions les plus radicales se sont opposées sur la forme à donner à la capitale nouvellement réunifiée et qu'une vision frileuse et anachronique (résumée dans l'appellation aussi bureaucratique que funeste de Kritische Rekonstruktion) a fini par s'imposer aux plus hauts sommets des instances décisionnelles [2]. C'est que Berlin devait à nouveau présenter au monde un visage respectable et aisément identifiable, celui-ci devant trouver sa légitimité dans le passé le plus 'irréprochable' incarné dans l'ancien noyau baroque tiré au cordeau et allié à la pureté néo-classique (et forcément sublime) de Schinkel. Il suffit ainsi de se promener dans la Friedrichstadt et voir ce qui se trame autour du Humboldthafen pour mesurer les effets de cette orthodoxie urbanistique dont personne n'a depuis osé dévier: une vision ultra-conservatrice de la ville répétant invariablement un ordre immuable de volumes opaques, un hygiénisme architectural psychorigide au service d'une esthétique générique et sans âme comme en témoignent la série de chancres (des hôtels pour la plupart) agglutinés à la Hauptbahnhof et les deux nouveaux super-ministères venant compléter le secteur gouvernemental, emblématiques à eux seuls (et j'omets le nouveau siège des services secrets à quelques minutes de là, complexe d'un gigantisme sidérant qui ne laisse rien douter de l'ampleur de l'appareil étatique de surveillance) de cette approche totalisante qui n'aurait en rien déplu à Albert Speer.

Terrain vague sur la Spree, Rungestrasse, Mitte

Une nuit d’hiver je marchais vers Neukölln, les feuilles jaunies étaient glissantes dans la rue mal éclairée, comme elles le sont toutes dans cette ville au rayonnement infra-lunaire. J’allais voir ‘Sneaker-NK’, célébrité incontournable d'une certaine obédience de la scène gay fétichiste, une baraque qui dans ses temps morts aimait cabosser des bagnoles désossées à coups de lattes. J’avais un peu peur, je savais que ça allait chauffer pour moi dès mon arrivée et étais réticent à l'idée d'en ressortir comme la première fois le crâne couvert d’ecchymoses. C’est en levant les yeux que je vis que les petites veilleuses rouges qui couronnaient les clochers de cette partie de Kreuzberg - on était là dans les dernières secondes de descente vers les pistes de Tempelhof - étaient toutes éteintes. Chaque nuit elles constellaient le ciel, logées dans les niches de brique comme dans des tabernacles, donnant au quartier une aura légèrement onirique dans cet enchaînement d’églises rougeoyantes. Je compris que c’était fini, qu’une parcelle infime d’enchantement manquerait désormais à la dramaturgie générale avec la mise au rencart de l’aéroport, dont le faisceau de lumière blanche avait lui aussi cessé de balayer l’horizon comme dans un décor de théâtre. Mes nuits à Kreuzberg étaient sur le point de sombrer dans une noirceur bien plus grande encore... Je crois que le démantèlement du Palast der Republik avait commencé à peu près au même moment, point de basculement important dans mon rapport au lieu et abcès ouvert autour duquel une logique d'État réactionnaire et à rebours de toute modernité devait se dérouler implacablement. Quelques années après sa déclaration d'insalubrité due à l'amiante (le whitewashing, comme son corollaire pink, ont ce don inouï de masquer des motifs inavouables sous des fictions confondantes de véracité) jusqu’à sa démolition exorbitante qui devait plomber plus avant les finances déjà catastrophiques du Land (le Palast avait la peau dure et cachait dans ses immenses entrailles d’autres réserves toxiques), l’ancien épicentre de la vie socio-culturelle de Berlin-Est, siège de la Volkskammer et fierté du régime dans sa magnificence plastique, avait connu une excitante, même si très courte, seconde vie [3]. Dépouillé de sa décoration vintage - quelle boutique, boîte ou bar à hipsters n’a pas hérité d’une des centaines de loupiottes de chez Erichs Lampenladen? - l'édifice, évidé de l'intérieur, était réduit à sa plus simple expression structurelle, l'espace gigantesque s'adaptant à volonté à toutes sortes d'installations, performances et mises en scène cutting edge. Inondé pour former un lac intérieur ou transpercé de montagnes artificielles (Louis II de Bavière, proto-Situ échoué dans une époque d'expansion impériale sous l'égide prussienne, aurait certainement admiré ce tour de force), écrin rêvé pour un concert d'Einstürzende Neubauten, le Volkspalast eut un retentissement d'autant plus considérable que ses jours étaient comptés, et fut vite adopté comme un lieu expérimental en osmose intime avec son environnement et perméable à toutes les transformations. Un cœur en reformation permanente, inachevé et d'une nature indéfinie, rien ne pouvait incarner de façon plus brillante une ville par essence 'condamnée au devenir'.

C’est que pendant ce temps œuvrait dans les coulisses du pouvoir un lobby particulièrement puissant, ou tout du moins très bien introduit dans ses hautes sphères, dont l'ambition était de 'redonner sens' au centre historique de Berlin, qui ne pouvait prétendre à son rang de capitale de l'Allemagne réunifiée qu'en réédifiant le palais ancestral de la dynastie des Hohenzollern dynamité par le SED en 1950 et qui, ressuscité sous le nom de 'Humboldtforum' - étrangement bâti 'à l'ancienne' sur seulement trois de ses côtés -, devait abriter les collections muséales jusque là conservées à Dahlem. Sur un plan purement formel l'entreprise était déjà douteuse: de même que l'ignoble confection wilhelminienne du Berliner Dom tassée juste en face, le Stadtschloss, agglomérat de vieilleries hétéroclites et d'un énorme baraquement prussien coiffé d'une coupole, n'était hélas, dans ses prétentions provinciales à la pompe impériale, ni Versailles ni Schönbrunn. Mais c'est évidemment le revanchisme idéologique et le triomphalisme d'une certaine frange de l'Ouest réactionnaire - la fameuse Spießertum qui s'est juré de dénaturer l'esprit de cette ville par tous les moyens - qui sont la raison d'être d'une conception frelatée de l'urbanité qui ne m'inspire rien d'autre qu'une violente exécration. Car la vision que Wilhelm von Boddien, homme bien né à l'origine du projet et visiblement nostalgique d'un ordre politique ayant sombré corps et âme en 1918, et ses amis haut placés nous imposent sans sommation n'est ni plus ni moins que la bunkérisation du centre historique dans un pastiche approximatif suant de fantocherie absolutiste, d'hégémonie militariste et de bellicisme impérialiste [4], sans parler, à l'âge d'une commodification sans limites, de l'atteinte mortelle portée à l'image arm aber sexy - formule retrospectivement malheureuse du maire tournée en ultime argument marketing - de la capitale autoproclamée du cool mondial. Mais plus fondamentalement, un geste aussi manifestement vide, absurde et excluant est, dans son rejet de toute ouverture de sens, l'inverse exact de ce que la modernité berlinoise, faite de réseaux complexes d'histoires et de récits densément texturés, a toujours été. David Harvey a très bien développé ce point: loin d'être une seule question de choix esthétique sans répercussions au-delà de cercles élitistes (et j'ajouterai, loin de n'être qu'une attraction digne de Las Vegas - même avec la caution culturelle - coupée d'un ailleurs alternatif supposé 'réel'), la future présence du Schloss en tant que centre symbolique mobilise tout un imaginaire historique collectif et une politique identitaire qui entrent nécessairement en interaction avec la nervosité actuelle autour de ce qui constitue l'authentique 'berlinité' (et qui est autorisé à s'en réclamer), dans un contexte de tensions résurgentes sur la présence de réfugiés dans certains quartiers (incidemment périphériques [5]) et d'hostilité déclarée aux touristes/hipsters - têtes à claques ou non - dans la poudrière lifestyle qu'est devenu Neukölln. Harvey souligne très justement que la communauté turque, dont la présence déjà ancienne est fondamentalement constitutive de l'identité locale, se trouve totalement ignorée d'une vision dominante dont le récit bétonné de tous côtés et intrinsèquement nationaliste ne lui laisse aucune place [6].

Exposition de soutien aux révoltés de la Place Taksim, Kottbusser Tor, Kreuzberg

Cela fait un certain temps que la mobilisation s'amplifie à Kottbusser Tor, où les habitants des logements sociaux environnants ont cet hiver établi un campement provisoire pour dénoncer les fortes hausses de loyer les affectant et signifiant pour beaucoup un départ forcé, mouvement ponctué de plusieurs manifestations de soutien envers les familles (majoritairement turques) menacées d'expropriation. Les marches les plus récentes appelaient aussi à la solidarité avec les révoltéEs de la Place Taksim en mettant en exergue la coïncidence des combats. Il est intéressant de voir que les insurrections du Parc Gezi ont eu pour point de départ un projet urbanistique autoritairement imposé par le gouvernement AKP, qui consistait en un pastiche revival d'un casernement militaire de l'ère ottomane avec un shopping centre niché à l'intérieur. On ne manquera évidemment pas d'établir un parallèle avec la montagne de chantilly qui nous attend ici, ni de comprendre qu'un ensemble aussi massif aux accès stratégiquement disposés n'est qu'une façon subreptice de contrôler tout espace public ouvert à la contestation - l'abrutissement de la ville marchandisée étouffant toute vélléité révolutionnaire. Il est également clair que le droit à jouir de l'espace collectif est indissociable d'exigences et de besoins politiques fondamentaux, comme les événements ultérieurs et la répression policière qui s'en est suivie l'ont amplement prouvé... À Kreuzberg, Neukölln et au-delà, des communautés discriminées se trouvent en première ligne des évictions dues aux logiques d'un marché immobilier hors de contrôle et aux transformations de la configuration socio-culturelle de Berlin, et c'est leur présence même en son sein qui après plusieurs décennies se trouve remise en cause et occultée dans l'homogénéisation en cours. En circulant sur les coursives du Kreuzberg Zentrum, l'immense muraille dominant la jonction de son modernisme terni, il est frappant de voir à quel point le complexe, dans la multiplicité des commerces et lieux de sociabilité communautaires - turcs, queer -, s'est constitué au fil des années par accrétions successives et a laissé se développer une vie collective foisonnante le long de ses streets in the sky, une allure d'Istanbul transfigurant ce qui n'était au départ qu'un ouvrage de logement de masse technocratique - tout l'inverse de la forteresse impérieuse, lisse et monosémique du Stadtschloss. Les relents impérialistes de cette obturation (et obfuscation) d'une identité multiple allant de pair avec la vampirisation capitaliste de l'espace urbain, c'est en toute logique que le Humboltforum trouve son pendant contemporain dans la gigantesque opération immobilière de Mediaspree, qui depuis la chute du Mur transforme par à-coups aléatoires les abords du fleuve dans l'ancien est industriel. Malgré l'opposition exprimée lors d'un référendum local tenu en 2008 et dont les revendications exigeant la préservation du libre accès aux berges et la restriction des hauteurs de bâtiments n'ont jamais été prises en compte par le Sénat, le projet a récemment connu une accélération certaine avec l'arrivée de global players et le bétonnage systématique de la Mühlenstrasse.

Un simple coup d'œil suffit pour mesurer l'étendue de la désolation promise: entre les mastodontes opaques de l'O2 Arena et de Mercedes-Benz, avec son célèbre logo rotatif surdimensionné nous la rejouant Berlin Icon, se déploie un paysage à serrer la gorge de parkings asphaltés, de parkings à niveaux multiples et d'œuvres d'art de série Z (le syndrome turd on the plaza devrait fonctionner à plein ici pour compenser le manque criant de vision) comme l'infâme nounours multicolore et boursouflé, sorte de Jeff Koons du pauvre, échoué en bord de route. Face à cette dystopie en devenir, on pense nécessairement au prix à payer pour en arriver là: on ne compte plus les hauts lieux de l'avant-garde nocturne dont est faite la légende de cette ville qui ont été éradiqués par l'avancée désordonnée mais implacable de Mediaspree, tout comme ces havres de cultures sexuelles dissidentes (le Schwarzer Kanal, campement de roulottes queer radical éjecté vers Treptow après des années d'errance et Ostgut, ancêtre du Berghain occupant jadis un entrepôt le long des voies ferrées et théâtre de parties orgiaques comme on n'en fait plus - j'aurais au moins connu ça), toutes choses dont on ne s'étonnerait plus à New York mais qui ne semblaient jamais devoir se produire ici: en vertu d'une tradition séditieuse largement vantée, on aurait nécessairement dû y faire les choses autrement, tirer les leçons du passé et inventer un mode de développement inédit. Peine et énergie perdues... Mais l'excitation renaît sporadiquement à la faveur de sursauts d'indignation citoyenne comme celui qui en mars a accompagné la destruction d'un segment de l'East Side Gallery en prélude à la réalisation d'un projet 'de grand standing', une tour savamment tarabiscotée pour faire l'intéressante et fabuleusement nommée 'Living Levels'. Le site internet en exposant les mérites vaut vraiment le détour car ce qui est en jeu ici va bien au-delà d'un logis confortable au bord de l'eau: c'est une transcendance expérientielle, une extase esthétique, un niveau supérieur de conscience seulement accessibles aux quelques privilégiés admis dans ses hauteurs raréfiées - '14 floors surpassing expectations' -, emphase assez exceptionnelle dans la novlangue du luxe immobilier déjà très portée sur le superlatif. L'abus des anglicismes est également une constante, ce qui à arm-aber-sexy Berlin ne fait que renforcer la vacuité délirante de ces promesses d'ultimate lifestyle, et voilà bien longtemps qu'on n'y craint plus le ridicule. Ainsi Upper Eastside sur Unter der Linden, un rien décalé face à la banalité du résultat, et Alexander Parkside, un nouvel ensemble hôtelier haut de gamme qui offre la particularité de n'être environné d'aucun parc... Mais une chose est d'ores et déjà certaine: 'Living Levels', plantée seule dans les matins gris des bords de Spree et sans la vie créative frénétique des plaquettes publicitaires, viendra confimer que dans le domaine du luxe yuppie comme de l'élégance aristocratique, Berlin est et reste fidèle à une exquise vulgarité bien à elle.

Manifestation Anti-Mediaspree, Kreuzberg, June 2010

 

[1] Kenny Cupers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann KG, 2002).

[2] Une excellente analyse des ressorts idéologiques de la Kritische Rekonstruktion, notamment dans le cadre de l'oblitération des vestiges de la RDA et la restauration d'un ordre architectural conservateur reposant sur le mythe d'un âge d'or urbain: Brian Ladd, The Ghosts of Berlin. Confronting German History in the urban Landscape (Chicago, London: The University of Chicago Press, 1997), 47-70.

[3] La littérature consacrée à cette icône du gliz DDR, aux débats agités entourant le traitement politique de son démantèlement et à de possibles alternatives à son remplacement par un palais néo-baroque en plein XXIe siècle est vaste. Citons:
- Anke Kuhrmann, Der Palast der Republik. Geschichte und Bedeutung des Ost-Berliner Parlaments- und Kulturhauses (Petersberg: Michael Imhof Verlag, 2006)
- Amelie Deuflhard, Sophie Krempl-Klieeisen, Philipp Oswalt, Matthias Lilienthal & Harald Müller (eds.), Volkspalast. Zwischen Aktivismus und Kunst (Berlin: Theater der Zeit / Recherchen 30, 2006)
- Philipp Misselwitz, Hans Ulrich Obrist & Philipp Oswalt (eds.), Fun Palace 200X. Der Berliner Schlossplatz. Abriss, Neubau oder grüne Wiese? (Berlin: Martin Schmitz Verlag, 2005). Le parallèle avec le Fun Palace de Cedric Price est central dans ce qu'aurait pu être une vie ultérieure du Palast.
- Anna-Inés Hennet, Die Berliner Schlossplatzdebatte im Spiegel der Presse (Salenstein: Verlaghaus Braun, 2005).

[4] Bien que l'Allemagne n'ait jamais étendu sa domination coloniale aussi largement que les empires français ou britannique, les atrocités commises par l'armée du Kaiser au début du XXe siècle dans le sud-ouest africain n'ont rien à envier à ses rivales. L'association Berlin Postkolonial s'est donnée pour mission la reconnaissance de cet héritage occulté dans les récits dominants de la ville. Elle est à l'initiative d'une campagne, No Humboldt 21!, exigeant l'établissement d'un moratoire sur l'appropriation et la présentation d'œuvres d'art extra-européennes dans les futures galeries ethnologiques du Humboldtforum, concept muséologique qualifié d'eurozentrisch und restaurativ et déployé dans l'épicentre reconstitué de l'ordre impérial et colonial à l'origine de ces spoliations.

[5] Selon un discours extrêmement répandu - et les jeunes Français nouvellement arrivés ici le répercutent très vite - l'énorme bloc géographique situé à l'est du Ring (c'est-à-dire au-delà des nuits fabuleuses de Friedrichshain) s'apparente à un tout indifférencié de Plattenbauten, de tasspés brûlées aux UV et de proles rasés aux tatouages racistes. Sans bien évidemment nier la réalité des violences xénophobes endémiques dans certains quartiers des périphéries de l'est (Lichtenberg et plus particulièrement Hellersdorf, récemment le cadre d'une mobilisation néo-nazie virulente contre un projet d'hébergement d'urgence pour demandeurs d'asile), certaines catégories culturellement privilégiées d'un ouest forcément vertueux - ouvert sur le monde et naturellement tolérant - se sentent exonérées de tout soupçon de discrimination en en rejetant la faute sur un autre 'orientalisé' et déficient. Ce qui rappelle fortement le procès en sexisme et en homophobie constamment intenté par les classes blanches bien pensantes aux populations des banlieues françaises jugées intrinsèquement arriérées et violemment hostiles à toute altérité. Sur l'orientalisation de l'ex-RDA d'après une grille de lecture inspirée d'Edward Said: Paul Cooke, Representing East Germany since Unification. From Colonization to Nostalgia (Oxford, New York: Berg, 2005).

[6] David Harvey, Rebel Cities. From the Right to the City to the urban Revolution (London, New York: Verso, 2012), 106-8.

15 April 2013

Des Enfants tristes et heureux

"The problem is not architecture.
The problem is the reorganization of things which already exist."

(Yona Friedman)

 

Héliogabale - Cité du Mont-Mesly, Créteil

Ce soir-là, la cité semblait inhabituellement déserte le long de la route nationale. Certains blocs étaient déjà condamnés et les alignements évidés autour des esplanades avaient dans la lumière rosée de cet été tardif quelque chose de terriblement poignant. Les couleurs vives de ses origines, les grandes mosaïques animalières, étaient brièvement réapparues intactes, comme des fresques enfouies depuis des siècles et ramenées à la lumière, après le démontage des revêtements successifs et juste avant le premier coup de pelleteuse. C'est ainsi qu'elle avait été imaginée, la Cité des Enfants, en un temps reculé d'innocence et de paternalisme étatique, une utopie onirique devant rompre avec le rationalisme sans âme d'un Modernisme corrompu dans ses principes humanistes. La Grande Borne de Grigny fait depuis quelques années l'objet d'un vaste projet de rénovation qui doit se conclure par le 'désenclavement' de ses secteurs autarciquement tournés vers sa 'Grande Plaine' centrale - une voie de circulation tranchera l'immense pelouse de part en part, nécessitant la destruction de plus de 350 logements - et la 'résidentialisation' de l'ensemble, qui achèvera de fragmenter la composition visionnaire et propice à la dérive (au sens situationniste) en une constellation sub-urbaine de jardinets et de blocs repliés sur eux-mêmes dans le contrôle permanent des allées et venues. Cette visibilité intégrale sera rendue possible par l'installation d'un système de vidéosurveillance, parachevant ce condensé des politiques de réhabilitation urbaine lancées en France ces dernières années. Des incidents ont certes marqué le déroulement des travaux - un chantier fut placé sous contrôle policier après un incendie de matériel -, mais les autorités se disent résolues à mener les transformations à bien malgré les agissements d'une poignée de 'voyous'.

La Villeneuve de Grenoble est également en effervescence à la suite de plans similaires de remodelage de cet ensemble emblématique à plus d'un titre: utopie urbanistique et sociale que l'on venait à ses débuts visiter du monde entier, elle est devenue en quarante ans le symbole de tous les excès sécuritaires de l'État après l'intervention massive de 2010 restée dans toutes les mémoires. La restructuration présente n'étant évidemment pas étrangère à ces événements, on parle là aussi de désenclavement, de segmentation de la masse bâtie et de résidentialisation pour donner 'taille humaine' à cet aggrégat complexe de bâtiments, notamment les montées vertigineuses de la Galerie de l'Arlequin qu'il s'agit de dédensifier par de grandes percées. Mais la mobilisation d'habitants de la cité, contestant une politique municipale plus soucieuse d'effets spectaculaires que de leurs intérêts propres, et d'autant plus coûteuse qu'elle implique la destruction de logements de qualité, fut immédiate. Leur constitution en collectif par des militants de terrain agissant en catalyseurs d'énergies leur a permis d'interpeller les pouvoirs publics et leurs nuées de technocrates et d'être considérés comme des interlocuteurs à part entière, eux les véritables experts du lieu qui, unis, y cultivent un puissant sentiment d'appartenance. À Poissy, c'est la cité de La Coudraie qui devait disparaître dans son intégralité. Perché sur un coteau en périphérie elle était devenue une ville fantôme oubliée de tous et vouée à être rasée pour laisser place à un projet commercial juteux. La municipalité UMP se voyait déjà faire un carton, mais la mobilisation des derniers locataires entrés en résistance eut raison du mépris des politiques en s'alliant à des étudiants en architecture pour proposer un projet alternatif basé sur leurs expériences et aspirations, cheminement tortueux où les rapports de force n'ont cessé de fluctuer mais à l'issue duquel la détermination de quelques unEs a réussi à forcer les institutions au respect [1].

Ce type de mobilisation impliquant les habitants des quartiers populaires dans le processus décisionnel est une chose très nouvelle en France, un pays connu pour l'extrême centralisation de son pouvoir politique et défendant contre vents et marées son idéal d'universalisme républicain omniscient face auquel la notion même de community building, le fait qu'une communauté se donne les moyens d'affirmer sa singularité et d'être entendue, est vu comme une tentative de sécession pure et simple - le 'spectre du communautarisme' provoquant immanquablement des sueurs froides parmi les élites - a fortiori s'il s'agit de populations issues des anciennes colonies, socialement stigmatisées et occupant les territoires d'exception que sont devenues les banlieues, les 'damnés de l'intérieur' comme les nomme Mathieu Rigouste [2]. Dès la fin des années cinquante à New York, Jane Jacobs définit les principes de ce type de bottom-up activism et sauve Greenwich Village, à l'époque un quartier encore socialement très mixte, d'une oblitération certaine [3]. À Londres on a le souvenir des mobilisations grassroots pour arracher Coin Street de l'emprise des promoteurs et enterrer à jamais un projet délirant de Motorway Box qui aurait ravagé une grande partie du centre. À Berlin, cela a pris la forme plus radicale de confrontations entre squatters et police antiémeute (qui se poursuivent depuis avec une intensité variable) et plus récemment de comités de soutien contre les expulsions dans un contexte tendu de gentrification accélérée. Mais à Paris, c'est bien Malraux qui a sauvé le Marais d'une folie corbuséenne imminente et les Halles de Baltard ont malgré quelques actions menées pour leur sauvegarde quand même mordu la poussière.

Si bien qu'on se s'étonnera pas de ce que le pays connaisse un engouement soudain pour le concept anglo-saxon d'empowerment [4], actuellement brandi à tout-va, et notamment par le Ministre délégué à la Ville au moment où le gouvernement socialiste dévoilait son plan d'action pour les banlieues, censé, à la différence des programmes antérieurs, éviter tout 'saupoudrage' en se concentrant sur une intervention forte de l'État dans un nombre de quartiers bien ciblés. Pour l'instant on a surtout retenu les nouvelles Zones de Sécurité Prioritaires tellement vantées par l'Intérieur et dont la nature essentiellement policière est assortie, sans doute pour ne pas effrayer les gens, de toutes sortes de 'volets' travaillant 'en synergie' - socio-éducatif, emploi, justice... Mais ne gâchons pas la fête, l'heure est à la consultation citoyenne et au constat que ces populations, jusqu'alors réduites à l'état de masse indistincte et passive, sont douées d'agency - cette capacité à influer politiquement sur son propre destin comme sur celui de la collectivité, concept également dénué d'équivalent en français, et pour cause. C'est que les politiques de la ville et les nombreux dispositifs mis en place sur le terrain ont toujours émané des sommets de la machine étatique et se sont succédés aussi frénétiquement que les gouvernements, des programmes de développement social des quartiers suivant les premières émeutes en 1981 à la haute voltige intellectuelle du 'Banlieues 89' de Roland Castro, des ZUS, ZRU et autres ZFU à l'opération 'Espoir Banlieues', hochet de Fadela Amara offrant une façade respectable et soft à l'ordre policier sarkozyste. Même Bernard Tapie s'y était collé un temps avant que des affaires plus pressantes ne le rattrapent.

Depuis les émeutes de 2005, il semble pourtant s'opérer en France un renversement sensible où la visibilité accrue de collectifs tels qu'ACLEFEU et le FSQP a permis de porter la parole des quartiers à l'attention des autorités et des médias, et des initiatives resistantes telles que la Coordination Anti-démolition des Quartiers populaires marquent un tournant important dans la conscience d'un pouvoir à saisir face aux organes officiels de rénovation urbaine. C'est qu'en termes de politique de la ville le gouvernement dispose d'outils redoutables pour imposer sa volonté de restructuration sociale par l'urbanisme, et le dernier dispositif en date (l'ANRU créée en 2004 sous Jean-Louis Borloo et dotée d'un budget titanesque) continue de faire la démonstration de sa puissance de feu auprès des communes en quête de financements. Le positionnement idéologique de l'agence publique, en rupture totale avec toute approche sociale de ces territoires (concept honni sous Sarkozy car sans doute pas assez viril), est largement inspiré de tout un arsenal théorique sécuritaire venu des États-Unis et connu en France sous l'euphémisme vaporeux de 'prévention situationnelle' (et tout le lexique abscons qui l'accompagne: 'résidentialisation', 'requalification', etc.), selon lequel les problèmes de criminalité, et donc les stratégies de sécurisation à y opposer, sont uniquement affaire de forme urbaine et d'agencements spatiaux, certains types de lieux (comprendre les cités dans leur proliférations labyrinthiques et le caractère public de leurs espaces) étant intrinsèquement criminogènes. Ce n'est donc pas un hasard si la police est très largement associée au processus de consultation accompagnant chaque projet de réhabilitation, son aval étant devenu incontournable dans toute allocation de crédits [5].

Ce type de déterminisme spatial représente évidemment la limite ultime de l'action de l'État en l'absence de tout projet radical de société et dans la perpétuation des mécanismes de domination et de marginalisation qui lui sont consubstantiels. Ainsi une ville faite d'architectures transparentes et n'offrant aucune résistance au regard inquisiteur, contrôlables et pénétrables à merci par la force policière, est la condition première à la grande entreprise de reprise en main des territoires colonisés de l'intérieur par un pouvoir bourgeois, blanc et patriarcal. Et face aux exigences sécuritaires de l'ANRU, nombre de communes se résignent (ou consentent volontiers, c'est selon) à procéder à des destructions massives de leur parc social sans alternative possible [6], remodelage et requalification allant de pair avec le déplacement et la relégation accrue des populations les moins désirables. Cette logique de reconquête policière et de social engineering perpétue des formes de domination et d'oppression antithétiques à la notion même d'empowerment, qui repose sur la reconnaissance d'une réelle capacité d'action politique et la valorisation de liens sociaux forts sans recourir à l'enfumage idéologique de la mixité sociale [7], qui n'est qu'une façon de fracturer des communautés entières et de les disperser dans un au-delà toujours plus distant, et dont on sait qu'elle se heurte à de très vives résistances de la part des communes les plus aisées, soucieuses de préserver leur entre-soi. Plus fondamentalement, la politique de la ville telle qu'elle est conçue en France depuis le milieu des années 1970 est la traduction dans l'espace urbain de la contre-révolution coloniale et d'un ordre policier intimement liés à la désignation d'un 'ennemi intérieur' racialisé [8] et à l'expansion de la ville néolibérale revanchiste [9].

Nightingale Estate's blowdown, Hackney, 1998

Ça se passait toujours les dimanches après-midi, parfois l'été. La mairie offrait à ses administrés une attraction exceptionnelle, du genre de celles qu'on n'oublie pas, et il y en avait pour tous les goûts: un atelier de maquillage de clowns pour les petits, une buvette bien en vue, des attractions sous le chapiteau avec une actrice de soap en star du jour avant que ne retentisse une sirène digne d'une nuit de Blitz et qu'une grannytriée sur le volet pour venir dire tout le mal qu'elle pensait des monstres qu'on s'apprêtait à abattre, n'appuie enfin sur le détonateur. Une déflagration claquant comme un coup de tonnerre, une déstabilisation presque gracieuse des structures et un énorme cumulus de poussière grise engloutissant les arbres à toute vitesse, l'exécution publique n'avait jamais duré plus de quelques secondes, et l'on restait là, triste et amer devant une obscénité d'une telle fulgurance, humilié de voir le cadre magique de sa propre enfance rabaissé au rang de spectacle au rabais. À Hackney, dans l'East End londonien, ce sont des estates entiers qui dans les années quatre-vingt dix se sont trouvés décimés dans des dynamitages aussi spectaculaires que politiques - la gauche municipale montrait qu'elle reprenait la main, certes avec le couteau sous la gorge puisque d'importantes subventions dépendaient de son inclination à mettre à bas ce qui avait jadis fait sa fierté. À peu près au même moment et non loin de là, à Stepney, Old Flo, la sculpture nomade de Henry Moore, se retrouvait privatisée après la démolition de son cadre architectural d'origine et sa recréation en joli village du Dorset. La destruction de logements sociaux est un acte revanchiste dissimulant des motifs inavouables mais présentés comme une nécessité pour le bien commun. C'est avant tout nier à ces lieux un passé et une densité de vécu, comme s'ils n'avaient jamais été que des abstractions issues de quelque imagination technocratique et dont on peut faire n'importe quoi car peuplés de gens interchangeables aux histoires flottantes, comme ces figurines minuscules à têtes d'épingle égayant les maquettes architecturales.

En Angleterre c'était la deuxième fois depuis la guerre qu'on s'attaquait aussi frontalement aux quartiers ouvriers, tout d'abord lors des slum clearances menées dans l'euphorie d'un Modernisme alors à son apogée, puis dans les vagues récentes de destruction de grands ensembles, ultime expression d'un mépris de classe décomplexé et intensifié durant l'interlude néo-travailliste Blair-Brown, avant les saignées budgétaires actuelles touchant les communautés les plus vulnérables. Avec cette violence propre au néo-libéralisme d'inspiration étasunienne - en France on continue de jouer les saintes-nitouches mais les méthodes sont bien les mêmes - les villes sont restructurées à une vitesse prodigieuse (la transformation pharaonique et l'épuration sociale de Stratford à l'occasion des Jeux Olympiques [10] et la privatisation partielle de centres-villes comme celui de Liverpool) dans une obsession sécuritaire généralisée. C'est en effet la même théorie du Defensible Space qui est à l'origine d'un programme de sécurisation promu par la police, Secured by Design, selon lequel l'éradication de la criminalité (à laquelle l'underclass est évidemment naturellement prédisposée) ne peut passer que par le contrôle spatial - et au Royaume-Uni la tendance semble davantage à la bunkerisation de type carcéral qu'aux perspectives cristallines chères à la sensibilité française. Là aussi, c'est la prévalence de la vidéosurveillance et des technologies d'exclusion qui s'impose de façon quasi systématique, et aucun projet public ou privé ne voit le jour sans être certifié 'Secured by Design' par les autorités [11]. Dans les deux cas le contrôle policier des populations ségréguées est arrivé à son terme dans une restructuration purement utilitaire des cités et la dépossession de tout attachement émotionnel au lieu [12] - the undeserving poor abusant d'un reliquat de Welfare State opposés à ceux qui aspirent à s'extraire de leur condition subalterne pour accéder à l'utopie consumériste. Et pendant ce temps des drones survolent les banlieues de Merseyside après avoir fait leurs preuves en Irak et en Afghanistan [13].

Foucault a théorisé ce phénomène d''effet retour' - boomerang effect - selon lequel les dispositifs de coercition militaire utilisés dans les territoires dominés du Sud global sont redéployés dans les métropoles occidentales dans une logique de conflit de basse intensité permanent où les élites néolibérales au pouvoir assurent leur mainmise sur les populations par la terreur [14]. Dans un climat paranoïaque où tout citoyen est un criminel/contestataire/terroriste en puissance, ce sont les quartiers populaires les plus pauvres et habités en grande majorité par des non-blancs qui sont en première ligne de ce régime d'encerclement et de répression, la destruction méthodique de l'environnement physique ne représentant qu'une facette de ce projet global d'assujetissement [15]. L'annihilation des villes par l'atteinte aux architectures et infrastructures vitales - ou 'urbicide', terme repris notamment par Stephen Graham - est une constante dans les conflits néocoloniaux. Baghdad, totalement restructurée par les forces d'occupation en un système 'cohérent' de secteurs séparés les uns des autres par un dispositif militaire de fortifications et de checkpoints, en est un exemple extrême [16], tout comme les villes palestiniennes où la destruction-reconfiguration de la densité urbaine informe une tactique guerrière d'une efficacité redoutable. Eyal Weizman a montré comment l'armée israélienne a inauguré un mode inédit d'attaque dans les territoires occupés en se frayant un passage à la dynamite à travers les murs et les planchers des habitations, portant la violence meurtrière au plus profond de l'intimité domestique. Les concepts de 'géométrie urbaine inversée' et d''urbanisme par la destruction' servent d'armature théorique à cette stratégie d'invasion et de subjugation [17].

Cette ambition de visibilité intégrale à travers un espace pur dépourvu d'obstacles a mené en 2002, dans le cadre de l'Opération Rempart, à la destruction partielle du camp de Jénine au centre duquel d'immenses espaces furent dégagés et de larges artères creusées pour briser toute volonté de résistance. Cette mise en transparence d'un environnement urbain fait d'accrétions multiples et complexes a pour but de consumer la substance même de la ville arabe, conçue dans l'imaginaire occidental comme un labyrinthe inquiétant, insondable et infesté de dangers, qui doit être contrôlé, rationalisé et embourgeoisé par la force [18] - et à quoi d'autre la politique de la ville à la française aspire-t-elle? Le plus terrifiant est que les autorités militaires israéliennes font dans leurs théorisations largement appel aux idées et pratiques radicales nées de la contestation de la ville capitaliste bourgeoise et des rapports de pouvoir générés par sa forme même: les défenseurs de la Commune de Paris - les insurgés se déplaçaient de la même manière à travers les murailles, initiant une révolution du rapport à l'espace urbain qui inspirera grandement les dérives situationnistes -, Deleuze et Guattari avec leurs concepts d'espaces 'lisses' et 'striés', Gordon Matta-Clark et ses sublimes anarchitectures déstructurées et, dans une ironie accablante, Guy Debord dont les méditations et désorientations psychogéographiques ont posé les bases d'une conception profondément poétique de la ville. Les visions les plus fulgurantes et émancipatrices sont dans cette appropriation sinistre mises au service de la brutalisation, du confinement, de l'élimination de populations désignées comme intrinsèquement inférieures et ennemies. Et la France néocoloniale, sommet de civilisation fort de son passé impérial et de son expertise sécuritaire reconnue dans le monde entier [19], continue de montrer la voie.

 

[1] Michel Kokoreff & Didier Lapeyronnie, Refaire la Cité. L'Avenir des Banlieues (Paris: Éditions du Seuil et la République des Idées, 2013), 97-99.

[2] Mathieu Rigouste, La Domination policière. Une Violence industrielle (Paris: La Fabrique Éditions, 2012). Les mécanismes des politiques de rénovation urbaine y sont examinés dans une perspective globale d'expansion impérialiste de nature néocoloniale. On y voit comment la destruction concertée des quartiers populaires s'inscrit à la jonction de processus historiques majeurs: les stratégies de normalisation sociospatiale menant à la relégation des classes subalternes hors des centres urbains, l'extension de la répression policière à toute forme de contestation menaçant l'ordre dominant (les territoires d'exception des cités servant de laboratoire aux nouvelles techniques de coercition policière) et la carcéralisation généralisée des corps d'exception racialisés (évoquant l'Homo Sacer de Giorgio Agamben).

[3] Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities (New York: Random House, 1961). En une sorte de pendant historique amer, le film de Su Friedrich, Gut Renovation (2012), retrace par le menu la yuppification effrénée du quartier de Williamsburg à Brooklyn et montre une communauté résignée et abasourdie par la force de frappe financière de promoteurs alliés aux pouvoirs politiques locaux, véritable Shock and Awe urbanistique.

[4] Marie-Hélène Bacqué & Carole Biewener, L'Empowerment, une Pratique émancipatrice (Paris: La Découverte, 2013).

[5] Hacène Belmessous, Opération Banlieues. Comment l'État prépare la Guerre urbaine dans les Cités françaises (Paris: La Découverte, 2010), 103-25.

[6] Il a maintes fois été prouvé que l'amélioration du bâti basée sur le recyclage créatif de qualités architecturales existantes était bien moins onéreuse qu'une opération radicale de destruction-reconstruction. Voir le très bel (et sans doute unique) exemple de la Tour Bois-le-Prêtre dans le XVIIe arrondissement de Paris, où la revalorisation du cadre de vie s'est accompagnée d'une consultation de tous les instants de la communauté de locataires, dont la cohésion fut préservée durant les travaux. Cette approche 'douce' insistant sur l'importance du capital humain n'a, on s'en doute, que peu de chance d'impressionner l'ANRU dans son exigence de bruit, de fureur et de gravats. L'exemple parfait de violence étatique par intimidation est fourni par la Cité des Poètes de Pierrefite-sur-Seine, projet visionnaire d'une grande qualité formelle - mais peu apprécié des autorités car trop compliqué à policer - et résumant à lui seul la spirale de déclin et de négligence délibérée qui signera l'arrêt de mort de tant d'autres cités: gâchis écologique, financier et humain, cynisme et impéritie des pouvoirs publics, pouvoirs exorbitants de l'ANRU avec sa prime à la casse, brutalisation des habitants pour accélérer leur départ et mépris complet de toute opposition aux démolitions par l'acharnement procédurier.

[7] "... la politique urbaine contemporaine, fondée sur la localisation et visant la mixité, nous montre comment la -ségrégation (mélange social, dispersion spatiale) est devenue une stratégie spatiale clé de domination politique. Il est impossible de comprendre cette stratégie sans faire référence à ses dimensions coloniales, racialement codées." Stefan Kipfer, 'Ghetto or not ghetto, telle n'est pas la seule question. Quelques remarques sur la 'race', l'espace et l'État à Paris', in Félix Boggio Éwanjé-Épée & Stella Magliani-Belkacem (coord.), Race et Capitalisme (Paris: Éditions Syllepse, 2012), 128. Dans sa lecture croisée de Lefebvre et Fanon, cet essai est particulièrement précieux pour saisir les modes de spatialisation de la racialisation dans le contexte français, et en particulier le caractère essentiellement néocolonial et racialisé des politiques de la ville menées depuis le milieu des années 1970 - l'ANRU et les injonctions perpétuelles à la mixité sociale ne représentant que l'étape ultime de ce processus de normalisation sociospatiale.

[8] Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).

[9] Sur la ville néolibérale revanchiste et le régime de terreur militarisée qu'elle instaure contre ses pauvres: Neil Smith, 'Revanchist City, Revanchist Planet', in BAVO (ed.), Urban Politics Now. Re-imagining Democracy in the Neoliberal City (Rotterdam: NAi Publishers, 2007).

[10] Loin des millions de regards tournés vers les festivités des J.O., Stratford, un quartier ouvrier parmi les plus pauvres de Londres surtout caractérisé par l'extrême chaos visuel de son centre, connaissait à la faveur de l'événement un bouleversement social profond avec des projets de démolition de grande ampleur et le relogement (parfois à des centaines de kilomètres) de la communauté existante - sorte de version architecturale de la Shock Doctrine théorisée par Naomi Klein. C'est ainsi que le Carpenters Estate, cité dressée insolemment en plein milieu du site olympique, vit ses tours vidées sous prétexte d'être inhabitables (avant d'héberger à leurs sommets la BBC pour les retransmissions mondiales) et que d'autres immeubles de cette partie de l'East End eurent des lance-missiles installés sur leurs toits. Ou comment tourner une célébration de la fraternité humaine en sinistre dystopie sécuritaire.

[11] Sur les politiques urbaines, la relégation sociale et l'explosion du tout-sécuritaire en Grande Bretagne: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2012).

[12] Dernier outrage dans le démantèlement méthodique de l'État-providence, le gouvernement Cameron, achevant en beauté l'œuvre de démolition entreprise par Thatcher, vient d'introduire toute une série de coupes claires dans les aides sociales, dont la déjà tristement célèbre bedroom tax qui vise à rentabiliser l'espace habitable au maximum, renforçant ainsi le contrôle et l'humiliation des familles pauvres dans une organisation quasi technocratique de leur vie privée. Ce chantage aux allocs ne fera qu'aggraver la précarité de nombre d'entre elles qui risqueront de perdre leur logement ou les forcer carrément au départ, errance imposée rendant quasi impossibles le développement et la valorisation d'une quelconque idée de communauté - et donc de résistance structurée - dans les cités. Mais comme l'a un jour déclaré celle qu'on s'apprête à enterrer avec tous les honneurs de la nation: "There is no such thing as society."

[13] N'oublions pas qu'en 2007, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l'Intérieur, préconisait sans ciller l'usage des drones pour prévenir tout débordement dans les banlieues - celle-là même qui exaltait le savoir-faire contre-insurrectionnel français lors de la révolution populaire en Tunisie. Sur le début de l'utilisation des drones dans un contexte civil: Rigouste 2012, op. cit., 118-9.

[14] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997). Sur le boomerang effect et la réimportation au coeur de l'Occident de techniques de contrôle développées dans ses territoires colonisés: Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010).

[15] Sur la ville contemporaine reconfigurée par les forces du néolibéralisme sur fond de militarisation et de catastrophe écologique: Lieven De Cauter, The Capsular Civilization. On the City in the Age of Fear (Rotterdam: NAi Publishers, 2004).

[16] Graham, op. cit., 128-31.

[17] "Une brèche ouverte dans le mur qui constitue une frontière physique, visuelle et conceptuelle révèle de nouveaux horizons au pouvoir politique, et fournit du même coup la représentation physique la plus claire qui soit du concept d''état d'exception'." Eyal Weizman, À travers les Murs. L'Architecture de la nouvelle Guerre urbaine (Paris: La Fabrique Éditions, 2008), 69.

[18] Ibid., 60.

[19] Sur la doctrine de la contre-subversion élaborée en France lors des conflits coloniaux et son retentissement mondial, en particulier au sein de l'establishment militaire étasunien: Rigouste 2011, op. cit., 35-7.

29 January 2013

No Art for Chavs!

'Old Flo', Stifford Estate, East London / Käthe-Kollwitz-Denkmal, Prenzlauer Berg, Berlin

Lors d'un brunch de Nouvel An très réussi chez des amis de Prenzlauer Berg - une assemblée de gens à forte valeur culturelle ajoutée comme il est de mise dans ce quartier -, me fut incidemment rappelée au détour d'une conversation l'existence de sculptures de Henry Moore au milieu de cités londoniennes, grands ensembles jadis grandioses mais depuis la révolution thatchérienne démantelés par les gouvernements successifs à grands coups de privatisation, de vente au rabais, voire de dynamitage. Disposées sur leur socle bien en vue des habitants, il s'agissait de deux figures féminines monumentales que le sculpteur avait vendu à la ville pour une somme modique, convaincu qu'il était du pouvoir de l'art sur les consciences et de sa capacité à rendre la vie plus riche. Dans cette atmosphère follement optimiste d'après guerre qui avait donné naissance au projet social radical du Welfare State, rien n'était trop beau pour l'épanouissement de la classe ouvrière, principes qu'on pourrait en cet âge affreusement cynique disqualifier de paternalistes et renvoyant à un temps incompréhensible où l'art était doté de pouvoirs bien plus extraordinaires que celui de simple fétiche circulant dans un flux incessant de commodités. Je me souvenais les avoir photographiées toutes deux, l'une sur le Brandon Estate, un groupe de tours dominant de façon dramatique Kennington Park, l'autre, placidement postée depuis 1962 sur un bout de pelouse pelée du Stifford Estate dans le borough de Tower Hamlets, une autre création du London County Council promise à un sort plus tragique puisque démolie à la fin des années quatre-vingt dix pour laisser place à un village miniature pseudo-vernaculaire. Cette fin violente mettait un terme à la résistance d'un groupe d'habitants déterminés à défendre leurs logements face à des autorités locales très friandes de mises en scène spectaculaires. Et c'est cette composition de Moore, 'Draped Seated Woman' - mieux connue sous le surnom affectueux d''Old Flo' -, qui fut avant cette destruction programmée littéralement prise en otage et transbahutée à l'autre bout du pays dans un sculpture park du Yorkshire où, assurait-on, elle serait plus en sécurité. En sécurité contre qui ou quoi, on n'était pas sûr, mais le danger était suffisamment grand pour la mettre au vert quinze longues années.

Car Old Flo manquait à sa communauté d'origine qui par la voix d'élus locaux en réclamait le rapatriement immédiat. Malheureusement, une oeuvre de cette valeur était impossible à assurer en période de coupes budgétaires drastiques dans ce qui doit être l'une des zones les plus socialement déshéritées du pays, quasiment en bordure de City. Différents scénarios furent donc envisagés, de son installation sur quelque esplanade venteuse dans l'enclave yupppie de Canary Wharf, secteur de Tower Hamlets d'une affluence insolente où les coûts d'assurance ne représenteraient qu'une broutille, à la solution de dernier recours, qui, elle, a suscité une très vive émotion: vendre le grand bronze au plus offrant afin de colmater des comptes déficitaires et continuer à assurer les services publics de base. Selon les détracteurs de cette vente sauvage, c'est l'ensemble de la communauté qui se trouverait, dans cet acte éhonté de marchandisation, dépossédée de ce qui lui appartient en propre, achevant la trahison d'un idéal social cher à Henry Moore et surtout la confirmation de l'idée de plus en plus répandue que finalement les cités et les gens qui les occupent ne méritent pas d'être environnés de choses de qualité car incapables d'en comprendre le sens et surtout, dans leur brutalité et leur manque criant de sophistication, d'en prendre le soin le plus élémentaire. Classisme primaire démenti par la belle présence de ces sculptures dans l'espace public, très dignes dans leur splendeur hiératique et patinées par le temps comme par les générations d'enfants qui les avaient faites leurs, et l'attachement des habitants pour ces figures du quotidien - même si un jour Old Flo s'était retrouvée les seins bombés à la peinture argent! Dans cette guerre des nerfs ce sont donc bien des enjeux de classe et de domination sociale par l'arme de la culture qui sont mis à nu et cristallisés en un simple objet, et un récent coup de théâtre devrait ajouter du piment à l'affaire puisqu'en fait l'œuvre serait, du fait des différentes réformes territoriales survenues depuis les années soixante, la propriété du borough de Bromley, immense concentration pavillonnaire limitrophe du Kent pas vraiment connue pour sa fantaisie, et surtout à des années-lumière du public auquel elle avait été originellement destinée.

Mais le plus spectaculaire était encore à venir, seulement quelques jours après le Nouvel An et à deux minutes de là, à la stupéfaction du tout Prenzlauer Berg où se joue depuis des années une guerre de classes d'un autre type. Par une nuit neigeuse, la statue de Käthe Kollwitz sur la place du même nom était la cible d'un attentat au Spätzle, sorte de pâtes collantes en forme d'amibe et fierté du Baden-Württemberg, région méga friquée d'où sont censées provenir les familles bobos de ce quartier-colonie. La mine déconfite de Käthe couronnée de sa moumoute poisseuse faisait le lendemain la une des tabloids, où l'on rivalisait d'indignation pour dénoncer les agissements d'un mystérieux groupe indépendantiste baptisé 'Free Schwabylon'. Par ce coup d'éclat, l'organisation secrète visait à attirer l'attention sur le sort de la communauté souabe du Kollwitzkiez et des humiliations discriminatoires dont elle s'estimait être victime (graffiti haineux l'enjoignant de foutre le camp, déclarations sidérantes de Wolfgang Thierse, vice-président du Bundestag, déplorant la mainmise souabe sur son quartier et les ravages de la gentrification). Ils exigeaient donc la sécession de Schwabylon du reste de Berlin et la formation d'une entité territoriale autonome. Le choix du mémorial de Käthe Kollwitz comme incarnation de l'oppression prussienne n'était d'ailleurs pas un hasard puisque d'une part la statue marque l'épicentre physique comme symbolique du quartier - elle veille avec une grande sollicitude sur un square très prisé des jeunes mamans, présentes et futures -, et que d'autre part l'artiste jouit dans la conscience berlinoise d'un immense prestige de par son fort engagement à gauche, ce qui la mit constamment en danger sous les Nazis. Elle est notamment l'auteure d'une Pietà d'une grande intensité expressive placée au centre de la Neue Wache, lieu suprême des commémorations nationales sur Unter der Linden. Bombarder un buste de Bismarck aurait-il d'ailleurs eu le même impact? Couvrir Käthe Kollwitz de Spätzle revenait donc d'une certaine manière à s'attaquer à la fois à une figure hautement maternelle et à l'intégrité de la nation allemande, et pour certains, c'était le dérapage de trop.

Pire, le Baden-Württemberg, et plus généralement les Länder du sud de l'Allemagne, sont les principaux contributeurs aux fond de secours visant sinon à assainir les comptes berlinois du moins à stabiliser la capitale dans le marasme financier qui est devenu sa marque de fabrique au même titre que son nouvel aéroport, tombant en ruine avant même d'être mis en service, ou que sa scène techno - et on imagine sans mal le degré de ressentiment qu'un tel rapport de pouvoir peut générer d'un côté comme de l'autre. Autour d'une Käthe Kollwitz ennouillée, c'est ainsi l'Allemagne qui met en scène ses névroses de famille, et ce genre d'exhibition n'est jamais très beau à voir. Berlin est actuellement le théâtre de crispations identitaires liées à des changements socio-économiques rapides et leurs effets sur les communautés existantes, et l'action de 'Free Schwabylon', qui au-delà de son côté potache ne doit pas faire oublier la prégnance des mécanismes d'exclusion sous-jacents, n'est jamais que la version chic de ce qui se déroule à Neukölln où l'on en est venu à la violence physique à l'encontre de touristes en goguette accusés de dénaturer le caractère 'traditionnel' du Kiez et de compromettre la pureté du Heimat. Il y a quelque chose de profondément troublant dans ces poussées de dénonciation et de désignation à la vindicte, comme si dans cette ville sommeillait sous couvert de hipness cosmopolite quelque chose de bien plus funeste qui n'attendrait que la première occasion pour s'échapper et mordre. Mais ça, c'est apparemment l'éternel naturel berlinois qui le veut: sous la façade abrupte, un cœur gros comme ça; derrière le côté grande gueule, une réelle authenticité de caractère, pas comme ces autres Allemands, pleins aux as et étouffés dans leur conformisme bourgeois, tuant la ville à petit feu dans une uniformité toute provinciale. Donc tout ça est de bonne guerre, même si ça rappelle un brin cette poussée de l'extrême droite à Tower Hamlets il y a quelques années, après qu'une campagne pour les élections locales fut menée sur le thème des étrangers (entendre non-blancs) raflant tous les logements sociaux. Une rancœur ancestrale que même l'art le plus inspiré et généreux n'a pu empêcher.

10 December 2012

No-Kölln! for you, Neuköl(l)n for me

'Silver Future', Weserstrasse, Neukölln

On savait bien ces derniers temps que la tension était à son comble entre autochtones de l'intensément gentrifié Reuter Kiez et les floppées de hipsters venus chaque week-end goûter de plus près au mythe de Sexy Berlin. Entre brûlot filmé (le très désagréable et prétendûment ironique 'Freies Neukoelln') et coups de sang bombés sur les murs de la Weserstrasse, la colère sourdait sur fond de hausse incontrôlée des loyers, de marées de dégueuli au petit matin et de déferlement soudain de poussettes deux places pour bébés souabes. Mais le climat a à ce point dégénéré, virant entre ostracisme (le terminalement cynique 'No entrance for Hipsters from the US' affiché à l'entrée d'un bar), aggressions physiques et attaques d'hôtels - une chose qu'on semble affectionner dans ce pays -, avec le Latte mit Sojamilch érigé en symbole du mal absolu, que la riposte devait s'organiser. Non pas une coalition de mamans indignées ou de clubbers espagnols fatigués de se faire agonir d'injures mais un groupe issu de la scène d'ultra-gauche berlinoise, Hipster Antifa Neukölln, pour qui, comble de la subversion, la prolifération de supermarchés bio, de cafés chichi et autres bars au trash étudié n'est en aucun cas l'ennemi à combattre - qui lui est ailleurs. La simple juxtaposition des concepts d'hipsterisme et d'activisme antifasciste a de quoi dérouter, tout comme leur prise de position en défense de populations muées par des motivations a priori bien plus consuméristes et hédonistes que politiques, à l'inverse de l'hostilité attendue de la Szene à l'égard de tout ce qui pourrait représenter une tentative d'emprise capitaliste - certains restos végétariens brièvement ouverts à Kreuzberg dans sa période épique en savent quelque chose, tout comme, plus près de nous, le fantômatique Guggenheim Lab qui s'en est allé faire son cinéma ailleurs après de sérieuses menaces d'assaut organisé.

La création d'Hipster Antifa ce printemps eut un retentissement rapide, non seulement du fait que le groupe prenait le contre-pied des positions traditionnelles du milieu anti-fasciste local et de l'humeur prévalente à Kreuzkölln, où dans un développement inquiétant le Touri-Bashing a fini par infiltrer le mainstream, mais aussi par la qualité de son intervention dans le débat public sur le concept usé jusqu'à la corde de Gentrifizierung. Parce que tabasser deux ou trois maigrelets à grosses lunettes en route pour Berghain ne règle rien, mais qu'organiser des discussions sur la condition nomade postmoderne, la dislocation selon Adorno et les utopies urbaines d'inspiration marxiste, si. Une autre micro-organisation, elle aussi issue des milieux autonomes, AZE (Andere Zustände ermöglichen) s'élève de même contre cette désignation de bouc émissaires aux relents xénophobes d'autant plus surréalistes qu'elle émane d'une scène ultra-politisée par nature opposée à toute forme de discrimination - idée discutable quand on sait que les problématiques les plus pointues en matière de sexualité et de genre n'y font pas forcément recette en dehors des cercles féministes-queer directement concernés. Bref... Tous attirent donc l'attention sur les causes structurelles d'un phénomène urbain pourtant depuis longtemps examiné à la loupe - les logiques commodificatrices intrinsèques au capitalisme marchand, l'obsession du tout marketing allié à des stratégies de social engineering, les manquements des politiques publiques à l'égard des communautés d'origine, égratignant au passage une certaine forme de romantisme mal placé idéalisant un Kiez perçu comme authentique (un peu comme on a pu nous bassiner avec le vieux Paris qu'on assassine), Heimat en péril que des hordes de hipsters (nécessairement non-allemands)/Touris/Souabes pleins aux as viendraient dénaturer par le fric ou le vomi en cascades. Et cette pureté fantasmée ne repose-t-elle pas elle-même sur tout un système de valeurs supposées a-historiques que l'on oppose à un présent trouble où les vieilles identités vacillent - un passé où l'on était entre soi, savait qui était qui et qui n'avait encore rien de si queer? C'est aussi oublier un peu vite l'omniprésence (invisible à beaucoup) de la pauvreté et des discriminations raciales, a fortiori à Neukölln, qui seraient comme auréolées des vertus de l''authenticité'. La misère sociale aurait-elle donc ce je-ne-sais-quoi d'irrésistible qu'il faudrait à tout prix préserver?

Mais AZE met le doigt sur quelque chose de bien plus fondamental encore: la figure du Touri, ou du hipster - dont on peut déjà se demander ce qu'elle contient vraiment [1] -, accablée du fléau de la gentrification et accusée de compromettre par sa présence une intégrité préexistante, est une construction discursive parée de toute la transparence de la réalité objective. Le même processus est évidemment à l'œuvre dans la construction des catégories raciales, sexuelles et de genre, et leur assignation exclusive à certaines caractéristiques essentialisées et (évidemment) dévalorisantes [2]. Cela justifierait donc les nombreuses manifestations d'hostilité voire des atteintes physiques graves à l'encontre de corps considérés comme étrange(r)s et réduits à une essence immuable: simplement Touri et nécessairement rien d'autre. Et l'on peut dire qu'on s'en est donné à cœur joie dans cette ville-monde si fière de sa tradition radicale: du slogan incroyablement crétin des Verts, 'Hilfe, die Touris kommen!' aux gadgets merdiques destinés à bien faire passer le message, t-shirts ou autres stickers proclamant 'Du bist kein Berliner' - l'illégitimation dans toute sa force, définitive et glaçante -, ou le nettement plus affolant 'Touristen Fisten', immanquablement berlinois s'il en est. Ce système de hiérarchisation/assignation à l'infini engendre, comme dans tout système discriminatoire, des absurdités en chaîne, qui seraient tragi-comiques si elles ne relevaient de fondements structurels qu'on aurait tort de croire confinés au passé (ou dans quelque ailleurs exotique). Ainsi, selon AZE, la catégorie 'Dauertourist*in' se distingue du Touri de base en ce que l'intéressé*e vit depuis un certain temps à Berlin, mais... mais quoi au juste? Qui ici s'octroie le privilège de décider ou contester la pleine citoyenneté, de reconnaître l'appartenance à la communauté, le droit au lieu?

Les activistes de Hipster Antifa Neukölln et AZE scrutent ainsi les rues du Kiez, tels des micro-géographes attentifs à toute variation dans la tension saturant l'air, à l'affût de signes infimes marquant les façades comme autant de relégations et de pétrifications dans des identités proscrites. Une inscription relevée un jour révèle toute la gravité du problème dans une compression vertigineuse: 'Gays, Nazis & Hipsters fuck off'. En l'absence d'informations sur la positionnalité de l'auteur*e, on ne peut qu'essayer d'en imaginer les motivations profondes. Mais la collision de réalités aussi différentes (quoique mutuellement non exclusives - hélas) dans l'équivalence d'un même slogan en dit long sur la complexité des enjeux de pouvoir et des amalgames qu'ils induisent. Certes, ça fait bien longtemps que Richard Florida [3] a établi, même si de manière à mon goût un peu simpliste, une relation étroite entre gays et gentrification - au point de donner naissance au concept de 'gaytrification' [4] -, et peut-être est-ce l'idée que les gays sont tous pétés de thunes, rafflent tous les beaux appartements qu'ils décorent avec ce goût exquis qu'on leur connaît, ce qui en retour ferait exploser les prix de l'immobilier, qui a conduit au graffito haineux. Peut-être est-ce même la faute des hipsters qui, avec leur bloudjinnzes moulants et petites bottines, font un peu... faut bien le dire. À moins que dans une ultime confusion 'gay' ne serve (improprement) de terme générique pour qualifier les lieux d'activisme queer dont Neukölln regorge, auquel cas il est évident qu'ont encore cours des méthodes de stigmatisation et de désignation d'un radical other qui n'ont rien à envier à celles qu'elles prétendent combattre, une hiérarchisation/exclusivité des résistances qu'on pensait dépassée, Weltanschauung réactionnaire et ultranormée que quelques voix sécessionnistes sont bien déterminées à renverser.

LUXUS STATT ARMUT - ANTIFA HEISST FORTSCHRITT - SMASH HEIMATSCHUTZ!

 

fast forward Hipster Antifa Neukölln a récemment organisé deux discussions sur ces thématiques. La première, "Unbekannt Verzogen. Über linken 'Touristenhass' und die Unmöglichkeit des Wohnens" par Magnus Klaue, est consultable ici.

 

[1] Une bibliographie considérable est consacrée au hispster, et même à sa mort supposée. Sur ses antécédents historiques et son indissociabilité du capitalisme tardif: Jake Kinzey, The Sacred and the Profane: an Investigation of Hipsters (Winchester, Washington: Zero Books, 2012). Là aussi l'obsession d'une authenticité inaltérée par le mainstream est centrale: "The importance placed on a certain space and time, or what could be called 'the scene', and its connection to 'authenticity', clearly resonates among hipsters. Consumer goods, neighborhoods, styles, etc. are fetishized in the cult of 'authenticity'.", 43.

[2] Pierre Tevanian, La Mécanique raciste (Paris: Éditions Dilecta, 2008).

[3] Richard Florida, The Rise of the creative Class revisited (New York: Basic Books, 2012).

[4] Colin Giraud, Sociologie de la gaytrification. Identités homosexuelles et processus de gentrification à Paris et Montréal. Thèse de doctorat de Sociologie et d’Anthropologie, Université Lumière Lyon 2, 2010.

29 July 2012

Arm aber spießig

Mediaspree, Köpenicker Strasse

Au début des années quatre-vingt Taxi Girl chantait 'P.A.R.I.S', ode amère à une capitale vidée de ses forces vitales et de son humanité, sclérosée dans un déclin et une insignifiance accélérés face aux mégalopoles essentielles du moment - du moins celles qui comptaient aux yeux du beau Daniel - Londres, Tokyo, New York, et même Amsterdam. Dépotoir urbain inhospitalier aux nouvelles générations et jonché de vieilles gloires fanées, Paris avait laissé passer son moment et étouffée dans son ennui ne comptait désormais plus dans l’économie du cool mondial. Son image de ville-musée ne cesserait de lui coller à la peau, et cela d’autant plus tenacement que de nouvelles venues, d’une créativité et d’une énergie insolentes, ne tarderaient pas à l’enterrer vivante, Barcelone pour commencer, puis des années plus tard Berlin. Ah ville de mes rêves! / Que diras-tu demain quand tu resteras seule, pourrie /Des ruines un peu partout?, clamait-il de cette voix traînante et étrangement accentuée de Delphine Seyrig réincarnée en mec.

Les ruines, à Berlin, micro-capitale tardive aux ambitions mondiales, on n’aime justement plus trop ça. Elles en ont trop longtemps constitué le tissu primaire - la plus emblématique et controversée d’entre elles, le Palast der Republik, ayant depuis longtemps mordu la poussière - et ce qui a amusé un temps dans l’infinité de réinventions possibles ne pouvait durer éternellement: d’aire de jeu de la jeunesse hip internationale au siège rutilant du seul véritable pouvoir restant en Europe, il était temps que la capitale se montre à la hauteur de son rôle symbolique, et nulle part n’est-ce si criant que dans son expression architecturale contemporaine. Car ce qui fut très longtemps masqué par des projets emblématiques de grande ampleur - les reconstructions de Potsdamer Platz et du Reichstag, la création d’un nouveau cœur institutionnel, le Jüdisches Museum - et des choses moindres mais franchement belles - la tour GSW de Sauerbruch Hutton - se révèle de la façon la plus crue dans le remplissage systématique et brutalement cynique de ses vides.

Rien de vraiment nouveau ici puisque les débats sur la forme future à donner à Berlin n’ont cessé de faire rage depuis sa restauration au rang de capitale fédérale, et ont fini par se condenser en tout un système de normes et de prescriptions esthétiques désigné par le concept fumeux de Kritische Rekonstruktion, qui doit bientôt connaître son couronnement dans la réédification de la pièce montée baroque des Hohenzollern sur les ruines du Palast en plastique de la DDR. Tout comme Paris est immédiatement identifiable dans l’unité de ses façades hausmanniennes, Berlin se devait ainsi de présenter au monde un style uniforme bien à soi, un marqueur visuel clair et monosémique, même si rien de tel n’avait jamais existé dans la frénésie de son devenir architectural. Hans Stimmann, le pape de la Rekonstruktion et inflexible gardien du dogme, aurait été en son temps bien inspiré de passer cinq minutes devant Die Symphonie der Großstadt pour saisir l’aberration de ses théories urbanistiques, et surtout de leur effet mortifère sur l'avenir de cette ville.

On en voit tous les jours les résultats dans leur déprimante invariabilité. Car selon le principe one size fits all, c’est la presque totalité des nouvelles constructions qui se conforme à une uniformité formelle accablante, des hôtels conçus pour un secteur touristique de masse en pleine explosion aux derniers grands projets gouvernementaux - dont l'énorme QG du Bundesnachrichtendienst représente dans sa prolifération l’apothéose délirante - en passant par la somme de petites nuisances mesquines et de non-événements qui constitue la pseudo opération de régénération nommée Mediaspree. Ce sont les mêmes pâtés parfaitement cubiques qu’on nous chie régulièrement dans les coins, percés de rangées d’ouvertures en meurtrières, avec leurs surfaces imitation pierre de taille sans relief ni expressivité, dans une bienséance de Spießer faux-cul qui ne doit offenser personne mais abrutit l’âme de son omniprésence fade. À la vue de tout nouveau chantier à Berlin, c’est désormais l’estomac qui se noue et non plus le coeur qui s’emballe.

Mais ce que les architectes et leurs commanditaires ont depuis longtemps entamé, c’est la GEMA qui risque bien de le parachever en beauté. Voilà quelques semaines que les médias et les professionnels de la nuit sont en émoi devant ce qui s’annonce ni plus ni moins comme l’arrêt de mort de la scène berlinoise. La GEMA, équivalent allemand de la SACEM, envisage en effet une refonte de son système de collecte des droits d’auteur qui devrait entrer en vigueur dès l’année prochaine, ce qui pour les clubs ligués contre cette mesure signifie une hausse des contributions à la puissance dix, et donc une condamnation certaine. Dans l'indignation générale c’est le Berghain qui est le premier monté au créneau et dans une dramatisation adroite du débat a annoncé en fanfare sa fermeture la nuit de la Saint-Sylvestre. Berlin ne se relèverait évidemment jamais d’une telle perte, et celles et ceux pour qui une telle éventualité est inimaginable feraient bien d’y réfléchir à deux fois en prenant la mesure des mécanismes à l’œuvre dans cette affaire.

Sans doute du fait de son histoire atypique, de son état de sinistrée économique chronique et de sa tradition de radicalisme politique, on pensait Berlin éternellement à l’abri de phénomènes affligeant le reste des métropoles occidentales - gentrification, loyers prohibitifs, expulsions de squats. Mais depuis que le bobo-enfanteur de Prenzlauer Berg et le Kiezkiller de Neukölln (plus symptômes que causes réelles d’un imbriquement complexe de processus socio-économiques) sont devenus les hate figures favorites du folklore local, ces thèmes sont d’une actualité brûlante, et on ne compte plus dans la presse les cas de résistance collective contre les menaces d’expropriation et les contes de grand-mères courage luttant jusqu’au dernier souffle contre les spéculateurs. C’est une évolution d’autant plus brutale qu’exponentiellement rapide, une accélération de signes alarmants allant des fermetures de clubs au contrôle privé d’espaces longtemps restés fluctuants, prémisses probables d'un saccage culturel d’une ampleur inédite.

Dans cette mainmise du complexe politico-financier sur la ville, rappelant les plus vifs combats menés à Kreuzberg il y a des années, persiste le sentiment que Berlin se trouve terminalement livrée à une nomenklatura de technocrates placés aux postes-clés des institutions - au niveau régional comme fédéral -, et bien déterminés à la modeler à leur image, de lobbies revanchistes et nostalgiques de l’ordre impérial dont l’influence exorbitante atteste de leur infiltration des sphères du pouvoir (d’où seraient sinon venus les millions promis à la construction de leur palais clownesque?), auxquels il faut maintenant ajouter les barbons de la GEMA, sûrement plus dans leur élément à Bayreuth qu’à Friedrichshain. Ces groupes ont tous en commun une sensibilité essentiellement anti-urbaine, un dégoût mêlé de terreur pour tout ce qu’une métropole anarchique comme Berlin peut générer d’incontrôlable et de fracturé, éclats forcément sublimes d'énergie primale. Dans leur décencefondamentale, c’est à une ville sans qualité et transparente qu'ils nous condamnent, un champ de ruines bieder où sourd, pour utiliser les termes de Johannes Willms, cette 'maladie allemande'.*

 

*Johannes Willms, Die deutsche Krankheit. Eine kurze Geschichte der Gegenwart (München: Carl Hanser Verlag, 2001). Traduit en français par Bernard Lortholary sous le titre: La Maladie allemande: une brêve Histoire du Présent (Paris: Gallimard, 2005).

 

fast forwardUPDATEfast forward 15.08.12. Rien qu'une fausse alerte, mais une méthode terriblement efficace: Berghain restera ouvert passé le Nouvel An. Selon les dernières déclarations de ses gérants, l'extortion planifiée par la GEMA n'entraînerait en aucun cas sa disparition, si drastique soit la saignée, mais repousse sine die ses projets d'extension avec l'ouverture du Kubus, moitié vacante de l'ancienne centrale, qui devait devenir un espace polyvalent de performances et sans aucun doute ce que Berlin aurait compté de plus hip. Une perte terrible quand on connaît la beauté du lieu et un point en plus pour ceux ont juré d'avoir d'avoir la peau de cette ville.

29 March 2012

Berlin loves you not

Murals @ Cuvrystrasse, Kreuzberg

À Kreuzberg-Friedrichshain, cette entité administrative créée il y a quelques années lors de la refonte des Bezirke de la capitale, l’esprit de résistance qui a longtemps fait la fierté de cette ville a de nouveau marqué un point. Dernière cible en date: le BMW Guggenheim Lab, non pas une collaboration inattendue entre le constructeur de Munich, la prestigieuse institution muséale et un club très prisé d’une certaine frange de la communauté gay berlinoise, mais un projet de consultation expérimental au rayonnement international. Sur une durée de six ans trois structures nommées ‘Labs’ doivent en effet parcourir la terre entière, telles des modules nomades se posant élégamment dans neuf métropoles triées sur le volet et au sein desquelles débats, conférences et toutes sortes d’interventions 'interdisciplinaires' se proposent de formuler de façon transversale des solutions aux problèmes et défis - urbanistiques, technologiques, écologiques - posés à nos grands centres urbains globaux dans un contexte de crise généralisée. En somme un think tank très rock ‘n’ roll, un incubateur d’idées où de nouvelles voies d’investigation sont ouvertes et explorées en étroite synergie avec les communautés locales, comme le montre la dernière étape du périple dans l’East Village new-yorkais - quartier à l’avant-garde de beaucoup de choses et certainement très marqué socialement, nous y reviendrons. L’une de ces structures devait selon les prévisions atterrir parmi nous le 24 mai, plus précisément au milieu du terrain vague de la Cuvrystrasse en plein Kreuzberg, immense Baulücke en bord de Spree à deux pas de l’Oberbaumbrücke et du Watergate, et dont on imagine qu’il représente de par sa situation l’ultime wet dream de tout promoteur immobilier.

J’avoue que j’aime beaucoup cette idée de structures migrantes, démontables et remontables à volonté, qui parcourent la planète comme de beaux insectes futuristes et viennent rendre visite aux terriens ébaudits, leur apprennent des choses incroyables et magiques, pour repartir en silence quelques semaines plus tard. C’est d’une poésie rare, ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’une institution aussi classe que le Guggenheim. Seulement Kreuzberg est sans doute plus dur à dompter que l’East Village et il semble que la mission civilisatrice soit gravement compromise après que des groupes autonomes locaux ont menacé de mettre à mal la structure qui dans sa légèreté aérienne n’aurait pas tenu longtemps après quelques bons coups de massue. Le risque d’attaque est en tout cas pris très au sérieux par les organisateurs (et surtout le sponsor) qui ont préféré renoncer purement et simplement au site. Des emplacements alternatifs ont par la suite été avancés, de Prenzlauer Berg à Lichtenberg, ce dernier n’étant pas vraiment habitué au glamour raréfié de ce type d’événement, ce qui en fait pour cette raison une proposition intéressante. Il est vrai qu’à part la récente vague de feux de poussettes Prenzlauer Berg représente un lieu sûr et relativement à l’abri d’un coup de poing de l’ultra-gauche, qui ne se dérange même plus: on imagine sans mal le Lab perché délicatement sur le Pfefferberg (lieu originellement retenu pour le projet et à présent reconsidéré), entre bureaux de jeunes architectes en vogue et le très distingué Institute for Cultural Inquiry (ICI). Certes, on se retrouverait entre gens de bonne compagnie mais dans l’hermétisation d’un espace qui se voulait ouvert sur le monde l’opération aurait-elle encore une quelconque raison d’être?

Cela fait un certain temps que le torchon brûle des deux côtés de la Spree, dans un climat de plus en plus tendu où le mot ‘gentrification’ - concept longtemps associé à ces métropoles occidentales intimement intégrées aux flux et circuits du capitalisme global, excluant donc dans une large mesure Berlin - est devenu omniprésent, où les évictions de squats historiques donnent lieu à de véritables batailles rangées, où des communautés se trouvent disloquées du fait d’une augmentation sans précédent des loyers, où un ressentiment croissant envers l'afflux de touristes dans Kreuzkölln (surtout de jeunes hipsters friqués) suscite des réactions pas toujours très heureuses (voir l'action 'Hilfe, die Touristen kommen' des Verts lors des dernières élections locales). Les préoccupations sont réelles et urgentes, et là où d’autres villes ont depuis longtemps capitulé, Berlin semble vouloir prouver qu'une mobilisation soutenue comme celle déployée contre Mediaspree peut avoir des résultats retentissants et proposer des alternatives bénéfiques à l'ensemble de la population. En l'absence d'une quelconque intervention publique pour contrer l'envolée des loyers et lorsqu'un laissez-faire d'essence néo-libérale se substitue à toute poltique urbaine, l'action directe et citoyenne semble être la seule voie restante... Mais le Guggenheim Lab? Premièrement, il est évident que l'apposition du nom de BMW à l'événement a été très mal perçue, l'irruption d'un Konzern d'envergure internationale (et polluant) dans ce qui se présente comme un forum inclusif et soucieux de l'avenir de la collectivité décrédibilisant d'emblée de telles prétentions. Car même sous couvert de mécénat engagé et désintéressé ce sont les impératifs du financier qui primeront encore et toujours.

Ensuite, il est ridicule d’affirmer, comme il a été rapporté dans la presse, que le Lab, structure éphémère vouée à se volatiliser comme elle est venue, aurait à lui tout seul contribué à renforcer l'attractivité de Kreuzberg - et donc à la flambée de l'immobilier -, ce qui en soi justifierait une menace d'action violente. Des voix se sont élévées (dont le maire Grün de Kreuzberg-Friedrichshain) pour condamner le chantage exercé par quelques groupuscules radicaux semant leur terreur au mépris de l'esprit de tolérance incarné par Berlin. On peut effectivement imaginer que prendre la construction pour cible avec trois pots de peinture n'aurait pas changé grand-chose à un mouvement de fond aux causes complexes et aggravé par un manque d'intérêt flagrant des pouvoirs publics. Mais face à l'abandon précipité du site de Cuvrystrasse et au déménagement probable vers Prenzlauer Berg, dans un milieu socio-économique bien plus homogène (entendre privilégié) et friand de ce type de manifestations érudites*, on ne peut que regretter une occasion perdue de réappropriation urbaine et de prise de parole. Situé là où il l'était, visible et aisément accessible aux communautés locales, le Lab synthétisait des enjeux de pouvoir considérables en tant que site de friction et de confrontation des vécus. Un détournement activiste grassroots aurait pu tirer profit de l'infrastructure transformée en lieu de transfert et de circulation de savoirs où précisément ces problématiques (gentrification, ségrégation sociale, invisibilisation) auraient pu être articulées, disséminées et donc amplifiées. Le Guggenheim Lab (sans BMW, ça va sans dire), loin d'être le conservatoire d'un discours scripté à l'avance, se prêtait à des détournements inédits, lieu de diffraction d'une multiplicité d'optiques et de subjectivités, de contestation d'un type de pensée hégémonique (académique, middle-class) dont les mécanismes d'exclusion propres à une société élitiste auraient pu être clairement exposés. Une stratégie de reprise de contrôle salutaire à l'opposé de gesticulations ennuyeuses et d'identités figées.

 

*Dans un développement assez stupéfiant, une opposition à la venue de la structure mobile s'organiserait même à Prenzlauer Berg. Craint-on des allées et venues continuelles autour du Lab et les troubles du sommeil qu'elles ne manqueraient de causer?