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21 August 2007

Le Voyage d'Analita

English version

'Schwarze Schafe', souterrain U-Alexanderplatz

Il y a quelques années j'avais par hasard trouvé chez un disquaire de Schöneberg Three Hairs and you're mine de King Khan & The Shrines (celui-ci n'étant pas à confondre avec Khan, alias Can Oral). La musique passait dans la boutique et dans son exubérance semblait se prêter å merveille à la légèreté des quelques jours que je passais ici - 'légèreté' n'étant pourtant pas un terme que j'aurais alors associé à mes étés, mais celui-ci, dans son érotisme ambiant et l'omniprésence de Berlin, marquait sûrement une solution de continuité avec tous les précédents. Depuis l'été 2003 est devenu l'un de mes mythes les plus tenaces et King Khan y restait attaché de façon flottante. Le week-end dernier celui-ci a ressurgi à la faveur d'un film que je n'attendais pas. En fait, dans la morosité générale et une accumulation d'incertitudes de toutes sortes, Schwarze Schafe eut l'effet d'une bombe et a certainement réussi à remettre les choses à leur place. J'avais connu quelque chose de semblable avec Stadt als Beute, qui était arrivé dans un climat psychologique comparable et dressait de Berlin un portrait aussi vif et excitant, les deux films présentant des similitudes certaines avec leurs cohortes d'illuminés et le côté improvisé d'existences dans une ville économiquement exsangue. Mais là où Stadt als Beute a sous son vernis de glamour urbain un contenu assez intellectuel gravitant autour de la virtualité d'une représentation théâtrale que l'on ne voit finalement pas, Schwarze Schafe ne fait pas dans la dentelle et se vautre de tout son long et avec une jouissance non-feinte dans le trash le plus sauvage. Avec King Khan en fond sonore et l'immédiateté d'un noir et blanc rugueux, ce sont défécations glorieuses et enculages sataniques de grand-mères qui se succèdent et propulsent magistralement le film au-delà de toute notion commune de goût. Mais c'est aussi la ville dans toute sa familiarité qui est montrée, dans une célébration attendrie des ses gens et lieux emblématiques (Alexanderplatz comme icône ultime d'une esthétique contemporaine prenant l'ex-RDA comme source intarissable d'éléments à recycler), et d'une certaine manière ce film ne pouvait être fait qu'à l'est - du moins sa partie la plus artistiquement active centrée sur le Triangle des Bermudes du cool que constituent Mitte, Prenzlauer Berg et Friedrichshain.

Les personnages, dont nous suivons les pérégrinations urbaines entrecroisées, sont cependant assez inégaux dans leur intérêt. Le trio de Turcs portés sur la chose est assez bien senti, surtout lorsqu'ils finissent, et l'on s'en réjouit, à poil et en érection à la dérive au milieu de quelque lac brumeux, alors que 'Caramel', folle finie qui aime faire sur elle puis se laisser doucher par un homme un vrai, a dans son maniérisme quelque chose de tout aussi toc. Mais la meilleure dans la justesse de sa présence est Charlotte (Jule Böwe), la guide touristique aux fins de mois difficiles dont le circuit sur la Spree finit en carnage. C'est sans doute à ce moment-là que se soulève l'héroïsme berlinois face à un monde d'incompréhension et de sarcasmes, alors qu'éclate par types régionaux interposés (le couple huppé munichois face aux amants bohèmes et alcolos de Prenzlauer Berg) une confrontation culturelle encore très d'actualité plus de quinze ans après la Réunification. Une amie de fac de Charlotte (surnommée 'Analita' car elle aimait se faire prendre par derrière) et son ignoble mari, pieds nus dans ses mocassins italiens, sont les véhicule du malentendu qui perdure entre Berlin et une partie du pays infiniment plus prospère et conservatrice - à l'ouest donc. Alors que sous les yeux d''Analita' défile le Palais de la République dans sa splendeur d'icône condamnée, on se demande vraiment quel effet cette ville, où l'étalage du statut financier et de la réussite sociale confinerait presque, dans une inversion étrange de tout ce qui a cours ailleurs, à la faute de goût, qui a généré une forme d'esthétique trash et sexy bien particulière aux antipodes de l'opulence propre sur elle de bien des villes allemandes, peut bien avoir dans son rôle de capitale fauchée d'une des plus grandes puissances mondiales auprès des couches aisées de Munich ou Francfort. Condescendence, mépris ou fascination pour sa liberté et son énergie brut de décoffrage? 'Pauvre mais sexy', comme l'ont qualifiée un jour les sages de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe, Berlin a trouvé là un film possible à sa mesure, fait de presque rien, où la lumière chavire et menace de sombrer à tout moment, mais armé, comme la ville à laquelle il proclame son amour, d'un culot monstre.

 

Analita's Voyage

'Schwarze Schafe', Palast der Republik

A few years ago I was having a browse around a record shop at Nollendorfplatz as King Khan and the Shrines (not to be confused with Khan, aka Can Oral) came on. The music had an exuberance and energy that perfectly fitted the hedonism and carefree excitement of the summer I was spending there. I wouldn't normally have associated my summers with feelings of elation and emotional lightness as they invariably tended to fizzle out in a mixture of disappointment and failed physical emancipation despite all the hopes of self-improvement I had invested them with. Full of the radiant promise of a possible future in Berlin, my first forays into Central Europe and the crowning episode of a romantic encounter in a far less romantic sex club, 2003 was a watershed, a heady mixture of freedom, mild recklessness and hope allied to the most terrific soundtrack (Radiohead's Hail to the Thief had just come out), the first true summer I thought I deserved as a grown-up man who'd just started to get things right. That it wouldn't survive the harshness of autumn Realpolitik I couldn't possibly know, and after all this King Khan fleetingly remained associated with this very personal myth, a time in my life I always look back on with particular fondness. The band re-entered my consciousness a few days ago in a film whose unrelenting madness I wasn't quite anticipating. Landing in the middle of a morass of uncertainties and doubts Schwarze Schafe instantly detonated and smashed any lingering moroseness to smithereens. I had experienced something similar with Stadt als Beute, another Berlin production I'd first seen as the same feeling of doom was descending on me, the two films teeming with outlandish characters trying to eke out a living in a city teetering on the brink of economic collapse. But the similarities end there as Stadt als Beute, revolving around the rehearsals of a play we eventually never get to see, has an almost meditative quality to it with its reflection on contemporary Berlin and its debasement by capitalist exploitation and uniformity, whereas Schwarze Schafe, in its brashness and unabashed celebration of schlock, propels itself far beyond common notions of taste and arthouse cinema viewing to become an unidentified object of the most exhilarating kind. Energized by a vigorous King Khan soundtrack and filmed in grainy black and white with some digital flourishes interspersed, it is a law unto itself and, from diarrhoeas on a heroic scale to satanic granny fucks, wrecks everything in its wake and hurls viewers into a sea of bodily fluids and a relentless lunacy they never suspected would be quite so enjoyable.

But while existing in a dimension of its own, it also shows a very familiar face of Berlin with its people and iconic architectural landmarks we can so easily identify with (mainly the Alexanderplatz whose largely unadulterated DDR aesthetics has become a classic to be recycled in the formulation of a modern Berlin 'feel'). For the film has Ost Berlin written all over it, the scruffy offspring of the sort of cool that has become the hallmark of the cutting-edge Mitte-Prenzlauer Berg-Friedrichshain triangle. However not all protagonists, seen in their simultaneous perambulations around the city, work equally well. The three sex-crazed Turks are pretty entertaining, especially in their attempts at crashing the KitKat Club or when after a rave party they end up starkers in the middle of nowhere with the camera nicely lingering on their morning glories. Equally over the top is Caramel, a camp queen who shits himself as a prelude to filthy sex in a bathtub. Out of them all Charlotte (Jule Böwe), the tour guide on the Spree, is certainly the most affecting and consistent character whose passionate explosion of 'Berlinness' closes a calamitous cruise ending in total carnage and anarchy. For it is only then that Berlin, the dishevelled, do-it-yourself capital of the mighty Federal Republic, rises up against prejudice and ridicule as a delirious cultural confrontation unfolds (Prenzlauer Berg bohemian alkis versus respectable Munich Bürger) which more than fifteen years after the German reunification feels as relevant as ever. An old college friend of Charlotte's (nicknamed 'Analita' because she loved it from behind) and her smug husband, barefoot in his Italian loafers, act as the caricatural vectors of a persistent misunderstanding between Berlin and its infinitely better-off rivals in the West. As the Palast der Republik enters Analita's visual field in all its alienness and glory of fallen icon, we can't help wondering what kind of effect such a city, where ostentation and display of wealth would almost border on the error of taste, which has developed an idiosyncratic, trash aesthetics at odds with other major German cities' polite opulence, can have on the financial elites of Munich or Frankfurt as the terminally broke capital of what is after all a major world power. Condescendence, contempt or just plain fascination for its raw energy, brashness and freedom? 'Poor but sexy', as the judges of the Constitutional Court in Karlsruhe once dubbed it, Berlin may have found its emblematic film, made of bits and bobs, where the light constantly flickers but never goes out and, like the city it declares its love to, full of the most formidable, life-affirming cheek.

 

fast forwardUPDATEfast forward 'Arm aber Sexy' has just found its clearest illustration in two newspaper reports. Die Welt reported the findings of a study carried out by the Bertelsmann Stiftung about the different Länder's performances with regard to levels of employment, economic growth and crime. As it transpires in the graphs the East-West divide is still alarmingly wide but of all new Länder Berlin is the only one that manages the feat of having all three indicators in the red, a pretty depressing sight whilst the usual suspects (Bavaria, Baden-Württemberg and Hamburg) merrily shoot through the statistical roof ('Seriensieger Hamburg', Die Welt, 20.08.2007). Incidentally Der Tagesspiegel was today running a piece on the wasteland lying at the back of the Hamburger Bahnhof, which is poised to become a new magnet to the international art microcosm. As we find out that Olafur Eliasson and Thomas Demand work in the area, major galleries (including some prestigious London names) and architects' practices have started to move into the shambles of disused warehouses and factories lining the Spandauer Schifffahrtskanal, and to create maximum excitement the name of Heidestraße has even been mooted as a possible site for an equally hypothetical future Kunsthalle ('Die Steppentänzer', Der Tagesspiegel, 21.08.2007). Whoever needs vulgar graphic indicators and drab statistics when so much cool is bestowed upon us?

16 August 2007

Ces Corps vils

English version

"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone
situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord."

(Robert Musil, L'Homme sans Qualités)

 

1. Köztársaság tér

Köztársaság tér, Budapest

Dans le hall sombre des voix radiophoniques viennent des appartements. C'est un flux continu de nouvelles énoncées dans un timbre nasillard et légèrement surrané, des voix que l'on dirait d'état d'urgence et qui débiteraient en boucle les mêmes instructions à suivre en cas d'attaque imminente. Je m'arrête souvent pour les écouter. Provenant d'un endroit mystérieux de la ville elles résonent dans la cage d'escalier où l'on ne croise âme qui vive, émission ininterrompue de voix monotones dans un fouillis astral d'interférences et de signaux qui finissent par occuper toute la bande sonore comme dans Le Vent d'Est de Godard, ce film de guérilla d'après le cataclysme. Le soir cependant c'est une atmosphère un peu différente qui gagne l'immeuble. La télévision déverse dans les étages les jingles tonitruants de quiz shows et autres attrape-couillons qui sévissent dans n'importe quel autre pays du monde. Derrière les portes closes c’est à n’en pas douter le même mélange d’abrutissement et de renoncement dans un affalement généralisé. L'ascenseur est un ancien modèle à battants en bois qu'il faut en hâte refermer derrière soi pour pouvoir décoller. En se mettant en marche il émet un vrombissement de vieille machinerie qui est identique à celui qu'on entend en arrière-fond dans certaines scènes de Repulsion. Dans le bloc victorien de Kensington les départs d'ascenseur signalent les affaissements psychiques d'une Deneuve piégée dans sa chambre à cauchemards et attendant l'irruption du prochain homme. Cet immeuble, la percée la plus spectaculaire du Bauhaus à Budapest, semble se prêter avec ses couloirs et paliers déserts à de tels confinements.

 

2. Király Gyógyfürdő

Le Király est l'un des quelques bains publics datant de l'occupation ottomane du XVIème siècle. Bien qu'étant largement intact dans sa structure originelle il se distingue aussi par les transformations menés à l'époque communiste, des mosaïques monochromes et fonctionnelles à la tuyauterie branlante qui lui donnent l'air de flotter dans une dimension spatio-temporelle autre, impression renforcée par la lumière quasi exraterrestre qui tombe des coupoles. Il y a quelque temps l'établissement fut l'épicentre d'une déflagration médiatique qui secoua la nation. Un journaliste avait réussi à introduire une caméra dans l'enceinte et en était reparti avec un butin explosif, car comme d'habitude au Király les jours mâles, on s'en donnait a cœur joie dans les bassins. Le reportage fut diffusé au journal du soir et souleva dans l’opinion une vague d'indignation sans précédent. Comment se faisait-il qu'un établissement de détente public financé par le contribuable profite à une minorité de pervers? Le tollé fut tel que les bains prirent d'eux-mêmes les mesures nécessaires afin de devancer les autorités et éviter leur fermeture pour outrage aux bonnes mœurs. C'est ainsi que fut introduite une espèce de tablier destiné à couvrir le sexe des clients mais laissant l'arrière curieusement ouvert à tous les dangers. En plus d'être ridicule et très désagréable à porter une fois mouillé, il présente de par sa couleur chair la particularité de 'gommer' les parties incriminées et de se fondre avec le reste du corps, ce qui donne à tous l'apparence d'androïdes emasculés comme ces mannequins à poil en attente de vêtements dans les vitrines des grand magasins. C'est aussi un peu l'équivalent du floutage à la télé où on laisse croire que la réalité technologiquement occultée n'existe plus. Donc ces hommes devaient être repris en main par la collectivité de par l'usage déviant qu'ils faisaient de leurs bites. Que cela arrivât par le biais d'un spectacle télévisé aussi manipulateur que putassier - car nul doute ici que l’on misait à fond sur les instincts réactionnaires de la population - ajoute a l'ampleur cataclysmique de l'événement, car loin d'être le fait de quelques fondamentalistes religieux ou autres organisations de protection de la famille c'était bien l'ensemble du corps social qui, dans un acte simultané de voyeurisme, s'unissait unanimement dans la condamnation de ces hommes. Le Király, de petite rotonde incendiée de lumière dorée, était devenu le théâtre amer où s'exerçait le droit de regard le plus exorbitant, le rappel à l’ordre d'hommes adultes infantilisés et diminués dans l’exposition publique de leur vice. À la fermeture des bains - c’est-à-dire très tôt pour un soir d'été - certains clients devaient se diriger vers les gares pour réintégrer les quartiers périphériques où ils passeraient le reste de la soirée. Après ces quelques heures d’un plaisir désormais de plus en plus incertain que l’obsession collective pour tout ce qui de près ou de loin touche à l'homosexualité à réussi à infiltrer et dénaturer, il ne restait qu’un soir arrivé prématurément, le souvenir de ce qui aurait pu même de façon infime transfigurer le jour, une nuit à attendre dans les appartements noirs et silencieux loin du joyau de Budapest, à continuer de vivre dans la négation sans appel de son désir par une société hostile.

Kőbánya-Kispest Metro

Köztársaság tér

 

3. Keleti Pályaudvar

Budapest-Keleti Pályaudvar

Il y a trois ans, au moment de quitter Budapest pour l’Allemagne, j’avais remarqué une photo glissée dans l’un des casiers des consignes automatiques. C’était le polaroïd d’un jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de quinze ans. Celui-ci se tenait droit dans une chambre à coucher à peine meublée, le crâne ras et ne portant qu’un short rouge très court et moulant. Son corps avait encore une gracilité infantile alors que la posture séductrice et pleine d'une assurance étrange était celle d’un petit balèze exhibant ses muscles. J’ai laissé l’image à sa place, les raisons de sa présence dans un tel endroit m'étant totalement inconnues. C’était un samedi aux alentours de minuit. La gare était pleine de monde, de voyageurs comme de fêtards rentrant chez eux loin dans les grands ensembles de Kispest ou Köbánya. C’était sans doute là, dans l’un des bâtiments lépreux hérités du communisme, que la chambre devait se trouver, celle où ce garçon avait grandi et se laissait photographier par des inconnus dans la conscience croissante du plaisir à tirer de ce corps. Il paraît que les bains sont devenus inabordables pour les jeunes prostitués qui y batifolaient en compagnie de leurs clients âgés, et autour de la statue de Petöfi  la promenade des bords du Danube n’est plus fréquentée par grand-monde au coucher du soleil, si ce n'est par de jeunes roumains qui ont pris la relève. L’occultation et la périphérisation du désir dans des chambres closes et invisibles semblent opérer de façon croissante dans la ville en pleine mutation.

 

4. Rudas Gyógyfürdő

Après des années de fermeture pour cause de rénovation et d'excavations archéologiques le Rudas a récemment été restitué au public dans sa nouvelle incarnation rutilante, son complexe monumental de bains ayant été augmenté d’un ensemble labyrinthique de saunas, de salles de massages et autres prestations médicinales ultra-pointues. Même si sa lumière filtrant du dôme incrusté de fragments colorés est tout aussi irréelle et si l’édifice est structurellement le plus achevé de tous les bains ottomans que compte Budapest, le Rudas, à cause précisément de sa taille, manque de l’intimité et de la simplicité légèrement délabrée qui rendent le Király unique dans son atmosphère d'entre deux mondes. En fin d’après-midi l’endroit ne désemplissait pas, les groupes d’hommes, dotés du même tablier cache-misère réglementaire (certains très soucieux de leur intégrité en disposant même un deuxième à l’arrière), évoluant d’un bassin à l’autre. Avec M. nous avions décidé d’en profiter encore un peu avant de partir. Nous tenant côte-à-côte dans un coin du grand bain octogonal nous fûmes soudainement approchés par trois hommes qui, venant du côté opposé, nous encerclèrent et se mîrent à nous agonir d’injures. Dans un long flottement la raison d’un tel déploiement nous resta d'abord incompréhensible mais dans le durcissement du climat dont les bains municipaux semblent actuellement être le théâtre, il devenait clair que leur motivations - sans doute aussi exarcerbées par le fait d’avoir affaire à deux étrangers - étaient purement homophobes. Tout entier investi de sa mission d'extirper du corps social tout élement allogène, le chef de file, un type énorme à la face rougeaude et au cou de bœuf, avait les yeux d’un bleu très clair et hideusement exorbités par la colère. C’est lui qui gueulait sans relâche alors que les deux autres nous tenaient en respect, s’obstinant à user du Hongrois malgré nos tentatives de parler Allemand (qu’il comprenait pourtant), façon de réaffirmer son appartenance fondamentale en nous marginalisant encore plus. Après avoir asséné deux claques à M. qui tentait de rendre tout le monde à la raison, il nous laissa sortir du bassin dans un flot renouvelé de récriminations et l'indifférence générale du reste de l'assistance (ce genre d'incidents est-il donc si fréquent?), le compère du milieu brandissant sa sandale dans un geste vengeur aussi dérisoire que tragique alors que le troisiéme, sans doute le boute-en-train de la bande, mimait de façon obscène tout ce que son imaginaire du sexe entre hommes lui inspirait. La scène me fit penser plus tard aux dernières minutes des Harmonies Werckmeister de Béla Tarr alors que les villageois, rendus déments par les exhortations subversives du Prince, parcourent les rues en hordes et ravagent l’hôpital, passant à tabac et tuant quiconque se trouve sur leur passage. Il y avait en effet quelque chose de profondément archaïque dans cette chaussure levée, un geste venu du fond des siècles, d’exclusions, de meurtres et d'épurations, et dont nous étions maintenant les cibles, nous qui nous targuons de vivre dans une des villes les plus libérales du monde où toute sécurité ne pourrait bien être qu'illusoire. Vu du Pont Élizabeth le Danube immense dévorait l’espace. Des deux côtés les mêmes vues époustouflantes d’une ville adorée que nous ne voulions en aucun cas ternie par la bigoterie de trois braves pères de familles (qui ont ensuite dû aller battre leurs femmes pour célebrer leurs faits d'armes), une détermination que nous affirmions haut et fort malgré la honte qui nous étreignait sourdement l’un et l’autre.

Palatinus Strandfürdő, Margit-Sziget, Budapest

 

5. Millennium City

Millennium City, Budapest

Dans le district industriel de Ferencváros au bord du Danube une entreprise de régénération urbaine audacieuse doit faire entrer Budapest dans la ligue des grandes capitales européennes. Autour d’institutions culturelles de prestige (le Musée Ludwig et l’estomaquant Théâtre National, croulant sous une orgie d’allégories historicisantes et autres pitreries postmodernes) un nouvel ensemble immobilier est en train de prendre forme. Certes, rien de très spectaculaire quand on sait ce qui se fait à Londres ou Moscou, mais tout de même un bouleversement certain dans la texture de ce quartier ouvrier. Le projet, que l’on croirait tout droit sorti d’un catalogue d'urbanisme clés-en-main, présente tout ce qu'un quartier d'affaires contemporain, petit ou grand, se doit d’offrir, des shopping malls aux appartements dits de luxe en passant par l'incontournable casino. C’est le côté Tativille et standard de l'opération qui commence singulièrement à lasser (les panneaux publicitaires montrent les mêmes merveilles transposées de Bucarest à Cracovie). De l’autre côté du fleuve le Rác, autres thermes ottomans jadis très prisés des gays, est reconstruit de fond en comble pour être incorporé à un complexe hôtelier haut de gamme, un de plus dans une ville déterminée à devenir la capitale thermale européenne et attirer la fine fleur surstressée de la haute finance internationale, et ce au prix de la diversité de ses espaces urbains, par l’éradication de ses indésirables dans un processus parallèle de rentabilisation à outrance et de flicage intensif - sexuel ou autre.

Millennium City, Budapest

 

Vile Bodies

"A depression was announced over the Atlantic; it was moving from West to East toward an anticyclone
situated over Russia, and so far showed no signs of avoiding it by swerving to the north."

(Robert Musil, The Man without Qualities)

 

1. Köztársaság tér

Coming from within the flats the voices of radio announcers are drifting off in the dimly lit hall. In its tones Hungarian has an otherworldliness that conjures up vague memories of virtual films. I sometimes sit on the steps to listen to what sounds like a state of emergency news bulletin broadcast from some secret part of town, in which the population is instructed what to do in the event of an impending nuclear attack. After unusually long silences, re-emerging from a void of interferences and bleeps, the same metallic, peremptory voices resume their logorrhoea, maybe delivering the same message all over again. In the evening the atmosphere in the block is slightly jollier, as the happy jingles of quiz shows are taking over across concourses and landings, the same dream of millions to be made and luxury homes mesmerising a captive audience into the same apathy and subservience as anywhere else. The lift is an old model with a double set of doors which must be slammed shut so that the heavy machinery is set in motion. It gives out a muffled, humming noise that strangely evokes the ominous atmosphere in Polanski's Repulsion. Whenever the lift goes another fragment of sanity gives way in Deneuve's ravaged mind, as, trapped in her opulent Kensington mansion block, she awaits the next male intrusion into her chamber of nightmares. Almost bereft of life, even in the communal spaces that were in their modernist ideal supposed to foster unexpected interactions, the Bauhaus block is smothered in the same silence where unknown scenarios are played out behind closed doors.

 

2. Király Gyógyfürdő

Király Gyógyfürdő, Budapest

The Király bathhouse, an architectural gem dating from the Ottoman occupation in the XVIth century, has retained its original structure whilst still bearing the traces of communist-era refurbishments with its monochrome, no-nonsense mosaics and rickety plumbing, an immaterial time-space capsule floating in the most alluring light streaming down from its cupola. A while ago the establishment found itself at the epicentre of a national scandal after a TV reporter had sneaked a camera into the baths and filmed some untoward goings-on between men in the thernal pools. The report was aired on the evening news and sparked off a wave of outrage from many sections of society. For not only was homosexual activity rampant in a public place but it was also doing so at the expense of the innocent, morally irreproachable taxpayer. The indignation was such that the Király, whose very survival depended on public subsidies, took it upon itself to implement drastic measures in order to avert closure. Hence the reappearance of the modesty apron, an ungainly piece of cloth tied around the waist and aimed at concealing male genitals whilst leaving the rear alarmingly exposed to all sorts of dangers. Apart from looking absurd and being deeply unpleasant to wear once wet, it also strangely blends in with people's skin complexion, making everyone resemble emasculated androids like naked dummies in a shop window (which is probably the desired effect), and constitutes the low-tech equivalent to pixelation on television, a make-believe device whereby the blurred offensive bits are supposed never to have existed in the first place. The goal was clear: those men, whose deviant usage of their cocks was so repulsive to the great majority, had to be taken in hand and in the most blatant act of collective voyeurism bore the brunt of society's seemingly unanimous condemnation - for there is little doubt that the news report, in its barefaced attempt at pandering to reactionary instincts, was only intent on stirring up a well orchestrated wave of hatred amongst an audience already prone to the slightest titillation around the subject of homosexuality. The Király's small rotunda, awash with magical light, became an uncertain territory after whose media exposure the most  exorbitant public intrusion required the infantilisation of grown men in the public reviling of their perversion. The baths close relatively early and on a warm summer evening it feels like a sad, premature end to a day full of promises. Some of the clients, finding themselves at a loose end, must then head for the railway stations to return to the peripheral districts and just wait for nightfall after a few hours looking for a pleasure made more and more elusive by public scrutiny and internal policing - with staff actively sniffing around for evidence of misbehaviour and a real potential for violence in the event of someone getting caught. The surrounding areas are plunged into darkness as if uninhabited whilst the memory of Budapest gleams in the far distance, a city closed in on itself and revelling in the mirage of its own show. Nothing remains of a day that could have been transfigured by even the slightest gesture, the briefest contact between bodies. It's dark in the room and all around the blocks where the self-appointed vigilantes of a society oozing contempt from every pore lurk like a pack of demented dogs.

 

3. Keleti Pályaudvar

Three years ago, as I was leaving the city from Keleti Station, I came across a picture slid into the door of a left-luggage locker. It was the polaroid of a young bare chested skinhead boy who didn't look older than fifteen and only wore tight, red shorts whilst standing in front of an unmade bed. What was strange bar the photo's presence in such a place was the sheer, almost defiant confidence of the boy's posture. He was obviously striking a sexy pose for whoever was hiding behind the camera, which was distinctly at odds with his small, hardly pubescent body. I left the picture there, anxious not to disrupt some mysterious arrangement I didn't know the terms of. It was about midnight at Keleti. The terminal was bustling with tourists and revellers waiting for their trains back to the peripheral estates of Kispest or Köbánya. The bedroom was to be found there somewhere in one of the crumbling flats inherited from communist times. Lights were off in most of them and that's where the body, full of the growing awareness of its nascent seduction, was exposed and photographed by strangers. Increasingly geared towards the tourist market the bathhouses are financially out of reach for rent boys who are now conspicuous by their absence. Nor are they anywhere to be seen on the promenade along the Danube where they used to congregate at sunset, save for a few newly arrived Romanian hustlers. I don't know what happened in the intervening years. A sudden hardening of the general climate, the confinement into closed chambers of sexual practices whose proliferation in a rapidly changing city is so feared that they must be forced into invisibility and systematically removed?

Budapest-Nyugati Pályaudvar

 

4. Rudas Gyógyfürdő

After years of closure for renovation and archaeological excavations the Rudas baths have finally reopened to the public, its finely restored Turkish core being complemented with an array of steam rooms, massage parlours and other state-of-the-art 'wellness' facilities. Although the same ethereal light suffuses the building from a multitude of small coloured fragments set in the dome it somehow lacks the slightly dilapidated cosiness of the Király, with its air of floating between two worlds. However the place was packed and groups of men (some of whom were also sporting the regulatory apron at the back in a desperate bid to protect their modesty from unspecified threats) made their way from pool to pool in what must constitute the most monumental Ottoman complex of all. After two hours in the water M. and I decided to soak in the atmosphere a bit longer and as we were standing side-by-side in one corner of the central bath chatting, a group of three men suddenly swam across from the other end and after deftly taking position on all sides set out to yell abuse at us. For a few seconds it wasn't at all clear what had motivated such a deployment of beefy bodies and display of aggression but thinking of the extremely degraded climate that seems to be engulfing Budapest's public baths we realised the homophobic nature of the operation - a punitive expedition probably further justified by the fact that we were also foreigners. Maybe they'd watched telly and been outraged by those pixelated scenes of aquatic wanking so now was their time to shine and cleanse the social body of all alien filth. The leader of the pack, an old fat bloke with a crew cut and a scarily contorted red face had very pale blue eyes that were bloodshot under the effect of uncontrollable fury. He was the most vocal of the three and kept barking at us in Hungarian despite our attempts at reasoning with him in German - a language he did understand - in what was clearly a way to reassert his legitimate belonging to the land whilst marginalising us even further. M., who had the misfortune to stand near him, got slapped in the face twice and it was under a renewed stream of insults that we managed to get out of the pool, with everybody else looking away as we got past (has this kind of intimidation become so frequent and the violence so par for the course for the pools to be taken over by thugs?). One of the assailants, probably the happy chappy of the lot, was miming obscenities with his hand and mouth in what was a very personal rendition of gay sex whilst the third one was brandishing a sandal high in the air, a tragically ludicrous posture that stuck in my mind and conjured up something very archaic, a gesture harking back to centuries of violence, expulsions and inter-ethnic massacres. It later reminded me of the last few minutes in Béla Tarr's Werckmeister Harmonies, as gangs of peasants from a small Hungarian town, egged on by the inflammatory rhetorics of a misshapen dwarf called 'the Prince', embark on a rampage and devastate the local hospital, beating up and killing whoever crosses their path. Seen from the Elizabeth Bridge the river was aglow in the most fantastic light and it was painful to reconcile so much beauty with the violent bigotry of three brave citizens - who probably went on to beat up their wives to celebrate their deeds. The disturbing question of how safe we really are, even in the most liberal cities we pride ourselves so much on living in, started to rear its ugly head. A security that may well be plain illusory.

 

5. Millennium City

Millennium City, Budapest

In the old working-class district of Ferencváros by the river a massive redevelopment programme is underway, which is set to herald a new phase in Budapest's plans to enter the top league of European capitals. Following in the wake of prestige cultural institutions (the Ludwig Museum and the hallucinatory National Theatre, collapsing under the weight of its orgy of historiscist/nationalistic allegories - and much else beside) the self-styled Millennium City, although pretty modest in scale compared to what may be seen in London or Moscow, is ambitious enough to deeply alter the already brutalized texture of the area. Looking at the computerised impressions displayed on placards all around the building site it's hard to repress a sigh of lassitude before the blandly generic quality of yet another office estate that passes itself off as as the city's new face to the world (the developers even boast quasi-identical makeovers of Krakow and Bucarest), a kind of poor rnan's Tativille articulated around the obligatory shopping malls, so-called luxury apartments and this being a project where financial success really has to be seen by all, the ubiquitous casino. Across the river the Rác, once a public bathhouse popular amongst gays, is after years of closure and dilapidation being entirely rebuilt to be incorporated into an upmarket hotel complex, another one in a city hellbent on becoming the 'wellness' capital of Europe and thus attracting the elite of an overworked financial jet set. In the resulting urban homogenization deviance is ruthlessly policed at the borders of a contested space within which the social/sexual other becomes a threat to be eradicated in the name of decency and returns on investments.

31 January 2006

Beau comme Iggy

English version

Tuntenhaus, Kastanienallee, Prenzlauer Berg

 

"Je suis venue à Berlin pour découvrir que je ne savais plus respirer. Ni respirer et ni tout le reste. Respirer est la chose la plus difficile. Et le réapprendre est ce qui dure le plus longtemps. Et sans respirer on ne peut pas faire la cuisine. Et encore moins parler. S'exprimer. Et si on ne peut pas s'exprimer, alors il ne sert à rien d'être d'être venu à Berlin. Même Paris ne peut être d'aucune aide."

(Carmen-Francesca Banciu, 'Berlin est mon Paris'
in Les Temps Modernes nº 625, août-novembre 2003)

 

Hier dans l’appartement la journée était lente et à l’instar des précédentes semblaient contribuer un peu plus à la longue déstructuration de ma vie. Une nouvelle semaine commençait dans un gris opaque que l’on n’avait pas vu depuis longtemps, tant l’anticyclone sibérien s’était éternisé au-dessus de nous. Au-delà de mon monde familier la ville s’étendait dans ses rangées infinies de toits, dégageant le même mystère impénétrable. J’avais au hasard emprunté Stadt als Beute, un film sorti l’été dernier, dont je savais vaguement qu’il avait Berlin pour cadre et qui avait d'emblée, dans son graphisme et l'aura sérieusement cool qui en émanait, quelque chose de résolument ’culte’, tant je l’imaginais plein des beaux jeunes gens que cette ville semble en permanence exposer à mon regard concupiscent. Du fait de ce pressentiment - et aussi probablement parce que je me sentais confusément hors-circuit face à tous ces gens que j’imaginais dans mes manques et défaillances pleinement intégrés à une ville qui leur appartenait en propre - pour cela donc, je ne l’avais pas vu. Mais loin de m’aliéner encore davantage et m'enfoncer dans une morosité délétère, le film provoqua en moi un élan d’amour aussi imprévu que salutaire.

Produit par Filmgalerie 451 - un petit label dont le vidéoclub sur Torstrasse doit bien être le meilleur de tout Berlin - et divisé en trois parties - chacune d’une réalisatrice différente - Stadt als Beute suit les trajectoires de trois jeunes acteurs de théâtre dans un Berlin aussi séduisant que périlleux. Un projet commun de pièce au titre éponyme, dont la première doit avoir lieu à la Volksbühne deux semaines plus tard, lie ces trois vies, alors que les répétitions sont plongées dans une confusion et une désorganisation croissantes. Leurs vies dans la ville prédatrice sont présentées comme contrepoints à leurs vies théâtrales, la perméabilité continue des deux se trouvant constamment questionnée et explorée lors des répétitions. Dès l’ouverture on se sent plongé dans ce qui rend Berlin familier et attirant et la certitude de vivre dans une ville unique et rare, sexy et regorgeant de multiples possibles, s'en trouve confortée. À l’évocation d’une Kastanienallee ensoleillée et encombrée de trams, je savais que comme eux j’étais chez moi, mû par le même désir fondamental d’appartenance. L’énorme charge affective dont les personnages - tous superbement interprétés - sont investis dans cette appartenance commune ne faiblira dès lors plus.

À travers ces destins entremêlées Stadt als Beute montre autant de façons personnelles et intimes de négocier l’espace urbain dans ce qu’il présente de risques, d'illusions et d’exploitations dans la multitude des relations de pouvoir microscopiques à l’œuvre dans toutes les situations de la vie - dans l’affirmation purement spatiale et économique du nouveau venu, les abus et tromperies auxquels exposent désir et séduction, la marginalité menaçant quiconque ne se conforme pas au modèle socio-économique dominant. C’est aussi la ville elle-même qui devient proie du fait de phénomènes extérieurs échappant à son contrôle et dont la pression se fait sentir sous différentes formes, dont la plus spectaculaire se trouve naturellement incarnéee dans l’architecture. Le sujet est d’une pertinence d’autant plus cinglante dans une ville comme Berlin, où une situation économique endémiquement stagnante ralentit un processus de 'dépossession citoyenne' observable dans la plupart des grandes métropoles mondiales. Berlin semble avoir son propre écosystème (lui-même unique en Allemagne) qui rend possible une diversité de modes de vie et de statuts sociaux dans un espace relativement inclusif où l’empiètement du grand capital n'a pas encore atteint les sommets paroxysmiques visibles à Paris ou Londres. On tremble à l’idée qu’il ne pourrait s’agir là que d’un délai de grâce et qu’à la faveur d’un revirement de fortune économique la ville subirait le sort commun - à moins qu’elle affirme encore une fois son irréductible particularité.

À ce titre la troisième partie du film est proprement révélatrice - une révélation aussi entendue dans son sens métaphysique. Il s’y opère une alchimie réellement magique entre les rues de Berlin et le personnage central, une gueule cassée iguanesque et gominée en marcel nommé Ohboy (interprété par David Scheller), dont les absences aux répétitions compromettent l’avenir de la pièce et sont amèrement déplorées par ses comparses. C’est en effet là que la Ville-Proie prend tout son sens, dans une collision frontale violente avec une architecture présentée sous son aspect le plus arrogant et rmanipulateur - le Sony Center sur Potsdamer Platz, sorte de panoptique asceptisé et hétérogène à la ville, matérialisation ultra-sécurisée d’un ordre aussi omniprésent qu’inlocalisable, qui doit tenir lieu de cœur à la capitale recréee et réinvestie par le pouvoir. Prenant conscience de l'imposture fondamentale d’une telle prétention Ohboy a un coup de sang et cause un esclandre dans les fontaines de la place centrale, avant d’être expulsé par le vigile de service. Juste avant c'était à la remontée chaotique de Potsdamer Strasse que l’on avait assisté avec toutes les rencontres  aléatoires, frictions et séductions infimes que la ville génère en permanence. C’est un jour radieux comme ils peuvent l’être à Berlin, une musique triste à pleurer flotte dans la lumière d’été (Sad Boy de Kissogram), et c’est là, dans ce crépitement de petites scènes se succédant à toute vitesse dans cette seule rue que la ville se laisse sentir dans sa sensualité foisonnante et les promesses entêtantes qu’elle renferme, quelque chose au loin qui ressemblerait à de l’amour, un amour très ancien qui transcendreait tous les amours vécues ici-bas, un désir de désir permanent dans la densité urbaine infinie.

Tout près de la station Bülowstrasse, là où certaines scènes de shoot collectif de Christiane F. ont été tournées, Ohboy se reçoit une main au cul par une grosse vendeuse de lunettes de soleil assoupie sur le trottoir. Celle-ci le trouve aussi bien roulé qu’Iggy Pop (elle a raison) et se remémore à l’occasion le temps où elle les servait, lui et Bowie, dans un café italien de Nollendorfplatz. Le détail me bouleversa car c’était mes propres mémoires et mythologies qui étaient soudain mises à contribution et me faisaient par association appartenir au récit de la ville, son épopée. C’est dans cette scène précise, aussi gracieuse que loufoque, que tout s’engouffre – l’humanité bouillonnante du film, le soleil du soir, ma mémoire et la multiplicité des passés auxquels elle donne forme, la vie indéfinie ouverte à la possibilité du théâtre, l’absence de Ohboy aux répétitions ayant en négatif une fonction presque structurante. Sa vulnérabilité aux agressions et prédations consubstantielles à la ville, le chaos amorphe de sa vie même, apportent, comme le souligne René Pollesch, le metteur en scène, quelque chose d’informe et d’inconnu au théâtre, un état d’être que les autres acteurs, aux existences économiquement stables et pleines de certitudes, seraient incapables d’appréhender. Voilà pourquoi je suis ressorti de Stadt als Beute heureux d’être là, heureux de ceux que je pourrais y connaître, de cette anticipation, du plaisir de la langue, de celui de l’histoire, de ce qui m’amène à en devenir ultimement un acteur à part entière.

 

Tender Prey

Potsdamer Platz

In Germany winter shows no sign of abating. Yesterday was the start of another week, a nondescript day blurred in the opacity of an indeterminate, infinitely stretchable time. Across the street smoke was drifting off over the rooftops from rows of chimney stacks. It looked like a cinematic rendition of what life could have been like in the GDR. The day before I’d borrowed a few films, amongst which Stadt als Beute, a homemade production released sometime last year. I knew next to nothing about it, bar the assumption that the Stadt in the title must be Berlin. I also sensed something vaguely cultish about it, as everything from its cover picture to the overall design exuded typical Berlin cool, with its stream of alarmingly beautiful people such as the ones I come across on a daily basis, the fantasised incarnations of the sort of symbiosis that can develop between a city and its inhabitants. So probably for this reason and the obscure, age-old notion that I could never possibly be part of that, I’d never seen the film. But something quite remarkable happened after an initial phase of resistance and denial: far from being alienated even further from everything I was by the end of it dripping with an irrepressible love for this city and its exuberant diversity.

Produced by a small, independent label - Filmgalerie 451, whose beautiful arthouse video shop on Torstrasse is without doubt the best in town - and consisting of three interlocked films by different directors, Stadt als Beute tracks the lives of three young, aspiring actors on the streets of a treacherous, seductive city. An eponymously named play, whose premiere is due to take place two weeks later at the Volksbühne, acts as a focal point to those disjointed trajectories, whilst the rehearsals are repeatedly disrupted and thrown into disarray by an ever changing cast. Their lives in the predatory city are shown as the counterpoints to their stage personas, endless digressions and discussions during rehearsals revolving around the complex interrelations operating between the two. As soon as the film started I felt the unmistakable atmosphere of Berlin seeping in and what makes it so attractive and unique, inclusive, sexy and full of unexpected possibilities was instantly there in the sight of yellow trams rattling in the sunshine down the Kastanienallee. I felt at home and moved by the same yearning to belong as every single one of the characters. From then on the emotional grip of the film and of the many lives blazing through it wouldn’t lessen.

Stadt als Beute deals with the different, personal ways we negotiate urban space and the countless risks, illusions and tiny deceptions underlying human relations, whether it comes to mere spatial affirmation for the newcomer, the abuse and exploitations inherent to desire and seduction or the prospect of marginalisation for whomever does not conform to dominant socio-economical rules. By the same token the city itself becomes a prey through its subjection to external and largely uncontrollable phenomena whose pressure makes itself felt at every level - the most spectacular aspect of which being encapsulated in the bombastic architectural forms of the contemporary city. The issue is of particular relevance in a place like Berlin where a endemically stagnant economy may still blunt the effects of an otherwise generalised process of ’civic dispossession’ that can be observed in all major world cities. Berlin seems to be fostering its own human ecosystem (itself quite unique in Germany) whereby a fairly wide range of communities of diverse social origin and status can still coexist in a relatively inclusive space where big capital’s impingement has not yet reached the excesses of more significant ’players’ like, say, London or Paris. It could all just be a reprieve: any upturn in the economy would probably sound the death knell to all this and condemn us to the common fate - unless the city withstands the pressure with its usual resilience and creativity.

In this respect the third part of the film is the most revealing - as in ’revelation’ taken in an almost metaphysical sense. Something truly magical happens, a sudden alchemy between the city’s streets and the main character, a hatchet-faced looker in tight-fitting vest and pointy boots called Ohboy (played by David Scheller), whose absence at rehearsals jeopardises the play’s future and fuels fellow actors’ resentment. The city is comatose on a hot summer’s day as a tear-jerker tune fills the air (Sad Boy by Kissogram). Past loves caught in eternal sunshine come back to mind whilst the camera pans across Schöneberg, and the desire of desire itself is fleetingly revived in memories of sexual forays into the city. It is in this final scene that the City as Prey is finally revealed in a violent collision with architecture. At the end of a chaotic performance on the Potsdamer Strasse full of random encounters - the many frictions and seductions that make up everyday urban life - Ohboy finds himself at the corporate epicentre of the new Bundeshauptstadt, a city reinvested by power, full of noise and glitzy splendour: the Sony Centre on Potsdamer Platz, an oversized, tightly secured panopticon, the final manifestation of an abstract, omnipresent albeit unlocalisable order, a CCTV-monitored simulacrum of public space floating in an elusive centre and masquerading as urban fabric. Such fraudulent pretensions finally dawn on Ohboy, who blows a fuse and kicks up a rumpus in the fountain, splashing around in the middle of the precinct before being chased off by a (private security firm) vigilante.

Near Bülowstrasse station, where some of the most graphic shoot up scenes of Christiane F. were filmed, Ohboy gets his arse grabbed by a fat sunglasses-seller dozing on the pavement. Casting her eyes on his bulging arms and crotch-hugging leathers, she claims he’s every bit as dishy as Iggy Pop (and quite rightly so). In the process she reminisces the good old time when she used to wait on him and Bowie in an Italian greasy spoon on Nollendorfplatz. This allusion to the heroes went straight to my heart as my own memory and mythologies suddenly found an echo through their incorporation in the grand narrative and epic of the city. And actually many things coalesce in this short scene, which for me is where the whole film opens up: its exuberant humanity, the glowing evening sun, my own history in Berlin combined with fantasised pasts, an undefined, shapeless life wide open to the possibility of theatre. As director René Pollesch observes during the final rehearsal, just as everyone else seems to be losing it, Ohboy’s constant failure to show up, although confusing and not immediately comprehensible, is something from which some knowledge might be gained - the reverse of received knowledge and practice as it were. His vulnerability to the aggression and duress of city life as well as his dread of public exposure bring something unknown to the theatre, a way of being that the others, with all their certainties and secure economic status, might not be in the best position to grasp. After the film I felt incredibly elated, full of anticipation for the ones I would come across and get to know one way or another, and for a shared language and history I could aspire to be a part of.

20 January 2006

Palais Luminaire

English version

Palast der Republik, Berlin-Mitte

Ma vie poursuit son œuvre d'abstraction. Celle-ci s'affirme depuis mon arrivée à Berlin, une désubstantiation progressive, une évacuation de l’humain dont la presque complète absence constitue un état, étrange et jamais poussé à une telle extrême, de suspension sociale, la perfection glaciale du dénuement, la perpétuation de l’indifférence s'abîmant dans l'engourdissement de la volonté. Il s'agit de l'accomplissement d’un vieux rêve de mobilité et de désincarnation, à présent technologiquement réalisable: de voyages incessants en train au cœur de l’ancienne Europe - une sorte de Station to Station de l’ère cybernétique, l’arrivée tant désirée du Duc, messianique et finale comme celle du Prince, difforme et venu d'une ère révolue, dans Les Harmonies Werckmeister - d’une prolifération de machines qui m’assistent dans le maintien d’un contact distant et désincarné avec une vie sociale née du passé et qui réside dans d’autres pays. Sans donc en avoir vraiment conscience je suis devenu ce que rêve d’être depuis mon adolescence, un Thomas Jerome Newton dénué de l'élégance inégalée de l'original. Cette forme de normalité s’est insinuée sans que rien ne vienne la contrebalancer. Des faibles tentatives des débuts rien n'a subsisté - des clubs de boxe où je ne suis jamais retourné aux écoles de langue où mon statut d’enfant balbutiant qui avait tout à réapprendre était insupportable. Si je me suis sporadiquement lié avec certaines personnes c’était pour mieux me détacher d’elles et les laisser sortir de ma vie dans une apathie caractérisée. Ma tendance à l’idéalisation de la langue allemande n’est sans doute pas étrangère à cette situation. Au lieu de la considérer comme un outil concret dont la maîtrise s'acquerrait au jour le jour dans des efforts soutenus de socialisation, je la vois comme une articulation de structures abstraites brillant d’un éclat étrange et dont les sonorités ont un effet proprement hypnotique. Les mots que je profère ne sont destinés à personne. Ce sont juste des formes cristallines et complexes faites pour être contemplées en solitaire, telles des visions, des fantasmes d’histoire, un corps à corps avec le passé de la Mitteleuropa.

Chaque jour je suis dans la contemplation fascinée de cette ville, son architecture, son passé, la langue dont elle est le réceptacle. Hier je suis allé photographier le Palast der Republik, le néant monumental occupant son cœur, auquel on voudrait donner un sens nouveau, quitte à réincarner les formes d’un passé depuis longtemps enterré (en l'occurrence la réplique partielle du palais baroque des Hohenzollern, dynamité dans les premières années de la RDA). Sa démolition a été décrétée par acte du Parlement et - on le sait depuis le vote d'aujourd'hui - est maintenant imminente. Il est clair qu’il n’y a aucune place pour les vestiges du régime communiste, a fortiori le siège de ses anciennes institutions et manifestations publiques. Les usages alternatifs qui en ont été faits depuis sa fermeture et son démantèlement - festivals et manifestations artistiques d’avant-garde en tous genres - posent pourtant des questions essentielles sur la nature de l’architecture publique dans la ville contemporaine, la valeur de l’éphémère et du protéiforme - le chantier transitoire low-tech par opposition à la symbolique grandiloquente d'un historicisme lourdingue - les façons nouvelles de concevoir des espaces publics que l’ensemble de la population pourrait s’approprier, et partant le réinvestissement total de la ville. Même â l’état de ruine terminale l'édifice articule toutes ces questions et polarise les débats les plus essentiels sur l’avenir non seulement de Berlin mais de n'importe quelle ville soucieuse de valoriser ses espaces culturels publics.

J’ai avec le Palast une relation peut-être un peu trop émotionnelle. À mon sens il était (et peut encore devenir tant qu’il reste entier, malgré la volonté réaffirmée aujourd'hui du Bundestag de procéder à une exécution expéditive et efficace) l’équivalent du Royal Festival Hall de Londres, qui au moment de son ouverture à l’occasion du Festival of Britain de 1951 affichait clairement ses ambitions: devenir ni plus ni moins le Palais du Peuple. Il suffirait pour mesurer une telle perte d'imaginer un instant la fermeture et la démolition du Festival Hall (sous quelque régime ultra-conservateur fictif, par exemple) sous prétexte qu'un lieu aussi onéreux et frivole fait une part trop belle à la communauté (concept irrecevable par excellence au plus fort du thatchérisme) et à des sentiments vaguement gauchisants. Le Greater London Council, situé à quelques mètres de là au bord de la Tamise, tomba d'ailleurs sous le coup d'une telle hystérie idéologique et fut purement et simplement aboli. Donc si la déchéance planifiée du Palast et le processus d'occultation politique qui a mené à cette décision sont on ne peut plus suspects, c’est bien parce que les autorités, mues par des considérations purement idéologiques et peu désireuses de dévier de cette ligne, font non seulement montre d'un mépris absolu pour la mémoire d’une grande partie de la population (non seulement celle issue de l'ex-RDA mais tous ceux qui ont pris la juste mesure du lieu et de son potentiel social et culturel) avec une arrogance qui n’a jamais faibli depuis la réunification, mais aussi privent la communauté entière d’un lieu public polyvalent et transparent, ouvert sur la ville, situé à la fois au bord du fleuve et face au complexe de l’Île des Musées – une configuration presque identique au South Bank Centre de Londres, où il suffit de se rendre n’importe quel soir pour voir le pouvoir d’attraction d’un complexe de nature proprement socialiste. J’y passais des dimanche après-midi tranquilles, assis seul au bar et contemplant les jeunes familles du quartier qui venaient s’y détendre.

 

fast forward Quelques ouvrages sur le cas complexe du Palast der Republik:
- Brian Ladd, The Ghosts of Berlin (Chicago: The University of Chicago Press, 1997). Vue d'ensemble des sites historiquement 'problématiques' dont Berlin regorge.
- Anna-Innès Hennet, Die Berliner Schlossplatzdebatte im Spiegel der Presse (Berlin: Verlagshaus Braun, 2005). Revue de presse exhaustive sur les tribulations de ce lieu idéologiquement inextricable.
- Fun Palace 200X. Der Berliner Schlossplatz. Abriss, Neubau oder grüne Wiese? (Berlin: Martin Schmitz Verlag, 2005). Recueil d'essais très pointus sur le futur du Palast et plus généralement sur les façons nouvelles de concevoir les espaces publics dans la ville contemporaine, comprenant notamment une contribution de Rem Koolhaas et une mise en parallèle passionnante avec le projet qui ne fut jamais, le Fun Palace de Cedric Price.
- Volkspalast. Zwischen Aktivismus und Kunst (Berlin: Verlag Theater der Zeit, 2006). Exploration des multiples usages temporaires qui ont été fait de la structure avant le coup de grâce final et de ses enjeux politico-urbanistiques.
Voir également Bündnis für den Palast, organisation de résistance à la démolition du Palast formulant des alternatives pour sa réinscription dans le cadre urbain.

 

 

Bieder Revenge

Palast der Republik, Berlin-Mitte

Down by the river the Palast der Republik is in the throes of slow death. The seat of power of the late GDR will officially cease to exist despite renewed attempts by various organisations to avert its destruction. A crushing majority at the Bundestag has just struck the final blow and demolition work should start as early as February. Already the perimeter of the gutted bulk of stained concrete and copper-tainted windows is sealed off by a double ring of protective fencing. Staff from a private security firm are also making themselves very visible at every access point, presumably to prevent any last-ditch commando operation aimed at reclaiming the building. So lights are out after a glorious send-off a few months ago when Volkspalast, a series of multimedia events using the stripped structure’s frame and deserted lobbies as performance space, drew crowds for weeks on end. What started as the emblematic cultural centre and radiant social focus of a politically ambitious, if not exactly glamorous, country will die in agony, disemboweled and humiliated further in its slow dismemberment. On its vacant site we already know that a large grassy surface will be laid out until all the funds are raised to rebuild the old Berliner Schloss (or at  least a banal modern complex glossed over with a fake baroque front vaguely based on the original Hohenzollern pile, which the newly-created communist state had unceremoniously blown up to make room for its own military parades and various displays of national might). However the final costs and purpose of such a mammoth project are - not really a minor blip - still unclear.

It’s been a long, protracted struggle between government, architects, urbanists and supporters of the Palast. The building is one of those historically explosive and deeply controversial sites Berlin bursts with at every corner, and no doubt the long departed shell will still cast its long shadow across the city centre and in public discussions for years to come. At least we will have witnessed the most intensely passionate debates  about the intricate mechanisms at play between architecture, politics and history, whilst in the process the Federal Republic dazzled us with the most staggering display of blind ideology in its rabid desire to erase the defunct regime from historical consciousness. Looking to a pre-division, pre-Nazi, pre-everything-nasty-and-upsetting time in the mist of German tortured history, the Schloss is certainly harmless and untainted enough to give the respectable Berliner Republik its grandest monumental incarnation. On a more abstract level the dilapidated Palast, as Johannes Willms brilliantly writes in Die deutsche Krankheit, a devastating essay on the less than fabulous petit-bourgeois character of the country's search for national identity, had come to embody the semantic black hole engulfing all possible representation of the German self. The perpetuation of such a void is of course unbearable and the reappearance of the baroque wedding cake will, if resting on a totally fallacious premise and as anachronistic and misguided a project as can possibly be, provide the  regime with a cosy, unproblematic, if kitschy, historically validated vision of itself.

But the most upsetting thing in all this is the realisation that Berlin may have lost something as essential as its own version of London’s Festival Hall, the crowning glory of the 1951 Festival of Britain and a universally acclaimed, true people’s palace. On top of being a Party assembly hall the Palast had indeed a quasi-identical function - everyone in Ost-Berlin met there for a drink, a bite to eat or a boogie - and judging by the success of the last artistic events to be held there, the building, having long transcended its SED past and disturbing associations, had managed to stay just that despite its pathetic condition: a highly social place thriving on diversity and experimentation, tightly integrated into the urban fabric - the setting, framed by the Museuminsel and the river, being strangely similar to the South Bank itself - and conducive to a collective appropriation by visitors. Why the Palast wasn't allowed to keep serving that purpose despite the obvious lack of funds for the Schloss reconstruction is deeply suspicious, to say the least. Moreover its totally stripped shell lent itself to the wildest possibilities for future configurations and usage, thus giving it a flexible, impermanent, intrinsically polymorphous quality that was more reminiscent of avant-garde structures like Cedric Price’s (never realised) Fun Palace than anything any government would be ready to accept as the symbolic heart of its capital city. Hellbent on ridding Berlin of anything that may scare off long-awaited, big business they are instead promising us a green expanse of nothingness, and no doubt we’ll have many happy moments rolling in it on sunny days.

Royal Festival Hall, South Bank Centre, London

It is neither more nor less the hallmark of naked arrogance and crass cynicism, the blatant indictment of a cruel lack of vision. One truly longs for the progressive aspirations of a not so distant past. Times are indeed hard for people’s palaces (and for that matter all types of frivolous, costly, socialist follies - local public libraries merged into snazzy Idea Stores, lidos, those modernist ideals of cool sensuality, tarted up into garish, family-infested, all-round leisure complexes) and recent developments at the Festival Hall would seem to point towards the same fate of over-optimised visibility. The building is being restored to its former gleaming self (not a bad idea as far as the acoustics is concerned, but also possibly the advent of a hyperreal Festival Hall, overdetermined in its meaning, with every square inch strategically thought out to maximise commercial exposure) and, as the surest sign of things to come, its riverside front is now masked by a new shopping precinct of the most vacuous kind. One of the last places in London to be still relatively untouched by commercial trash - and one of its finest buildings - is made illegible and diminished by a vulgar shopping arcade, a further testimony, if need be, to how hideously mercantile the city has become. I liked the worn carpets, empty concourses, dead corners and slowly unfolding Sunday afternoons at the old Festival Hall, just like the (admittedly a bit skeletal) tattiness of the Palast could have been the promise of many other things. We should love our ruins, nurture the worn out, the shabby and the imperfect in our cities, the heavy pasts and complicated histories, the part of shadow and irreducible strangeness that the obsessive drive to profitability and neat, cosy narratives are slowly killing off and debasing into the blandest mediocrity.

 

fast forward A few books on the bewilderingly complex case of the Palast der Republik:
- Brian Ladd, The Ghosts of Berlin (Chicago: The University of Chicago Press, 1997). An overview of all those historically problematic sites  Berlin is so fond of.
- Anna-Innès Hennet, Die Berliner Schlossplatzdebatte im Spiegel der Presse (Berlin: Verlagshaus Braun, 2005). A very exhaustive press review showing how the subject has been tackled over the years.
- Fun Palace 200X. Der Berliner Schlossplatz. Abriss, Neubau oder grüne Wiese? (Berlin: Martin Schmitz Verlag, 2005). A collection of essays and reflexions on the building’s future and more generally the manifold, multilayered ways to conceive public space in the contemporary city, including contributions by such celebrities as Rem Koolhaas and a fascinating parallel with Cedric Price’s mythical Fun Palace.
- Volkspalast. Zwischen Aktivismus und Kunst (Berlin: Verlag Theater der Zeit, 2006). An exploration of the many alternative uses and artistic appropriations of the building in the years prior to its demise.
Plus Bündnis für den Palast, the organisation struggling for the defence and the rehabilitation of the Palast as a (another dirty word) community venue.

19 November 2005

London Apprentice

English version

Primrose Street, Shoreditch

Shoreditch Town Hall

Heliogabale, Clapton Common, Hackney

The Old Ship, Limehouse


Wolfgang Tillmans
vient de publier un nouveau recueil, Truth Study Center. Pour moi il incarne toujours un Londres retrouvé et resté intact dans sa puissance suggestive. Il est fascinant que ce soit un jeune photographe allemand qui ait produit les visions les plus fantasmatiques et entêtantes, et donné corps de façon si jubilatoire à la ville que j'habitais intellectuellement, émotionnellement et sexuellement. Comme moi il est arrivé là à la recherche d'un mythe libérateur dont seule l'Angleterre semblait être capable (il aimait Boy George, je ne jurais que par Bowie et Morrissey) et c'est le pouvoir de la ville imaginée qui a engendré des visions empreintes d'un tel désir, d'une attraction permanente vers la beauté des surfaces, que ce soit dans les natures mortes, les vue aériennes de villes, des hommes qui les hantent ou les phénomènes cosmiques. Il existe en allemand un mot magnifique qui pour moi résume l'éxubérance vitale de sa photographie et l'incroyable étendue de son champ d'inspiration: sehnsuchtsvoll, mot dont le français ne pourrait rendre compte qu'à l'aide de périphrases sans fin - le fait d'être investi d'un désir puissant et comme porté dans un élan irrépressible vers le monde et sa prolifération sensuelle.

La photographie de Tillmans et l'œil qu'il porte sur les choses produisent en moi une sorte de jubilation presque panthéiste. Ma première exposition remonte à plus de dix ans. C'était dans une petite galerie de Beck Road, l'une des dernières rues de l'East End à faire un effet étrange, coupée en deux par un viaduct de chemins de fer. L'accrochage des photos était saisissant et l'ensemble qui avait investi tous les étages de cette petite maison victorienne eut l'effet d'une bombe. L'impact de cette vision me poursuivit au dehors et se répandit sur toute la ville ce samedi après-midi, jusque dans ma chambre où je voyais le soir venir dans une excitation intenable. Je suis resté longtemps obsédé par l'image d'un jeune skin offert frontalement dans une position de hierophante dans une rame de métro, deux pinces à seins reliées par une chaîne pendant sur son torse. Cette photo est devenue emblématique du Londres que je desirais à n'en plus pouvoir et dont l'épicentre était le London Apprentice, un pub immense et caverneux de Shoreditch pris dans un enchevêtrement de ponts de chemins de fer et d'anciennes gloires victoriennes, et sans doute l'un des mythes les plus puissants de la scène homo londonienne d'il y a dix, douze ans. La charge érotique du lieu était phénoménale. On baisait dans les voitures garées autour de Hoxton Square, qui avant d'être investie par les galeries d'avant-garde et de curieux jeunes gens en grosses lunettes et anoraks en nylon était complètement plongée dans l'obscurité et à la limite du coupe-gorge, ou on allait se toucher collectivement la bite sous les ponts les dimanches d'hiver, quand on ne se branlait pas simplement tout seul contre les murs. Il me semble y avoir vu le Man pissing on Chair de Tillmans projeté sur grand écran un soir, bien que je n'en sois plus tout-à-fait sûr. Par la suite Shoreditch fut balayé par l'hystérie médiatiquement ourdie de Cool Britannia et le London Apprentice, qui dans les derniers temps était tombé sous le coup de lesbiennes radicales qui ne comprenaient pas qu'on ait pu leur en interdire l'entrée et paradaient fièrement comme des coqs dans une atmosphère de fin de règne, fut investi par ces nouvelles foules, sans doute titillées à l'idée d'occuper le dernier bastion pédé pur et dur de tout Londres et de siroter leur Budvar sur le site de l'ancienne backroom.

Dans Truth Study Center c'est Londres qui continue sans moi. Il y a quelques très beaux nus dans ce livre. Les prises d'entrejambes en contre-plongée sont à la fois d'une force plastique et d'une délicatesse fascinante, la compacité de la queue à peine fermée sur son gland et les traînées de poils sombres menant au cul, peut-être un bar de baise sous les arches de chemins de fer à Southwark. Il y a aussi une image plus ancienne que j'avais vue à la rétrospective de la Tate il y a deux ans. Elle s'intitule The Bell, du nom d'un pub de Kings Cross qui au début des années quatre-vingt-dix faisait figure de seul lieu alternatif et passait la meilleure musique, avec Bowie et Morrissey érigés au rang de divinités tutélaires et leurs jolis adorateurs à flat tops. C'est l'image du grand urinoir, un long réceptacle en acier inoxydable constellé de petits blocs de désinfectant bleus et jaunes fondant sur la surface lisse et brillants comme des lucioles, avec un mégot noyé en plein milieu. Là l'homme que j'étais venu voir dans ma jeunesse m'a quitté pour un autre. Je suis finalement parti de Londres sans l'avoir revu mais eux sont restés dans ce que je ne connaîtrais plus, et d'une certaine facon je les envie de pouvoir continuer à voir cete ville dans son devenir. C'est par Tillmans que je veux la contempler de loin et la désirer encore de toutes mes forces.

 

In with the Hoxton Boys

Leonard Street, Shoreditch

A new Wolfgang Tillmans anthology, Truth Study Center, has just come out. For me Tillmans's photography has always been and remains the best evocation of London I know. It's remarkable that a young German artist should have so consistently given shape to the most exhilarating images of the city I was intellectually, emotionally and sexually inhabiting. Just like me he'd come to England searching for the sort of liberating myth only that country was capable of (he was in awe of Boy George, I was more of the Bowie/Morrissey school of gloom) and the power exerted by the fantasised city produced images full of an exuberant, all-encompassing desire and attraction to the shimmering surfaces of things, whether in the simplest still lifes on a window ledge, aerial views of boundless cities, close-ups of human bodies or planetary phenomena on a macrocosmic scale. There is in German a beautiful word that could sum up the vital drive of his photography and the extraordinary scope of his vision: sehnsuchtsvoll, which can be conveyed in English only in a very approximate way - to be full of a teeming, irrepressible desire towards the world and its sensuous proliferation.

Tillmans's photography and the extent of its experimentations trigger in me a sort of jubilation bordering on pantheism. The first exhibition I saw took place twelve years ago in a small gallery on Beck Road -  eerie and split in two by the Liverpool Street railway viaduct, one of the last streets in East London to feel like a time warp. The hanging of the pictures was chaotic and unlike anything else, and the show, which filled the tiny terraced house from top to bottom, had the effect of a bomb. A feeling of intense excitement took hold of me and as I left the place the whole city seemed transfigured by what I'd just seen. It was a grey Saturday afternoon and back in Stoke Newington I sat at my desk and looked out at the lit up houses across the garden, unsettled and full of the anticipation of the night to come. I'd got a picture from the exhibition which I stuck to the wall. It was a young skinhead standing spreadeagled on a tube carriage, his chest crossed by a heavy chain linked to two nipple clamps. This picture became iconic of a London which I wanted to possess and whose epicentre, the crowning glory where all was revealed to me, was the London Apprentice, an awesome, cavernous affair caught in a tangle of railway bridges and old Victorian showrooms, and without doubt the most enduring, heady myth of the East London homo scene even ten years after its closure. The erotic charge of the place was phenomenal. People fucked in the back of cars parked around Hoxton Square, which, before becoming the edgy hotbed of Britain's regained prevalence in the art world and a prime hang-out for skinny, young things in nylon anoraks and big glasses, was totally deserted and an extremely rough place to boot. Others went off to the bridges at closing time for a collective wank in some unlit recess. I think I saw Tillmans's Man pissing on Chair projected onto a big screen one night, but I'm not quite sure anymore. Then the Cool Britannia collective hallucination, media-induced as it was and relatively short-lived once the joint effects of high rents, the appearance of a less refined clientele and widespread delusion in 'New Labour' had started to kick in, swept through Shoreditch and changed it for ever, whilst the London Apprentice, which by then had been picketed by radical lesbians bent on storming the last bastion of arrogant maleness and parading around its bar like peacocks - which they eventually managed to do in a depressing atmosphere of irreversible decline - was after extensive refurbishment taken over by new crowds who certainly got a bit more than titillated at the prospect of sipping Budvar on the site of the old backroom.

In Truth Study Center London goes on without me. There are a few very beautiful nudes in it. The low-angle shots of male crotches have both a plastic simplicity and a fragile, fleshy softness that are fascinating to look at, with the fullness of the cock delicately enveloping the head and dark hair covering the thighs and bum, and were maybe taken somewhere under railway arches in South London. There's also an older picture which I'd seen at the Tate retrospective. It's entitled The Bell, after the Kings Cross pub which in the early nineties was possibly the only true alternative place to play decent music, with Bowie and Morrissey as tutelary divinities and crowds of cute, flat top sporting boys. The picture shows a large, oblong stainless steel urinal with cigarettes ends drifting between tiny blue and yellow disinfectant cubes, gliding and glistening like fireflies. At The Bell the man I'd come to see in my youth left me for somebody else before my very eyes. Fifteen years later I left London without ever seeing him again and somehow I envy them for continuing to see the city in its changes and mutations. My desire of it is kept intact and vibrates through Wolfgang Tillmans's photography.

30 October 2005

République du Mépris

Promenade plantée, Paris XIIe

De nouveaux incidents violents se sont produits ces dernières semaines en banlieue parisienne. Le 11 octobre un immeuble vétuste situé passage du Gazomètre à Montreuil était évacué par la police. Ayant ensuite trouvé refuge dans une maison de quartier les familles ainsi que les personnes qui les soutenaient se sont vues expulsées de manière extrêmement violente par des CRS qui étaient venus dans leurs plus beaux effets - boucliers, jambières renforcées et tombas - avant de défoncer la porte d'entrée à coups de bélier et de procéder å un tabassage en règle de plusieurs membres du comité de soutien, dont l'écrivain Jean-Pierre Bastid, sévèrement battu et matraqué à plusieurs reprises. Comme cela s'est passé rue de la Fraternité au mois de septembre, les familles jetées à la rue se sont vues offertes l'hôtel (trois nuitées précisément) dans l'Essonne et la Seine-et-Marne, et à nouveau elles ont refusé, sachant bien que se retrouver dispersées en grande banlieue ne ferait qu'exacerber leur précarité et les affaiblirait encore davantage dans une isolation inévitable. On semble actuellement beaucoup tenir à envoyer les gens en Essonne. Seraient-ce ses grands espaces, la fadeur uniforme de ses steppes et son ambiance d'enlisement où tout se dilue dans une indistinction mortifère qui la rendent si attrayante aux autorités métropolitaines désespérées d'en finir avec la mauvaise publicité engendrée par les mal logés? On ne peut non plus s'empêcher de s'interroger sur le fondement juridique des descentes de police dans les taudis et sur le respect du droit dans les procédures d'évacuation. Comme d'habitude le soupçon d'une mise en scène sinistre à destination des médias plane lourdement sur cette nouvelle rafle

Le 25 octobre, décidé à refaire dans le Kärcher, Nicolas Sarkozy visite Argenteuil et sa célèbre dalle. Il est tard et bien entendu ce qu'on voulut qu'il arrivât à une heure pareille se produit sans faillir: la délégation officielle se fait injurier et bombarder de bouteilles en plastique par des hordes de jeunes assemblés au pied des tours. Les caméras tournent et le numéro se met en branle de lui-même avec une perfection théâtrale renforcée par la monumentalité du cadre architectural. Comme à La Courneuve il y a quelques mois certains résidents se trouvent involontairement impliqués dans le show lorsque de leurs fenêtres ils sont directement interpellés par le ministre lui-même qui use d'un langage jugé adapté au contexte culturel (cette bande de racailles). Ainsi chacun devient dans la jubilation de l'agitation artificiellement maintenue et dans une vague ambiance de catastrophe imminente le figurant d'une mise en scène qui aurait eu un impact tout autre - et à coup sûr bien moins cinégénique - à neuf heures du matin, et l'on finit par se demander s'il ne s'agit pas là du frisson subliminal du bourgeois s'aventurant tard la nuit dans les coupe-gorges de la périphérie. Les banlieues ont toujours fonctionné à fond dans l'imaginaire parisien - la zone encerclant les anciens Fortifs étant l'une des premières incarnations du phénomène - et l'attraction du 'monstrueux' social, culturel et sexuel qui y est fantasmé reste d'une puissance indestructible, la forte concentration de jeunes hommes désœuvrés qui y circulent renforçant le mythe d'exactions et d'exploits en tous genres. Ce climat délétère connaît un apogée cataclysmique dans la nuit du 28 octobre lorsqu'une bataille rangée d'une violence inouïe entre jeunes de Clichy-sous-Bois et CRS éclate en réaction à la mort accidentelle de deux adolescents réfugiés dans un transformateur EDF et à laquelle la police est soupçonnée d'avoir contribué, même si le cours des évènements reste encore confus. Les émeutes se poursuivent jusqu'à tard dans la nuit et gagnent une cité voisine dans une sorte d'immense catharsis collective. Les images sont terribles et choquantes: des groupes de CRS armés de mitrailleuses que l'on dirait tirées d'une série de science-fiction arpentent les rues et interpellent les habitant des immeubles qui se sont pressés aux fenêtres - dans un français qui laisse fortement à désirer sur la grammaire et d'une agressivité effarante. Là aussi l'architecture est 'théâtralisée' à l'extrême lorsque les façades sont balayées par les rayons lumineux de projecteurs à forte puissance, dans une esthétique carcérale d'état d'urgence si extrême que l'on vient à se demander si un tel déploiement technologique digne des forces américaines en Irak (et encore une fois une telle exacerbation théâtrale) est réellement de mise.

À travers ces incidents très rapprochés dans le temps et voués à se reproduire au gré des provocations médiatiques du pouvoir et d'une répression proportionnellement intensifiée se révèle dans toute sa clarté la seule réponse dont la France soit capable pour venir à bout du mal abyssal qui la ronge. Le traitement du soulèvement des banlieues n'est qu'un aspect parmi d'autres du régime policier mis en place par l'État et qui ne semble connaître aucun équivalent dans l'Union européenne, ni par sa violence et ni par le degré d'humiliation dont elle est capable, et à laquelle elle peut manifestement donner libre cours en toute impunité (Habib Souaïdia, refugié politique algérien, battu à la station Châtelet et humilié au poste des Halles le 17 septembre). Que l'on pense aux manifestations lycéennes du printemps, à la vague d'expulsions lancée cet été ou à une jeunesse réfractaire intégrant de son plein gré les 'Camps Deuxième Chance' où l'armée s'occupe de tout, c'est à un état généralisé de militarisation que l'on assiste et on ne voit pas comment dans les conditions présentes le processus pourrait s'enrayer et ne pas prendre des proportions proprement monstrueuses. Et comment peut-on dès lors tenir un discours cohérent sur le devenir de la ville quand la police française est dotée de pouvoirs si exorbitants - ce dont tous les précédents historiques devraient nous prémunir - et accumule les dérapages? Au Pavillon de l'Arsenal se tient actuellement une exposition sur le devenir de Paris et, nous dit-on, le parti pris résolument post-haussmannien des projets d'aménagement de la couronne extérieure. Le même discours audacieux préside aux plans d''harmonisation' de la capitale avec sa banlieue immédiate par l'enfouissement du Périphérique en divers points et l'émergence d'une entité urbaine moderne digne de son époque. Face à tant de délicieuse afféterie parisianisante, on aurait presque envie de crier (en riant un peu jaune): "Mais que fait la police?"

15 September 2005

Silence Logique Sécurité Prudence

"Some day a historian of the future will discuss our age as one of the most obscene ones in world history: that of the capsular civilisation. Why? Because the level of technology and production stands out sharper than ever against the systematic, uncompromising exclusion of a major, and still increasing, part of mankind. The full awareness of this fact is shattering. 'We did not know', we will say to the historian of the future, but s/he will condemn us."

(Lieven de Cauter, The Capsular City, in The Hieroglyphics of Space (London: Routledge, 2002)

 

Le mois dernier, au journal télévisé de France 2, un reportage de même pas deux minutes sur la situation des SDF pendant les grandes vacances à Paris, et ce constat implacable: 'Contrairement aux idées reçues', ils ne sont pas mieux lotis l'été que l'hiver. La majorité d'entre nous semble donc penser que l'été est une partie de plaisir pour ceux dont la vie a chuté dix mille lieues en-deçà de l'humainement supportable. La voix de la commentatrice, qui essaie comme elle le peut de se donner un ton de circonstance et pense vraiment pouvoir parler de 'ça', nous fait découvrir comment ces gens sont livrés à eux-mêmes quand tout le monde part à la mer et nous révèle qu'ils peuvent par cette chaleur souffrir de déshydratation. Je me dis que cette voix est tellement crispante dans son timbre, ses intonations faussement respectueuses, son débit continu et la multiplication de petites formules creuses et convenues ('Belle et difficile saison') que le sujet en est purement et simplement invalidé. Au milieu de tout ce bruit, même pas deux minutes pour ne rien dire avant de passer à autre chose, des histoires de famille justement, des papys et des mammys qui font sourire et nous rassurent sur la bonté du monde. Je me demande aussi ce qu'il faudrait pour que ce scandale cesse. Ce qui aurait assez de force pour ébranler le pouvoir face à une déchéance sociale qui ne fait qu'englober de plus en plus de monde. Être réduit à leur proposer de vivre une semaine à la façon de leurs concitoyens les plus destitués, comme un reality-show de la télévision britannique avait lancé l'idée il y a quelque temps? À peine deux minutes et une voix sucrée qui neutralise, dissout le sens, rend l'insupportable acceptable, perpétue le mépris normalisé. De l'horreur de la grande pauvreté le silence et l'écriture peuvent commencer à en révéler quelque chose. C'est en lisant un texte comme Le Coupeur d'Eau de Duras, quelques paragraphes cinglants et vertigineux qui ne souffrent plus rien dans leur sillage, aucune parole non considérée, aucun reportage banal à pleurer et oublié sitôt diffusé, rien. Rien jusqu'à l'action humaine et radicale qui mettra un terme à cette obscénité inimaginable, à laquelle toute réponse ne peut être qu'inconditionnelle [1].

 

Topographie de la Terreur - Route de l'Essonne

C'était dans la chambre d'une pension d'Amsterdam. J'y avais pensé aux conditions de vie des mal-logés à Paris, aux squats et hôtels borgnes où s'entassent des familles entières dans un espace aussi restreint que cette chambre, à l'incroyable inadaptation des politiques publiques en matière de logement. Des incendies meurtriers ont éclaté tout l'été, entraînant un déchaînement médiatique en une période de l'année généralement ronflante. Cet intérêt soudain a immédiatement été exploité par le ministère de l'Intérieur qui, alors que les caméras tournaient encore (les télévisions s'avèrant parfois en savoir plus que les habitants eux-mêmes), s'est empressé de procéder à l'évacuation spectaculaire de plusieurs immeubles déclarés insalubres (ou pas nécessairement, quand il s'agit pour certains propriétaires de faire un carton). C'est toujours au petit matin, lorsque les patrouilles de CRS en tenue futuriste et platform boots vérouillent le quartier, que les enfants hurlent de terreur devant les armes, que les possessions sont jetées à la hâte dans des sacs poubelles tout comme les êtres désemparés le sont à la rue, leurs vies démantelées en quelques secondes à la suite d'un ordre donné d'un beau salon à boiseries. Dans cette agitation il est difficile de savoir ce qu'il advient des expulsés, qui, volatilisés et ballottés d'hôtels en hôtels autour du Périphérique se voient très vite à nouveau délaissés par les administrations une fois l'indignation dissipée et le calme revenu.

Il s'est pourtant passé quelque chose à la suite d'une de ces descentes (rue de la Fraternité, le jour de la rentrée scolaire). Des familles africaines expulsées s'étaient fermement opposés aux plans d'hébergement de la préfecture qui les auraient disséminés dans différents hôtels de l'Essonne. Ils ont préféré installer un campement de fortune dans un square du quartier, un secteur résidentiel et hautement désirable du XIXème arrondissement. La crainte de la dispersion familiale et donc d'une vulnérabilité accrue ont été les ressorts premiers de ce refus. Pourtant j'irais même jusqu'à penser que d'une certaine manière ils savaient tous que l'Essonne représentait le début de la fin et que dès lors il n'y aurait plus aucune limite au processus de déplacement et de dis-location qui les entraînerait de plus en plus loin dans les régions périphériques jusqu'à leur disparition pure et simple sans espoir de retour au-delà de la nébuleuse urbaine, le néant qui l'encercle, les champs et les forêts. Alors ils s'accrochent à Paris comme à l'espoir de l'intégration au sens le plus fort, l'envers duquel est incarné par ce joli nom de rivière, l'Essonne, qu'ils ne connaissent sûrement pas mais qui à sa simple évocation a éveillé des terreurs bien réelles.

Tant que Paris jouera à Paris aucune solution n'est concevable. C'est quand Paris cessera d'être ce qu'elle se complaît à rester, le pays enchanté d'Amélie Poulain pour le plus grand ravissement des touristes et des spéculateurs, un Disneyland disposant d'une force répressive comparable à celles des parcs d'attraction dont elle sert de modèle, et qu'elle décidera à remettre profondément en cause certains principes identitaires et structurels produits par son histoire (notamment en ce qui concerne les dynamiques et interactions complexes qu'elle entretient avec sa propre banlieue), en somme qu'elle acceptera de grandir et de re-devenir, qu'un début de réponse au désastre du logement pourra être apporté [2]. Faute de quoi l'éternelle dialectique centre-périphérie et les relations de pouvoir qui en découlent, les mécanismes de ségrégation sociale, culturelle et économique, les phénomènes d'appropriation de l'espace urbain par une frange sociale de plus en plus restreinte et excluante et toute la gamme d'injustices afférentes se perpétueront dans la même constellation de drames et de lamentables mises en scènes politico-médiatiques [3].

 

[1] Marguerite Duras, Le Coupeur d’Eau, in La Vie matérielle (Paris: P.O.L, 1987).

[2] Sur un possible avenir synergique entre Paris et sa banlieue: Tomato Architectes, Paris. La Ville du Périphérique. (Paris: Le Moniteur, 2003). Quelques réflexions cinglantes et très pertinentes sur le retranchement de Paris derrière son Périphérique dans: Nicolas Chaudun, Le Promeneur de la Petite Ceinture. Paris: Actes Sud, 2003.

[3] Pour une analyse des mécanismes sous-jacents à la crise du logement: Didier Desponds, La mixité sociale, leurre français, in Libération, Rebonds du 6 septembre 2005.

12 August 2005

Terrains vagues, si vagues

English version

L'Alexanderplatz est un endroit complexe. Non seulement absurdement immense, mais aussi impossible à appréhender de façon unitaire et cohérente. Vue d'en haut la fontaine dédiée à l'Amitié entre les Peuples (entendre entre les nations du bloc communiste), une composition à colonnes de hauteurs graduées disposées en cercle d'où cascadent quelques jets d'eau (les carreaux faune et flore du bassin font penser à ces cadeaux de Fête des Mères qu'on était forcé de produire chaque année) et qui à chaque passage me frappe par sa taille modeste dans un espace si démesuré, devait marquer le centre d'un dispositif spatial constitué d'objets architecturaux disparates et sans véritable lien entre eux. Elle était en effet insérée au cœur d'une spirale inscrite dans le dallage et dont les ondes concentriques structuraient visuellement et très superficiellement l'immensité ambiante. Au niveau du sol rien de tout cela ne se laisse entrevoir - la gestuelle grandiose de l'urbanisme triomphal socialiste 'à programme' étant le fait d'un architecte démiurge agençant tout du haut de son olympe de béton craquelé et de vieux lino - et l'on reste troublé face à l'hétérogénéité illimitée de cet espace morcelé et comme constitué de plaques mouvantes glissant à la dérive - et d'autant plus à présent qu'une infinité de petits chantiers indépendants en perturbent sans cesse la surface.

Alexanderplatz - Terrain de jeu provisoire

La place est socialement occupée de façon très fragmentaire. Les complexes commerciaux ainsi que quelques lieux 'marqueurs' tels que la susdite Fontaine der Völkerfreundschaft et l'Horloge Universelle Urania constituent les pôles d'attraction d'une activité sociale diverse, dont les hordes de jeunes punks+chiens au style immaculé après un dimanche à Camden Town, qui ont toujours des choses à se raconter autour des bouches de l'U2 comme jadis Place des Innocents. Par-delà la ligne de tramway, qui délimite l'étendue de façon plus déterminante qu'elle n'en a l'air, l'espace change sensiblement de nature, devient plus indéterminé et mouvant, tout de monticules de gazon informes et de parcelles sans affectation particulière et striées de chemins aléatoires. Il est très difficile à déchiffrer et semble être le théâtre d'une présence humaine incertaine et sporadique. Parfois des vendeurs à la sauvette ou des skaters l'investissent brièvement. La Volksbühne y a aussi monté des structures légères pour des shows informels. Coincé entre le tramway et la 'rue' (en fait d'énormes autoroutes intra-urbaines comme on savait si bien les faire alors) et délimité par aucune architecture 'en dur', ce morceau d'espace est l'un de ces spaces of uncertainty, ces lieux vagues et marginaux qui déterminent tant le caractère de Berlin, tels que les explorent les architectes Kenny Cupers et Markus Miessen dans leur petit livre lumineux du même nom. Je reparlerai par intermittence de ce livre tant la densité d'idées en correspondance étroite avec la thématique de ce site exige qu'on y revienne [1].

U-Alexanderplatz - Passage souterrain

Dans l'indistinction verte il y a quelques bouches d'accès au réseau de passages souterrains qui traversent l'anneau de voies rapides. Ces couloirs semblent très peu empruntés étant donnée la fonction stratégique du lieu. Il y descend au contraire une paix, un silence soudains dans l'odeur lourde et troublante du métro berlinois qui dérive en nappes. On ne sait vraiment ce à quoi tous ces tunnels et escalators mènent tant la signalétique est approximative. Même sous terre l'incertitude règne, le calme des passages au carrelage orange-RDA à l'issue desquels un mode différent commence, ignoré car trop difficile d'accès. Une autre orientation de l'espace, un autre continuum temporel. Le blanc des petits carreaux de faïence et le bleu maritime des façades de la Karl-Marx-Allee, la paix de l'avenue malgré sa largeur gigantesque, son humanité inattendue la rendent étrangement agréable. Il y règne comme un vague sens de promesse. On y pense à la Russie, pas tant à cause de l'architecture que du ciel glacé et pâle qui s'affadit vers l'horizon. On imagine que les perspectives de palaces staliniens se poursuivent jusqu'aux confins de Berlin, et que jusqu'à la Russie une longue voie triomphale ponctuée de structures fantastiques poursuit l'enchaînement de pierre. En fait tout se délite rapidement bien avant le Ring Bahn. Dans l'emphase doucement anachronique de cette avenue le désir revient et se reforme avec une force terrible dans la mémoire des amants de l'été et des soirées sous les lustres à cristaux du Kino International.

 

[1] Kenny Cuppers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann KG, 2002). Au sujet des dispositifs de contrôle dans l'urbanisme de l'ancien bloc communiste, voir: David Crowley & Susanne E. Reid (eds.), Socialist Spaces. Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc (Oxford: Berg, 2002).

 

Vakuum am Alex

Alexanderplatz - Park Inn Hotel

The Alexanderplatz is a complex place. It's absurdly vast and can't be considered in any coherent, unified manner. Seen from above the fountain dedicated to the Brotherhood of Nations (communist only), a surprisingly small structure consisting of a cluster of stylised Doric columns spurting out water into an ornamental basin (the almost childlike floral tiles are reminiscent of the sort of presents we made for Mothers' Day), was to be the heart of a grand architectural composition stitching together hitherto disparate, disconnected objects into a modicum of unity. It was the crowning piece of a huge rippling spiral set in the pavement whose lyrical sweep was to encompass the whole square. At ground level none of this can however be seen - the grand gestures of socialist urbanism were the prerogative of a godlike architect shaping the world from atop his stained concrete and cracked lino-ed tower - and one is bewildered by the sheer expanse of an incomprehensible, fragmented space made up of randomly drifting plates and disrupted here and there by building sites like so many micro-attempts at improvements which one day may gel into something altogether more harmonious and urbane.

The social make-up of the Alex is equally heterogeneous. The shopping complexes and a few landmarks such as the aforementioned Fountain der Völkerfreundschaft and the Urania Universal Clock act like magnets around which all sorts of social activities take place, not least the regulation sit-ins of dog-accessorised groups of teenage punks around the U-Bahn entrances, all kitted out in the latest Camden gear. Past the tramline, which splits the space in a sharper way than is first visible, a more undetermined, porous world starts. It lacks legibility and consists of a maze of derelict grounds devoid of any clear function and randomly placed grassy mounds. Human presence is transient and sporadic. Sometimes peddlers and skaters tentatively use the patch. A while ago the Volksbühne even set up temporary light structures for some impromptu in the open air. Stuck between the tramway and the road (in actual fact a full-blown inner-city highway of the kind only Ostblock urbanism could drive into the hearts of its cities) and demarcated by no architectural hardware, this unstable fragment of land is one of those interstitial spaces of uncertainty, which seem to define so much of Berlin's urban experience, as theorised and explored by architects Kenny Cupers and Markus Miessen in their eponymous, wonderful essay. I will occasionally come back to it as the density of the ideas it develops, which tie in with the thematic of this site, deserves further investigation [1].

In the green void there are a few entrances to the subways that criss-cross underneath the motorway ring. These tunnels are little used considering the importance of the Alexanderplatz as a transport hub. On the contrary the atmosphere is strangely peaceful with the strong, unsettlingly erotic smell of the Berlin underground drifting in the half-light. It's unclear where those GDR-hued tunnels lead to as the signage is as vague and uncertain as the space above. There is just silence and the prospect of another world at the end of the underpasses, remote and vague. Another sense of space, a different time continuum. The biscuit-coloured tiling and breezy blue of the blocks of flats on the Karl-Marx-Allee, the emptiness of the avenue contrasting with its delirious size, its unexpected humanity make it strangely pleasant and faintly anachronistic. A vague sense of promise and anticipation pervades the air. Russia comes to mind, because of both the architecture and the sky it's delineated against, an icy, pale blue sky fading into the horizon. I sometimes imagine that the long row of Stalinist palaces unrolls undisturbed as far as the edge of Berlin, and that the triumphal avenue is then lined at regular intervals with grandiose structures all the way to Russia. In actual fact it's already over well before the Ring Bahn. In the time-warp of the Karl-Marx-Allee desire comes back with considerable force and conjures up memories of summer lovers, of chandelier-lit parties at the Kino International.

 

[1] Kenny Cuppers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann KG, 2002). On the strategies of control in Ostblock urbanism, see also: David Crowley & Susanne E. Reid (eds.), Socialist Spaces. Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc (Oxford: Berg, 2002).