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23 September 2011

Saviour Machine

7 juin 2006: le Vatican s’érige une nouvelle fois contre la reconnaissance civile des unions homosexuelles. Le conseil pontifical pour la famille a en effet réaffirmé son hostilité à l’encontre d’unions 'insolites' qui selon lui sont autant de signes de 'l’éclipse de Dieu'. Alors que le terme d’insolite pouvait porter à sourire de l’ignorance crasse de vieux cons sans aucune prise sur la nature humaine, la métaphore de l’éclipse eut en moi une toute autre résonance. Dans sa flamboyance claquante la formule ne manquait pas de panache, et je trouvais cela à la limite flatteur de me voir érigé en enjeu quasi métaphysique. Jusqu’à ce qu’une promenade hier soir dans le centre de Cologne fasse cesser la rigolade. La soirée était douce, les rues pleines de promeneurs et je m’étais arrêté sur une petite place ombragée bordée de cafés. Le lieu était nommé Jean-Claude-Letist-Platz, ce qui me surprit autant par la longueur du nom que par le fait qu’il s’agissait d’un Français totalement inconnu. La plaque de dédicace présentait Jean-Claude Letist comme un activiste impliqué dans la vie gay et lesbienne de la ville et dont la contribution majeure fut son dévouement envers les malades du sida afin de rompre leur isolement social. Que les édiles de Cologne aient voulu témoigner leur gratitude en nommant ainsi une petite place anodine et ensoleillée, où la vie de tous les jours suit tranquillement son cours, m’a énormément ému et rempli d’admiration pour une ville où ce genre de chose va de soi. Ce qui me rappela immédiatement l'image de l’éclipse éructé des profondeurs caverneuses du Vatican, dont la cruauté me parut d’autant plus sinistre et obscène. Rien de nouveau donc sur le catholicisme institutionnel, arnaque intellectuelle inhumaine et mortifère qui continue de distiller son poison en un immense désastre ancestral.

 

Manifestation anti-Pape, Potsdamer Platz, Berlin

Aujourd'hui le Pape est arrivé à Berlin pour un voyage officiel de trois jours dans son beau pays. Une contre-manifestation est cet après-midi partie de Potsdamer Platz après son intervention dans l'enceinte même du Bundestag - en l'absence d'une partie des députés de gauche qui protestaient contre ce mélange des genres pas très sain. On imagine aussi le peu de sympathie qu'inspire une figure incarnant à elle seule une forme de réaction glaçante et terrifiée par l'humanité désirante, et qui n'hésite pas à tendre la main aux franges les plus délirantes de l'intégrisme catholique. C'est bien le même Benoît XVI qui il y a quelques années qualifiait l'homosexualité d''éclipse de Dieu', ce qui à l'époque m'avait paru assez fantastique d'adresse stylistique. On ne peut en tout cas pas lui nier le sens de la formule qui tue.

Il y a quelques jours à Buffalo, Upstate New York, un adolescent de 14 ans, Jamey Rodemeyer, mettait fin à ses jours pour ne plus endurer les insultes et intimidations homophobes (une grande partie étant proférées anonymement via Internet) dont il était constamment la cible à l'école. Malgré le soutien de sa famille et le recours à un psychothérapeute - chose en soi assez rare tant la honte d'être victimisé par ses pairs pousserait davantage à un reflexe de silence et de repli - les nerfs ont lâché et la peur, celle qui monte du ventre, se répand dans les membres et liquéfie le corps à tel point qu'il en reste sans force et hébété, a snow storm freezing your brain, l'aura foudroyé dans son être et poussé à l'irrémédiable. Propulsé loin du monde familier et réconfortant de l'enfance, plein à en devenir fou d'une terreur ravalée pour garder bonne figure face aux autres qui voient tout mais ne disent rien, Jamey trouvait sa force en Lady Gaga. Ses quelques messages postés sur le Net avant sa mort rendent hommage à celle qu'il décrit comme son inspiration, celle qui l'aidait à tenir le coup au jour le jour - quelques minutes de fluff synthétique faisant toute la différence entre la vie et la mort. D'autres en d'autres temps s'en sortaient avec Donna Summer, ou Madonna. Moi j'avais eu Bowie et ses mutations surhumaines de dandy, l'exact envers d'un monde trivial à vomir. C'est sans doute là ce que la pop, dans son immédiateté, son immense pouvoir de suggestion et sa capacité à transporter loin des contingences d'une vie honnie, peut accomplir de plus noble et en cela surpasse les autres formes artistiques - donner aux queer kids de toutes les périphéries (au sens le plus large du terme) la simple force de résister. Pourtant la Gaga n'aura pas suffi pour qu'il reste et qu'à quatorze ans il n'ait pas vécu si intimement avec l'idée affreusement adulte du suicide. Dans ses dernières vidéos il est d'une lucidité ahurissante sur sa situation tout en réussissant quand même à faire le beau gosse (la main langoureusement passée dans les cheveux, je connais) pour s'adresser à son idole. Nul doute qu'il aurait fini par quitter Buffalo, ville générique et frontalière, pour gagner comme beaucoup avant lui New York City où Queen Gaga rayonne de tous ses feux sur l'East Village... La mort de Jamey Rodemeyer a horrifié les États-Unis tout comme celle il y a des années de Matthew Shepard, attaché à un grillage et écorché vif dans un trou du Wyoming. Pour ces deux noms parvenus à la conscience collective combien d'autres dont on n'a jamais rien su, vaporisés dans un néant médiatique et donc sans réalité? Est-ce à dire que ces disparitions auraient été dans l'opinion publique indifférentes et, selon des mécanismes de hiérarchisation des vies (en fonction de facteurs de race, de classe sociale ou de genre par exemple), ne méritaient pas qu'on en fasse état? Cela n'ôte bien sûr rien à cette tragédie individuelle derrière laquelle se profilent des milliers d'autres invisibilisées.

Aujourd'hui au Bundestag Benoît XVI a administré devant une assistance qui n'osait piper mot l'un de ses tours de force théologiques dont en parfait gardien du dogme il a le secret. Une sophistication philosophique dont on le crédite souvent mais évoluant à des années-lumière de la religiosité frelatée et violente dans laquelle marine une grande partie de ses ouailles, sans compter celles qui par milliers sont vouées à une mort certaine pour cause de dénonciation du préservatif par un homme qui est censé les aimer. Parmi les insultes récurrentes à l'encontre de Jamey Rodemeyer, celle, primaire et graphiquement infantile, de finir en enfer parce que gay semble l'avoir particulièrement ébranlé. L'idée évidente et maintes fois assénée que le monde serait plus vivable sans lui. C'est à présent chose faite. L'éclipse totale.

21 March 2011

The Ballad of the Yummy Mummies

Spielplatz, Greifswalder Strasse, Prenzlauer Berg

Il y a dix ans la simple évocation du nom de Prenzlauer Berg suffisait à faire monter l'adrénaline d'un cran. Ne résidant pas encore à Berlin c'est comme si tout mon imaginaire de cette ville s'y cristallisait: le nom-même me fascinait, l'architecture relativement bien préservée des destructions du siècle était dans son opulence dégradée le véhicule de mes fantasmes de Mitteleuropa, Schönhauser Allee était interminable sous son ciel froid de Russie. Même sa population semblait rescapée d'un monde partout ailleurs révolu, l'urbanité tranquille de ses rues l'antithèse intégrale des visions d'horreur londoniennes accompagnant la fermeture des pubs. Je m'y promenais souvent les samedis après-midi, impressionné par les énormes volumes des Mietskasernen et la plasticité lourde de leurs stucs - du moins celles qui n'avaient pas été dénudées et recouvertes de ce badigeon gris rugueux emblématique de la RDA, qui devait considérer ces fantaisies ornementales comme intrinsèquement décadentes, avant de s'y initier elle-même peu avant sa chute. À la tombée du soir je m'y sentais seul, prêt à me rendre dans un club inconnu où se tenait l'une des nombreuses sex parties du weekend et où j'arrivais toujours trop tôt. C'était là et exactement là que je me voyais vivre dans un futur hypothétique.

On imagine Berlin échapper aux processus de gentrification à l'œuvre partout ailleurs simplement parce que c'est Berlin et que son histoire et son économie chaotique lui assureraient comme par magie un statut à part, même si les rêves des élites post-unification la voyaient miraculeusement propulsée au rang de métropole mondiale. Et puis la mobilisation d'une population que l'on pense très politisée ne laisserait jamais cette ville connaître le sort de Paris ou Amsterdam - la résistance généralisée à Mediaspree, un projet gargantuesque de redéveloppement des abords du fleuve en étant l'exemple emblématique. Seulement la tendance de fond est indéniable et de nombreux événements - microscopiques ou largement médiatisés - nous le rappellent constamment. Avec l'évacuation violente d'un squat de Friedrichshain il y a quelques semaines la question de la gentrification du centre s'est retrouvée propulsée au centre des débats. Berlin, dernier bastion du cool international, succombait aux mêmes mécanismes normalisateurs d'uniformisation sociale et la figure emblématique de cette dérive n'était autre que la famille de classe moyenne avec enfants en bas âge ayant investi - colonisé pour certains - Prenzlauer Berg et poursuivant son avancée vers d'autres secteurs moins policés de la ville.

Le phénomène n'est pas récent mais a pris ces deux ou trois dernières années des proportions délirantes. Il est des zones bien particulières de Prenzlauer Berg où l'on ne s'aventure pas à certaines heures tant on frise l'hystérie dans le trafic de poussettes double-place, quand ce ne sont pas ces énormes carrioles pilotées par quelque jeune parent stressé promenant toute la smala de l'immeuble. Helmholtzplatz le samedi après-midi est quasi impénétrable, ses commerces et espaces publics étant presque intégralement dévolus au culte de la petite enfance et à toutes les niaiseries propres à cet âge. Il existe des salons de thé pour jeunes mères épanouies cultivant l'entre-soi et se livrant à une compétition farouche par progéniture interposée, ma boutique de fringues pédé favorite est devenue une layetterie de luxe et ces rues ombragées aux stucs de pièces montées fraîchement rénovées ont maintenant quelque chose d'un peu trop doucereux. Tant de jolité pastel finit par rester sur l'estomac et ce que Prenzlauer Berg pouvait avoir de fracturé dans sa grandeur louche se trouve submergé par un provincialisme sage de bon goût que certains attribuent à un type de conservatisme mesquin et argenté propre au sud-ouest allemand - beaucoup de ces jeunes couples viennent apparemment de là, un soutien familial conséquent leur permettant de subsister et se multiplier dans cette ville de chômeurs. Il existe un terme très méchant pour décrire ce phénomène social: Spießertum, mentalité du petit bourgeois provincial étranger à toute culture urbaine et imposant ses valeurs d'ordre et de tranquilité au risque de rendre terminalement fade cette ville dont l'éclat anarchique l'avait pourtant attiré. D'autres parlent de Bionade-Biedermeier, ce qui revient à peu près au même.

Se promener dans Prenzlauer Berg donne le sentiment d'une monoculture absorbant une histoire qui ne lui appartient pas en en recrachant à sa périphérie les scories - la polarisation sociale entre classes possédantes et démunies y étant excessivement marquée pour une ville comme Berlin. Le quartier, depuis longtemps déserté par ses populations ouvrières et étudiantes dont le brassage ne semblait plus possible qu'ici, est devenu le territoire exclusif (souvent revendiqué avec arrogance dans une occupation emphatique de l'espace à grand renfort de panzer-buggies) de l'hétérosexualité reproductrice triomphante, réduisant à néant ce que le lieu, dans son ambiguïté entre deux âges, ses poches de temps hétérogènes, ses destructions encore visibles, son histoire vivante de dissidences politiques, avait de résolument queer. Avec le bétonnage des identités sociales et sexuelles, l'uniformisation urbaine et surtout l'omniprésence d'enfants en bas âge et de l'esthétique neuneu qui en résulte, Prenzlauer Berg a depuis longtemps cessé d'être un site de désir intense menant à d'autres ailleurs géographiques, mémoriels, émotionnels, érotiques. C'est comme une immense bonbonnière fermée hermétiquement sur un fantasme hégémonique de plénitude familiale duquel aucunE n'a intérêt à dévier, et macache pour toutes celles et ceux qui ne s'y reconnaissent pas - gay, straight ou autre.

Dans No Future, Lee Edelman élabore, à l’encontre d’une organisation sociale intégralement centrée sur l’enfant, une éthique queer appelant à l'abandon de toute tentative d'adaptation à la politique mainstream d'élan reproductif (ce qu'il nomme reproductive futurism). Être queer (ou ‘cuir’ comme on le prononce à l’allemande, ce qui amuse toujours) exige selon lui une césure complète avec l’idée même d’un futur rédempteur - qui n’est que simple répétition et tout aussi mortel que le passé -, et invoque la puissance explosive de l’ironie pour faire voler en éclats cette temporalité fantasmatique dans laquelle se projètent les tenants de l’ordre familial. Citant lui même Hocquenghem, “Le mouvement homosexuel se rapporte à l'inengendré-inengendrant du désir orphelin en ce qu'il ignore la succession des générations comme étape vers le mieux-vivre. Il ne sait pas ce que signifie le sacrifice pour les générations à venir, pilier de l'édification socialiste. [...] Le groupe sujet homosexuel, circulaire et plane, annulaire et sans signifiant, sait que la civilisation est mortelle, elle seule." Puissent ces mots ne jamais me faire perdre de vue ma présence cinglante dans ces rues grouillantes d’un futur tout-puissant [1].

 

Ça a fini sur une aire de jeu de Helmholtzplatz l'impénétrable / Lorsque je me suis retrouvé dans le tram avec ce grand skin qui me tenait par le colbac j'ai saisi tout le potentiel révolutionnaire de la situation / Il m'avait déjà passablement arrangé une heure plus tôt au Lab et comptait bien poursuivre les sévices en toute intimité / C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés au milieu du terrain de jeu dans la pluie froide et grise de cette fin de nuit / Il me laissait faire ce que je voulais sur lui, il était cool / Son jock noir de pisse sortait de son jean, il était bien rempli, avec un énorme Prince Albert que je mordais à travers le tissu / Les jets âcres se diffractaient contre l'anneau d'argent épais et me coulaient de partout / De temps à autre je me faisais piétiner la gueule, il avait en plus des pieds divins / Un mec de 46 ans plein de cicatrices bandant comme un salaud / Je pense qu'il m'aime bien, ce n'est pas la première fois avec lui, et pareil contre le toboggan des petits, il m'avait longuement travaillé le cul / J'avais toute sa main à l'intérieur alors que nous croisions les premiers travailleurs du matin / À la fin il faisait déjà jour, personne semblait ne rien avoir vu / À une telle heure les petits enfants dormaient encore paisiblement dans leurs châteaux des merveilles aux couleurs sucrées.

 

[1] On ne résiste à la tentation de citer in extenso ce passsage brillant: “If the fate of the queer is to figure the fate that cuts the thread of futurity, if the jouissance, the corrosive enjoyment, intrinsic to queer (non)identity annihilates the fetishistic jouissance that works to consolidate identity by allowing reality to coagulate around its ritual reproduction, then the only oppositional status to which our queerness could ever lead would depend on our taking seriously the place of the death drive we’re called on to figure and insisting, against the cult of the Child and the political order it enforces, that we as, Guy Hocquenghem made clear, are “not the signifier of what might become a new form of ‘social organisation,’” that we do not intend a new politics, a better society, a brighter tomorrow, since all of these fantasies reproduce the past, through displacement, in the form of the future. We choose, instead, not to choose the Child, a disciplinary image of the Imaginary past or as site of a projective identification with an always impossible future.” Lee Edelman, No Future. Queer Theory and the Death Drive (Durham, London: Duke University Press, 2004), 30-1. Guy Hocquenghem, Le Désir homosexuel (Paris: Fayard, 2000 [1972]), 176-7.

06 March 2011

Papy Sucre d'Orge

"He has seen a million ugly scenes
Places where men droop with mould
The backrooms, where soiled goods are sold
Seen with opened eyes since frail fifteen"

(Marc Almond, The Hustler)

 

Hotel, Eisenacher Strasse, Schöneberg

Comme toujours je veillais à ne pas être le dernier à partir. Les dimanches après-midi au bordel ont tendance, il est vrai, à se terminer tôt et les départs à se faire par vagues subites. On se retrouve alors seul avec le sentiment pénible d'avoir raté la fête. Lui, je l'avais remarqué à plusieurs reprises, un grand barbu barraqué à poil en train de se branler au milieu du bar. Il était bien monté et savait se poster aux bons endroits pour en faire profiter tout le monde. Je l'observais de ma lucarne, l'un des nombreux trous percé dans la paroi où de temps à autre les mecs venaient au petit bonheur la chance se faire sucer. Une fois sorti je l'ai aperçu au milieu du terrain vague qui borde Berghain. Il semblait attendre quelqu'un et dans mon ébriété avancée il était évident que c'était moi. Nous avons marché ensemble dans la boue épaisse, moi déterminé à le suivre chez lui, lui tenant des propos confus et se comportant de façon erratique, me laissant penser qu'il n'avait pas absorbé que de l'alcool. Cela ne m'empêchait pourtant pas de jouer les fiers-à-bras et de lui chauffer la queue sur le quai du U-Bahn direction Samariterstrasse. Une fois chez lui il se mit à me dessaper en vitesse et à me travailler le cul. Lui disant que je ne pratiquais pas le bareback il m'ordonna de quitter immédiatement l'appartement. En moins de cinq secondes je me retrouvai à dégringoler les escaliers dans le noir sans même avoir dit un mot. Dehors il faisait un froid glacial, je me sentais vidé et désorienté d'avoir subitement dû m'arracher à son intimité, même à ce point frelatée. C'était dimanche soir, la fin d'un weekend qui se terminait comme beaucoup dans l'incertitude. Les rues sombres et impersonnelles ne promettaient plus aucun amour, il était déjà tard. Déchiré entre rage, tristesse et dégoût je passai devant le Liebig 14, squat évacué quelques jours plus tôt dans un déploiement policier délirant. Des fourgons des brigades anti-émeutes stationnaient encore à l'angle en cas de nouveaux débordements.

L'événement, même s'il fut vite dissout dans le jour revenu, entra en résonance avec d'autres d'une dureté égale. À la Berlinale deux semaines plus tard passait un documentaire superbe de Rosa von Praunheim sur la prostitution masculine à Berlin, Die Jungs vom Bahnhof Zoo. La gare - depuis des décennies connue pour ses rent boys et autres fugueurs en rupture familiale - est pour le cinéaste le point d'ancrage de trajectoires multiples traversant Berlin de part en part et déroulant jusqu'à Vienne une litanie d'enfances fracassées, d'exil et de prédation sur fond de conflits armés et de grand brassage européen des biens et des corps. Les moments les plus troubles se passent toutefois à Schöneberg où toute une scène composée de jeunes Roumains et de gentils papys gâteau brûlés aux UV (comme il se doit dans ce curieux vestige de Berlin-Ouest) se cristallise autour de deux ou trois établissements bien connus. D'un appartement voisin un voyeur, lui aussi friant de Stricher est-européens, surplombe tout le manège d'Eisenacher Strasse la tête couverte d'une cagoule en cuir - qu'il ne quitte jamais, le nez proéminent du masque lui donnant même l'apparence d'un oiseau de proie. J'avais l'impression d'une sorte d'appreciation society très exclusive pour garçons cassés, un micocosme confidentiel de structure quasi néo-coloniale (mais en plus pratique car à deux pas de chez soi) superposé au Schöneberg 'classique' des boutiques pour fétichistes chics, bars de moustachus et autres XXX Kinos. L'équipe de tournage se rend d'ailleurs dans un village de l'est roumain où virtuellement tous les jeunes hommes en âge de le faire 'travaillent' à Berlin (il existe même un service de bus direct). C'est l'envers de Schöneberg, là où ces garçons retrouvent une histoire et un passé auprès des leurs, avec leurs aspirations et désirs propres, loin de l'exotisme toc dans lequel ils se trouvent enfermés, et c'est tout le mérite de Rosa von Praunheim d'avoir su contextualiser ces vies et restituer l'humanité complexe de chacune. L'un des derniers interviewés, un jeune mec de Marzahn, clôt le film de façon glaçante: à la suite d'agressions sexuelles aux mains d'un employé de piscine municipale, il était machinalement devenu une sorte de garçon à louer et à emporter, des hommes âgés sans doute très réceptifs à son état de destruction mentale et émotionnelle le cueillant toujours dans le même square pour l'emmener mater des pornos chez eux. Pour lui tout rapport avec un homme devait nécessairement en passer par là. Il n'y avait rien de plus normal et la reconstruction ne commença à se faire que beaucoup plus tard quand une possibilité d'aide de laissa entrevoir beaucoup plus à l'ouest. À Schöneberg précisément...

Par pure coïncidence je lisais au même moment Un mauvais Fils d'Ilmann Bel, récit des périples d'un jeune beur gay dans les arcanes des rézos de drague téléphonique et de la prostitution parisienne. Ambitieux, dédaigneux des moches et un peu paillettes sur les bords, Zacharia est un jeune homme élégant avec des goûts prononcés pour le luxe mais bien souvent on le préférera en survêt' blanc et Rekins, si possible avec un air méchant et 'l'accent banlieue' même s'il n'en est pas originaire. Et ça marche à tous les coups, entre le bobo créatif de Belleville qui s'entiche de lui à la misérable épave au fin fond du neuf-trois qui bande sous les crachats du beau rebeu qu'il a réussi à se payer. Le style plat et factuel du livre lui donne même à la longue une qualité presque hallucinatoire. Alors que certaines passes au Bois ne sont pas dénuées de tendresse envers des michetons morts de trouille, la multiplication de plans foireux en province avec de vieux dégueulasses achève d'exacerber le sentiment d'une fuite en avant incontrôlable qui peu à peu se mue en aliénation absolue: si on ne le désire que pour sa bite d'Arabe, elle seule régira désormais tout rapport au monde. La fin du roman est d'ailleurs trash à souhait: au bras de son énième sugar daddy, Zacharia s'envole pour New York, fait chauffer la carte de crédit du vieux et réussit même à se taper Árpád Miklós dans son palace dominant Manhattan (mais Árpád, bon prince, refusera l'argent, début peut-être d'une révélation dont on ne saura rien). Il est vrai qu'entre-temps Zach se sera considérablement durci au contact de l'industrie du 'glamour' gay qui entre photographes mythomanes et pornographes véreux lui renvoie toujours le même stéréotype de la racaille juste bonne à faire tourner ces cochons bourgeois de pédés. À cet égard la claustrophobie du Marais et la culture qui y prévaut sont très bien évoquées dans sa frénésie de baise et sa commodification de corps exotiques - ethniquement comme socialement, une sorte de safari sexuel mené électroniquement du confort de chez soi sans les frictions du monde réel [1].

Toujours un peu plus miné par la dureté de l'univers gay dont je suis intégralement partie prenante par ma consommation de corps et de lieux - tellement omniprésente même qu'elle en devient indiscutable - je me laissais gagner par une tristesse amorphe.

 

Mère - La Grande Borne, Grigny

Et il y a quelques jours, une chose que je croyais perdue à jamais, retrouvée du fond d'un âge d'innocence. J'avais quatre ans lorsqu'une équipe de production de ce qui était encore l'ORTF est venue dans ma cité recruter des acteurs potentiels pour une comédie de Noël. Le Père Noël est en Prison est une chose légère et inconséquente racontant l'incarcération d'un vagabond animant les centres commerciaux en robe rouge et fausse barbe et sa libération par la police à la suite d'un soulèvement des enfants de la ville qui craignaient de ne pas recevoir leurs cadeaux. Rien de plus, le tout tient en une heure. Face aux grands classiques invariablement resservis au moment des fêtes depuis des décennies, ce petit téléfilm n'a jamais fait le poids et n'a été diffusé à ma connaissance qu'une fois. Nous l'avions regardé en famille dans le grand lit de mes parents mais j'étais trop jeune pour en garder un quelconque souvenir, si ce n'est que, séparé de ma mère, j'avais pleuré sur le tournage. Le noir et blanc granuleux, le jeu grandiloquent et histrionique des acteurs principaux, les discours militants un rien étranges débités par les enfants révoltés (on sortait juste de soixante-huit et heureusement pour le Père Noël le Groupe d'Information sur les Prisons de Foucault venait d'être créé) et aussi sans doute le côté low budget de la production en ont vite fait quelque chose de daté, de complètement mièvre et pour tout dire de pas drôle du tout.

Des sentiments très forts ont pourtant refait surface lorsque je l'ai vu sur le site des archives de l'INA. Même si le noir et blanc maussade est loin de faire justice à l'exubérance chromatique de la Grande Borne des origines (c'est-à-dire avant les réhabilitations ratées des années suivantes face à la catastrophe qui se profilait) l'architecture de la toute nouvelle cité est omniprésente à travers les défilés des enfants consternés et son étrangeté esthétique a sans doute été retenue précisément par la place qu'elle accordait au jeu et à la découverte émerveillée. L'architecte Émile Aillaud, dans un paternalisme très XIXème plein d'une condescendance un rien précieuse envers les évacués de Paris qui avaient investi sa création, l'avait voulue ainsi et n'avait pas lésiné sur les matériaux semi-précieux pour l'élévation prolétarienne: ça sentait bon le bois verni et la peinture fraîche dans les halls de mosaïque et très jeune j'avais déjà le sentiment d'une modernité extrême rutilant dans une paix et une lumière toutes corbuséennes. Pourtant le grand ensemble, si original qu'il fût, commençait à faire l'objet de critiques très dures peu de temps après sa réalisation. Dans un documentaire télévisé diffusé deux ans plus tard, L'Enfer du Décor, où Aillaud, dérangé exprès de Saint-Germain-des-Prés, expose à nouveau in situ ses bienfaits à l'égard de la classe ouvrière, l'image est tout autre: des loubards à coiffure de Ringo et chemises cloutées décrètent que "c'est la zone", de jeunes sociologues dépêchés de Vincennes nous disent que les petits enfants, ceux-là mêmes qui apparaissent dans Le Père Noël, sont condamnés par les mécanismes du système éducatif aux mêmes schémas d'oppression sociale que leurs parents pendant que des mères désemparées révèlent leurs multiples tentatives de suicide. Car ce qui frappe dans tous les documents d'époque c'est le nombre de femmes aux fenêtres, seules, immobiles, en attente dans une bulle coupée de tout: d'enfants sur le point de rentrer de l'école et de maris travaillant dans la banlieue lointaine et de retour exténués par le car du soir.

Ma mère était l'une de ces femmes tout juste arrivées dans les appartements à peine terminés. On l'aperçoit même brièvement au détour d'une scène avec ses deux enfants près d'elle, jeune femme à la mode de 1971 (jupe plissée écossaise et kinky boots de cuir à zip), devenue mère très tôt, aux traits doux et aux yeux profonds sous le fard. Puis son regard change de trajectoire en une fraction de seconde et brille. Je ne sais pas ce qui se passe en elle, qui vient d'être enfermée là... Au même moment Paris, distant de seulement quelques kilomètres en autoroute, retentissait des cris des Gazolines entonnant "CRS, desserez les fesses!" , le vieux monde était tourné sens dessus dessous dans une recréation radicale du désir et on se demande comment les répercussions de tels bouleversements auraient pu nous affecter, isolés comme nous l'étions. La glaciation patriarcale des siècles recouvrait notre monde comme une chape de plomb et les révolutions sexuelles qui faisaient rage à Paris n'avait pas grand sens dans un milieu de jeunes familles ouvrières dont les priorités étaient tout autres. Tout au plus avait-on entendu parler du MLF mais cela faisait doucement ricaner, prouvant si besoin est que les injonctions à la révolte des classes moyennes blanches éduquées avaient une incidence plus que limitée hors de leur terrain de jeu métropolitain. Dans la scène du film où elle apparaît ma mère sert en bonne épouse le café à un connard qui lui hurle dessus parce qu'il n'y a pas de sucre, et personne n'aurait un instant songé à contester ça. En fait, la réaction pompidolienne battait son plein à la Grande Borne: même les policiers qui appréhendent le Père Noël sont de gentils lourdauds, certes un rien paternalistes mais bonne pâte après tout, et il suffit de regarder les scènes d'émeutes filmées quelque trente ans plus tard - aussi visibles sur le site de l'INA - pour être aussitôt pris de vertige face au devenir de la société française dans son ensemble.

Il y a pourtant dans ce film quelques instants où l'on respire, entre envolées de vieux cabots et mômeries interminables au milieu des folies en béton de M. Aillaud. L'un des enfants, un petit blond à l'air abattu, est dénoncé comme balance (pas moi bizarrement) et est immédiatement expulsé du comité révolutionnaire (une constante dans le petit monde des groupuscules gauchistes). À la suite de quoi on le voit marcher seul sur un air triste d'harmonica le long des esplanades noyées de pluie, toutes les mères ayant regagné avec leurs petits enfants le confort des nouveaux appartements aux papiers peints uniformes. C'est un moment poignant, le seul trou d'air de tout le film où la fragilité de l'utopie urbaine, la peine de ne rien avoir vu durer avant l'entrée dans la violence commune, l'anticipation d'un futur en chute libre, la perte irrémédiable d'un rêve d'harmonie collective s'engouffrent dans le rien de cet après-midi fade et monochrome. Curieusement le gosse se retrouve ensuite à errer le long de sablières de l'autre côté de Paris pour finalement se jeter dans le canal... Et moi? J'apparais sporadiquement, la plupart du temps l'air ahuri (on m'avait réservé deux répliques de nature légèrement anti-cléricale), un beau petit mec doux et charmant qu'on prenait invariablement pour une fille, ce que l'on me fera payer très cher ultérieurement alors que le monde onirique de la Grande Borne se désagrégeait lentement dans une menace suintante de façades daubées et d'écoles incendiées.

 

[1] Sur la figure du garçon arabe réduit à sa simple dimension biologique: Nacira Guénif-Souilamas, 'L'Enfermement viriliste: des garçons arabes plus vrais que nature', in Cosmopolitiques nº2 (oct. 2002).

Sur l'érotisation des corps ethniques et l'énorme industrie pornographique afférente: Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010). Voir sur ce dernier la critique implacable de Didier Lestrade dans Minorités (oct. 2010).

Sur la complexité et l'ambiguïté des rapports de pouvoir et de séduction entre beurs des périphéries qui aiment les hommes et gays blancs aisés des centres-villes, voir les témoignages recueillis dans: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: le cherche midi, 2009) - cité dans Foncedé de Lopsa.

15 September 2010

Rock the Boat

Nous partions toujours en soirée, peut-être pour éviter les embouteillages ou les trop grandes chaleurs de la journée. Le départ en vacances d’été, les seules de l’année, avait quelque chose de cérémonial: nous nous faisions beaux pour l’occasion mon frère et moi, avec nos plus beaux jeans et sweaters - j’en avais un bleu ciel auquel je tenais particulièrement et qui représentait le Concorde en plein décollage. Un après-midi le vent l’emporta alors qu’il séchait à la fenêtre pour finir quelques jours plus tard sur le dos d’Ali, un voisin du hall d’à côté, à la grande consternation de ma mère... Nous jouions en bas de l’immeuble avant que les parents ne descendent chargés de bagages. C’était l’heure du dîner et le quartier était redevenu désert. Dans les appartements du rez-de-chaussée on pouvait apercevoir à travers l’ouverture des fenêtres les écrans allumés sur le jeu télévisé du soir - trois malheureuses chaînes hertziennes et en couleur seulement pour une infime minorité de privilégiés que j’enviais par-dessus tout. Le soir tombait et l’excitation était à son comble, la simple idée de revoir la mer, j’imagine, rien que ce désir très enfantin de lumière plus intense et de chaleur sur la peau. Une promesse de métamorphose en un autre plus conforme aux canons dominants, ceux que garçons et filles  prisaient dans une égale mesure. On disait en effet que je bronzais bien, tout le monde s’en émerveillait au retour, surtout ceux qui n’étaient pas partis du tout. J’aimais ça, quand Lakhdar me regardait ainsi longuement le bas du dos, ma peau devenue aussi dorée que la sienne, mes cheveux aussi blonds. On disait qu’il ne ressemblait à aucun de ses frères, que lui avait vraiment l’air d’un Français.

Le père détenant le contrôle suprême pour les deux semaines à venir il ne fallait pas tarder à gagner l’Autoroute du Sud, qui passait pratiquement sous nos fenêtres. La radio était invariablement réglée sur les grosses périphériques et leurs programmes de divertissements destinés aux vacanciers. Je me souviens que le bulletin de circulation avait pour générique 'Autobahn' de Kraftwerk, qui avait dû sortir à ce moment-là... Les infrastructures autoroutières françaises avaient déjà pour moi quelque chose d’à la fois fascinant et troublant - les toilettes des aires de repos, les self-service enjambant les voies, les cafétérias de centres commerciaux caverneux situés au détour d’une bretelle. Un danger diffus qui nous extrayait de la civilisation, la vulnérabilité humaine toujourts prête à basculer dans l’horreur, des éclats obscènes sur les murs, des restes humains inidentifiables gisant dans les couloirs pisseux... Au bout de quelques heures, ou peut-être même le lendemain matin après une nuit au motel, les paysages avaient changé du tout au tout: nous roulions sur de petites routes de montagne pleines de virages au milieu d’échappées vertigineuses. Sur la banquette arrière je me sentais devenir de plus en plus beau au fur et à mesure de notre descente vers la mer, mon corps sortant de son carcan d’enfant pour entrer dans sa véritable vie. Je pensais ressembler aux chanteurs de la télé ou aux bogosses de la cité, ceux avec la chaîne en or autour du cou, et sourire comme eux, oui, cela devait aussi m’être possible. Mon frère semblait pourtant rester indifférent à cela et détournait le regard.

La station-balnéaire était quelconque, ni franchement pittoresque comme Cassis ni grand standing stylé genre Bandol. Nous étions dans un motel non loin de la plage où nous descendions à heure fixe après la digestion de midi. Après des heures de baignade enjouée nous nous changions toujours avec une grande pudeur sous nos serviettes avant de réintégrer dès le premier faiblissement de la lumière notre chambre-kitchenette. C’est là qu’un jour je vis le petit groupe debout sur la terrasse de béton qui surplombait la plage, deux hommes et une grosse femme brune qui semblait être leur mère. L’un des jeunes mecs, à la poitrine large abondamment velue avait les cheveux sombres et bouclés. Il portait un petit slip de bain orange bien rempli et ses jambes musclées et bronzées étaient elles aussi couvertes de poils noirs fournis. On aurait dit Mike Brant. Je me demandais comment on pouvait être si beau, si bien formé, si définitif. De loin je mourrais d’être lui, d’être en lui, de n’être qu’à lui... Certains soirs nous nous mettions tous sur notre trente-et-un pour sortir dans les stations balnéaires voisines, occasion pour la petite famille de flâner longuement sur le front de mer dans l’air embaumé de sucreries. Sur les routes départementales la radio déversait les tubes de l’été qui électrisaient nos trajets de nuit alors que de la vitre arrière défilaient à toute vitesse les villes côtières - 'Don’t go breaking my Heart' par Elton John et Kiki Dee, 'Love’s Theme' de Barry White, toujours évocateur d'huile solaire et de corps libres dans le vent, et surtout 'Love will keep us together' de Captain & Tennille. J’adorais cette chanson, elle incarnait à elle seule la sensualité estivale de ces hommes fantasmés. J’imaginais le mec de la plage en pattes d’eph’ blancs et torse nu chanter en duo avec la grosse femme en strass et ne danser rien que pour moi. Nous deux là, comme deux frères, avec notre musique.

C’était une belle fin de matinée. La mer était calme, le drapeau vert et j’étais parti faire un petit tour en canot gonflable en ramant avec les mains faute d’équipement adapté. Au bout d’un moment je décidai de me jeter à l’eau sans m’apercevoir que je n’avais déjà plus pied. Soudain pris de panique j’entrepris de remonter dans l’embarcation mais le plastique glissant m’en empêchait, me forçant à rester aggrippé à son flanc. De la plage on s’aperçut très vite que quelque chose n’allait pas et deux hommes se jetèrent immédiatement à la mer - je crois que l’un d’eux était mon père. Je ne sais plus lequel m’a pris dans ses bras pour me ramener vers le rivage. Sa poitrine était ample et ses poils collés en striures sombres par l’eau de mer. Je m’y blotissais jusqu’à la plage où je retrouvai ma mère dans un état de frayeur total. Arrivée au motel celle-ci m’entraîna dans les douches où elle me récura comme une forcenée. Dans ma nudité j’étais troublé par ce qui venait de m’arriver, l’impression de revenir d’un monde lointain, sinon celui des morts noyés du moins de l’ailleurs sécurisant des bras d’un homme qui m’avait tenu l’espace de cette traversée. Je crois qu’il est aussitôt reparti après sans doute avoir été remercié... Revenus dans la cité nous devions encore traverser tout le mois d’août, le plus chaud de mémoire humaine. Au pied de l’immeuble, où je m’asseyais sur les marches carrelées face aux pelouses brûlées par la canicule, je dévorais un à un les volumes des 'Histoires de Bas-de-Cuir' de J. Fenimore Cooper. Dans 'Le Dernier des Mohicans' je m’imaginais être le fils du chef de tribu, aimant et protecteur, qui aurait fait de moi son petit homme. Dans la torpeur de l'après-midi je me livrais des heures entières à ce bonheur rêvé. C’était 1976, notre dernière année méridionale.

Plage de Trapani, Sicile

16 April 2009

Puta's Fever

Deutscher Guggenheim sur Unter den Linden. Photoréalisme américain des années soixante-dix. Échos de Stephen Shore et de Young Americans dans des villes interchangeables aux noms inconnus, inlocalisables. Un dimanche chancelant de retour de cuite. J’étais resté tard dans l’attente que quelque chose se passe vraiment dans les chambres de jouissance, mais ni l’heure avancée ni l’alcool ne parvenaient à dissoudre la lourdeur omniprésente. Pour la première fois l’amalgame ne prenait simplement pas. J'avais repris le train en sens inverse sur le Ring, un court segment de sa circularité parfaite. Dans la dernière salle Agua Caliente Nova de Robert Bechtle m’a longtemps retenu. La familiarité du cliché de famille était d’une immédiateté frappante. Il constituait même un type iconographique en soi, doté de ses attributs propres: le panorama devant lequel le père étale ses possessions, la famille et la grosse cylindrée dans laquelle la transbahuter d'un shopping mall à un autre ou pour des excursions décrétées selon son bon vouloir. Même les deux gosses étaient convenus dans leur gracilité, la posture maladroite des corps déhanchés, les sourires niais et les franges coupées aux ciseaux par le même père certains dimanches. Lequel est invisible car englobant dans sa vision totale tout le tableau, le détenteur des nouvelles technologies comme mode suprême de contrôle. Lui seul est autorisé à la manier, lui seul sait. C’était un après-midi d’été très chaud, on ne pouvait rester à l’intérieur, alors tout le monde avait été sommé de s’habiller au plus vite. La mère aussi dont l’ensemble marron intégral est parfaitement assorti au sac, aux autres véhicules et nuances minérales du paysage lui-même. Elle s’y fond et pourtant c’est elle qui accroche le regard par le sien, fuyant et fixant quelque chose situé au delà des limites et dont on ne sait rien, déséquilibrant irrémédiablement la scène dans son échappée. Contrairement aux enfants radieux elle a le visage brouillé par une ombre diffuse, la bouche comme hapée dans une cavité scellée qui, surmontée de grosses lunettes de soleil, rend son expression totalement indéchiffrable et étrangère. Ses formes sont encore pleines, la poitrine bien marquée bien qu’un peu tombante, sa posture attentionnée et protectrice, une femme devenue mère très tôt et dont la jeunesse a été oblitérée dans ses désirs les plus vitaux par des années de dévouement domestique, le scénario intériorisé de l'amour conjugal. Ou peut-être n’aime-t-elle simplement pas se trouver face à l’objectif, comme ma mère qui refusait de se laisser photographier sous prétexte que ça lui faisait une 'gueule de raie’.

Cet après-midi-là je me suis retrouvé sur Friedenstrasse, rue rectiligne lacérant Friedrichshain dans une lumière claire et chaude. C’est un trajet que j’ai plusieurs fois suivi l’été, le long duquel mon corps semble être d’une liberté plus facile, plus livré qu’ailleurs. Me préparant à être pris, le bas de survêtement à demi baissé sur un short de soie rouge, je m’expose aux regards des automobilistes, me sentant en possession complète de la géographie. Peut-être est-ce dû à la largeur de cette rue, l’irrégularité chaotique de ses abords, les Mietskasernen délabrées, les crevées soudaines d’espace dans sa discontinuité, son désert croulant sous le soleil, l’ouverture de la Karl-Marx-Allee vaste comme un estuaire, les flots de lumière dorée qui me percutent à mon arrivée sur l’avenue, la proximité de mon but comme un ailleurs auréolé de mythe. On démolit actuellement beaucoup autour d'Ostbahnhof, de vieilles infrastructures du temps de la RDA laissant place à un fatras d’entrepôts aux couleurs criardes. Les hommes affluent de toutes parts à travers les parkings. Nous sommes tous venus pour la même chose et je me rends compte à quel point, dans mon accoutrement comme dans mes transformations physiques, j’ai fini par leur devenir identique, que tout en croyant me radicaliser dans un monde jugé réactionnaire et homophobe j'ai me suis pétrifié dans l'orthodoxie d'un autre en en intégrant tous les diktats et paradigmes esthétiques. À l’intérieur il y a un monde incroyable. La chaleur y est telle que tous les corps rassemblés semblent dégager un brouillard dont les bancs flottent dans l'immense halle de béton. Le nuage est par endroits transpercé de veilleuses bleues, révélant des groupes de silhouettes évoluant sur le sol luisant.

Je prends place dans le passage étroit où un alignement de glory-holes est en attente d’apparitions qui ne viennent pas. L’endroit est calme et reclus, et tranche avec l’activité frénétique qui règne dans les autres secteurs. J'imagine voir de la littérature circuler constamment entre les hommes, en être le récepteur partiel, me trouver sauvé par elle tant qu'elle n'est pas prise de vitesse par la masse déferlante du vécu. Ne jamais perdre de vue ses désirs premiers dans la répétition hébétante des situations. Nous sommes deux, assis sur le rebord encastré dans le mur, d’une apparence très proche bien que lui soit un peu plus élancé que moi, en attendant leur venue. Il semble fébrile et parcourt sur toute sa longueur le couloir en scrutant l’autre côté à travers les trous de formes diverses. Des bites les pénètrent de temps à autres, au repos ou déjà dressées, et lui s’en empare avec avidité, les prend sur toute leur longueur, dans toute leur ampleur. Juché sur mon promontoire dans un short cramoisi de boxeur je le regarde comme un frère pour qui j’aurais de l’admiration, le tombeur qui les a toutes sans effort. Je reste sans rien et me montre territorial face à l’intrus énorme qui vient de prendre place à ma droite et tassé face à son trou ne semble pas vouloir dégager. L’autre continue avec la même cadence appliquée et c’est alors que quelque chose d’inouï se produit. À travers l’ouverture circulaire un visage apparaît, pressé contre la paroi de bois, une vision irréelle comme une greffe grotesque de parties, un assemblage monstrueux induisant la panique. Ils commencent alors à s’embrasser, restent ainsi longtemps comme deux moitiés de lune accolées, puis dans un redéploiement subit du corps et ce qui me semble être un surcroît d’intimité ahurissant la bite lui est réintroduite dans la bouche. Je crève de vivre une intimité pareille, cette douceur entre hommes. Certains passent parfois la muraille pour savoir qui y œuvre, une violation flagrante de la règle d’invisibilité qui nous régit. Peut-être était-ce lui ou un autre, qui s’est engagé dans le couloir pour se poster entre nous deux. Il est massif et bien monté, nous invite à jouer avec lui, ses deux petites putes de l’au-delà du mur qu’il vient de dévoiler. C’est une figure imposée du porno, un script aussi bien huilé et évident que n’importe quel autre, auquel on s’applique avec une facilité mécanique. Il a bien été intégré et devant l’assistance qui commence à se former autour du trio, nous savons répondre aux attentes de notre nouveau maître.

Am Wriezener Bahnhof, Friedrichshain

28 December 2008

Pansy Division

Il y a quelques jours une amie - lesbienne - me confiait son exaspération devant la rafale de questions qu’elle avait récemment dû essuyer de la part de collègues de travail qui s’étonnaient de ce qu’elle n’ait toujours pas d’enfants. C’est qu’à quarante ans passés, la situation devenait critique. Épuisée par leur détermination de tout savoir et non-désireuse de s’épancher sur sa vie privée dans la cage à rats du monde de l’entreprise, elle finit par raconter qu’elle ne pouvait simplement pas concevoir. C’est alors que l’incompréhension céda le pas à une lame de fond de sollicitude empathique, chacun y allant de son conseil sur les dernières techniques de fécondation artificielle à tenter en ultime recours. Apparemment l’épisode est loin d’être isolé et aucun mensonge ou diversion ne sauraient avoir raison de l’indéboulonnable certitude qu’il n’est de salut hors du statut de parent, un fait qui ne se discute même pas tant il tombe sous le sens. Je trouvais ça gonflé et la colère ne tarda pas à prendre le dessus. Car après tout elle n’avait pensé qu’à se protéger, la vérité crue étant trop dure à entendre. Admettre que des gosses elle n’en n’avait rien à cirer et qu’elle n’éprouvait même aucun sentiment spécial à leur égard, l’aurait d’emblée rabaissée au rang de dernière des dernières, d’ogresse, de gorgone, de Myra Hindley réincarnée.

Cette dernière évidence d’abus hétéronormatif me rappela une autre instance d'obnubilation pour la petite enfance. C’était lors d’une émission de France Culture sur l’homophobie diffusée il y a un an ou deux. Les journalistes avaient eu l’idée originale de présenter la perspective de parents qui trouvaient difficile d’assumer l’homosexualité de leur enfant mais avaient tout de même entrepris d’y remédier en se constituant en groupe de soutien. L’une des mères, une femme posée dont on sentait bien qu’elle avait vécu l’enfer mais semblait enfin remonter la pente, faisait part de son deuil de ne jamais pouvoir devenir grand-mère, ce qui était triste et d’autant plus insensé que son fils n’était pas, du moins elle ne croyait pas, "stérile“. À ces mots mon sang ne fit qu’un tour: d’évidence c’est tout ce qui lui trottait dans la tête, son fils n’étant plus qu’un géniteur en puissance qui avait failli à ses devoirs, une bite à féconder absente à l’appel. Il m’est alors apparu que ma mère devait partager des sentiments semblables, me voir moi aussi avant tout comme un procréateur non-advenu, moi qui ai toujours tenu en horreur l’idée d’une quelconque continuité biologique, ma dissolution dans le pullulement infini de familles dont on ne sait rien. Des Esseintes et les fantasmes d’auto-engendrement qu’il avait pu inspirer dans ma jeunesse étaient donc toujours bien vivants - ce qui est rassurant.

Sur Stoke Newington Church Street, poche ultra-gentrifiée de la république populaire de Hackney, l’été avait amené avec elle une mode pour le moins curieuse: des hommes d’âge mûr et d’une corpulence bien loin de l’adolescence portant de petits pantalons courts à la mi-mollet et des sandales Birkenstock. Ils avaient l'air assez incongrus avec leurs manières de petits garçons dociles aux côtés de leurs épouses postées aux commandes de voitures d’enfants gigantesques. Je savais d’expérience qu’il n’était jamais avisé de vouloir forcer son chemin au travers de ces barrages de poussettes grosses comme des tanks qui occupaient toute la largeur du trottoir. Ces femmes, toujours mal coiffées et à l’air fermé, pouvaient être très remontées et affirmer leur présence de façon particulièrement aggressive. Cette stratégie d’occupation de l’espace me semblait même délibérée et révélatrice d’un phénomène plus global, d’une sorte de revanchisme social déguisé. Dans un contexte général de mainmise des classes moyennes sur d'anciens quartiers ouvriers, faisant flamber le prix du mètre carré et transformant notamment Stoke Newington en une sorte d’Islington du pauvre, on assista en un temps relativement court à une reconfiguration du domaine public centrée sur Church Street, qui pour moi devint un enjeu de nature proprement politique: face aux proles qui par opportunisme ou nécessité avaient déjà décampé et à une scène politique contestataire de plus en plus rachitique, les classes moyennes asseyaient là leur triomphe avec leur bras armé mobilisé en permanence, les cohortes de harpies à roulettes qui en cas de confrontation savaient toujours faire valoir leurs droits haut et fort.

Mais tout cela n’était rien comparé à ce qui m’attendait à Berlin, car loin de l’enclave dans un océan de barbarie que représentait 'Stokey’, Prenzlauer Berg est immense et la qualité de son bâti - des Mietskasernen monumentales superbement restaurées, l’un des plus beaux ensembles ayant survécu aux destructions - offrait un cadre idéal pour l’afflux massif de ces jeunes familles. Le ballet continu des poussettes le long de la Kollwitzstrasse témoigne de ce basculement socio-culturel et démographique tout comme la concentration ahurissante de layetteries dans le secteur. Bien loin d’être le quartier radicalement chic et alternatif qu’il a pu à un moment prétendre être (en continuation du microcosme contestataire qui s’y rassemblait déjà du temps de la RDA) cette partie de Prenzlauer Berg - englobant même jusqu’au Bötzow Viertel dont les trottoirs atteignent le même degré de congestion - ressemble carrément à une pouponnière à ciel ouvert, ce qui n’est évidemment pas franchement bandant en termes de crédibilité urbaine. Si bien que se promener le long de ses rues ou pénétrer dans ses commerces prend parfois l’allure de guerilla larvée, toute tentative de percer un front continu de mini-véhicules étant généralement accueilli par un silence dédaigneux, voire même une indifférence hostile. Moi, petit pédé improductif qui ne connaît rien à rien de la vie de famille ni des sacrifices auxquels celle-ci astreint, à quels droits puis-je prétendre face à ses femmes qui ont tout donné pour la communauté et comptent bien le lui faire reconnaître? Mais comme le faisait remarquer un ami à qui je racontais mes déboires de voisinnage et qui lui doit composer avec une menace bien plus persistante dans les rues de Budapest, j’ai quand même le luxe inouï de pouvoir me choisir ce genre d’ennemis...

 

Heliogabale, Stoke Newington, 1995

 

"Last night I lay trembling, the moon it was low
It was the end of love, of misery and woe"

(Nick Cave & The Bad Seeds, Lucy)

 

C’était à Stoke Newington, dans la maison où j’ai dû vivre près de trois ans. La plus belle de toutes et sans doute la seule longue période de temps où je ne me suis senti en danger de départ forcé. Une petite communauté s’y était développée et il me plaisait d’être une part incontestée de son noyau dur, celui qui s’est maintenu jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’éviction qui n’a pas manqué... Il faisait noir et j’étais allongé sur mon lit. Dans la chambre retentissait Foi Na Cruz de Nick Cave, chanson d’une sérénité magnifique qui me venait d’un matin de jeunesse, lorsque un dimanche d’été j’étais rentré à pied de la gare après une nuit à Paris. Les rues bordées de marronniers étaient encore désertes dans la lumière qui fusait doucement, la légèreté de l’air doré tranchant avec la lourdeur habituelle de ces retours solitaires. Je crois que c’était peu avant mon départ pour Londres. La vie me semblait à nouveau pleine de promesses et pour la première fois je me sentais calme et confiant en ma réalité physique dans le monde... Un intense bien-être me gagnait alors que les violons tournoyaient en nuées aériennes et gracieuses. Un sentiment de contentement et de plénitude bienheureuse alors que sur le mur obscur de dessinaient des formes mouvantes, arabesques scintillantes qui disparurent pourtant presque aussitôt. Observant le bas de la porte j’aperçus alors que la lumière du palier s’allumait et s’éteignait alternativement. La panique devint rapidement oppressante quand à plusieurs reprises la porte s’ouvrit partiellement sur quelque chose que je n’arrivais à discerner. Une fraction de seconde il me semble avoir pensé à la parfaite similitude de la scène avec les invasions répétées de Repulsion. Puis soudain elle est entrée, ma mère, sa présence reconnaissable malgré l’imprécision de ses traits brouillés par l’obscurité. Elle s’avançait tout droit en direction du lit comme un automate impassible et dans la terreur de la voir se lancer sur moi je restai pétrifié dans mon attente de l’inévitable. C’est alors que dans son approche inexorable elle se mit à grossir et m’enjamba dans la même foulée, une mère gonflable qui s’élevait au-dessus de moi en une immense arche noire et passa hors de ma vue, vers la ville au-delà, dans son expédition d’épouvante. Je criai à plusieus reprises pour me forcer à me réveiller. Je savais comment sortir de ça, ce n’était pas la première fois. M., alarmé par le bruit, me réconfortait et je me rendormais calmement, attribuant cette agitation aux quantités invraisemblables d’alcool ingérées dans la journée. Quelques heures plus tôt j’avais rencontré Bogosse.

25 April 2007

Le Temps du Loup

Grigny La Grande Borne

Dans mon enfance il y avait eu un temps bref et fugace d’occupation de l’espace public par les femmes. Dans le grand ensemble de G., qui était totalement dénué de toute structure associative, les mères avaient spontanément investi l'extérieur, les multiples placettes, monticules artificiels et autres interstices du plan complexe et enveloppant voulu par l’architecte avec ses folies et accidents de terrains soigneusement arrangés sur les étendues d’herbe maigre et éparse. Les bancs étaient disposés en arcs de cercle à l’ombre de jeunes arbres et les après-midi d’été des groupes de femmes s’y asseyaient pour converser des heures durant d’elles et de leurs vies. Il s’agissait de jeunes mères nouvellement arrivées dans la cité qui venait d’être achevée, ses mosaïques multicolores rutilant dans la lumière, ses halls d’entrée somptueusement plaqués de carrelage rose et de bois sombre. Parfois aussi à leurs côtés se trouvaient leurs propres mères venues les voir de la vieille ville où elles résidaient encore. Les jours d’école les cages d’escaliers faisaient office de rues en hauteur et les conversations là aussi allaient bon train sur les pas de portes, alors que les enfants des différentes familles dévalaient bruyamment des étages, comme dans une grande fraternité aux origines multiples à laquelle appartenaient tous dans une égalité fondamentale l’Algérien, le Portugais, le Polonais, le garçons-fille en shorts éponge et sandales blanches. Les marches en colimaçon étaient attachés dans le vide à une colonne centrale et résonnaient des piétinements de hordes de gamins en route vers l’extérieur, qui n’était que la continuation naturelle et poreuse des appartements où il était encore trop tôt pour s'enfermer. Cela viendrait plus tard, quelques heures ou quelques années, dans une peur diffuse et insidieuse poussant à la réclusion et à l’angoisse d’un pourrissement irrémédiable du corps social.

Les espaces se vidaient et le silence retombait à l’heure du dîner, celle où les pères rentraient d’un travail souvent situé à des kilomètres vu qu’à G. rien n’avait été prévu à cet effet. Ils venaient des parkings extérieurs par-delà les derniers logements donnant sur l’autoroute. De la fenêtre de la cuisine nous le regardions marcher vers nous, sa sacoche à la main et la chemise déboutonnée, tel un héros hâlé revenant d’un pays inconnu. Le temps changeait alors qualitativement: d’élastique et d’informel, il devenait concret et fixe; d’anarchique et de social, il se transmuait en quelque chose qui tenait du repli sur soi et de l’austérité d’une famille redevenue structure inamovible. La mère servait le père qui ne disait pas un mot. Nous restions là en silence dans une sorte de crainte perplexe pour cet être qui, même s’il revenait des décharges municipales, n’en conservait pas moins toute sa mystique. Parfois il nous ramenait des friandises ou des boissons aux couleurs chimiques qui avaient été jetées par cartons entiers sur les tas d’ordures. Parfois aussi des cassettes choisies par ses soins sur les présentoirs de stations-service. Un soir je voulus lui montrer un livre que ma mère m’avait acheté au tabac de la cité. C’était une édition illustrée de La petite Marchande d’Allumettes d'Andersen, ce qui le fit hurler de colère face à la dépense scandaleuse. Ce père, qui préférait nous voir abreuvés de jus frelaté plutôt qu’avec un livre entre les mains, revenait dans la nuit, de ces espaces pleins le jour de femmes qu’il qualifiait de commères car elles parlaient toujours trop et créaient des histoires. Dans son imaginaire ils se transformaient et devenaient dans ses mots un repère de loups errants. Dans le noir les interstices entre les pans d’immeubles étaient opaques et impénétrables, et ses images prenaient alors corps car lui aussi avait sa propre mythologie du lieu, celle de la peur et du monstre prêt a mordre.

Il se peut qu’il ait existé un moment flottant et insaisissable où la société française, malgré les traumatismes et mutations extrêmes de l’après soixante-huit, connut une sorte de quiétude, de douceur même, avant d’ètre irrémédiablement mise à mal dans la dégradation subite du climat social à la fin de la décennie, une sorte d’été indien des Trente Glorieuses où l’on aurait peut-être eu un peu moins peur, où tout étranger n’était pas encore désigné comme criminel en puissance. Où les places ombragées étaient des lieux de contact et d’échange entre femmes des grands ensembles atterries là au hasard de leurs pays lointains, où une nouvelle forme de sociabilité émergeait dans les espaces laissés vacants par la normalisation et les limitations de leurs vies d’épouses en milieu ouvrier. Je hasarderais l’année 1977 comme celle de la rupture irréversible. Avec le recul cette impression me semble toujours plus pertinente: le chômage de masse devenait une réalité très tangible alors qu’un durcissement du discours sur les ’étrangers-mangeurs du pain des Français’ rendait les parents de plus en plus hargneux. Cela, on le sait, n’a depuis jamais cessé. La création annoncée d’un Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale par Nicolas Sarkozy en serait l’ultime couronnement. Cela c’est l’histoire de mon enfance, ou plutôt de sa fin dans la césure soudaine d’une crise sociétale vertigineuse et la faillite absolue du monde qui l’avait portée. La consécration de Sarkozy, aux yeux de qui ’social’ est un gros mot comme aux pires heures du thatchérisme, marquerait la mort de ce reste d’humanité qui brille encore dans mon souvenir et l’instauration d’une brutalité entière et cinglante: le temps du loup, celui qui rôde dans les terrains vagues de cités passées au Kärcher, à l’herbe brûlée et imbibée de pisse. Et pour assister à cette victoire sur TF1 le dimanche fatidique le père dispose depuis peu d’un écran plat, ultime satisfaction d’un homme que l’on n’attend plus le soir et dont le temps est à jamais pétrifié dans le soleil cathodique.

05 April 2007

Sacrée Soirée

Il y a quelques semaines Nicolas Sarkozy, dont l'obsession pour une France dite 'éternelle' devient très alarmante, appelait de ses vœux la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Outre les relents particulièrement sinistres de l’affaire on a peine à imaginer comment une telle structure fonctionnerait: quelle serait la tâche de ses nombreux fonctionnaires? Selon quels critères précis l’identité nationale serait-elle circonscrite et son essence distillée dans le corps social? Quelle sanction pour qui contreviendrait à ces commandements? L’intitulé a quelque chose d’aussi anachronique que de monstrueux. Vient immédiatement à l’esprit l’image d’une forteresse colossale et aveugle semblable à celle du ministère de la Vérité de 1984 qui, dans sa carapace de béton craquelé et percé seulement de quelques meurtrières, surplomberait le Périphérique. Voilà ce dans quoi la France est à deux doigts de se jeter et nul doute qu’elle le fera en toute confiance et sérénité tant son désarroi est profond. La question de ce qui constitue l’identité nationale n’a jamais été aussi douloureuse qu'actuellement et dans le but de se l'approprier on n'hésite pas à recourir aux symboles les plus éculés et convenus tout en prenant littéralement la langue en otage, gage jalousement accaparé de l'appartenance à la communauté et instrument d'exclusion - Sarkozy a même parlé du Français comme de la langue humaine. Un manque flagrant d’imagination et une ringardise endémique de la part de la classe politique l’empêchent de voir qu'une gamme chromatique largement plus étendue que le tricolore rendrait compte d'une France en recomposition constante et qu’une autre musique, moins martiale et belliqueuse que la Marseillaise, pourrait en devenir l'expression autrement plus éloquente que cet hymne meurtrier. La France, longtemps à l’avant-garde des courants artistiques et intellectuels, se recroqueville sur une image d'elle-même aussi idéalisée qu'illusoire. Crispée sur des mythes aussi étouffants que réducteurs, tétanisée par la différence qui sévit en son sein et qu’elle ne voit autrement que comme une menace à extirper, elle est consumée par des peurs et des fantasmes qui l'éloignent toujours plus du XXIème siécle, comme l'énormité sidérante de l'extrême droite dans sa vie politique en temoigne. C’est non pas dans l'obnubilation funeste pour une sorte de paradis perdu mais dans son dépassement et sa transcendence, l’acceptation de mouvances et de mutations polymorphes, de glissements vers des constellations d'autres possibles que se situe le futur viable d'une identité partagée. Non seulement un tel ministère renverrait-il purement et simplement à Vichy, il ne manquerait pas de faire aussi du pays la risée du monde civilisé.

 

Rond-point fleuri à pergola en banlieue sud

C’était un dimanche ensoleillé de février. Le père n’avait pas tenu à nous balader dans Paris, que nous avions quittée commes des malpropres. Après quelques avenues descendues en trombe nous étions déjà engagés dans les tunnels du Périphérique lorsque l’atmosphère se dégrada subitement. Le père hurlait pour des raisons triviales tenant essentiellement à ma présence, tandis que la mère, assise à l’arrière, ne pipait pas. Un silence empoisonné coupa court à toute interaction jusqu’à notre destination, la ville de banlieue endormie dans le soleil déclinant, ses fontaines gasouillant aux carrefours fleuris comme seule forme de vie encore visible. Il était encore tôt et déjà un sentiment d’enfermement inéluctable mit définitivement fin à ce dimanche en famille, qui certes ne mit pas longtemps à reprendre son cours devant TF1. C’était un programme de divertissement, avec des séries de gags type caméra cachée. Le père semblait fasciné et souriait fixement d’un air bienveillant, conforté par la bonté fondamentale du monde présenté là et de ses gens normaux, blancs, français. La mère s’était jointe aux réjouissances et entre deux éclats de rire racontait ce que nous étions en état de voir nous-mêmes. Une musique joviale et racoleuse soulignait l’hilarité des situations et je pensais aux monteurs chargés d’élaborer ça, des gens que j’imaginais très éduqués et qui dans un infini cynisme servaient cette soupe aux millions de Français dont le week-end s’était échoué là, ces Français dotés d’une culture universelle et d’une langue humaine, qui dans quelques jours iront de leur propre chef droit dans le mur... Pour une raison que j’ignore la table avait été dressée dans le salon, chose qui n’arrive d’ordinaire jamais. Seul l’alcool me donnait encore la force de poursuivre et c’est dans mon manque de vigilance que je me laissais entraîner sur le terrain miné des troubles en banlieue. Désireux de savoir si l’Allemagne connaissait le même phénomène de déliquescence sociale mais semblant tout de même avoir une idée bien arrêtée de la chose grâce à la télé, on me fit comprendre que je n’avais aucun droit de porter de jugement sur l’état de la France vu que je n’y habitais pas et que dans mon inconscience de cosmopolite évaporé je n’avais aucune idée de l'étendue de son malheur. Sans se faire prier le père se laissa alors aller à un exposé plus noir que noir sur la fourberie intrinsèque des étrangers présents sur le sol national. Dans sa longue vie d’ouvrier il en avait cotoyé de ces Portuguais et de ces Arabes, et c’est fort de cette expérience qu’il était en droit d’en dresser le portrait réel. Le discours, fortement racialisé et bétonné comme un bunker, était d'une virulence entière qui ne laissait prise à rien et å laquelle il était péniblement impossible de riposter quoi que ce soit. C’était aussi un discours qu’il me semblait reconnaître de l’enfance, identique à lui-même par-delà les décennies, seulement renforcé au fil des ans par l’accumulation d’observations concordantes. Loin de l’attendrissement affiché devant les gags de TF1 et sûr de son fait, il montrait même de la défiance et opinait du chef de l'air de celui à qui on ne la fait pas. C’était un homme pour qui le doute n’existait pas et qui, dans le discrédit jeté sur l'utilité de tout débat public, n’avait jamais dévié de ses vues, qui marinait depuis toutes ces années dans ce ressentiment et cette haine muette et qui sans nul doute emportera ses certitudes avec lui. J’étais sidéré et épuisé devant la puissance de feu dont était encore capable cette France éternelle-là, ma belle culture humaniste fondant à son contact comme neige au soleil.

Il faisait encore nuit quand on me reconduisit à la gare. C’était un matin pluvieux et lugubre, un matin parcouru de gens qui se lèvent tôt. À proximité de G., dont l’état de dégradation semblait encore plus prononcé dans les traînées laissées par la pluie, des gens se tenaient à l'arrêt de bus. C'était un groupe hétéroclite de grands blacks, de vieux ouvriers, une femme atemporelle en imperméable beige qui aurait aussi bien pu attendre là le même bus en 1972. À travers les gouttes de pluie qui faisaient loupe et diffractaient la lumière jaune des réverbères, nous les regardions attendre. Le feu rouge s’éternisait ainsi que notre confrontation silencieuse devant un lieu que nous avions tous investi à des moments différents. La radio débitait une musique latine pleine d'entrain. La scène, d'une tristesse infinie, me fit penser à ce moment du Septième Continent de Haneke où la mère fond en larmes à la vue d'un accident de la route et des corps étendus sous les baches. Un moment d'illumination insoutenable où elle savait qu'il n'y avait aucune issue que le démantèlement de son existence et sa disparition. Assise à l’arrière la mère ne disait rien, regardait aussi peut-être en pensant qu’elle avait été un jour jeune et insouciante dans cette ville aux mille origines.

25 November 2006

Samedi est à Vous

Mother + Shopping Centre car park

Ce samedi après-midi est sombre vu du train qui traverse la Westphalie. Il est identique à tous ceux de mon enfance, qui se retrouvent en lui. Lourd et presque menaçant comme une vague promesse de cataclysme. La possibilité d'une catastrophe était alors très prégnante à ce moment particulier, dans la frénésie consumériste des centres commerciaux, les autoroutes autour de Paris, l’exacerbation d’un désir jamais assouvi, l’abrutissement général plus manifeste en fin de semaine, l’éclatement de l’aliénation. Dans ma famille, le samedi aprés-midi, l’aliénation et l’innomable des sentiments poussaient tout le monde à faire la gueule. Dans la voiture régnait un silence de mort rendu encore plus intense par le parfum lourd et épicé que portait ma mère et qui me donnait la nausée. On n’osait bien sûr rien dire de peur de faire dégénérer l’atmosphère un peu plus. Les trajets était balisés et leurs étapes déterminées de façon presque immémoriale. La banque, Prisunic, puis la tournée des grands-mères toujours dans le même ordre, l’impériale tout d’abord, la miséreuse ensuite. La mésentente grandissante de mes parents avait fini par instaurer un climat délétère qui avait atteint son paroxysme lors de vacances ratées en Bretagne durant lesquelles on n'était presque jamais sortis à cause du mauvais temps. La tension régnant dans la petite location était simplement insoutenable. Comme si elles concentraient toutes les haines et ressentiments accumulés en semaine, les visites du samedi étaient ainsi devenues le champ symbolique le plus miné dans cette rivalité où les provocations faciles succédaient à de longues plages de rumination silencieuse.

Le grand tour débutait chez la grand-mère R., la paternelle et impérieuse. Trônant au milieu du salon elle recevait impassiblement les visites continuelles de sa nombreuse progéniture. Elle fichait la trouille à quasiment tout le monde, et, les lèvres serrées et le regard dur, avait la lassitude aigrie d’une femme qui avait passé le plus clair de son temps à mettre au monde et aspirait simplement à ce qu’on lui foute la paix. C’est sans doute pour cela qu’elle assurait (à peine) le service minimum. Jamais une friandise ou une gentillesse pour ses nombreux petits enfants pour lesquels elle ne témoignait aucun égard. Pas pour elle le mythe surfait de Mamie Gâteau. Assise à ses côtés ma mère, dans son rôle de brue la plus belle et la plus vertueuse - et aussi la moins frappée - ne pipait pas. Elle subissait cela semaine après semaine, se sentant étrangère face au clan Ewing des banlieues au sein duquel elle prétendait régulièrement ne jamais avoir été acceptée. Au sommet de la pyramide celle qu’on appelait 'la mère' était une puissance de la nature et connue dans la commune comme le loup blanc, tant sa famille était considérable et ne cessait de se propager - douze enfants en tout plus la descendance. Toute en rancœur et amertume à l'issue une vie passée au service de la collectivité et d'une nation peut-être pas si reconnaissante c'était une femme impénétrable qu'il était impossible d’aimer de quelque façon que ce fût. De temps à autre elle faisait les gros yeux et poussait une gueulante contre tous ces enfants qui piaillaient autour d'elle et dont elle ne tolérait pas les débordements. Le seul intérêt de son existence était de voir chez elle les séries de science-fiction du samedi après-midi EN COULEUR.

Seulement quelques kilomètres séparaient les demeures des deux femmes, ce qui était pratique du point de vue des programmes télé dont on ne ratait presque rien. Les séries du samedi continuaient en effet une fois chez la grand-mère M. qui vivait seule dans un petit apartement délabré et sans toilettes au dernier étage d’un vieil immeuble de meulière. Contrairement à sa consœur c’était une petite femme ronde toute en douceur et émotivité. Sa petite voix flûtée tintait dans la cuisine grande comme un mouchoir de poche. Curieusement ma mère, jusque là renfrognée, devenait à nouveau très loquace alors que le pére s’enfonçait toujours plus dans son siège, l’œil rivé à l’écran et ne déserrant les mâchoires que pour donner le signal du départ à la petite troupe pourtant plongée dans une conversation fort conviviale. Car nous étions au centre du monde de cette femme adorable et pleine d’abnégation, d’une grandeur d’àme d’autant plus remarquable qu’elle avait été battue toute sa vie adulte par un mari ivrogne. Encore engourdi de la chaleur du poêle à charbon et gavé de chips et coca je somnolais à l'arrière de la voiture. Il faisait maintenant noir et un dernier passage rituel chez le charcutier clôturait une journée bien remplie. L’imminence du désastre ne s’était pas dissipée avec la nuit. C’est lors de l’un de ces retours que j’ai pour la première fois entendu Gangsters des Specials, chanson que je trouvais à la fois tragique et emblématique du malaise ambiant, celui régnant à l'intérieur de la famille comme dans le monde extérieur. Le reste du soir allait sombrer dans l’épaisseur de l’habitude et de l’indifférence. Ma mère irait se coucher seule emmitouflée jusqu’au cou, dans la négation de son corps délaissé, alors que le père resterait debout jusqu’à Dallas, si toutefois il ne s’endormait pas avant. Un silence intenable recouvrait tout dans les lueurs bleues et stroboscopiques de la télévision. Le lendemain serait à l'avenant. Le dimanche, on ne sortait que l’été.

30 October 2006

La Choucarde

Entre ma mère et ma pilosité c’est une longue histoire semée de joies et de bien plus mémorables peines. Doté tout d’abord d’improbables boucles blondes les quelques années suivant ma naissance, tout dégénéra inexplicablement dans les années soixante-dix où mes cheveux, en plus de se raidir, virèrent en une nuance sombre et légèrement cendrée que l’on disait très rare comme pour se consoler de cette première déconvenue. Le début de la décennie fut aussi ébranlé par le premier de nombreux scandales m’opposant à ma mère dans des confrontations aussi brutales que soudaines. À l'occasion des photos d'école annuelles (les portraits individuels comme les prises collectives avec la maîtresse) il m’était venu à l’esprit de me faire au dernier moment une raie au milieu, le photographe nous infligeant tous au préalable une frange standard avec son gros peigne institutionnel ignorant toute distinction de dandy. Non seulement cette fantaisie devait-elle différencier l'élément exceptionnel que j’étais aux yeux des professeurs, mais encore elle mettait selon moi mes traits bien mieux en valeur. Le cliché final était sans appel, tous les petits garçons arborant la même frange réglementaire alors que je rayonnais à leur côté dans ma métamorphose improvisée. Cette invention eut à la maison l’effet d’un test nucléaire sous-marin. À la vue de la photo brillant dans son cadre de carton à pseudo fioritures dorées, ma mère, dans un accès inattendu de rage, m’agrippa le bras et se mit à hurler qu’avec ma raie je ressemblais à une fille, et que si je regardais les autres garçons - que ce fût Laurent, Pascal ou Stéphane - aucun ne ressemblait à une fille comme moi puisque tous avaient gardé leur frange bien droite. Secoué par cet incident je m’arrangeais ensuite pour me faire une raie au milieu plus discrète, presque virtuelle. Une sorte de raie au milieu dans la tête contre l'égalitarisme et le nivellement imposés.

La question de ma coiffure était déjà érigée en affaire de famille de la plus grande urgence. Me voyant en extase devant la chevelure abondante et soyeuse de Sheila, ma mère avait recours au subterfuge de me laisser croire que me faire couper les cheveux régulièrement assurerait une repousse beaucoup plus rapide, ce qui promettait ultimement une ressemblance parfaite avec la chanteuse. Il me peine de dire que ça marchait à tous les coups et le rituel du dimanche après-midi était laissé au père en exécuteur sans états d’âme de la volonté maternelle. Perché sur le tabouret de formica je me laissais supplicier, les bévues et dérapages techniques n’étant pas rares (frange de travers, tempes rasées trop court - les cheveux coupés ras étant à l'époque l'apanage honteux des délinquants et des pouilleux). Mes cheveux n’atteignant jamais une longueur satisfaisante, je me résolus donc à porter le voile. Un foulard de soie blanche à gros pois peints confectionné à l’école me servait, une fois fixé par une sorte de gros élastique, de chevelure de substitution, et c’est ainsi que j’évoluais dans l’appartement avec moult démonstrations chorégraphiques et rejets d'un mouvement de la main de 'mèches' envahissantes. Cela me valut le sobriquet bizarre de ‘la choucarde’, terme apparemment issu du tzigane et ayant trouvé sa place dans l’argot parisien. Pour tous j’étais devenu la choucarde, aérienne et gracieuse dans ses voltigements impromptus, demandant à mon père s’il me trouvait belle... La créature a dû en tout cas laisser derrière elle un goût amer et une traînée de souffre tenace, comme en témoignèrent l’inquiétude et l’agressivité croissantes de ma mère au fil des années, ponctuées de visites désespérées chez le médecin et de références même plus voilées à mon anormalité. Elle n’en pouvait plus d’avoir honte lors de chaque visite familiale lorsque je me précipitais sur les poupées des cousines, jugées bien plus belles que les miteuses que l’on m'offrait.

Sheila à la télévision

Tout cela n’était pourtant qu’une répétition générale en vue de l’entreprise de démolition qui suivit. Une période de transition un peu trouble marqua le début d’une nouvelle ère, une prise de conscience confuse de quelque chose que mes parents, dans leur infinie intelligence pédagogique, avait omis de mentionner: un jour ou l’autre les poils me pousseraient un peu partout et dans les endroits les plus insolites. Ce serait d’abord surprenant, je ne pourrais plus jamais aspirer à devenir cette présentatrice vedette en robe à paillettes échancrée, mais rien que de très normal. Non, tout se fit dans une angoisse innommable et des accès de panique à répétition. Je dus d’abord interdire à ma mère l’accès à la salle de bains - celle-ci m'ayant assisté dans mes ablutions jusqu’à une date très avancée en commentant en direct les transformations dont elle était le témoin. Dans les vestiaires de la piscine ils en étaient tous couverts, sur les jambes, le ventre, autour de la queue, c'était noir et épais, des corps débiles en pleine mutation. J’attendais dans l’anxiété le moment où j’y succomberais moi aussi, ce qui advint dans l’hilarité générale, celle de la famille comme des voisins. Un léger duvet brun au-dessus de la lèvre supérieure déclencha l’hystérie incontrôlée du frère et les insinuations lourdaudes du père. Ma mère, qui devait depuis longtemps attendre son moment, eut alors la présence d’esprit magistrale de s’emparer d’un instant qui ne se reproduirait plus pour asseoir durablement son triomphe. Elle me mena dans la salle de bains, ferma la porte derrière elle et à l’aide d’un rasoir Bic dont elle devait se servir pour ses aisselles rasa ma moustache morte-née dans un silence de cathédrale. Son expression était fermée et revêche, les lèvres serrées, le geste machinal et précis, rapide et sans émotion. Elle tenait ce qu’elle n’avait eu de cesse de vouloir, ma soumission totale, la revanche sur les raies au milieu des jeunes années et parties de dînette entre cousines.

Les étés au bord de la mer se suivaient dans un malaise grandissant. Mon corps entier était devenu le support d'une dérision déchaînée, si bien que je le couvrais entièrement à l’exception des bras, même les jours de grande chaleur. J’allais seul lire sur les rochers à l’écart de la plage où tous continuaient à s’étaler et ne rentrais que tard à la location de vacances où il était devenu de bon ton de faire la gueule autour du dîner. Les coiffures changeaient aussi à un rythme effréné et tout ce que les années quatre-vingt ont pu inventer de manipulations chimiques et d’audaces stylistiques trouvaient en moi un adepte avide. Tout d’abord il y eut la mèche balayée, légèrement aristo et d’une blondeur de prince des sables à ravir ma mère, le Bowie période Serious Moonlight qu’elle adulait. Puis l’année suivante vit l’apparition de l’eau oxygénée dans ses effets les plus pervers, dont une couleur de pisse assez affligeante. Une longue mèche décolorée me tombait le long du visage et c’est ce nouvel abscès de fixation qui conduisit à notre seconde confrontation à huis clos. Ma mère disait souffrir de l’attention incessante 'des gens' que cette mèche suscitait lors de nos promenades du soir sur le front de mer. Cela lui faisait honte et c’est à ce moment-là qu’elle évoqua pour la première fois la possibilité de se séparer de moi pour le reste des vacances. Il y eut ainsi un ultime acte de violence à mon encontre, à nouveau commis dans la salle de bains alors que les deux autres s’étaient absentés. Elle me faisait face avec le même air dur et fermé que durant la cérémonie du rasage quelques années auparavant et s’affairait avec la même détermination forcenée. Il me semble qu’elle teignit la mèche d’une couleur plus neutre - je crois encore la voir frotter comme une folle avec ses gants en plastique – ce à quoi elle s’appliqua avec un zèle terrifiant, une sorte d’intimité malsaine dans un acte de déni, d’acharnement ultimement vain puisque les promenades communes cessèrent de toute façon.

L’année suivante fut ainsi bel et bien la dernière que nous passâmes ensemble. La tension avait entre-temps atteint une intensité insoutenable et dans la même location aux papiers peints défraîchis et meubles vieillots, le père se joignit à l’ancestrale obsession. Ma coupe à la The Cure devait y être pour quelque chose même si dans les embruns celle-ci retombait toujours comme un misérable soufflé. De ces dernières vacances c’est un sentiment de solitude permanente que je retiens, de rêves d’hommes, d’amour, de corps en liberté, de promenades en costume le soir sur la plage alors que la famille purgée devait continuer à parader sur le grand boulevard, les apparences sauves et forte de sa respectabilité retrouvée face 'aux gens'. Dès l’été suivant j'étais livré à moi-même et allais baiser à Paris, ramenant parfois des mecs dans l’appartement de banlieue caverneux aux volets fermés. Les quelques années qui suivirent furent enfin marquées, jusqu'à mon départ pour l'Angleterre, par une guerilla larvée et une forme de chantage affectif qui crispaient par moments nos rapports dans des éruptions de rancœur toujours laissées sans suites. Pendant ce temps nul doute qu'elle continuait à impressionner son entourage avec ses airs de mère jeune et dans le coup, ouverte à toutes les excentricités d’une pop britannique qui après tant s’années la tenait toujours autant en haleine sur les pistes. Entre deux roucoulades sur les derniers ladyboys du hit-parade, il n’est pas rare qu’elle me complimente encore maintenant sur ma coiffure, pourtant assez anachronique à bien des égards. "T’es bien comme ça" est l’appréciation finale, l’adoubement d’une femme qui a beaucoup souffert de par le passé, celle qui sait ce que le 'bien', décent et honnête, signifie.