Fag Hag
Ma mère s’est toujours targuée d’être différente des autres femmes du secteur. De par son style vestimentaire, ses goûs musicaux clairement affichés et son apparence générale d’éternelle jeune fille, elle se distinguait farouchement des mégères et autres filles vieillies avant l’âge qu’elle croisait à la sortie des classes. "T’as de la chance, d’avoir une mère qui fait jeune comme moi", se plaisait-elle à répéter. "J’en connais pas beaucoup qui écouteraient Bowie". Et en effet, pas une sortie du beau David sans qu’elle ne se précipite au supermarché - surtout à l"époque où il "faisait un peu fille". Cette débauche de paillettes et de falsetti - que des charmeurs locaux tels que Cloclo ou Patrick Juvet relayaient chez nous - la ravissait plus que tout et alimentait l’usine à fantasmes, peut-être une réaction inconsciente à la brutalité et au manque cruel de fantaisie du monde ouvrier. Quoi qu’il en soit son intérêt évident pour la mode et la pop la faisait passer dans l’immeuble pour une beauté hyper-cool, réputation qu’elle n’aura de cesse de peaufiner et d’utiliser comme argument massue pour se démarquer d’autres femmes aux parcours pourtant pas si différents du sien. J’imagine qu’elle n’a pas eu grand-chose à se mettre sous la dent après la fin du Glam - les punks étant trop moches et mal élevés - et qu’elle a dû attendre la déferlante disco pour retrouver de beaux éphèbes à petites tenues moulantes et se sentir requinquée. Mais c’est vraiment avec les années quatre-vingt que tout explose, alors qu’une Angleterre plus perverse que jamais nous envoie coup sur coup Boy George (qu’elle appellera Boy), Pet Shop Boys et Jimmy Sommerville (simplement Djimmie pour elle). Et là c’est l’éclate intégrale le samedi soir devant des couples d’amis abasourdis, blonde électrique se trémoussant sans fin sur la piste de dance et s'ennivrant d’une audace impensable dans ce milieu conventionnel et fade.
Pendant ce temps elle eut un fils qui n’avait plus que son Bowie pour pleurer et piochait allègrement dans sa trousse à maquillage le mercredi après-midi pour quelques heures de transformation à la Scary Monsters - dialectique création/destruction à la clé, comme le Pierrot de la pochette - le tout chronométré en fonction de ses allers retours au supermarché. Avec une mère pareille le tour était joué, pensai-je, mais sa réaction plus que glaciale et franchement revêche au moment des faits me fit rapidement déchanter et me réduisit à une clandestinité honteuse. Un lourd climat de non-dit et de suspicion mutuelle s’instaura entre nous et de chapardages puérils (il m’est arrivé de retrouver MON fard à paupières de Thin White Duke dans son tiroir de coiffeuse) en aveux soutirés dans une sorte de chantage affectif mais immédiatement occultés (l’ouverture inopinée n’ayant duré que quelques secondes pour ne jamais se reproduire) il était clair que Boy George et moi étions deux choses très distinctes. Cette différence fondamentale de traitement se poursuivit dès lors et sous-tend - pour ne pas dire pourrit - encore à ce jour nos relations. Il n’est pas rare de la trouver toute excitée au téléphone au moment de la sortie d’un nouveau single de Djimmie - du moins quand celui-ci nous gratifie d’un autre de ses comebacks - et cet appel du pied inconscient (?) me fait de plus en plus l’effet d’une provocation. C’est comme si son détournement de la culture pop gay, sur laquelle j’estime avoir un droit légitime même quand la musique me gonfle, m'était devenu insupportable dans son refus forcené de me reconnaître dans ma dimension d’homme émotionnellement et sexuellement actif. Car la pierre d’achoppement se trouve bien là: alors que Boy George ou Pet Shop Boys restent d’aimables créatures loufoques évoluant dans l’espace abstrait et plastique de la célébrité médiatique - et sont en vertu de cela même comme désubstantialisés - je présente l’inconvénient de révéler dans ma physicalité le côté plus alarmant de la sexualité masculine, celui où il n’est essentiellement question que de bites, de poils et de culs.
Le cas de Sommerville est à cet égard instructif. Alors qu’elle adore son petit côté canaille et ses acrobaties vocales, elle s’est montrée un peu plus refroidie par l’accro de la queue qu’il s’avère être à certains moments, à tel point qu’elle a pu qualifier So cold the Night, où il est question de l'observation secrète d’un voisin à oilpé, d'"un peu porno". C’est drôle et étrange à la fois, et dans cette remarque se trouve peut-être un début d’explication. Ma mère n’aurait finalement à presque soixante ans qu’un rapport de midinette avec les choses de l’amour et du sexe - c’est-à-dire suspendu dans le temps, fortement idéalisé et débarrassé des dégeulasseries afférentes. Celle qui n’avait d’yeux que pour Cloclo et son beau costume blanc, qui fondait en larmes à la seule suggestion qu’il pût être pédé et souscrivit pleinement à la version expurgée de sa disparition accidentelle, serait en fait une attardée complète en plus d'une rêveuse invétérée. D’où son incapacité chronique à conceptualiser et encore moins digérer une forme de sexualité qui traîne derrière elle une réputation de souffre. Ce refus de me voir un corps au delà de ma nouvelle coiffure est une source d’irritation pour ne pas dire de ressentiment colossaux. Je pense incidemment à la relation sinistre et funeste qu’entretient Helmut Berger avec sa mère dans Les Damnés de Visconti, et d’une certaine manière mon histoire n’en est qu'une version très édulcorée, tenues classe et décadence Marlene en moins (bien que sur Cloclo je fusse aussi capable du meilleur, en petit short éponge et bottes de cuir ras-le-genou). Par la suite j’ai eu dans ma vie des jeunes femmes, certaines de très bonnes amies, qui, dans leurs tentatives d’infantilisation de l’être désincarné que j’étais devenu, me déniaient de la même façon l’appartenance d’un corps et d’une sexualité pleinement formée, si bien que je me trouvais transmué en sosie de pop star anglaise renvoyant à un original élusif et lointain (ce qui n’était pas non plus pour déplaire à ma mère, qui s’extasiait devant la troublante ressemblance). Mon corps ne se situait plus nulle part, abstrait et d’une forme indéfinie. Victime (et complice consentant) d’une entreprise de cloclonage, je ne vivais plus qu’à sa périphérie.
Il y a quelques jours, alors que je réintégrais mon corps comme presque chaque matin au club de sport, Bad Girls de Donna Summer s’est mis à retentir dans la salle de muscu. L’énergie du morceau et son pouvoir d’évocation étaient saisissants tant d’années après et c’est ainsi qu’une fois chez moi je remettai la main sur une vieille cassette du Bad Girls double LP, qui s’inscrit à la fin de la période classique de Donna, avant les maniérismes calibrés FM des années ultérieures où on ne la distinguera plus de Pat Benatar. Quelques longueurs de schmaltz sirupeux mises à part, l’album a, avec ses synthés distordus aussi moites qu’une backroom et ses enchaînements continus, une puissance proprement hypnotique. Je me souviens l'avoir écouté en boucle sur mon petit magnétophone, seul dans ma chambre, rêvant de Donna et aspirant à sa grâce de reine suprême. Jimmy Sommerville a plus tard raconté l’horreur qu’il a ressenti lorsqu’ellle a, dans un instant d’aveuglement stupéfiant menant à un suicide commercial rarement surpassé, décrit le sida comme un juste châtiment divin, tout comme plus ou moins au même moment Boy George ne se remettait pas des vigoureuses professions de foi hétérosexuelles d’un Bowie en plein révisionnisme. Comme on le voit, les années quatre-vingt ont été cruelles pour à peu près tout le monde, d’autant que ceux et celles que l’on considérait jusque là comme de véritables allié(e)s contre un oppresseur commun décidèrent comme de concert de nous trahir de la façon la plus hideuse et ringarde. Mais j’imagine que comme après toute déconvenue amoureuse on finit par en faire son deuil, pour éventuellement finir comme moi en salle de sport et apprendre enfin à se servir de ses poings.