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27 September 2006

Fag Hag

Topographie de la Terreur - Ma chambre

Ma mère s’est toujours targuée d’être différente des autres femmes du secteur. De par son style vestimentaire, ses goûs musicaux clairement affichés et son apparence générale d’éternelle jeune fille, elle se distinguait farouchement des mégères et autres filles vieillies avant l’âge qu’elle croisait à la sortie des classes. "T’as de la chance, d’avoir une mère qui fait jeune comme moi", se plaisait-elle à répéter. "J’en connais pas beaucoup qui écouteraient Bowie". Et en effet, pas une sortie du beau David sans qu’elle ne se précipite au supermarché - surtout à l"époque où il "faisait un peu fille". Cette débauche de paillettes et de falsetti - que des charmeurs locaux tels que Cloclo ou Patrick Juvet relayaient chez nous - la ravissait plus que tout et alimentait l’usine à fantasmes, peut-être une réaction inconsciente à la brutalité et au manque cruel de fantaisie du monde ouvrier. Quoi qu’il en soit son intérêt évident pour la mode et la pop la faisait passer dans l’immeuble pour une beauté hyper-cool, réputation qu’elle n’aura de cesse de peaufiner et d’utiliser comme argument massue pour se démarquer d’autres femmes aux parcours pourtant pas si différents du sien. J’imagine qu’elle n’a pas eu grand-chose à se mettre sous la dent après la fin du Glam - les punks étant trop moches et mal élevés - et qu’elle a dû attendre la déferlante disco pour retrouver de beaux éphèbes à petites tenues moulantes et se sentir requinquée. Mais c’est vraiment avec les années quatre-vingt que tout explose, alors qu’une Angleterre plus perverse que jamais nous envoie coup sur coup Boy George (qu’elle appellera Boy), Pet Shop Boys et Jimmy Sommerville (simplement Djimmie pour elle). Et là c’est l’éclate intégrale le samedi soir devant des couples d’amis abasourdis, blonde électrique se trémoussant sans fin sur la piste de dance et s'ennivrant d’une audace impensable dans ce milieu conventionnel et fade.

Pendant ce temps elle eut un fils qui n’avait plus que son Bowie pour pleurer et piochait allègrement dans sa trousse à maquillage le mercredi après-midi pour quelques heures de transformation à la Scary Monsters - dialectique création/destruction à la clé, comme le Pierrot de la pochette - le tout chronométré en fonction de ses allers retours au supermarché. Avec une mère pareille le tour était joué, pensai-je, mais sa réaction plus que glaciale et franchement revêche au moment des faits me fit rapidement déchanter et me réduisit à une clandestinité honteuse. Un lourd climat de non-dit et de suspicion mutuelle s’instaura entre nous et de chapardages puérils (il m’est arrivé de retrouver MON fard à paupières de Thin White Duke dans son tiroir de coiffeuse) en aveux soutirés dans une sorte de chantage affectif mais immédiatement occultés (l’ouverture inopinée n’ayant duré que quelques secondes pour ne jamais se reproduire) il était clair que Boy George et moi étions deux choses très distinctes. Cette différence fondamentale de traitement se poursuivit dès lors et sous-tend - pour ne pas dire pourrit - encore à ce jour nos relations. Il n’est pas rare de la trouver toute excitée au téléphone au moment de la sortie d’un nouveau single de Djimmie - du moins quand celui-ci nous gratifie d’un autre de ses comebacks - et cet appel du pied inconscient (?) me fait de plus en plus l’effet d’une provocation. C’est comme si son détournement de la culture pop gay, sur laquelle j’estime avoir un droit légitime même quand la musique me gonfle, m'était devenu insupportable dans son refus forcené de me reconnaître dans ma dimension d’homme émotionnellement et sexuellement actif. Car la pierre d’achoppement se trouve bien là: alors que Boy George ou Pet Shop Boys restent d’aimables créatures loufoques évoluant dans l’espace abstrait et plastique de la célébrité médiatique - et sont en vertu de cela même comme désubstantialisés - je présente l’inconvénient de révéler dans ma physicalité le côté plus alarmant de la sexualité masculine, celui où il n’est essentiellement question que de bites, de poils et de culs.

Le cas de Sommerville est à cet égard instructif. Alors qu’elle adore son petit côté canaille et ses acrobaties vocales, elle s’est montrée un peu plus refroidie par l’accro de la queue qu’il s’avère être à certains moments, à tel point qu’elle a pu qualifier So cold the Night, où il est question de l'observation secrète d’un voisin à oilpé, d'"un peu porno". C’est drôle et étrange à la fois, et dans cette remarque se trouve peut-être un début d’explication. Ma mère n’aurait finalement à presque soixante ans qu’un rapport de midinette avec les choses de l’amour et du sexe - c’est-à-dire suspendu dans le temps, fortement idéalisé et débarrassé des dégeulasseries afférentes. Celle qui n’avait d’yeux que pour Cloclo et son beau costume blanc, qui fondait en larmes à la seule suggestion qu’il pût être pédé et souscrivit pleinement à la version expurgée de sa disparition accidentelle, serait en fait une attardée complète en plus d'une rêveuse invétérée. D’où son incapacité chronique à conceptualiser et encore moins digérer une forme de sexualité qui traîne derrière elle une réputation de souffre. Ce refus de me voir un corps au delà de ma nouvelle coiffure est une source d’irritation pour ne pas dire de ressentiment colossaux. Je pense incidemment à la relation sinistre et funeste qu’entretient Helmut Berger avec sa mère dans Les Damnés de Visconti, et d’une certaine manière mon histoire n’en est qu'une version très édulcorée, tenues classe et décadence Marlene en moins (bien que sur Cloclo je fusse aussi capable du meilleur, en petit short éponge et bottes de cuir ras-le-genou). Par la suite j’ai eu dans ma vie des jeunes femmes, certaines de très bonnes amies, qui, dans leurs tentatives d’infantilisation de l’être désincarné que j’étais devenu, me déniaient de la même façon l’appartenance d’un corps et d’une sexualité pleinement formée, si bien que je me trouvais transmué en sosie de pop star anglaise renvoyant à un original élusif et lointain (ce qui n’était pas non plus pour déplaire à ma mère, qui s’extasiait devant la troublante ressemblance). Mon corps ne se situait plus nulle part, abstrait et d’une forme indéfinie. Victime (et complice consentant) d’une entreprise de cloclonage, je ne vivais plus qu’à sa périphérie.

Il y a quelques jours, alors que je réintégrais mon corps comme presque chaque matin au club de sport, Bad Girls de Donna Summer s’est mis à retentir dans la salle de muscu. L’énergie du morceau et son pouvoir d’évocation étaient saisissants tant d’années après et c’est ainsi qu’une fois chez moi je remettai la main sur une vieille cassette du Bad Girls double LP, qui s’inscrit à la fin de la période classique de Donna, avant les maniérismes calibrés FM des années ultérieures où on ne la distinguera plus de Pat Benatar. Quelques longueurs de schmaltz sirupeux mises à part, l’album a, avec ses synthés distordus aussi moites qu’une backroom et ses enchaînements continus, une puissance proprement hypnotique. Je me souviens l'avoir écouté en boucle sur mon petit magnétophone, seul dans ma chambre, rêvant de Donna et aspirant à sa grâce de reine suprême. Jimmy Sommerville a plus tard raconté l’horreur qu’il a ressenti lorsqu’ellle a, dans un instant d’aveuglement stupéfiant menant à un suicide commercial rarement surpassé, décrit le sida comme un juste châtiment divin, tout comme plus ou moins au même moment Boy George ne se remettait pas des vigoureuses professions de foi hétérosexuelles d’un Bowie en plein révisionnisme. Comme on le voit, les années quatre-vingt ont été cruelles pour à peu près tout le monde, d’autant que ceux et celles que l’on considérait jusque là comme de véritables allié(e)s contre un oppresseur commun décidèrent comme de concert de nous trahir de la façon la plus hideuse et ringarde. Mais j’imagine que comme après toute déconvenue amoureuse on finit par en faire son deuil, pour éventuellement finir comme moi en salle de sport et apprendre enfin à se servir de ses poings.

20 August 2006

Étoile des Neiges

Comme une bille de flipper inerte, le garçon-fille était propulsé indéfiniment entre les différentes stations de la Topographie de la Terreur, du terrain vague qui faisait face à la chambre et où il pouvait s'enliser à tout moment, à l'antre du dragon, ces structures sportives  de contrôle où les corps sont policés, dévoilés et neutralisés sous le regard fixe de l'institution. Le troisième point de cette triangulation funeste était représenté par le supermarché - le tout premier de France - où la chasse aux déviants se révélait tout aussi appliquée et féroce. Cette collection de textes témoigne en autant de variations de la continuité de ces thématiques dont l'actualité reste vive, comme les débris en orbite d'un ancien désastre revenant à intervalles réguliers me visiter.

 

Club de boxe en sous-sol

C’était toujours par des après-midis maussades que le bus de ramassage nous emmenait, nous et une autre classe - celle que l'on disait la plus nulle - vers le gymnase municipal de la seconde cité que comptait la ville, celle située au-delà de l’autoroute. Même si la nôtre était bien pourvue en équipements sportifs, il nous fallait parfois faire ce déplacement vers ce qui, dans l’angoisse anticipée d'abus en tous genres, s’apparentait à un abattoir. Il nous fallait faire longtemps la queue à l’entrée, filets de ballons à l’épaule et tenues de sport soigneusement pliées par les mères dans leurs petits sacs et prêtes à être passées. À la fin des années soixante-dix les baskets Adidas faisaient un malheur, surtout les blanches à bandes noires. J’avais du tanner mes parents pour avoir ma paire moi aussi, et pour une fois une paire de vraies, pas les arnaques à deux ou quatre, voire cinq rayures, tant la hantise de la came inauthentique, qui me séparait à jamais des beaux gosses, traumatisa mon enfance. Ainsi je me sentais pour une fois dans le coup et un peu plus attirant mes Adidas aux pieds, prêt à pénétrer dans l’horrible halle caverneuse et sombre, puante des sueurs accumulées et du caoutchouc des tapis à galipettes. Les murs étaient peints de couleurs institutionnelles standard, vert visqueux et orange-dégueuli, tout comme les classes du collège dont cet enfer n’était que l’extension. Les professeurs d'éducation physique portaient des ensemble en nylon chromatiquement assortis à cet environnement, et dans leur froideur cassante et leur air revêche avaient quelque chose d’un peu malsain, voire même de franchement chelou.

C’est ainsi que le désir de nous faire prendre une douche après l’entraînement tourna chez eux très vite à l’idée fixe, surtout dans l'esprit dérangé du nôtre qui, avec ses lunettes fumées de mec pas net et ses survêts moulants qui laissaient voir son slob, avait dans tout l’établissement une réputation de gros vicelard. Outre ses mises en boîte complètement nazes sur nos corps maladroits (en équilibre précaire sur ma poutre je fus un jour qualifié de 'voltigeuse') toutes les occasions étaient bonnes pour nous voir nous dessaper et il n'était pas rare qu'il gueule comme un veau pour nous donner du cœur à l'ouvrage. Car venant d’un pays plutôt coincé sur les questions de nudité et de plus d’une classe ouvrière indécrottablement pudibonde, personne ne trouvait cela très normal et la mise à nu collective avait quelque chose de visiblement pénible pour de jeunes garçons en pleine mutation physique. Bref, rien du naturel ou de l’insouciance germanico-scandinave autour du corps en liberté, mais une angoisse insupportable et humiliante dans l’exhibition forcée. Pendant des années les gymnases et vestiaires attenants furent les sites de cette honte primaire, de ces abus de pouvoir arbitraires, d’autant plus que mon homosexualité supputée m’exposait à une violence latente de la part des élèves des 'mauvaises classes'. Ma vision de la masculinité se résumait donc à l’obscurité sordide de ces locaux confinés, aux odeurs infectes de pieds et à l’anticipation d'une agression inévitable.

Ici en Allemagne les choses commencent à prendre une tout autre tournure. Le processus avait certes été amorcé à Londres où mon apprentissage de la boxe m’avait à nouveau familiarisé avec l’univers des douches - même si là-bas puritainement séparées en cabines -, mais n’avait été que partiellement clos. À Berlin, ville qui transpire le cul de partout, ce qui jadis était source d’une répugnance et d’une terreur irraisonnées est en passe de devenir un fantasme érotique de premier ordre. Reconquérir les vestiaires allait de pair avec la question cruciale de ma réintégration à une masculinité aussi crainte que désirée et de la réappropriation de ce que je considérais m’appartenir de droit. Ayant de plus fait l’expérience d’un exhibitionnisme décomplexé dans quelques bordels de la ville, la route était toute tracée pour ma réconciliation avec le monde du sport. Certes le club que je fréquente est très largement pédé mais l’illusion est convaincante. C’est un peu comnme si nous nous amusions à parodier ce qui nous avait été si longtemps refusé dans une sorte de surenchère sur les codes comportementaux virils, comme ne plus se changer en loucedé sous sa serviette ou prendre sa douche dans la partie collective, bon matage de bites en sus. Ce réinvestissement fortement éroticisé s’accompagne d’un fétichisme de plus en plus affirmé pour toutes sortes d’accessoires jadis liés à l'EPS (les trois lettres qui faisaient trembler) comme, éternels classiques, les Adidas et chaussettes blanches (de préférence déjà longuement portées) ainsi que ces petits shorts de polyamide bleus bien échancrés qui ont su garder leur côté New York années soixante-dix tout en découvrant l’entrejambe de façon alarmante et dans lesquels on est pris de l'envie de faire les pires saloperies. Sans mentionner une fixation croissante sur certaines fonctions corporelles fortement olfactives. Chose inouïe, la 'voltigeuse', revenue de ses après-midi d’ennui et d'effroi, en aura finalement su en goûter les troubles cachés.

 

First published as Les Puritains, 2006.

 

Topographie de la Terreur - Terrain vague enneigé

J'aimerais pouvoir me remémorer chaque histoire infime de mon enfance et rendre sensible l'invariabilité abrutissante de la vie dans cette ville de périphérie, la constance des mécanismes d'abjection et d'oppression qui la font tourner dans sa normalité revendiquée, la violence fondamentale qui informe son existence même. Sous ses apparences enjouées et solidaires la collectivité s'autorégule et se rend capable des pires exactions au nom de sa propre survie. Dans son omniprésence et son inévitabilité la violence s'exerce à tous les niveaux et sous des formes multiples: dans les lieux anodins du quotidien, les poches de temps statique des après-midis ensoleillés, les déflagrations infimes de la conscience, la peur au ventre à la vue des attroupements près du hall d'entrée, une géographie de l'horreur où les organes officiels de l'éducation de masse et du grand commerce laminent les âmes et les corps déviants.

Il existait face à l'immeuble familial et au-delà du mur d'enceinte une étendue vaste et informe qui avait été rendue à son état élémentaire. On l'appelait le 'terrain vague' et dans son enchevêtrement dense de ronces et de végétation sauvage ne servait guère qu'aux vieux cons du coin pour y promener leurs chiens et, sait-on jamais, y faire de bien jolies rencontres. L'espace était bordé d'un côté par un enchaînement pavillonnaire coquet habité par des retraités et des familles 'bien' et de l'autre par une continuité de Zeilenbauten d'aspect indifférencié, ceux que ma mère appelait 'les HLM' pour bien marquer son statut récemment acquis de résidente privée. Le terrain vague était si inhospitalier qu'il ne se prêtait même pas au jeu. C'était plutôt une sorte de jungle où l'on n'arrivait que par accident ou inattention, à la suite d'une frayeur soudaine ou du fait d'une contrainte extérieure. Je m'y étais perdu pour la première fois un jour pendant la pause du déjeuner. Un grand des classes supérieures, un molosse répugnant que je connaissais à peine, m'avait frappé à la tête alors que nous rentrions en groupe par l'allée ombragée menant à l'église. Je me sentis infiniment humilié par ce coup gratuit, qui ne fit que confirmer et rendre encore plus intolérable l'insignifiance silencieuse et discrète dans laquelle je me voyais tout entier sombrer. Mon corps, dont la naissance au monde était tout sauf harmonieuse, devenait inconfortable et déplaisant, sentiment que la mode prétendument exclusive imposée par ma mère - en fait de médiocres imitations repérables au premier coup d'œil - ne fit rien pour dissiper. À la suite de la claque je me suis je ne sais comment retrouvé dans le terrain vague, environné de toutes parts d'arbustes déchiquetés et squelettiques, au bord des larmes et nerveusement ébranlé. C'était un jour morne et plat. Le ciel était d'un blanc uniforme sur l'étendue boueuse couverte de merde, une journée ordinaire dans une ville de banlieue célébrée pour sa douceur de vivre et le dynamisme de sa communauté. Avançant au milieu des ronces je voyais la fenêtre de ma chambre par-delà le mur d'enceinte. Là on m'attendait pour le déjeuner, là se déroulaient les rituels d'une autre normalité qui devait à tout prix rester imperméable à celle qui sévissait au dehors. C'était là mon obsession fondamentale, entièrement engendrée par la honte de ma propre faiblesse, que l'incertitude et l'hostilité du monde n'y pénètrent jamais.

Les quelques semaines précédant Noël il faisait déjà noir au moment de quitter l'école. Parfois nous rentrions directement du gymnase, l'un des nombreux éléments du dispositif d'abaissement physique et moral que comptait la 'Topographie de la Terreur'. Les vacances scolaires étaient toujours l'occasion de réjouissances particulières puisque la famille ne se reconstituait véritablement que pour cette unique célébration, avant qu'un repli étrange et une lente décomposition des liens n'y mettent fin quelques années plus tard. Je me sentais bien à l'abri dans l'appartement, posté devant la télé et pensant à cette immense famille, cette galaxie infinie et complexe au sein de laquelle j'avais ma place incontestée et étais l'égal de tant d'autres. Cette année-là il avait même neigé et sur la dernière ligne droite avant la maison le terrain vague s'ouvrait béant sur ma gauche, une obscurité insondable de laquelle rien n'émergeait. Plus loin dans la rue un groupe de garçons dont je ne discernais que les silhouettes s'avançait vers moi, une menace à la fois vague et familière qui me fit redouter le pire. Arrivés à ma hauteur ils m'agrippèrent en proférant des insultes et me précipitèrent violemment dans les buissons en contrebas, avant de poursuivre tranquillement leur chemin. L'épaisseur de neige était telle dans le terrain vague qu'il m'était impossible de me relever. Je ne sais combien de temps j'ai attendu là dans l'étendue compacte et bleue, qui semblait faiblement irradier dans la nuit, engoncé dans ma vraie-fausse veste militaire qui telle une camisole entravait tout mouvement. À l'horizon l'appartement familial brillait déjà de tous ses feux, mais là où je me trouvais il aurait aussi bien pu se trouver à des années-lumière. C'est alors qu'une amie de classe, S., passa en vélo. Elle habitait l'un des pavillons pour gens bien qui bordaient la rue et m'aida à m'extraire de l'uniformité glacée. La honte m'étreignait et je ne pus rien lui dire de ce qui m'avait amené là. Je regagnai ainsi l'appartement au troisième étage, atterré de me savoir à la merci d'un danger si proche dont rien ne me protégeait... Des années après le terrain vague fut décimé et sur son emplacement la ville érigea un complexe géronto-commercial, un supermarché Lidl et une maison de retraite flambant neuf avec salles communes s'ouvrant sur le parking à la vue de tous - retisser du lien social comme on dit. Ma mère trouva l'architecture très réussie, au point de déclarer: "le jour venu ton père et moi, on n'aura qu'à traverser la rue". Ce fut sans doute la chose la plus triste qu'elle m'ait jamais dite.

 

First published as Étoile des Neiges, 2006.

 

English version

Le mardi soir je me rends à un club de boxe de Weißensee. C'est une rue désolée et usinière de l'Est de Berlin. Les hommes vont et viennent au gré des entraînements qui y ont lieu. Je me tiens au milieu de la grande salle près du ring et les regarde plaisanter en une langue qui n'est pas la mienne. Je me demande s'ils sont de l'ex-République Démocratique, quels souvenirs ils peuvent en avoir gardé. Je viens de me changer. Les vestiaires étaient pleins de garçons que je ne connaissais pas. L'odeur qui se dégageait de leurs corps d'hommes à peine formés était entêtante.

Ça se passait à 13h le mardi. L'appel des classes pour le début des deux heures de sport hebdomadaires se faisait dans la cour centrale. C'était un temps transitoire durant lequel la cité semblait absente à elle-même. L'ensemble scolaire était une succession de cours connectées par des passages étroits et de pavillons isolés aux toits ondulés. La troupe des élèves se dirigeait pleine d'anticipation vers le complexe sportif de la commune. Le défoulement allait pouvoir commencer. Les vestiaires étaient pleins de garçons que je ne connaissais pas. L'odeur qui se dégageait de leurs corps d'hommes tout juste métamorphosés était insupportable dans les promesses de violence qui en émanaient.

Je me ruais vers la sortie dans la panique et le chagrin d'avoir dû finir là, loin de la sécurité de ma chambre et des musiques qui l'habitaient. Ils me rattrapaient invariablement, la honte et la terreur me rendant aphasique, comme si pour se défendre le cerveau devait garder ses dernières forces vitales et se débarasser du superflu. En passant je remarquais que le pavillon des arts plastiques avait une nouvelle fois été saccagé, ses grandes verrières brisées, les meubles renversés et les murs recouverts des longues coulées vives de peinture. Les vacances d'été allaient commencer, les dernières que la famille allait passer là. L'idéal moderne de progrès social se désagrégeait tout entier en cette fin d'année dans la vision des écoles incendiées et de ma dissolution dans une non-existence terne contre laquelle on ne pouvait rien. La négation du grand projet architectural qui avait baigné mon enfance éclatait dans une violence terrible.

Sur le chemin du retour, au seuil du dernier été, la lumière était dorée, celle des soirs de banlieue que j'avais si souvent regardée de ma fenêtre, et les promesses du plaisir à venir me rendaient invraisemblablement léger. J'avais vu ma prof de musique s'éloigner gaiement, sa jupe longue à pois virevoltant autour de sa grande silhouette gracile. Pour elle aussi le dernier jour était un véritable soulagement. J'ai appris plus tard qu'elle s'était suicidée, les jeunes étaient devenus vraiment trop durs... Je traversais l'étendue verte du coeur de la cité une dernière fois, et de loin en loin chaque secteur de la ville idéale se déroulait dans ses propres variations chromatiques. La plaine était parsemée de folies et sculptures en tous genres, cet art vibrant et didactique pour prolétaires. Les entrées d'immeubles étaient recouvertes d'inscriptions énormes et baveuses parlant d'argent et de baise, des bittes grotesques, le signe du dollar. À l'issue de l'immensité d'herbe devenue rouge sous le soleil déclinant la mère attendait dans l'appartement, comme tous les jours de toutes ces années passées là. Dans ma chambre la musique retentissait à nouveau, ainsi que les voix diaphanes des présentatrices de la radio, mes héroïnes, mes alliées et amies dans l'émergence d'une folie qui ne finirait désormais plus.

 

I went back to the boxing club which I had once run away from. It's on the edge of Weißensee near a major tramway junction, in the midst of a disused industrial estate, at the start of the East lying beyond the familiar, desirable districts and urban culture of Prenzlauer Berg. The street was empty and its noises muffled by a coat of thick snow. I was devoid of any thought and made sure to stay that way until I'd arrived at the club. From the unattended reception the training rooms were brightly lit and full of activity. Men were already training hard in all parts of the gym. There was a line of heavy sandbags hanging down from the ceiling and a huge ring like a shrine as the focal point of the huge space. My presence remained unacknowledged so I headed for the changing room. The place was dark and airless. Clothes were strewn across the floor and spilling out of broken lockers. It was like coming back to an old familiar place which I'd seen many times before, an empty vessel drifting into infinity with old feelings and images illuminating it from the inside.

The showers were hidden in a corner and I could only hear fragments of conversations. There was nothing of the boisterousness and sense of seething threat that I'd come to expect from any straight male congregation. I glanced sideways and could vaguely see outlines of naked bodies standing next to me. There was nothing to differentiate my body from theirs and my safety was guaranteed by the imaginary invisibility brought by my apparent indifference. I didn't look at them, therefore they didn't see me. Back in the gym men were arriving for the next training class. Most were younger than me and I couldn't help wondering whether they were from the former Democratic Republic and what sort of memory they might have kept of the old order, or if they might actually remember the country at all. They were joking amongst themselves in a language that wasn't mine, whose clatter and inflexions were ringing in my ears. I was smiling to them, at the epicentre of the dragon's domain, amused to find myself in a situation that, as I realised, had been the goal of my presence there. Like Anna stripping in front of the bloody, tentacular creature in Possession, her own dragon waiting in the bedroom. From my old topography of terror gradually emerged a new articulation of desire.

At one o'clock the children were made to gather in the central courtyard. It was sport time. The school was an array of interlocked playgrounds interspersed with curved-roofed glass and concrete pavilions. Once at the municipal sports complex the locker room were already full of young men I didn't know. The smell of their nascent adult bodies was heady and the prospect of impending abuse deeply unnerving. The eruption of social/physical violence was always sudden, and it was there that it was first revealed in its barest form. My being dissolved in the dampness and squalor of changing rooms, the rubber of new sports shoes bought at the local supermarket, the overpowering stench of chlorine at the communal baths, the suffocating whiffs of bodily odours mixed with detergents, the boys' bewildering physical transformation. An incontrollable anguish took hold of me: the prospect of my own disintegration, the impending dismemberment of my body in their hands, its susceptibility to monstrous mutations, it all had suddenly become awfully real. For the first time I saw the intrinsic vulnerability of my body drifting off into a space far removed from the certainties of childhood and the timelessness of the female, immaterial voices that peopled my world. I would make a hasty exit so as not to be exposed to their taunts. This was often pointless and spurred them into even more viciousness.

Fear and shame kept me locked in a perpetual silence. On my way back I noticed that the arts pavilion had once again been disfigured, its fragile windows smashed in, its furniture knocked over and paint grossly smeared across the walls. It was the modern dream of social progress disintegrating along with the architecture it had spawned and the last summer holidays the family would ever spend there. Pornographic inscriptions were appearing everywhere, all over buildings, hallways and staircases. Hurriedly I would get back to my mother who was waiting, as she'd invariably done all those years. Locked in my room I would again listen to the radio whose alluring voices were, against the tide of rising collective madness, my ultimate company, hope and salvation. One Monday morning, halfway across the grassy void, I saw that the nursery school had been burnt down. It was told that it'd been wrecked and set ablaze during the night. The acrid stench of devastation was permeating the air and fear set in a little bit more in my heart. What once had been the tiny set of an enchanted world lay there on the bare concrete floor, charred and lifeless. It was a warning sign of things to come, of my tearing apart and the collapse of the epic of modernity that had so long mesmerized me.

 

First published as Les Garçons dans les Vestiaires/Dragon's Domain, 2005.

21 May 2006

Hallo Spaceboy

English version

Klaus Nomi at secondary school

J’ai des souvenirs très précis de Klaus Nomi. C’était mes années de collège au tournant des années quatre-vingt, dans la ville sédative choisie par mes parents pour poursuivre leur triomphale vie de famille. Le gros nœud papillon noir collé au milieu de son costume en plastique m’amusait beaucoup, à tel point que j’en avait conçu un semblable pour ma grand-mère. Elle se prêtait volontiers à toute sortes d’âneries de notre part et c’était toujours avec une joie puérile que nous l'accoutrions d’accessoires en papier bariolés avec en sus une coiffure explosée rendue possible par des années de mauvaises permanentes qui avaient réduit ses cheveux à l’état de foin. Ellle aussi était à sa façon une Nomi.... Je repense donc à lui après avoir vu The Nomi Song, un documentaire sur sa carrière fulgurante réalisé par Andrew Horn et présenté il y a deux ans à la Berlinale. Je n’apprécie d’ordinaire guère ce genre de format, avec son cortège obligé d’interviews et la linéarité de son mode narratif. Ça fait un peu trop télévision au cinéma et je n’aime pas cette confusion des genres. Pourtant The Nomi Song est éblouissant dans son intensité kaléidoscopique et dans son traitement du personnage un chef-d’œuvre d’humanité. De ses origines à Essen à son établissement à Berlin pour une carrière à l’opéra qui s'avérera infructueuse, avant de devenir la coqueluche les milieux underground de l’East Village (dont l'atmosphère est rendue dans le film de façon particulièrement évocative) jusqu'à l’explosion globale qui le portera triomphant sur les plateaux de TF1, c’est un homme extrêmement attachant et vulnérable qui se dévoile sous l’affublement néo-constructiviste de sa carapace de vinyle.

Pendant tout le film mon affection pour lui n’a fait que grandir. Sous le maquillage opaque de marionnette Bauhaus on devinait de beaux yeux, noirs et très brillants, d'une expressivité parfois comique comme durant sa performance avec Bowie dans Saturday Night Live, qui le propulsera vers la célébrité, et où l’on sent comme une légère anxiété lorsqu’il s’emploie à faire de son mieux en présence de la star. J’avais vu le show pour la pemière fois il y a des années à Amsterdam et la prestation est restée dans ma mémoire comme un morceau d'anthologie rarement égalé. Pour moi il n’y avait rien de plus rock’n’roll que Bowie en uniforme d’hôtesse de l’air à col Mao et talons hauts avec Nomi traînant derrière lui un gros caniche en peluche rose sur l’air de TVC15. Encore aujourd’hui cette performance est d'une puissance jouissive phénoménale et a déclenché la même poussée d'adrénaline que jadis. Ce que je ne savais pas c’est que le costume géométrique qui deviendra emblématique au point d’en devenir parodique avait été inspiré par Bowie lui-mème prenant pour source un ensemble porté par Tristan Tzara (Hugo Ball selon d'autres sources) lors de quelque performance Dada. Après le show Nomi s’était rendu chez un tailleur de l’East Village et s’était saigné aux quatre veines pour se payer une approximation de la tenue de l’idole. Ce qui ne fait que complexifier les ramifications de la nébuleuse Bowie, alliant la pop la plus britannique à l’avant-garde européenne, la germanité, la science-fiction, une apocalypse imminente et bien sur à Berlin, qui à l’époque jouissait d’une réputation sulfureuse - Cabaret et le Duke y contribuant vraisemblablement chacun à leur manière - et a sans doute conféré au jeune Klaus une aura et un mystère aux yeux d’une jeunesse new-yorkaise éprise de sophistication.

L’instant le plus poignant du film fut sans doute sa dernière performance de Cold Song accompagnée d’un orchestre symphonique. Nomi, en costume de petit page rouge à collerette, porte les traces de la maladie qui l’emportera un peu plus tard. Son expression est déchirante, presque celle d’un petit garçon qui s’applique à chanter le mieux possible pour son public alors que ses forces vitales le désertent. Le gros plan sur son visage exténué et son roulement d’yeux lors de l’accord final sont à pleurer. On ne savait encore rien du sida, qu'une certaine presse s'était empressée de nommer 'le cancer gay’. Il y a un instant aussi pénible qu’ahurissant lorsqu’un des interviewés raconte que Nomi ne put mettre un nom sur sa condition qu’en regardant un reportage télevisé sur les ravages physiques de la maladie. Il semble aussi que personne ne se soit vraiment pressé à son chevet dans ses derniers instants - certains avouant ouvertement leur peur de la contagion, d'autres ne pouvant mettre de côté de vieilles rancœurs, d’autres enfin ne voulant que se souvenir des beaux jours... La mort de Klaus Nomi fut le point de départ d’un cortège funèbre sans fin. Cold Song fut de façon prévisible utilisée comme musique d’accompagnement des nombreux programmes consacrés au sida qui se succédaient dans une panique grandissante. Nous étions alors en 1984. Ma grand-mère ne venait plus nous voir pour cause de santé déclinante et je suivais une scolarité moyenne dans le bunker de béton de mon lycée. C’est un mercredi matin que le monde s’est inversé en une fraction de seconde lorsqu’un groupe d’étudiants croisés dans les escaliers lancèrent à mon passage un 'Vive le sida’ tonitruant. C’est sous le choc de ce mot et de la tragédie qu’il recouvrait que je pris enfin conscience que quelque chose me détachait à jamais d’eux, que j’étais du côté des monstres et multiples rejets d'une société déchue, ce que j’acceptais dans un mélange d’euphorie et de soulagement. Je suis fier que Klaus Nomi fut le catalyste de cet évènement essentiel de ma vie. Les accords de clavecin synthétique ouvrant Death (une adaptation du Didon et Énée de Purcell) inaugurèrent à la façon d’un bulletin d’informations interstellaire cette rupture avec un passé décapité et à jamais lancé à la dérive.

 

Hallo Spaceboy

I remember Klaus Nomi from my teenage years in the early eighties. His operatic voice and outlandish stage persona were a huge sensation in France and my mother, still yearning for a new Ziggy to set her heart on and unaware that the eighties would bring to her some of the best gay acts in pop history, wholeheartedly embraced 'Klaousse', the next big thing with make-up to entrance her. I quite took to him too and was most amused by his black and white, sharply angular costume. I had even designed a similar bow tie for my grandmother to wear during her weekly visits. She didn’t mind any of the indignities she suffered in our hands as we would relish the sight of the poor woman bedecked with all sorts of cut out accessories with her fuzzy hair backcombed for maximum effect. After all she was, in her own idiosyncratic way, a Nomi too... So Klaus came back into my life after I’d watched The Nomi Song, a documentary on his brief, dazzling career by Andrew Horn, which was shown (and awarded) at the 2004 Berlinale. I don’t usually like that kind of format, with its inevitable succession of interviewees and a predictably linear narrative structure. It feels too much like a TV production projected on a big screen, but the insight into the New York alternative scene of the late seventies and the lavishly documented account of Nomi’s rise to fame made it an immensely engaging film bursting with humanity. From his origins in Essen to unsuccessful career attempts at the Deutsche Oper in Berlin, before becoming a fixture in East Village underground clubs and shooting to global stardom, Klaus Nomi cut throughout a very likeable, if extremely vulnerable, figure.

My affection towards him grew exponentially as the film unfolded. Underneath the opaque, Bauhaus puppet style make-up, his beautiful, dark eyes were sparkly and intensely expressive - in sometimes very comical situations as in his career-defining performance with Bowie on the Saturday Night Life show. Bowie, more than ever in tune with the Zeitgeist, appeared with him for a three-song-set and the result must be one of the sexiest performances pop has ever produced. The sight of Bowie crooning it in a posh air-hostess suit and high heels with Nomi, looking almost intimidated in what he must have known was his major breakthrough whilst dragging a pink, fluffy poodle to the tune of TVC15, still had the power to send the adrenalin level soaring. What I didn’t know however was that the constructivist costume that was to become his trademark was inspired by Bowie himself, who’d drawn upon a Dada performance by Tristan Tzara to design his attire for the The Man who sold the World number. Nomi, set on having something similar for his own stage act, went to a tailor’s shortly after the show, the resulting, highly approximate copy of the idol’s costume reportedly costing him an arm and a leg. This further complexifies the conceptual nebula centred on the Duke and connecting British pop with avant-garde European art, germanity, sci-fi, imminent apocalypse and of course Berlin, which by virtue of its intoxicating influence (to which Bowie and Cabaret undoubtedly contributed) most probably confered Nomi an aura and alien quality amongst Manhattan's bright, young crowds.

Superstardom finally beckoned (obviously to the detriment of the original artistic concept as the record company - RCA of all people - saw in him more a freak to exhibit on TV than a performer with underground East Village credentials) and was almost from the start marred by illness and exhaustion. During one of his last performances he is shown singing Cold Song with a symphony orchestra, sporting a crimson page costume with a ruff. He has the studious, concentrated expression of a little boy striving to do his best for his audience and the final close-up of his drawn features as he rolls his eyes and greets the crowds is a particularly devastating moment. No one then knew anything about the disease that was at the time conveniently dubbed 'the gay cancer' by whole sections of the media. One of his former collaborators interviewed in the film even reports that Nomi began to make a connection with AIDS only whilst watching a news programme about the physical symptoms of the disease. I also seemed that people weren’t fighting over each other at his bedside, some of them openly acknowledging their fear of contamination, others still seething with resentment because of past disputes, while others would rather focus on the 'good old days'. From then on the funeral procession was set in motion and the ethereal Cold Song would provide a handy, if somewhat contrived, soundtrack to hours of TV reports on the new killer virus. We were then in 1984. Due to ill-health my grandmother had long stopped visiting us and I was now attending high school. The world was turned upside down in one second as I was one morning greeted in the stairs to the cry of 'Viva AIDS' by some students. I instantly froze, shocked by the violence of the word and the tragedy it conveyed. I also knew that history was suddenly taking an irreversible turn, laced with foreboding and uncertainty, which I however accepted in a mixture of euphoria and relief. I was for ever alienated from them and firmly stood on the side of the freaks and outcasts of society. I am proud that Klaus Nomi had been instrumental in this life-affirming realisation. It felt as if the synthetic harpsichord chords of Death (a powerful rendition of Purcell’s Dido and Aenaes) rang in my ears as the jingle of some intercosmic news bulletin and marked the very end of a beheaded childhood propelled into an endless void.

21 April 2006

Plus Jamais France

Mercredi 19 est paru dans les pages Rebonds de Libération un texte de l’auteure Cécile Wajsbrot intitulé 'Nous sommes un pays perdu', à l'origine une intervention prononcée à la foire du livre de Leipzig au mois de mars. Il y était question de l’enlisement passéiste de la conscience nationale française et l’inexorable déliquescence de ses mythes fondateurs, de l’idée tenace de son insurpassable prestige dans l’épopée humaine et de sa vocation de donneuse de leçon au monde alors que sa propre histoire, reposant sur des certitudes fallacieuses et marquée par un refus obstiné de confronter ses pires errements, est par moments moins que reluisante, une fuite en avant que la situation sociale explosive de ces dernières années ne fait que rendre plus pathétique. C’est un sujet qui me taraude et qui m’est revenu au moment de la mobilisation de masse anti-CPE contre laquelle les officiels invoquaient une idée aussi périmée que décalée du destin national, car comment peut-on à ce point se cramponner à de vieilles gloires (certaines plus fantasmées que réelles comme le prouve le traitement officiel de la 'victoire' de 1945), à une image si caricaturalement héroïque de ses propres accomplissements lorsque histoires passée et récente ne font que mettre en relief des fractures et conflits phénoménaux au sein d’une même société régie par un soi-disant pacte républicain? Cécile Wajsbrot observe justement que la France se complaît dans l'illusion d'une continuité factice mêlée d'eschatologie toc alors que dans d'autres pays d'Europe c'est l'omniprésence des ruptures et cassures historiques qui est incontournable. On pense ici inévitablement à l’Allemagne qui dans l'impossibilité d'une quelconque fierté nationale a dû engager avec le passé un dialogue continu qui, même si le processus fut long et tortueux, et même si le pays n'est peut-être pas lui-même exempt de certaines nostalgies (pour par exemple la periode de prospérité et identitairement moins problématique d’avant la Wende), n'en fut pas moins salutaire pour la redéfinition pragmatique d'un sens collectif dans la construction européenne, et partant l'apprentissage d'une certaine humilité. La France, pétrie de principes aussi abstraits que baroques, donne au contraire le sentiment d’un pays assiégé et désemparé de voir sa stature mondiale s’effondrer, de devoir assister impuissante à la désintégration de son modèle social, dont on découvre effaré le naufrage sur fond de tensions raciales inextricables et d’hystérie sécuritaire, un climat à couper au couteau qui ne manque pas de frapper quiconque arrive à la Gare du Nord de l’étranger. La tension ambiante y est simplement insoutenable.

Topographie de la Terreur - Salon familial

Dans une structure telle que ma famille, dont la conscience historique est d'une élémentarité abyssale, la fierté dans la grandeur de la France se résume à ses vins et fromages, voire à la beauté de ses paysages. On y est si bien que s’aventurer au-delà de ses frontières tient de la gageure, un acte aussi insensé et incertain qu’inepte puisque le besoin en est inexistant. Si bien qu’en douze ans à Londres mes parents n'y ont passé en ma compagnie que deux courtes journées (le billet avait été offert et le train bloqué en rase campagne), et Berlin tient encore moins la route quand on sait son alarmante proximité avec la frontière polonaise. Mais ce qui me fascine au point de devenir une fixation, c’est la situation de deux jeunes enfants actuellement détenus en région parisienne et que l’on nommera commodément 'les neveux virtuels'. Mon frère a rompu tout contact avec moi un jour de 1987 après que j’eus perdu sa bombe lacrymogène de poche, une possession qu’il chérissait par-dessus tout - la multiplication des agressions à mon encontre dans la Topographie de la Terreur m’avait obligé à avoir recours à ce procédé un rien sécuritaire. L'aîné des neveux virtuels est en primaire, l’autre est né il y deux ans. Avec un père militaire de vocation et une mère fleur de banlieue proprette rencontrée au lycée professionnel d’une commune voisine, je sais que la cause est d’avance perdue, mais je voudrais tout de même bien savoir ce qu’on leur met dans le crâne au moment du dîner, et si cela dépasse en ineptie ce à quoi j’ai moi-même été exposé tout au long de mon enfance. Sur les immigrés, les noirs et les arabes, les pédés. Qu’est-ce qu'ils sauront donc des pédés, des étrangers (désignés sous de doux noms que l'on imagine moins obligeants), et surtout que sauront-ils de leur pays, de son passé historique, et quelle conscience auront-ils d’y appartenir, quels sentiment cela leur inspirera-t-il dejà dans leur jeune âge? Les têtes sont sans doute déjà pleines à rabord de vérités inaliénables telles que: Je suis français. Je suis un petit Français de Seine-et-Marne. Dans mon quartier il n’y a que des Français... Quels dégâts ces notions ont déjà causés et avec quel naturel elles ont réussi à faire leur chemin dans un univers à la normalité rassurante (la force inflexible de la loi incarnée par le père, la douceur bienveillante et sagement effacée de la mère), je ne peux que le supposer vu que le danger moral et corrupteur que je représente me les rend à jamais inaccessibles. Je ne puis que faire l’hypothèse d’une répétition sinistre, d’une invariabilité de la connerie au fil des générations, de la banalisation d’un discours à ce point asséné au fil des ans qu’il en devient évident. Ce que j’ai entendu ils l’entendront, et sans doute en pire au vu de l’inglorieux marasme de haines que la France est entre temps devenue. De cette continuité spirituelle comme de cette filiation biologique je ne veux pas. De cette appartenance nationale illusoire encore moins.

10 April 2006

Clair de Terre

Maison de Radio France

Il y a quelques jours, à la faveur de recherches aléatoires sur le net, j’ai retrouvé dans les Archives de l’INA-GRM un morceau de musique électronique qui a hanté mon enfance. Il s’agissait de l’ancien indicatif de France Culture composé par Bernard Parmegiani, à qui l’on doit également le sublime glissando électro-acoustique des aéroports de Paris - que je pense avoir encore récemment entendu à Orly, auquel il va d’ailleurs comme un gant tant architecture et son y partagent le même élan futuriste, alors qu’à Roissy il semble avoir été remplacé par une petite mélodie simplette qui fiche le bourdon, et que j’associe à cet endroit angoissant et emblématique de l’État follement sécuritaire qu’est devenue la France. Ainsi donc l’indicatif de France Culture, petite pièce synthétique aérienne, pleine d’échos, de boucles et de réverbérations diffuses, contribua à donner à la station son caractère éthéré et mystérieux. Je l’écoutais seul dans ma chambre, moins attentif au contenu des programmes eux-mêmes qu’au travail de mise en onde et aux textures d’un univers sonore en tous points opposé au fatras commercial  prisé de mes parents, le son uniforme et abrutissant des radios dites 'périphériques'. Dans une manifestation précoce de dandysme je professais ouvertement mon attachement à un service public non affecté par la médiocrité générale et livré aux expérimentations sonores les plus obscures dans sa forteresse de verre et d’aluminium, l’ancienne incarnation du contrôle exercé par le pouvoir gaulliste sur les médias publics, où le ministre de l’Information devait même à l’origine avoir ses appartements, la Maison de la Radio, qui fut avec Créteil l’expérience architecturale la plus bouleversante de mon enfance - et tout aussi obsessionnelle.

Un esprit de modernité infinie venait de cette spirale de béton, l’épicentre de mon Paris imaginaire, et me parvenait jusque dans ma chambre où, l’oreille collée au transistor minuscule rapporté par le père de quelque station-service autoroutière, j’attendais. Longtemps je n’ai eu que des PO-GO pleines de parasites, la 'Modulation de Fréquence' et le confort d'écoute qu'un nom pareil ne pouvait que promettre étant arrivés bien plus tard dans le cadre d'un plan d'investissement technologique familial d'une rigidité effrayante. Ainsi donc, à heures fixes, j’attendais que la petite musique électronique vienne de Paris. Elle émergeait de longues plages de silence séparant deux émissions pendant lesquelles on laissait l’antenne livrée à elle même, c’est-à-dire à un vide sidéral traversé du fouillis de signaux lointains, ceux-ci ayant une valeur égale au 'contenu concret' qui n'en finissait pas d'arriver. Parfois tout restait dans un état d’indécision telle que la musique revenait une seconde fois dans un étirement temporel démesuré. C’est ce rapport très distendu au temps, ce continuum répondant à une logique étrangère aux impératifs de rendement et d’optimisation du temps d’antenne, qui faisait de France Culture un objet radiophonique unique et rétrospectivement d’une audace sidérante quand on pense à la cacophonie qui suivit. La station ne résista pas longtemps à la tentation du remplissage dans un paysage médiatique tourné sens dessus dessous. L’indicatif de Parmegiani disparut quelque part dans les années quatre-vingt, cette décennie de bruit et de fureur, pour être remplacé par des jingles un peu plus percussifs et enjoués. Même si la qualité de ses programmes reste à ce jour exceptionnelle, son format est en même temps devenu beaucoup plus lisse et conventionnel, le gros son FM et un débit égal et sans aspérités ayant à jamais mis å mal le trouble causé par un temps en décélération inexpliquée, des voix flottant entre les sexes, des étendues interstitielles et incertaines. La solitude et l’ennui de villes de banlieue délaissées par la grâce.

03 March 2006

Nuits noires, périphériques

Ière. Je vais à Créteil le dimanche, généralement à l’heure du déjeuner. Du métro on monte l'une des rues en pente qui traversent la cité de part en part. Celle-ci est organisée selon des principes perspectifs inspirés du classicisme français avec la pièce maîtresse couronnant le sommet de la butte, une esplanade immense agrémentée de grands bassins, de fontaines et de totems abstraits, et ordonnée symétriquement avec des tours sur pilotis aux quatre coins. Bien qu’elle ait subi une réhabilitation cosmétique dans les années quatre-vingt qui lui a fait perdre ses couleurs et éclat d’origine (un rose pâle générique et le pastel décliné dans toutes ses variantes ayant désastreusement remplacé ses tons fortement contrastés à base de noir brillant, d’azur et de blanc - gamme rehaussée de jaunes pâles et de mauves - qui produisaient des effets plastiques très puissants, surtout vus de loin de la route nationale au-delà de la forêt de pylones électriques), elle reste même sous une forme brouillée très semblable à ce qu’elle était dans mon enfance, étrangement paisible et verdoyante le long de ses axes. On croirait même se trouver par moment à Tativille avec son arsenal de panneaux de signalisation, de parterres proprets et de ronds-points. La grande place est généralement déserte, seulement hâtivement traversée de passants sporadiques. Au loin le clapotis des fontaines est continu et monte jusque dans les étages, le long des coursives d’accès aux blocs d’appartements articulés aux tours centrales. De là la vue d’ensemble est spectaculaire, la composition monumentale prenant alors tout son sens, et les échapées de perspectives laissent deviner dans la brume grise d’autres banlieues empilées sur d’autres coteaux, d’autres noms mythiques, d’autres jeunesses.

Ma tante y habite depuis quarante ans. L’appartement n’a jamais été réellement renové depuis, la dernière grande remise au goût du jour se situant quelque part aux alentours de 1975. Elle était arrivée là, dans cette cité tout juste achevée et flottant dans un immense terrain vague avec seulement la préfecture du nouveau département un peu plus loin dans la plaine, structure de verre fumé orange tout aussi isolée au milieu de la boue et des voies rapides. Ma tante, jeune femme récemment mariée à un homme qui l'abandonna peu après, y prenait possession de son premier logement loin d'une enfance de famille nombreuse en grande banlieue digne de La Pluie d’Été. Les formes pures des blocs alignés sur les axes, le blanc intense des façades, le bleu profond des balcons et celui, léger et pâle, des bassins pleins d’eau, avaient dans la lumière solaire quelque chose de féerique qui me captivait, une sorte d’été permanent dans un modernisme cool et sensuel que je ne connaissais pas dans ma propre ville. Il y avait aussi de temps à autre des incendies qui se déclenchaient dans les caves, et l'on voyait quelquefois des traînées informes d’un noir charbonneux, éclatant de fenêtres ou de soupiraux et défigurant de façon obscène les parois blanches. C’est ce sentiment de désastre imminent, de délitement d’un ordre social incarné dans la fragilité de l’architecture, qui finirait par s'insinuer et prendre le dessus à la fin de la décennie. Depuis le récit de la cité n’a plus été que celui d’une lente désintégration du corps social, d'une série ininterrompue de déprédations, d’incivilités et d’hostilité entre communautés. Ma tante parle de dégradation de la qualité de vie, d'un renfermement général, dit ne jamais s’y être réellement sentie chez elle à cause de l’échelle, du manque de rapports humains après la vie familiale connue dans l'enfance. Quarante ans d’une impossible appropriation.

À une certaine époque nous venions là tous les Noëls. Je rêvais à grands coups de Beethoven d’une ville radieuse et idéale, d’un ordre supra-humain que la cité de Créteil incarnait à mes yeux de la façon la plus formellement aboutie, le couronnement d’une épopée historique dont je voyais la dilution se produire de façon de plus en plus précise. Tout comme les Noëls chez ma tante entretenaient l'illusion d’une certaine harmonie familiale au sein de laquelle j’avais ma place naturelle et incontestable, la cité était le réceptacle d’une grande communauté humaine, d’enfances de nationalités éparses, d'une constellation de provenances au milieu desquelles j'avais grandi. Et de même que Noël finit par ne plus avoir lieu à la suite de rancœurs intestines dont je ne comprenais pas la cause, les relations sociales n’en finirent plus de s’effondrer sur fond de malaise, de ressentiment et de méfiance mutuelle. Ce n’est plus que cette tristesse indépassable qui imprègne les lieux, la douleur de l’irréconciliable, la consternation froide devant le gâchis humain et le mépris des politiques. Ce qui se déploie dans la succession des avenues menant à la station de métro, dans l’enchaînement continu des quartiers de la ville vus du train, c'est ma dépossession, la peine sans bornes des accords étranglés du violon d’Amy Flamer dans Les Mains Négatives de Duras, l’expression tragique de cet arrachement, le retour impossible vers mon rêve de cité céleste, la fin qui n’en finit plus d'arriver, la silhouette de ma tante assise dans l’appartement sombre et exigu, les façades recouvertes de couleurs terreuses et ternes, l'enfouissement d'un vieil espoir.

Créteil, Cité du Mont-MeslyNoël en famille - Créteil, Cité du Mont-Mesly

Il faudrait enfin pouvoir raconter cette épopée. Duras s’était toujours intéressée à ces lieux periphériques et investis d’une infinité de fantasmes, dans ses articles pour France-Observateur (Horreur à Choisy-le-Roi) ou ses pièces de théâtre comme Les Viaducs de la Seine-et-Oise. Mais c’est à mon sens vers la fin des années soixante-dix dans des œuvres comme Le Camion que cette vision de la banlieue se fait la plus poignante, l’isolement social et affectif de Duras à cette époque ayant pour écho les images de cités HLM sillonnées en semi-remorque les soirs de milieu de semaine, de galeries marchandes déclassées, de matins de givre le long des routes nationales. Dans son entretien avec Michelle Porte paru en appendice du script elle donne une vision totalisante des cités de Trappes traversées par le camion, parle d'immeubles mortuaires et de parquage concentrationnaire pour populations déracinées auxquels elle avoue préférer les bidonvilles à cause du sens communautaire puissant qui y régnait. Sa vison du travailleur immigré n'est pas sans rappeler dans sa transcendance la destinée littéraire d'autres héros antérieurs (les Juifs, les fous), cette confrontation à une altérité aussi radicale qu'irréductible trouvant son expression la plus ténue et la plus déchirante dans Les Mains Négatives, longue mélopée adressée aux invisibles de la France post-coloniale, aux cohortes de balayeurs des rues qui s'entassent dans les trains de banlieue à l'aube. Cest là que la voix fut inaudible au point de s'effondrer sur elle-même, asymptote au point de rupture, le désir d’amour le plus effarant, la destitution la plus universelle.

Quelques années plus tard, dans le RER pour Paris, je cherchai incidemment du regard la cité de ma tante qui apparaissait quelques secondes sur l’horizon à un moment précis du trajet, mais curieusement les formes ne se détachaient plus avec la même netteté et semblaient comme se diluer dans le ciel. Je ne la reconnaissais plus et ce n'est que bien plus tard, à la faveur d'un court passage en métro un après-midi lourd et pluvieux, que je découvrai qu'elle avait été recouverte par la municipalité d’un badigeon jaunâtre uniforme, dans une entreprise de remise au goût du jour qui faisait partout office de politique de la ville. Au même moment la voix de Duras avait gagné en suffisance et en emphase, en concordance intime avec l’esprit d'une époque tonitruante et tape-à-l'œil, méconnaissable dans cet conflagration de gloire médiatique qui la rendait intouchable dans ses sentences de pythie péremptoire. France Culture vient de diffuser à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort les entretiens qu’elle avait menés avec Mitterand en 1985-86 pour L’Autre Journal. La rencontre de ces deux titans de l’histoire du XXème siècle était à la fois fascinante et pénible à entendre. Mitterand s’en sort relativement bien et fait même preuve d’une grande subtilité de pensée, ce qui semble n'avoir aucune prise sur une Duras dechaînée et à fond dans la provoc, à la voix gouailleuse à la limite du vulgaire, aux petits ricanements de poule accueillant les réparties glaciales (et glaçantes) de son interlocuteur, une voix qui avait perdu tout pouvoir de stupéfaction et était devenue l'organe hâbleur d'un égo gonflé à l'hélium. Mais c’est surtout la faillite fondamentale de la gauche française qui se profile en filigrane derrière ce dialogue échoué, cette non-rencontre à ce point criante qu'elle en est insupportable, dans l'impuissance du politique à changer le monde, le cynisme établi en principe fondamental du pouvoir. Les banlieues poursuivaient alors leur descente inexorable. Leur odyssée reste à écrire.

 

IIème. On commémore le dixième anniversaire de la disparition de Marguerite Duras. France Culture y consacre deux semaines de rediffusions d'archives, dont ses entretiens avec Mitterand de 1985-86, qui viennent à l'occasion d'être republiés par Gallimard. Duras était à l'époque l'objet d'une adoration universelle paroxystique, une icône surmédiatisée et mise à contribution dans tous les grands débats publics après son explosion stratosphérique consécutive à L'Amant. C'était le temps de 'Duras' - plus tard muée en elliptique 'M.D.' - créature oraculaire contre laquelle on allait même jusqu'à se branler dans les réceptions mondaines et dont 'l'uniforme', ensemble col roulé-jupe plissée-bottines fourrées existant en différents coloris, inspira fortement Jean-Paul Gaultier. Celle qui se prononcera en faveur du bombardement de la Libye par Reagan, interviewera Platini pour Libé et provoquera un tollé phénoménal après la publication par le même journal de son ahurissant Sublime, forcément sublime Christine V., s'étourdit du pouvoir de sa propre parole (l'écoute des enregistrements radiophoniques la restitue dans toute sa force hypnotique et son timbre unique, même si par moments on s'énerve un peu de l'adoration qu'elle semble se vouer toute seule) et sait s'entourer d'une cohorte de jolis jeunes gens pâles et maladifs, gardiens du culte hiérarchiquement organisés et tétanisés d'amour - ce dont Dominique Noguez fait état de façon assez drôle et grinçante dans Duras, Marguerite, le journal de sa relation longtemps (puis, à mesure que la gloire se fait de plus en plus enivrante, un peu moins) privilégiée avec la divinité. Mais c'est à la faveur des entretiens avec Mitterand que l'esprit de cette époque d'emphase tape-à-l'œil me semble incarné de la façon la plus stupéfiante, dans la collision de deux égos narcissiques fascinés par le génie supposé de l'autre, de deux titans modelés par les soubresauts de l'Histoire, certaines énormités proférées étant d'une envergure tout aussi héroïque. C'est aussi la rencontre de deux figures emblématique de l'épopée de la gauche qui ironiquement incarne le naufrage définitif de ses idéaux dans une décennie qui restera dans maints esprits marquée par l'exercice cynique du pouvoir au plus haut niveau, l'essor exorbitant du tout-médiatique, la suprématie consolidée des forces de l'argent concomitante à l'abandon des classes populaires à leur sort. Et comme Duras réduite à l'état de 'marqueur visuel' aisément identifiable, Mitterand lui-même (dont il n'est plus de mots pour en évoquer la grandeur dans la fascination collective et légèrement amnésique qu'il inspire) est devenu iconique, à tel point que certains dirigeants du parti socialiste ont cru bon de se déguiser en lui (feutre à larges bords, écharpe et long manteau noir) au moment des récentes commémorations.

Hôtel des Roches Noires, Trouville

Parallèlement à ces égarements, coups médiatiques et enflures égotistes, la voix durassienne, quand elle se retire sur un registre intime pour exprimer l'injustice humaine, est capable de véritables miracles, comme dans Le Coupeur d'Eau (publié dans La Vie Matérielle en 1987), une tragédie fulgurante et implacable, peut-être l'un des textes les plus bouleversants qu'elle ait écrits. C'est l'isolement et la désespérance face au monde que l'on trouvait déjà dans Le Camion et les Aurélia Steiner, créés à la fin des années soixante-dix dans un état de solitude et de délaissement extrêmes, ces 'films maigres' et denses où s'engouffre le tout, la nuit, l'air et la lumière (ce qu'elle a tenté de montrer dans le film du Navire Night), dans une déperdition d'être répondant aux errances de la Dame du Camion, en somme l'antithèse du cirque médiatique qui devait quelques années plus tard la transformer en pythie péremptoire des rédactions parisiennes. C'est bien plutôt dans les lieux marginaux, 'déclassés' et périphériques - toutes les banlieues de la terre, donc - que la voix et le regard se font souvent les plus justes et la poésie la plus déchirante, Le Camion étant sans soute à cet égard l'un de ses films les plus aboutis. Outre son audace conceptuelle et formelle ses longs plans sur la banlieue sont poignants et emprunts d'une tristesse diffuse, dans la lumière décolorée des routes nationales et des voies de chemins de fer entrevues de la cabine du semi-remorque (semblable à celui du père où je grimpais avec fierté), les cités des Yvelines dans la pénombre et leurs supermarchés attenants, l'ennui fade des week-ends de mon enfance. La banlieue, lieu fondamental (archaïque, dirait-elle) où l'altérité vient se penser, est très présente d'un bout à l'autre de son œuvre (du fait divers des Viaducs de la Seine-et-Oise aux articles de presse compilés dans Outside (1984) - Horreur à Choisy-le-Roi - et à l'éblouissement de fin de vie qu'est La Pluie d'Été avec sa famille nombreuse de Vitry). J'aime ce côté 'banlieue' de Duras, avec ses histoires de nuits passées à divaguer dans les troquets. Cela nous rapproche d'une façon impensable il y a quinze ans, alors que je commençais une fois établi à Londres mon long dialogue avec elle. Il existe une très belle photo prise quelques années avant sa mort au bord du Lac de Créteil. C'est un après-midi d'hiver, Yann Andréa la tient serrée contre lui et tous deux regardent à gauche en direction de l'eau. Tout autour les familles vaquent à leurs occupations et en arrière-plan les nouveaux quartiers résidentiels du Front de Lac ferment la scène. Ils viennent regarder le monde car c'est là qu'il se laisse voir, là que le dehors submerge, dans une confrontation à l'altérité qui s'est poursuivie toute une vie et a atteint son ultime beauté dans une poignée de road movies faits de rien. Je ne viens jamais en France sans une virée chez ma tante à Créteil. L'approche de la ville en métro a la même qualité cinématographique sublime et triste, alors que dans ma tête le violon écorché des Mains Négatives s'effile en longues traînées.

20 August 2005

Pute de Parkings

English version

Topographie de la Terreur - Hôtel des Postes

C'était peu de temps après les épreuves du bac. L'été était partout et un désir de célébration m'avait fait sortir cet après-midi-là. Mon corps était inhabituellement léger et mon humeur rayonnante. J'arborais un pantalon blanc large façon Bowie période Serious Moonlight - pectoraux à l'air et gants de boxe - et un pull de laine à grosses mailles que ma mère s'était tricoté pour elle mais que je m'étais approprié. Il était gris à effet moucheté, du genre de ceux portés par Nick Rhodes de Duran Duran, les épaulettes en moins. J'avais poussé la sensualité jusqu'à ne rien porter dessous. Sentir la grosse laine rugueuse à même ma peau nue offerte au soleil des rues était une expérience troublante et exaltante. J'aurais pu être l'un d'eux, les Beautiful Ones, insouciants et aux corps ouverts. Je me trouvais attirant et il semblait assuré que quelque chose dût m'arriver.

Je me dirigeais vers le centre commercial de la commune voisine, plus grand que le nôtre et infiniment plus labyrinthique. Il se trouvait au milieu d'un complexe immense de tours et de barres courbes et avec ses galeries à pilotis et ses places ornées de groupes sculptés aurait aussi bien pu se trouver à Harlow New Town ou au Lijnbaan de Rotterdam. Le supermarché qui en formait l'épicentre était caverneux et éclairé de néons sombres et pisseux, de cette façon qu'on les grandes surfaces françaises de réduire l'expérience du shopping à un fonctionnalisme primaire. Je me dirigeai vers le rayon des disques puisque c'est bien ce que j'étais venu voir. Je n'avais rien à acheter mais contempler les pochettes d'albums de David Bowie était une expérience chaque fois renouvelée. J'avais beau les connaître par cœur et même en posséder la plupart il fallait que je me rende dans un supermarché pour les tenir à nouveau entre les mains, comme si la découverte de cet univers devait être revécue à l'infini dans ce simulacre d'achat. Il me manquait. Il donnait très peu signe de vie et je me sentais délaissé. Let's Dance était sorti, peut-être le premier album par lequel j'ai commencé à me penser en tant que corps et à me sentir désirable, mais aussi celui qui avait rendu Bowie plus plastique et international, de nulle part, le beau chanteur blond abstrait et lisse. À un moment une sorte de bouleversement indistinct se produisit plus loin dans les rayons. Un groupe de garçons que je ne connaissais pas - c'était une autre ville - mais qui eux semblaient m'avoir reconnu, m'encerclèrent et se mirent à m'agonir d'injures. Pour leur échapper je dus quitter le supermarché en hâte par le grand parking qui le bordait et regagner ma commune d'origine qui se trouvait tout près au bout d'une longue avenue de marronniers. Souffrant d'avoir été ainsi séparé de mes disques je décidai de poursuivre ma quête à l'autre supermarché, le nôtre, accueillant et familier.

Comme le premier c'était un espace monumental et uniforme. Sa superficie était semblable mais l'éclairage plus intense et blanc. En revanche le bac de David Bowie était beaucoup plus fourni et riche en compilations qui pour moi comptaient comme des albums à part entière tant les pochettes étaient magnifiques et évocatrices. Je restais longtemps à les regarder les unes après les autres, essayant de me replonger dans les sensations premières, l'étrangeté bouleversante de son visage et le vertige de mon monde en plein basculement. C'était une forme de recueillement intime qui durait généralement assez longtemps. Je quittai ensuite le supermarché. Je devais me faire photographier pour les formalités d'inscription à l'université. C'était ma première année et la promesse d'une nouvelle vie faite d'art et d'urbanité se laissait doucement attendre dans l'été. Le photomaton se trouvait près des entrées aux portes coulissantes. Alors que j'attendais que la machine vrombissante dégorge la bande de papier luisant et collant d'émulsion un groupe de trois garçons, que je n'avais jamais vus mais qui semblaient manifestement me connaître, s'avancèrent vers moi l'air menaçant tout en proférant des insultes violentes. Pris de terreur je dus traverser le parking en courant. Il était plein des familles en cours de réapprovionnement et toutes entières livrées au rituel consumériste dans l'ignorance de ce qui se tramait au beau milieu de l'étendue d'asphalte. Le corps allogène à la sexualité scandaleuse venait d'être extirpé du sanctuaire familial par ses gardiens autoproclamés, qui refluèrent ensuite vers les profondeurs indifférenciées du parking vibrant de ses milliers de carrosseries étincelantes. Dépité de n'avoir pu récupérer mes photos je refis obstinément le trajet vers le photomaton en empruntant un itinéraire détourné. Arrivé à la cabine de plastique agrémentée des sourires fixes de ces mystérieux modèles génériques dont on se demande quel privilège les a amenés là pour nous éblouir, je revis les mêmes garçons s'avancer sous la galerie d'entrée du supermarché.

Tels une horde de clebs dérangés ils se mirent à me poursuivre avec une vigueur accrue, exaspérée et finale, enjambant tout sur leur passage, murets, barrières. Ils finirent par me rattraper à la sortie du parking et c'est alors que je les vis de près, trapus, à l'ossature épaisse, bruns, dans la phase terminale de leur puberté. Ils se postèrent stratégiquement autour du corps assiégé, un derrière qui me tordait le bras et me le tenait plaqué contre le dos, les deux autres de chaque côté. Avec un professionnalisme assuré ils m'ordonnèrent de ne rien tenter et d'un pas mécanique me menèrent le long des devantures des commerces coquets du centre-ville, là où sous l'œil de la patronne des vendeuses aux cheveux gras et à la peau criblée vous font sentir votre étrangeté irréductible. Je me sentais dans la peau du clown blanc de Ashes to Ashes, les yeux baissés et les mains jointes en prière dans une crique de Beachy Head. L'hôtel des postes était bordé d'une petite impasse dans laquelle ils me traînèrent manu militari, leurs grosses bites d'hommes tout juste grandis durcissant à l'idée de se faire celle-là. Ils me plaquèrent contre le mur et dans un déploiement corporel appris dans la nuit des temps m'encerclèrent. Ce qui se produisit ensuite est confus et avec le recul semble presque tragi-comique. Aujourd'hui j'y pense surtout comme aux parodies de cassage de gueule en plans arrêtés à la fin d'Alphaville. Il semblait en effet qu'une fois m'avoir promené dans les rues et sans doute surpris de mon manque avéré de résistance ils ne surent plus trop quoi faire de moi une fois au calme dans l'impasse. Ils ébauchèrent mollement quelques gestes d'aggression qui avaient la maladresse de débutants peu convaincus et pour parachever la farce je hurlai en me débattant (contre personne) un tonitruant Lasst mich los!, intervention inattendue de l'allemand qui sema un trouble suffisant pour permettre ma fuite.

Je pris refuge dans différents commerces de la rue principale, le marchand de journeaux, le café du marché, tous lieux d'une sociabilité quotidienne et rassurante mais qui à ce moment-là me parurent étranges et hostiles, identiques à eux-mêmes en apparence mais ayant comme basculé à l'envers du monde que j'habitais. Je finis dans une moto-école dont je ne sortis qu'après une heure ou deux. Je restai assis dans un coin à l'écart des fenêtres sous l'œil perplexe et interloqué de motards qui me scrutaient de loin et dont aucun ne tenta de connaître ni le pourquoi d'une présence si incongrue dans leurs locaux ni les raisons de mon état visiblement paniqué. Comme le complexe commercial du supermarché c'était un espace monodimensionnel - et en particulier "monosexué" - dans lequel je n'avais pas ma place. La seule différence entre les deux ne concernait que le degré d'hostilité et de frayeur rencontré chez les occupants du lieu, rien de plus. Quand je quittai la moto-école sans être salué par qui que ce soit le soleil avait commencé à décliner et une lumière rouge éclatante marquait la fin d'un jour qui s'était annoncé sous les plus belles couleurs, celles d'un été foisonnant et aérien et celles des pochettes de David Bowie, des micro-univers obsédants que chacune renfermait. Il me semblait que le jour avait duré une éternité. Il n'y avait que quelques rues à parcourir à toute vitesse jusqu'à l'appartement familial. Là, je donnais tous les airs de la normalité, ce que j'avais magistralement appris au fil des années. Je restais longtemps dans ma chambre à m'interroger et à avoir peur. La lumière rouge pénétrait de partout et éclaboussait les murs.

 

Car Park Slag

Topographie de la Terreur - Mecs en skets

It was shortly after the final exams. It was a still, hot summer and I felt strangely elated. I was in the mood for celebration and the unusual lightness of my body got me out on the streets. The town belonged to me. I'd donned my silky white, baggy trousers - the kind Bowie wore on his Serious Moonlight Tour - and a greyish, loose-fitting woolly sweater that my mother had knitted for herself but grudgingly allowed me to borrow. Nick Rhodes was to wear a similar one in a later Duran Duran video but in his case with huge, landing strip shoulder pads. In a burst of sensuality I'd gone as far as wearing nothing underneath and the feel of the rough, itchy wool on my naked skin was a beautiful, thrilling experience as I was confidently striding the sunny streets, hitherto the preserve of The Beautiful Ones. I felt madly attractive and it seemed obvious that something or other would happen to me.

I was heading for the shopping centre of the neighbouring town, which was larger and more labyrinthine than ours. It was set in the midst of a bewildering complex of high-rises and long, sweeping blocks, and with its concourses on stilts, terraces and courtyards with Henry Moore-esque ornamental sculptures it could have been anywhere from Harlow New Town to Rotterdam's Lijnbaan. The supermarket - the crowning glory of the precinct and a dark, cavernous affair with pissy yellow lighting - was emblematic of all French supermarkets, which reduced the shopping experience to an unholy mixture of gigantism and shabbiness. I'd come to see the records and made it straight to the music section. Most David Bowie LPs were there and it was an ever renewed pleasure to hold the squares of glossy cardboard in my hands, encapsulating in their plastic beauty the most alluring of worlds. Even though I already owned most of his discography it was like discovering Bowie's world all over again, letting myself be seduced by it before taking it home. I missed him. He was aloof and I felt both alone and frustrated having to wait for the next - less and less convincing and increasingly slender - output. Let's Dance had come out the year before and even though it was the album that by sheer physical pleasure gave me a nascent sense of my own body, it was also the start of international, anonymous success for Bowie, who felt more like an abstract, disembodied creation than the weird friend I'd grown up with. At some point I noticed a slight commotion coming from across the record section as a group of boys, whom I didn't know but who seemed to recognise me, was heading towards me, hurling indistinct abuse. Threatened and outnumbered I left the premises through the car park and made a hasty retreat to my own town which was only within a stone's throw down a chestnut-lined avenue. Frustrated and brutally separated from my records I decided to stop over at my local supermarket, which was more familiar territory.

Like the first complex ours was a just as monumental and spatially uniform with much brighter neon lighting. However the David Bowie section was well-stocked and boasted rare compilations which for me counted as real LPs as the artwork was every bit as evocative and glamorous. I stayed there for a long time, staring at the pictures one after the other, turning them over, opening the gatefold sleeves and trying to conjure up the intense excitement I'd experienced as I first cast my eyes on them. Their emotional power was incredible and my world instantly turned upside down. After much musing over the records I left the supermarket and had my picture taken in the photo booth as I needed them for my enrolment at university. It was to be my first year there and a new life of art and civilisation was dawning at the end of the summer. As I was waiting for the sticky strip of glossy paper to drop through the slot a group of three teenagers, whom I'd never seen but who seemed to know me from somewhere, loomed into view somewhat agitatedly and started to scream abuse at me. Gripped with terror I dashed across the car park, which at that time of day was bustling with whole families on their shopping day out. Getting on with their consumerist ritual they were unaware of what was going down on their own patch, the one they took for granted and where they could unproblematically be themselves, the huge tarred surface of the car park. The alien, sexually scandalous body had just been expelled from the realm of decent hetero families by its self-appointed guardians, who then disappeared back into the gleaming wilderness of car-bodies. Unnerved at the idea of my pictures remaining unclaimed I made it back to the photo booth through another route and as I got to the plastic cubicle, all adorned with slightly drugged-up looking models with mad grins, the same three men reappeared down the entrance gallery and this time weren't going to miss their big chance.

Like a pack of demented dogs they shot off after me, jumping over every obstacle on their way. They ended up catching up with me on the edge of the car park and that's when I really took a good look at them. They were stocky with a thick bone structure, dark haired and seemed to have reached the tail end of puberty. They strategically took position all around my body, one behind twisting my arm to keep it locked against my back, the other two on either side. With cool professionalism they ordered me to keep quiet and do as I was told, as they started frog-marching me through the streets of the town centre, past the quaint, little shops where greasy haired sales assistants with a bad skin feel entitled to give you aggro for what you are before the very eyes of the owner. I felt like the clown in Ashes to Ashes, bowing his head down with his hands clasped in a prayer as he strolled up and down Beachy Head. There was a narrow alleyway by the post office into which they hustled me. Not believing their luck, with their young, fat cocks throbbing in their pants at the thought of the coming thrashing they pinned me to the wall and with the inborn instinct of the hunter-gatherer deployed evenly around me. What came next is still not entirely clear but I came to remember it as a tragicomic parody, a bit like the piss-takes of fighting in the last minutes of Alphaville. It seemed that after succeeding in parading me through town without encountering the slightest resistance, they suddenly lost their nerve and made a few sluggish attempts at hyperviolence with the clumsiness of complete amateurs. Adding to the farce and struggling against no one in particular I uttered a loud, very Germanic Lasst mich los!, which confused them enough to let me slip away.

I found shelter in a few shops on the high street, the newsagent's, the cafe on the market square, all comforting places for everyday socialising but which under the circumstances felt strangely alien and disconnected. Despite their normal appearance they seemed to have drifted off into the reverse world of the one I was now inhabiting. I ended up in a bikers' school where I probably stayed for an hour or so. I sat quietly in a corner away from the windows. The owners and punters looked most intrigued and gawped from across the room without ever asking why I was there or what may have caused the frightened state I was in. After the supermarket I was once again right on their territory, a monodimensional, monogendered space where I had no place. The only difference was a matter of degree and lay in the fact that they didn't dare bash me up in the backroom. As I got out without even a kind word to send me off the sun was already going down. An intense glow was transforming the streets into a peaceful, serene place. A beautiful day had ended that had got off to an auspicious start: the mellow, breezy summer, my groovy outfit, David Bowie's covers from the depths of which an alternative universe was enticing me. It felt like a very long day and I ran along the last few streets until my parents' flat. Back in there it was business as usual and a fake sense of normality was reinstated, a skill I'd turned into an art form over the years. In the middle of my room I was restless with fear and foreboding as the last glow flooded in and spattered on the walls.

05 August 2005

The Beautiful Ones

English version

C'était mon Été 80, comme celui de Duras. À elle Trouville, les lumières vacillantes et les cataclysmes historiques. À moi les souterrains pisseux, le soleil fixe et le temps qui décélère subitement.

 

Topographie de la Terreur - Le souterrain

Nous sommes arrivés en plein été. C'était l'une des dernières communes de l'extrême banlieue, une banlieue-finistère, juste avant les plaines céréalières et le début d'un monde informe et inquiétant. Je me souviens d'une pléthore d'agencements dans le mobilier urbain, des bacs à fleurs en ciment, des charmantes jardinières. Mais ce qui me frappa très vite ce fut le sens diffus de menace sexuelle qui régnait dans la ville immobile sous le soleil. Les tunnels et les souterrains sous les voies rapides étaient badigeonnées de scènes de baise grossières ou d'organes isolés en gros plan. C'était partout. J'en étais ébranlé. J'avais peur. En plus des bites en ville il y avait dans notre cave une énorme croix gammée tracée à la bombe, sans doute par un occupant précédant qui s'était ennuyé pendant un autre de ces étés. Je me sentais écrasé par l'extrême violence de ces symboles. Voila ma première impression de cette ville

À l'étage au-dessous nous avions deux voisins de nos âges, deux adolescents dont les chambres coïncidaient avec les nôtres. L'un, L., avaient les yeux très clairs et un sourire à fossettes. L'autre, B., un peu plus âgé, d'une apparence plus terrienne, brun aux cheveux courts. Tous deux étaient très beaux. J'aimais beaucoup B. Il avait une voix très sensuelle et contrairement à son frère que je trouvais trop éthéré dans sa blondeur, il était poilu et avait un physique plus ramassé, quelque chose de beaucoup plus charnel. Les deux frères avaient un sens de l'élégance qui nous faisait baver d'envie, surtout L., le bourreau des cœurs toujours à la dernière mode, avec ses santiags et ses petites écharpes de couleurs. Il était le plus dandy des deux, alors que B. faisait plus voyou. Il est évident que tous deux représentaient pour nous une sorte d'idéal de fraternité, de style et surtout de masculinité. J'étais flatté d'être pris sous leur aile dans cette ville étrangère et être vu en leur compagnie me gonflait à bloc. Ça ne pouvait pas nuire à ma réputation, qui était encore à faire - mais plus pour très longtemps car très rapidement les choses se sont délitées. S'ils se souciaient en effet de leur image publique, être vu en ma compagnie n'était peut-être pas une si bonne idée et nous avons fini par ne plus nous parler. L'incarnation de la masculinité, si aisée et en apparence si brillamment vécue chez eux, ne laissait pas de poser problème chez nous, conflit larvé qui devait connaître une échéance amère. Entre mon frère au physique de crevette et moi aux airs de plus en plus évaporés quelque chose semblait s'obstiner à ne pas arriver.

C'est surtout cette année-là que sortit La Boum, outrage supplémentaire dans ma vie, qui allait faire des ravages au collège que nous venions d'intégrer, ses bâtiments sans distinction se trouvant au centre d'un complexe sportif immense dont je ne puis rendre compte que sous le nom de 'Topographie de la Terreur' et dont le but était d'humilier, de broyer et de rejeter tout ce qui y passait. Aux côtés de Sophie Marceau, toute en frange et encore ignorante des cataclysmes nerveux à venir chez Zulawski, on trouve une infinité de petits mignonnets, tous aussi gueules d'amour et mouille-culottes les uns que les autres. Le film avait eu un tel retentissement que Dream is my Reality, sa chanson fétiche, était enseignée en cours d'Anglais au grand ravissement de tous, à mes yeux une dégénération culturelle face à laquelle j'affichais ouvertement mon mépris et affirmais mon amour inconditionnel de Beethoven. C'était l'âge crucial où filles et garçons se toisent en silence comme sur la pochette de The World won't listen, ces derniers commençant à vouloir plaire dans leurs efforts vestimentaires alors que les autres ricanent entre elles en les voyant à l'œuvre, moment de grâce où le désir émerge de l'inconnu dans la désorientation du corps en pleine métamorphose. J'imagine que cette année-là des milliers de relations ont dû se nouer dans les garages de milliers de pavillons sur l'air de clavecin synthétique de Reality.

C'est que la question du style commençait alors à se poser avec une acuité particulière. Il faut dire que depuis très longtemps et jusqu'à une date avancée ma mère, qui semblait avoir le don de systématiquement court-circuiter le peu de séduction dont j'étais capable, avait trouvé d'une inventivité fracassante de nous habiller de façon identique, mon frère et moi, un concept unique mais avec de savantes variations chromatiques pour donner l'illusion de la différence. Cela avait un côté Chapi-Chapo, Recho et Frigo, qui n'échappait à personne dans les rues de la ville, d'autant plus que la dialectique original-copie était, comme toujours, au centre de toutes les préoccupations. Ainsi au tournant des années quatre-vingt la mode était aux vestes dites de combat qui faisait à qui savait correctement la porter une petite taille bien dessinée et mettait le cul en valeur - ce qui faisait craquer les filles. La mienne en revanche (mon frère avait la même en bleu) était coupée de façon étrangement monolithique et me descendait jusqu'aux genoux, ce qui était très inconfortable. C'est comme si elle m'envahissait de partout, énorme camisole bourrée de mousse qui déterminait chacun de mes mouvements par sa structure interne, comme le soir où l'on m'a traîné dans la neige dans le terrain vague du quartier et que j'eus toutes les peines du monde à me relever. Outre ces contraintes fonctionnelles elle me condamnait à une ringardise terminale, ce qui était sans appel. Quant au sac à dos de l'armée américaine, qu'il était d'usage de couvrir au feutre des noms de groupes de hard en vogue (tout ce que je détestais), le mien sentait la contrefaçon à plein nez, surdimensionné et imprimé d'un logo grossièrement pompé sur l'original. Là encore, la vraie classe ne se contemplait toujours que de loin, assurance et facilité n'appartenant qu'à ceux qu'elle honorait.

En vertu d'une hiérarchisation des physiques où je me voyais inexorablement prendre une place moins qu'avantageuse, le monde semblait donc divisé en deux categories mutuellement exclusives: les Beautiful Ones et le rebut. L. et B. formaient bien sûr l'élite des Beautiful Ones, les autres se subdivisant en plusieurs sous-catégories peu enviables: les moches tout court, ceux qui n'inspiraient rien pour cause de fadeur extrême, de ringardise stylistique ou de mue foirée. C'etait cruel et injuste mais les beaux avaient le monde à leurs pieds. En plus de L. et B., trop cool pour être égalés de quelque manière, il y avait dans ma classe M., bien bâti et avec des yeux d'un vert très clair, presque des yeux de loup, ce qui en France est assez rare pour être remarqué. C'était l'un des premiers de la classe à avoir du poil sous les bras, et je me souviens de mon écœurement mêlé de terreur lorsque j'entrevis pour la première fois les aisselles triomphales. L'autre, E., était vraiment ce que l'on peut appeler 'une gueule'. Non seulement avait-il un petit nez en trompette et un joli cul rebondi moulé dans son jean, mais en plus il faisait montre d'un style impeccable, avec sa grosse doudoune bleue mettant sa taille bien en valeur, ses baskets blanches immaculées et ses scoubidous attachés au porte-clés de sa ceinture. J'imagine que la même dynamique de différenciation était également à l'œuvre chez les filles, si bien qu'il existait une impitoyable aristocratie du désir où les beaux se poursuivaient entre eux et où les autres restaient ébaudis dans leur gentille insignifiance. Il y avait ainsi toujours un ou deux couples mythiques qui se trouvaient dans une dimension autre et inaccessible du désir, du style, de l'amour.

Cette année fut la première que je me souviens avoir vécu dans une solitude très lourde. La 'Topographie de la Terreur' portait bien son nom, chacune de ses unités aveugles étant le théâtre de mille petites humiliations et sévices. N'osant plus me changer dans les vestiaires de peur de me faire chahuter je devais parcourir les rues dans les survêtements les plus grotesques et dans lesquels je me sentais hideux. L'année de La Boum  je vis tous les corps autour de moi changer à une vitesse effarante. Certains garçons étaient extrêmement velus et j'étais fasciné par leurs petites bites qui, maintenant cernées de poils sombres, m'excitaient autant qu'elles m'horrifiaient. Certains bandaient même sous leur serviette. Je rentrais chez moi en milieu d'après-midi dans la ville morte, abominant mon corps dans l'attente de ce qui allait lui arriver. Ce serait le moment venu un sujet d'amusement infini dans ma famille, un jeu de massacre ordinaire dans la ville sans qualités... La suite s'emballa dans une logique sinistrement machinale: mon frère, dans un processus d'initiation sans fin à la masculinité la plus radicale, s'affubla de survêtements informes, passait ses journées à se sculpter un corps de titan et se rasa la tête. Il a plus tard intégré l'armée. Moi, devenu mélomane distingué, j'aurais presque parlé en latin si j'avais pu, portais des cravates en plastique (l'ersatz du cuir) et avais une mèche dans l'œil. Tout comme L. et B. avaient cessé de me reconnaître quelques années plus tôt, mon frère décida un jour de faire de même.

 

The Beautiful Ones

A summer story, brief and cruel. It was in 1980, a summer of piss-drenched underpasses, blinding sunshine and ever-decelerating time. A Dog Days summer.

 

Topographie de la Terreur - Le complexe sportif

We moved in the middle of the summer holiday to a human settlement poised at the edge of the urban belt ringing Paris, just before the countryside really begins in its disquieting, dodgy amorphousness. I remember how calm the town was and the sheer variety of street furniture, huge flower beds and concrete plant pots at every corner. But what struck me straight away was the vague, pervasive sense of impending sexual violence in the deserted sunny streets. In the tunnels and underpasses below the highways scenes of orgies or big blown-up genitals were crudely daubed on the walls. They were everywhere, there and in the neighbouring towns, sprayed in red paint on blocks of flats, banks and even churches. I was unnerved and scared. In the basement of our building a huge swastika had been painted too, probably by one previous bored tenant during another lethal summer. That was one of my first feelings in that town: that of being crushed and oppressed by extremely violent visual symbols.

On the floor below we had two young neighbours our age, two teenagers whose bedrooms were right underneath ours. The younger, called L., had very clear, blue eyes and lots of dimples when he smiled. The other, B., had a darker complexion, short cropped hair and a heavier demeanour. They were both very beautiful. Whilst I found L. a bit too ethereal in his blond, abstract perfection, B. was the one I truly liked: from what I saw he had lots of body hair and his figure was much stockier and earthlier than his slenderer brother's. But both undeniably had a sense of style that drove us mad with envy. L. was the dandy of the two, a dedicated follower of fashion and a heartthrob to boot, with his pointy cowboy boots and bright chiffon scarves, while B. was more of a lad but nonetheless equally image-conscious. It's obvious that both represented for me and my brother an ideal of brotherhood, sartorial elegance and above all masculinity. I was flattered to be taken under their wing. To be seen with them in a strange town was certainly beneficial to my yet-to-be-built reputation, and ironically that seems to be the reason why a strange fallout quickly ensued. Indeed, if both also had a reputation to defend, then being spotted with me in tow wasn't going to do it much good. So that's how we just suddenly stopped talking to each other. As much as to them masculinity seemed so effortless and easy to attain and embody, for us the whole thing proved a tortuous, depressing process, seething with frustration and bitter resentment: on the one hand a skinny, wispy thing aspiring to greater muscular exploits, on the other an increasingly vaporous aesthete with a fixation on the eighteenth century. Something was clearly amiss.

The issue of style was at its most acute at our new school. It must be said that my mother had since the early years clothed us both in a quasi-identical way, with just every now and again the odd colour discordance to broaden her creative scope. That quirky little performance - we were a bit like Eva and Adele - was repeated day in day out to the delight of other kids who like us were becoming teenagers and couldn't quite fathom the weird logic behind it. As everywhere else the social mechanism of status was largely determined by fashion and the world seemed to be split between two mutually exclusive groups: The Beautiful Ones and the trash. L. and B. formed of course the praetorian guard of The Beautiful Ones and we were the kings of the ersatz in all its manifestations. Hence this horrible little incident, one amongst many: in the early eighties combat jackets - a kind of primitive parka tightened at the waist - and US Army rucksacks were all the rage amongst teenagers. Those with the best bodies and the right-sized garment could boast the tiniest of waists and a well-exposed, grab-me bum, which drove the girls crazy. In contrast the combat jacket which my mother - always one to forego the original for a good copy - got from some dodgy discount warehouse, felt in its cut strangely monolithic and was clearly oversized as it fell below the knee. My brother had the same in navy-blue and similarly disappeared body and soul into that huge piece of clothing. It was very uncomfortable, like a foam-filled camisole with a life of its own that determined the least of my movements. That's what caused me one night to lie in the snow for ages after I'd been pushed into it, as the jacket simply prevented me from getting back up. Aside from these practicalities it just spelt NAFF in massive, throbbing letters all over me, which is the worst thing ever. As for the US Army rucksack...

The long-awaited backlash was cataclysmic. My brother, in an endless initiation to undiluted masculinity, took to wearing baggy tracksuits, spent all his free time turning himself into a god and shaved his head. He was later to join the army. As for me, who'd become a distinguished music lover, I would've spoken Latin to everyone given half a chance, wore plastic ties (an ersatz of leather) and sported a floppy fringe like the singer of Franz Ferdinand. And just like L. and B. had stopped acknowledging me a few years earlier, my brother decided one day to do just that.

30 July 2005

Nocturnal me

Train Berlin-Wroclaw

Dans le train Berlin-Wroclaw j'ai retranscrit de la façon la plus détaillée possible un cauchemard que j'avais eu au sujet de ma mère juste après le Nouvel An. Il était censé constituer le premier texte de 'Nébulose Mécanique'.

 

Tout a commencé avec de vieilles cartes postales de The Cure du temps de mon adolescence. Je venais de les voir à la télé le soir de la St Sylvestre et me disais qu'après avoir si longtemps disparu de ma vie ils avaient tout de même réussi à gagner l'estime et le respect du monde musical britannique après une carrière passée dans une relative marginalisation. L'une de ces cartes que j'affectionnais particulièrement était sortie au moment de The Top, longtemps mon album préféré et pour moi l'époque du Robert à l'élégance implacable auquel j'avais tenté pour un temps de ressembler, bien que Seventeen Seconds fût plus apte à décrire l'ambiance mortifère de la ville où ma famille était sagement venue se terrer. J'étais dans mon lit, la chambre était plongée dans le noir complet. J'ignore quelle heure il était. Sous les draps et à l'aide d'un petit miroir de poche j'avais commencé à m'appliquer du rouge à lèvres dans le style de Robert, c'est-à-dire en débordant légèrement des coins. Ça ne se faisait pas n'importe comment et j'étais à la fin parvenu à une dextérité stupéfiante. Le rouge était d'une tonalité très atténuée - rien du rouge pétant d'alors - et les débordement labiaires parfaitement exécutés.

C'est alors que ma mère entra dans ma chambre comme une trombe et sans un mot se précipita sur moi pour procéder à une inspection en règle, son visage démesuré et fermé flottant au-dessus de moi dans la pénombre. Ses gestes étaient précis, nets et violents, ceux d'une experte qui sait ce qu'elle cherche: débusquer le ladyboy. Mon nez, qu'elle avait agrippé, me faisait mal. Je serrais les lèvres pour ne pas qu'elle s'aperçoive de ma petite transformation cosmétique mais - j'en avais conscience - en vain, puisque c'est bien ce qui avait motivé son opération nocturne. Du coin de l'œil je voyais même que le rouge avait viré au rose-fluo et qu'en aucun cas elle ne manquerait de le remarquer. L'intervention impromptue ne fut que de courte durée puisque je me souviens lui avoir aussitôt gueulé dessus avec une force incroyable, un peu comme Isabelle Huppert quand elle sort de ses gonds dans Loulou. J'ai toujours rêvé de pouvoir crier de façon cinématographique, avec une clarté et une puissance surhumaines qui m'auraient permis de venir à bout de n'importe qui, les loulous du supermarché, les caïds de parkings, tout le monde. Ce fut en tout cas suffisant pour faire fuir l'intruse.

La scène suivante se joue dans la cuisine illuminée de l'appartement de mon enfance, où pour une raison inconnue ma mère s'affaire au beau milieu de la nuit. Je lui dis sans ménagement que me couvrir de rouge comme Robert est un des rares plaisirs qui me restent et que cela me renvoit à mes jeunes années. Ce à quoi elle me rétorque qu'elle est déprimée et que ça n'a pas l'air de me faire le moindre effet. Je réponds sèchement que c'est comme ça et qu'elle n'a pas voix au chapitre, et me rends vite compte de l'inutile cruauté de ma remarque. Avant même que j'aie pu corriger le tir elle s'est déjà engouffrée dans l'obscurité du couloir. De retour au lit diverses pensées prennent forme dans mon esprit. Je l'imagine remettre une lettre à mon frère où elle déclare souffrir, procédé qui entraîne une nouvelle confrontation violente. Je me dis encore une fois que la manière directe n'est pas pour moi et qu'il n'y a vraiment qu'au cinéma que ce genre de choses a de l'allure, pas dans cette famille déliquescente.

L'obscurité est autour de moi toujours aussi dense. J'entrevois le papier peint aux motifs géométriques de rosaces bleues, le seul jamais posé dans cette chambre depuis la fin des années soixante-dix. La porte me fait face, et soudain, dans une scène toute entière sortie de Repulsion, ma mère refait irruption mais tout en se gardant cette fois-ci de franchir le pas de la porte. Elle reste dans l'ouverture, brouillée d'obscurité, et hurle quelque chose d'indistinct. Je ne vois qu'une vague forme à la place du haut du corps et ce qu'elle semble vouloir me dire me bouleverse, même dans son inarticulation. Puis elle repart, et c'est comme si la nuit n'en finissait pas, qu'une nouvelle incursion pouvait se produire à tout moment, comme avec cette harpie de Girardot qui revient sans cesse à la charge dans La Pianiste. J'ai crié exactement trois fois, de cette voix de sourd extérieure à soi qui retentit dans un espace sans écho que l'on sait être celui du rêve, en décalage avec l'autre cri, clair et physique, qui entraîne le réveil. C'est comme le même cri suivait deux trajectoires différentes et approximativement superposées - un peu à la façon des cris en couches décalées que Deneuve pousse devant le corps inerte de l'amant dans Repulsion. L'un, qui continue à l'infini dans un monde insondable, le sarcophage de la chambre au papier peint démodé et couvert d'immenses taches de moisissure, l'autre dans la nuit limpide et aérienne de Berlin, frémissante de vie et toute pleine de petites lumières clignotantes. Quelques heures plus tard j'avais un train à prendre pour Wroclaw, ex-Breslau. J'ai raconté cette histoire pour m'occuper le temps du voyage.

The Cure

23 July 2005

Patrick mon Chéri

English version

Patrick Juvet et les poupées

Parfois je tombe sur des choses que je ne devrais pas voir. Le désir de mon passé me vient par bouffées sporadiques et me pousse à le poursuivre jusque dans ses moindres trivialités. C'est ainsi que j'ai vu une séquence tirée de Midi-Première, le programme phare des années Giscard que nous regardions souvent. C'était un duo effréné entre Danielle Gilbert et Annie Cordy sur Approchez, Je vends des Bonbons, sans doute le dernier 45t de celle-ci. Danielle, en bob et col Claudine, chante et donne la réplique à une Annie déchaînée, et comme elles jettent des friandises de grands paniers d'ouvreuses qu'elles portent autour du cou, les petits enfants descendus des gradins se pressent autour d'elles en sautillant (on remarque trois sœurs habillées à l'identique - ma mère avait la même manie). J'aime beaucoup le côté spontané, informel et convivial de l'émission, où l'on sentait que les stars appartenaient toutes à une grande famille dont Danielle aurait été la marraine incontestée. C'était un petit espace de liberté et de légèreté qu'elle animait avec une extrême douceur avant la solemnité aride du journal. J'aime beaucoup cette femme. Elle a un très beau sourire et une voix qui me touchent énormément, et les décennies suivantes, avec tout leur cynisme toc, ne lui ont rien épargné. C'est comme si l'innocence de la télévision en tant que média avait fini par être engloutie dans une sorte d'auto-cannibalisation empreinte d'une ironie supposée 'post-moderne'. Quelqu'un comme Danielle Gilbert, qui appartient à l'âge d'or où TF1 pouvait encore passer des interviews de Duras en prime time, ne pouvait que difficilement survivre dans un tel climat. Trop estampillée années soixante-dix et donc objet de ridicule ou de nostalgie lourdingue pour des petits jeunes rompus aux complexités visuelles de notre temps.

Ma mère aimait aussi beaucoup Midi-Première, surtout quand tous les jolis garçons passaient. Elle était raide dingue de Patrick Juvet, qui se prenait pour Aladdin Sane mais était nettement plus abordable pour les chaînes de chez nous. C'est une constante chez ma mère: à la vue d'un minet en lamé moule-bite elle est la première à se précipiter à la caisse. Elle les aime ses chanteurs qui se maquillent comme les filles et la font danser dans les soirées entre amis où elle joue à la provoc et s'étourdit toute seule de son audace. Je crois qu'il existe un gouffre infranchissable entre l'onirisme de pacotille et la sexualité dématérialisée de la star et la réalité insupportable (et re-sexuée) de la vie, si bien que transformer un pédé virtuel en pop star est un moyen de se prémunir de bien des terreurs. C'est ainsi qu'au tournant des années quatre-vingt, alors que Danielle et Patrick disparaissaient simultanément dans un acte d'auto-combustion médiatique, un événement inattendu se produisit: l'arrivée incandescente d'un jeune homme d'origine inconnue dans les fêtes familiales. Il avait mon âge, devait se prénommer Patrick, était blond, avait la peau dorée et des yeux très bleus. Je crois qu'il était le fils de l'amie d'une de mes tantes et n'était que de passage, mais son apparition météorique fit l'effet de Tadzio dans Mort à Venise.

Toutes mes cousines et leurs mères étaient après lui, toutes s'accordant à penser qu'il ressemblait à un très jeune Patrick Juvet, à qui l'intéressé admettait justement vouer une dévotion sans bornes. C'était très intense: ce jeune garçon d'une beauté électrique qui me fascinait, et à sa botte une horde de midinettes d'âges variés qui tenaient là leur nouvelle idole. Dès que Lady Night arrivait sur les platines de l'oncle Lucien la célébration de l'enfant-roi touchait alors au paroxysme - et en plus qu'il dansait bien! Quant à moi je venais de voir une adaptation télévisée de Felix Krull et était tombé amoureux de l'acteur principal, à qui je m'étais mis en tête de ressembler. J'avais la raie sur le côté, écoutais Beethoven et n'avais plus grand-chose à dire à personne. Je ne comprenais pas pourquoi les femmes de ma famille m'avaient délaissé au profit de ce petit parvenu à moitié à poil, qui les faisait rire à gorges déployées et avait l'effronterie et l'aisance d'un futur dieu. Car l'avenir était déjà là, dans le salon du HLM de Nowhere-sur-Seine. Alors que 'Patrick' remuait son petit cul dans les clubs des Halles, mèches blondes au vent et sourire à mourir, 'Felix' descendait lentement mais sûrement  dans la névrose du Thin White Duke avec une raideur toute prussienne et la Neuvième à fond la caisse.

 

'You look so fine this evening, Lady Night'

At the turn of the eighties there were in my family lots of parties. It was the time when everyone seemed to be giving birth and any opportunity was good enough for a knees-up. They happened in some council flat or other as the whole family was scattered - as though it had been sent on some heroic repopulation mission - around the housing estates of the Paris suburbs. Auntie Josette was by far the most prolific, so it's in her fourth-floor flat that most of the action took place. The flat had no merit but its clear view towards Paris and its elevated landmarks beyond the banlieue's inner ring. I liked it when the city felt so close. It was where strange things involving strange people were happening and all I had at the time were the voices of the radio to tease and entice me. So staring at the tiny Eiffel Tower on the horizon was always linked to a comforting sense of promise, excitement and anticipation.

The early eighties were a fleeting kind of time. We knew the seventies were far behind and it was as if we were entering a colourful world full of style and racy modernity, something more urban and edgy. But on the other hand it wasn't yet the full-blown turbo-charged glamour of the subsequent years. It was actually still pretty low-key and unremarkable. At Auntie Josette's there was a vague excitement lingering in the air. I don't know whether it was the prospect of a new decade with new music and new architecture ahead of us, the inchoate erotic torments of my life or the nascent sense of my own attractiveness, but there certainly was a bit of banter going on with my female cousins. I actually fancied myself as a bit of a charmer and I remember watching a TV adaptation of Thomas Mann's Felix Krull, performed by a gorgeous blond actor with beautiful teeth who was a total heart-breaker. So I set out to look like Felix and the closest I ever got to Weimar chic was a sideparting and a floppy fringe, which made me look like a member of Franz Ferdinand. The clothes remained quite unstylish in their straight-from-the-supermarketness and had just slightly started to differentiate themselves from my brother's - as the seventies had been plagued by what my mother considered as her most radical invention: to turn us into mismatched clones of each other.

There was always music at those parties and that was for my mother a golden opportunity to show everyone what dance routines she'd been perfecting. They never really changed from one do to the next but she surely was indefatigable. What she loved best was electro-disco-funk (all at once) and she revelled in the thought that no one else amongst the old as well as the young could quite cut it on the dance floor the way she did. But where she really gave the best of herself was when some castrato voiced singer came on with a huge, meaty disco beat. For she and the ladyboys go back a long way, from Jagger and Bowie to her latest interest in Placebo via Boy George. She knows them all and has a knack of sniffing out the latest girly heartthrob. In France we also had a few good ersatz. My mother particularly loved Patrick Juvet, an Germanic-looking pop god with a very strong jawline and a hairy chest. Back in the seventies he'd started off as a homegrown version of Aladdin Sane (a bit like Jobriath in the States) before surfing on the crest of the disco wave with a couple of world hits. For her it was perfection made man. A safe fantasy to toy with, an abstract, sexless being to project everything onto whilst airbrushing out the scary bits, a plastic bubble to find shelter in from the horrible homo mess slowly engulfing her own family.

At Josette's one of those virtual creatures even came into being. A young man my age, with big blue eyes, long sun-kissed locks and a golden skin. His name was Patrick and despite a short-lived presence (he was the son of a friend of some auntie) his meteoric arrival at his first party had the effect of Tadzio's in Death in Venice. Women of all ages were beside themselves with wonder at the latest incarnation of their star, who was at the time starting to fade: he was indeed the spitting image of a revived Patrick Juvet - whom he even admitted to idolising. That was quite incredible: a ravishingly beautiful boy with a bunch of giggling schoolgirls in tow, talking turns to dance with him. And when Juvet's Lady Night hit the decks the celebration of the young king reached its paroxysm. I was truly fascinated and must have been in love with him too since everyone else was. His magnetic presence in the middle of the room transfigured dull, gender-segregated family dos and made them sexy again. And the women had deserted me for this young tart who had them in stitches and was really flaunting it, breezily and effortlessly. I, Felix Krull, had a sideparting, wore cardigans and didn't have much left to say to anyone. The future had suddenly rushed into the flat of Nowhere-on-Seine. When 'Patrick'  was shaking his tight, little arse, all guns blazing in some Parisian club, 'Felix' was dreaming of ruined cities and descending slowly but surely into the paranoia of the Thin White Duke with Beethoven's Ninth spluttering out of his little cassette-player.