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06 January 2012

The Fall and Fall of Hipsterdom

Greifbar, Greifenhagener Strasse, Prenzlauer Berg

Un récent article de Minorités intitulé Le Hipster est un Cupcake suscite bien des émois - et à en juger par sa prolifération sur les réseaux sociaux semble avoir appuyé là où ça fait mal. L'auteur, Stéphane Delaunay, part de la métaphore patissière nauséeuse du cupcake pour tailler un short au hipster moderne (en particulier parisien, même s'il trouve ses origines à New York), se basant pour cela sur l'exercice de démolition entamé il y a quelques années par Adbusters. Aristocrate auto-proclamé de l'intelligence et du goût, early adopter toujours sur le qui-vive avant que le reste du monde n'ouvre les yeux, le hipster - trop lâche pour en assumer même le titre - flotte dans la vacuité d'un esthétisme hyperconscient et délesté de toute pertinence sociale - contrairement, disons, au hip-hop, où esthétique et contestation violente venue des classes les plus discriminées étaient intrinsèquement liées. Non qu'il représente une nouveauté en soi: dans leurs obsessions formelles les Mods ne brillaient pas vraiment par leur conscience politique, ni les décadents de la fin du XIXème. Ou les Incroyables et Merveilleuses du Directoire. Pire, le hispter ne serait que la marionnette veule et inoffensive d'un capitalisme déliquescent qui trouverait en lui la créature rêvée pour perpétuer son vampirisme sur le monde... De plus sa propension à l'ironie en jeux de miroirs infinis, sa régurgitation de sources éparses (et du même coup dénaturées) pour se constituer une identité fragmentée en perpétuel changement n'a rien de très nouveau non plus depuis la grande rigolade post-moderne - qui remonte quand même à des lustres - ce qui en soi suffit à faire du hispter un has been assez réussi. À l'exact opposé de cet enculage de mouches élitiste et parano l'avenir résiderait donc dans le réinvestissement politique, le partage généreux et la solidarité.

Mais l'article va plus loin. Les hipsters seraient à eux seuls responsables de la gentrification du petit Paris populaire et de sa mise en coupe réglée par une caste de privilégiés le vidant de sa substance et ne laissant derrière elle qu'une uniformité de lifestyle, fût-il d'un goût exquis. Le concept de 'gentrification' est invoqué pour tout et n'importe quoi et cristallise des vues très diverses - processus d'exclusion et de colonisation de classe sciemment mené et à contester par tous les moyens pour les uns, phase obligée du devenir organique de toute grande ville contre lequel on ne peut rien pour les autres - mais on ne peut nier son accélération et les bouleversements qu'il entraîne dans les grandes métropoles occidentales depuis le retour en leurs centres des classes dites créatives. Certes c'est accorder à une poignée de petits cons un pouvoir énorme mais l'équation hipsters=gentrification est un thème actuellement très fédérateur à Berlin et nulle part n'est-il aussi brûlant qu'à Neukölln ou, depuis une campagne de reniement assez gonflée d'Exberliner, No-kölln! Rien ne va plus sur la Weserstraße alors que les loyers crèvent le plafond et que le quartier, dans sa nouvelle notoriété internationale, est sur le point de perdre tout ce qui le rendait cutting edge. Sound familiar? Dans ce crépage de chignon entre jeunes gens bien mis c'est le bar écrit 'Ä' qui semble attirer les foudres de beaucoup de monde - mécontents graffitant Yuppies fuck off!  sur la façade ou hipsters de la première heure ulcérés de voir, du fait de l'afflux massif d'autres co-hipsters, leur Reuterkiez chéri tourner mainstream. Mais le pompon de la connerie va au 'Freies Neukölln' qui a signé un petit film faux-cul et plein de venin - et narré d'une voix à se tirer une balle - sur la perte de caractère du quartier causée par les déferlantes d'étudiants étrangers, de jeunes branleurs de Prenzlauer Berg et de familles souabes à poussettes, oubliant un peu vite que tous ces gens n'ont pas atterri là par hasard et que derrière des bouleversements démographiques et culturels aussi rapides opèrent des mécanismes depuis longtemps connus - au pif, la spéculation, la marchandisation des lieux par le tourisme de masse, ce genre de choses... La figure du hipster tueur de quartier s'est ainsi joint à la typologie du Berlin contemporain avec le Kiezkiller, aisément identifiable à sa dégaine et ses habitudes de consommation. J'avoue qu'en lisant l'énumération de ses caractéristiques (le Mac, les gros écouteurs pour iPod, les sneakers rapportés de l'étranger) j'ai eu comme une grosse sueur: serais-je moi aussi l'un de ces fossoyeurs de lieux autrefois authentiques? Suis-je partie prenante de mécanismes d'exclusions propres à la gentrification même si je passe mon temps à en déplorer les effets? Est-il possible d'être un hipster tout en pouvant virtuellement être leur père à tous?

Les hipsters et moi avons une histoire commune qui remonte à très loin. Déjà dans mon enfance ils faisaient des ravages dans la cour du collège avec cette distinction unique qui les rendaient si formidablement cool - je n'en faisais hélas pas partie, ma mère préférant nous vêtir de copies grossièrement approximatives des originaux si convoités, ce qui faisait rire tout le monde. Puis ce furent les branchés des Halles que j'enviais plus que tout dans leur identification totale avec Paris et tous les fantasmes d'émancipation dans le style que la ville incarnait alors, surtout vue de banlieue. Bien sûr l'idée d'une communauté de pionniers sexuellement aventureux (du moins dans mon imagination) et si intimes avec la géographie urbaine avait tout pour m'éblouir et dans l'isolement abyssal où je me trouvais il me tardait de les connaître. Mais c'est quelques années plus tard à Londres que le premier vrai clash avec les hipsters survint. Dès le milieu des années quatre-vingt-dix le secteur Hoxton/Shoreditch, situé à la lisière de la City et jusqu'alors une no-go zone de rues étroites et de places cabossées clairsemée de vieilles gloires victoriennes et d'ensembles de logements sociaux décatis, devenait l'épicentre mondial du cool avec la nouvelle scène artistique britannique en pleine explosion - tout ce cirque médiatique autour d'une Cool Britannia ressuscitée et coïncidant avec l'ascension de Blair au pouvoir, qui a largement su exploiter le battage pour se donner un surcroît de street cred. Entre autres hipsters qui y déferlaient chaque soir tous mes amis se voyaient en pionniers d'une grande aventure urbaine et ne se privaient plus pour souligner le lourd handicap que représentaient mes anachronismes: ma choucroute Morrissey faisait sourire face à l'aérodynamique Hoxton fin (une coupe asymétrique assez affreuse alliant une iroquois de travers à une nuque longue de footballer allemand) alors que mes bottes de skin faisaient de moi une incongruité embarrassante quand tout le monde se mettait de concert à porter des sneakers. La pression était si forte que j'ai dû consentir à un make-over (raté) pour ne plus me sentir échoué au bord de la route. Finalement Shoreditch est sans surprise devenu effroyablement cher une fois que les spéculateurs eurent mis leurs grosses mains potelées sur le pactole et que les rues pleines de meufs le cul à l'air et de mecs bourrés achevèrent de vider l'endroit de son attractivité. Peut-être No-Kölln! connaîtra-t-il un sort identique quand tout le Brandebourg y débarquera le samedi soir, mais les hipsters seront déjà bien loin et l'on susurre depuis déjà quelque temps le nom de Moabit comme nouvelle terre promise - et pourquoi pas Lichtenberg, ils y seront très bien accueillis?

Me voilà rassuré sur mon compte, pas l'ombre d'un soupçon de hipsterisme en moi. De plus, et ce n'est pas le moindre des problèmes, se pose une question d'ordre esthético-sexuel. Pour les filles c'est déjà pas top avec les leggings en Spandex et bottines de mamie à semelles compensées, mais les mecs se posent vraiment là: un côté nerdy limite weedy - les fameux Dickheads de la chanson - avec leur tignasses déstructurées selon des lois seulement connues d'eux, leurs grosses lunettes à monture épaisse et leurs petits frocs moule-burnes (l'été c'est un short au-dessus du genoux et des mocassins sans chaussettes - ils sont drôles avec leur mollets maigres tout pâles). Pas trop un truc pour pilier de bordel comme moi, donc... Avant tout ma relation avec mes mythes fondateurs est trop profonde et mon système référentiel trop dense et enchevêtré pour me laisser porter au gré des légèretés du temps et supporter de vivre dans la crainte constante du déclassement - car quoi de plus terrible qu'être rejeté d'une scène à laquelle on raccroche son identité même? Car c'est finalement cette mystique auto-perpétuée qui tourne les têtes, la certitude de 'faire une ville', de voir, entendre, sentir mieux que tout le monde, d'être doté d'une perception sur-aiguë de la Zeitgeist et d'une abilité au retournement de sens telle que le désagrément d'apparaître comme un pauvre con à leur yeux est suffisant pour éviter tout contact - et le fait est qu'on doit singulièrement s'emmerder dans des soirées où l'acte même de danser est  vécu comme l'ultime ironie.

Mais ce n'est pas fini, loin de là. Le bruit court que les gays seraient eux aussi les premiers catalyseurs de la gentrification accélérée de nos capitales, ce qui à son tour soulève pas mal de questions sur ma propre position à Berlin, et encore plus dans un quartier tel que Prenzlauer Berg. Il est en effet communément admis que ces dissidents sexuels à l'avant-garde de tout ont une tendance innée à dénicher les coins les plus louches des centres-villes et à s'y établir en intrépides éclaireurs qu'ils sont - car on n'est pas des pédés, comme dirait Johnny. Et ce ne sont pas les exemples qui semblent manquer, le plus éclatant étant sans doute SoMa à San Francisco où, avec ses établissement cuir établis le long de Folsom Street, s´était développée dans les interstices d'une ville désindustrialisée à moitié délaissée une communauté de pervers radicaux tournant cul par dessus tête les lois du désir. Les offensives successives du big business ce côté-ci de Market Street ont énormément fait pour amoindrir l'unicité du lieu, certains bars où se retrouvaient des gays working class et/ou of colour et où toutes sortes de pratiques sexuelles avaient cours dans un grand mélange des catégories sociales, laissant progressivement place à des lounges exclusives et hors de prix pour jeunes gens bien élevés. Pour revenir à Shoreditch, il n'existait avant l'arrivée des hipsters qu'un établissement pédé attirant tout ce que l'East End comptait de beaux mecs, punks et skins majoritairement. Tout comme Berghain est pour moi devenu le nec plus ultra dans l'osmose de la musique, de la danse et du cul, le London Apprentice répondait de façon plus modeste aux mêmes besoins de socialisation, de mise en scène et d'expérimentation sexuelle. Le grand pub edwardien de brique rouge à pignons était situé à l'angle de Hoxton Square, un véritable coupe-gorge plongé dans le noir, et le management nous mettait souvent en garde contre la tentation de baiser à l'arrière des bagnoles ou sous les arches de chemins de fer. L'arrachement à ce lieu des origines (transformé en club-lounge pour une clientèle jeune friquée se donnant les apparences du contraire) fut vécu comme une perte énorme et mon ressentiment face à l'exploitation autant médiatique que mercantile du lieu inextinguible. Quant à la Wesertraße le Silver Future et sa radicalité queer ont-ils été parmi les déclencheurs de la vague de fond qui a suivi? Et on se souvient qu'Ostgut, l'ancêtre autrement plus hard du Berghain, avait élu domicile dans une vieille gare de triage à Ostbahnhof avant que le secteur entier ne soit rasé pour une 'régénération' à grande échelle - à ce jour une jungle d'entrepôts aveugles, une Arena où se produira bientôt André Rieu et une Mediaspree qui peine à arriver. Autant pour la diversité des écologies humaines et la finesse du tissu urbain.

L'idée du gay en tant que facteur constitutif de toute poussée gentrificatrice a trouvé sa validation théorique dans une thèse assez alarmante développée par Richard Florida dans un best-seller qui a fait date, The Rise of the creative Class. Cette théorie basée sur une méthodologie très compliquée et indigeste à lire, peut se résumer ainsi: la désirabilité d'un quartier urbain précédemment sinistré est déterminée par la conjonction de différents facteurs dont principalement l'établissement d'artistes et de gays pionniers. Deux mécanismes concomitants sont ainsi rendus possibles, nommés aesthetic-amenity premium (de belles maisons rénovées avec goût et des galeries/bars à chaque coin de rue) et tolerance or open culture premium (personne ne va leur taper sur la gueule et les étrangers y sont les bienvenus), dont la synthèse, le Bohemian-Gay Index, sert à mesurer le standing et la hipness du lieu - et nous amène dangereusement à une nouvelle équation: gay=hipster. Un déterminisme commode et surtout révélateur d'une fainéantise intellectuelle un rien portée sur le cliché: les gays sont donc génériquement créatifs, beaux et sensibles, et surtout d'excellents décorateurs d'intérieur (d'où, j'imagine, la flambée des prix de l'immobilier). Richard y va un peu fort dans l'essentialisation, et dans la collusion systématique entre gays (out lesbiennes et autres dissidentEs, il n'a mot pour vous), classes créatives et populations bohèmes il est évident qu'il n'est ici question que d'une catégorie bien précise de pédés - urbains, dotés d'un capital culturel important, socio-économiquement privilégiés. Ce sont en effet ces invertis-là que l'on aime voir dans nos centres-villes (le Marais, au hasard), ceux qui ouvrent des boutiques super stylées, qui s'habillent comme personne et surtout s'avèrent être des consommateurs hors pair. Exit donc les queers of colour chômeurs de banlieue (à moins qu'on ne les exoticise pour un bon plan cul), les vieux mal fagottés parce que franchement, ceux dont le corps s'éloigne trop dans la mobilité ou la morphologie des normes dominantes, les folles perdues parce qu'elles font trop désordre. Le système s'auto-alimente en permanence de sa propre surchauffe dans la mesure où l'urban vibe d'origine est automatiquement repackagée et revendue à une catégorie de gays plus aisés et désireux eux aussi de vivre le lifestyle - et comme le porno, ce révélateur fabuleux des mécanismes sociétaux, l'a déjà maintes fois mis en scène, rêveront du confort de leur loft tout blanc de se taper l'électricien rebeu ou le plombier polonais. Mais je m'égare... En fait c'est un peu comme les hispters à qui les marketeurs, qui on flairé le bon coup, revendent ce qu'ils croient avoir eux-mêmes inventé.

La boucle est ainsi bouclée mais la question de départ subsiste: suis-je un affreux gay gentrificateur? Je dirais simplement: je tire profit de mutations sociales en cours depuis un certain temps et dont je suis un acteur indirect (ou un passeur direct). Parce que Prenzlauer Berg était devenu si désirable avec des rues grandioses et de beaux cafés, je pouvais jouir d'un environnement urbain safe, mon intégrité physique étant moins susceptible d'y être compromise - bien qu'il y a quelques jours encore deux jeunes mecs se soient fait tabasser par des néo-nazis à Friedrichshain. Ensuite j'achète bio et conforte les habitudes de consommation propres au statut socio-économique de mon 'hood (certains de ces supermarchés ont remplacé des lieux de vie nocturne ayant dû fermer suite à une augmentation de loyer ou plus sûrement à une plainte du voisinage), même si de temps à autre je fais un saut à Marzahn pour mes fringues pur Proll, car j'ai un fétiche très sérieux à satisfaire pour briller une fois mon vendredi soir venu. Mais je déplore réellement la disparition de la mixité de classes et d'âges qui était encore celle des débuts - la mainmise des jeunes familles middle class avec bébés n'étant encore une fois que la résultante de processus propres au capitalisme le plus basique, même si j'adore me foutre de leur gueule. L'activisme grassroots contre la hausse des loyers ou la grosse artillerie visant à couler Mediaspree seraient donc un avenir à considérer pour moi. Avec un bouquin d'Henri Lefebvre dans ma poche arrière, ma casquette de Che dégueu et mes TNs bleues électrique achetées à Milan, je sens que je vais faire un tabac.

23 September 2011

Saviour Machine

7 juin 2006: le Vatican s’érige une nouvelle fois contre la reconnaissance civile des unions homosexuelles. Le conseil pontifical pour la famille a en effet réaffirmé son hostilité à l’encontre d’unions 'insolites' qui selon lui sont autant de signes de 'l’éclipse de Dieu'. Alors que le terme d’insolite pouvait porter à sourire de l’ignorance crasse de vieux cons sans aucune prise sur la nature humaine, la métaphore de l’éclipse eut en moi une toute autre résonance. Dans sa flamboyance claquante la formule ne manquait pas de panache, et je trouvais cela à la limite flatteur de me voir érigé en enjeu quasi métaphysique. Jusqu’à ce qu’une promenade hier soir dans le centre de Cologne fasse cesser la rigolade. La soirée était douce, les rues pleines de promeneurs et je m’étais arrêté sur une petite place ombragée bordée de cafés. Le lieu était nommé Jean-Claude-Letist-Platz, ce qui me surprit autant par la longueur du nom que par le fait qu’il s’agissait d’un Français totalement inconnu. La plaque de dédicace présentait Jean-Claude Letist comme un activiste impliqué dans la vie gay et lesbienne de la ville et dont la contribution majeure fut son dévouement envers les malades du sida afin de rompre leur isolement social. Que les édiles de Cologne aient voulu témoigner leur gratitude en nommant ainsi une petite place anodine et ensoleillée, où la vie de tous les jours suit tranquillement son cours, m’a énormément ému et rempli d’admiration pour une ville où ce genre de chose va de soi. Ce qui me rappela immédiatement l'image de l’éclipse éructé des profondeurs caverneuses du Vatican, dont la cruauté me parut d’autant plus sinistre et obscène. Rien de nouveau donc sur le catholicisme institutionnel, arnaque intellectuelle inhumaine et mortifère qui continue de distiller son poison en un immense désastre ancestral.

 

Manifestation anti-Pape, Potsdamer Platz, Berlin

Aujourd'hui le Pape est arrivé à Berlin pour un voyage officiel de trois jours dans son beau pays. Une contre-manifestation est cet après-midi partie de Potsdamer Platz après son intervention dans l'enceinte même du Bundestag - en l'absence d'une partie des députés de gauche qui protestaient contre ce mélange des genres pas très sain. On imagine aussi le peu de sympathie qu'inspire une figure incarnant à elle seule une forme de réaction glaçante et terrifiée par l'humanité désirante, et qui n'hésite pas à tendre la main aux franges les plus délirantes de l'intégrisme catholique. C'est bien le même Benoît XVI qui il y a quelques années qualifiait l'homosexualité d''éclipse de Dieu', ce qui à l'époque m'avait paru assez fantastique d'adresse stylistique. On ne peut en tout cas pas lui nier le sens de la formule qui tue.

Il y a quelques jours à Buffalo, Upstate New York, un adolescent de 14 ans, Jamey Rodemeyer, mettait fin à ses jours pour ne plus endurer les insultes et intimidations homophobes (une grande partie étant proférées anonymement via Internet) dont il était constamment la cible à l'école. Malgré le soutien de sa famille et le recours à un psychothérapeute - chose en soi assez rare tant la honte d'être victimisé par ses pairs pousserait davantage à un reflexe de silence et de repli - les nerfs ont lâché et la peur, celle qui monte du ventre, se répand dans les membres et liquéfie le corps à tel point qu'il en reste sans force et hébété, a snow storm freezing your brain, l'aura foudroyé dans son être et poussé à l'irrémédiable. Propulsé loin du monde familier et réconfortant de l'enfance, plein à en devenir fou d'une terreur ravalée pour garder bonne figure face aux autres qui voient tout mais ne disent rien, Jamey trouvait sa force en Lady Gaga. Ses quelques messages postés sur le Net avant sa mort rendent hommage à celle qu'il décrit comme son inspiration, celle qui l'aidait à tenir le coup au jour le jour - quelques minutes de fluff synthétique faisant toute la différence entre la vie et la mort. D'autres en d'autres temps s'en sortaient avec Donna Summer, ou Madonna. Moi j'avais eu Bowie et ses mutations surhumaines de dandy, l'exact envers d'un monde trivial à vomir. C'est sans doute là ce que la pop, dans son immédiateté, son immense pouvoir de suggestion et sa capacité à transporter loin des contingences d'une vie honnie, peut accomplir de plus noble et en cela surpasse les autres formes artistiques - donner aux queer kids de toutes les périphéries (au sens le plus large du terme) la simple force de résister. Pourtant la Gaga n'aura pas suffi pour qu'il reste et qu'à quatorze ans il n'ait pas vécu si intimement avec l'idée affreusement adulte du suicide. Dans ses dernières vidéos il est d'une lucidité ahurissante sur sa situation tout en réussissant quand même à faire le beau gosse (la main langoureusement passée dans les cheveux, je connais) pour s'adresser à son idole. Nul doute qu'il aurait fini par quitter Buffalo, ville générique et frontalière, pour gagner comme beaucoup avant lui New York City où Queen Gaga rayonne de tous ses feux sur l'East Village... La mort de Jamey Rodemeyer a horrifié les États-Unis tout comme celle il y a des années de Matthew Shepard, attaché à un grillage et écorché vif dans un trou du Wyoming. Pour ces deux noms parvenus à la conscience collective combien d'autres dont on n'a jamais rien su, vaporisés dans un néant médiatique et donc sans réalité? Est-ce à dire que ces disparitions auraient été dans l'opinion publique indifférentes et, selon des mécanismes de hiérarchisation des vies (en fonction de facteurs de race, de classe sociale ou de genre par exemple), ne méritaient pas qu'on en fasse état? Cela n'ôte bien sûr rien à cette tragédie individuelle derrière laquelle se profilent des milliers d'autres invisibilisées.

Aujourd'hui au Bundestag Benoît XVI a administré devant une assistance qui n'osait piper mot l'un de ses tours de force théologiques dont en parfait gardien du dogme il a le secret. Une sophistication philosophique dont on le crédite souvent mais évoluant à des années-lumière de la religiosité frelatée et violente dans laquelle marine une grande partie de ses ouailles, sans compter celles qui par milliers sont vouées à une mort certaine pour cause de dénonciation du préservatif par un homme qui est censé les aimer. Parmi les insultes récurrentes à l'encontre de Jamey Rodemeyer, celle, primaire et graphiquement infantile, de finir en enfer parce que gay semble l'avoir particulièrement ébranlé. L'idée évidente et maintes fois assénée que le monde serait plus vivable sans lui. C'est à présent chose faite. L'éclipse totale.

21 August 2011

Hall des Colonnes

"All that succession and repetition of massed humanity... Those vile bodies..."

(Evelyn Waugh, Vile Bodies)

 

The Thin White Duke in Berghain

Je ne me souviens plus de cette nuit. J'avais quitté une soirée avec des amis pour intégrer le Lab à minuit juste à temps pour les dernières admissions. Et mécaniquement les événements s'étaient enchaînés comme chaque semaine, les mêmes intoxications en vue des mêmes effets, posté aux mêmes points à regarder les corps défiler comme des bolides qu'on ne peut stopper. Je suis ressorti quelques heures plus tard sans être arrivé à rien, sans même je crois avoir tenté quoi que ce soit, entraîné dans la compression tardive du temps pour me retrouver dans un parc vide, la dernière chance avant le retour et la maladie inévitable du lendemain. Sous les arbres hauts et immobiles je continuais à espérer l'intimité avec un homme et avec deux doigts mimais un canon de pistolet dans la bouche. When it's good it's really good, and when it's bad I go to pieces. Les fontaines de la colonnade étaient encore éteintes et deux amants terminaient la nuit enlacés sur un banc. J'évitais Bötzowstrasse, bordée de boutiques pour enfants et trop réminiscente des échecs de nuits gâchées, des promesses non tenues de Berlin. 

Mon héros d'adolescence est venu me revisiter et il n'a jamais été si éblouissant. The Thin White Duke a connu une existence très brève - mis en scène la durée du Station to Station Tour de 1976 et aussitôt envoyé à la casse. J'avais dix-sept ans et plus que tout autre album de Bowie Station to Station, dans son mélange de futurisme européen, de tonalités de béton brut et de romantisme agonisant, faisait écho à mon interminable incarcération en banlieue et mes fantasmes d'esthétisme décadent. Érigeant Des Esseintes en modèle de perfection humaine et rejouant Les Damnés dans ma chambre au papier peint vérolé de moisi j'étais The Duke, avec sa dégaine d'aristocrate nazi misanthrope, exilé dans un Calcutta étouffant et ne rêvant que de vengeance, alors que du magnétophone retentissait la Lugubre Gondole de Liszt. Je m'étais acheté un gilet noir aux Puces de Clignancourt, beaucoup trop grand, et me badigeonnais les cheveux de Pento, une graisse liquide et vitreuse qui ne tenait pas, pour leur donner le même lustre que ceux du maître, stratégie de survie quotidienne travaillée à la perfection.

De la fenêtre de ma chambre l'espace était presque entièrement dévoré par un terrain vague où les vieux du coin allaient promener leurs clebs. C'était une jungle de ronces inextricable dégorgeant une merde dense et épaisse où il m'était arrivé de me perdre, métaphore d'une ville où je me voyais sombrer avec tous les autres dans une reproduction de vie familiale. Dans l'horreur du futur imminent je m'étais interchangé avec le Thin White Duke. La pochette de Station to Station me fascinait particulièrement, son manque évident de charge émotionnelle contrastant avec la flamboyance des torch songs à l'intérieur - ice masquerading as fire -, la clarté Bauhaus du graphisme dépouillé collant parfaitement à la grandeur hautaine du personnage. J'examinais longuement le carré luisant comme je le faisais le mercredi après-midi au supermarché où tous les Bowie m'attendaient dans leur bac, surface saturée d'un ailleurs que je tentais de recréer par tous les moyens dans la médiocrité mortifère de cette ville. Une fois sorti sur le parking on me coursait à travers les rues pour me tabasser derrière la poste principale.

On a écrit beaucoup d'inepties sur cette incarnation, la plus théâtrale de toutes et la dernière de Bowie avant ses tentatives forcenées de régularisation. Son côté Hitler-Jugend a énormément contrarié la presse britannique de l'époque, ignorante de l'extrême densité de son système référentiel et de la puissance d'un corps intégralement transformé en miroir à fantasmes. Mais plutôt que sa langueur morbide c'est l'immense sensualité du personnage qui est saisissante. Le Station to Station Tour, loin d'une messe glaçante et martiale, a connu des performances d'une rare intensité dans l'exhubérance disco d'un Bowie surpoudré. C'est cool en diable et c'est ce qui lui a même valu d'être l'un des seuls artistes blancs à se produire au Soul Train, spectacle stupéfiant d'un affaissement mental accéléré. Certaines nuits au Berghain je rejoue Golden Years torse nu, en shorts de boxeur bleus électrique et cheveux gominés, dressé en effigie sur un podium et dégoulinant de sueur. Une jouissance extrême par la danse qu'il ne me fallait découvrir qu'à l'épicentre de la techno mondiale, cube de béton sans miroir.

La pilosité est politique. Me refaire la tête du Thin White Duke est un jeu qui est loin d'être gratuit sur une scène gay depuis quelques années dominée par les hommes à barbe. Les poils étant gages de virilité on ne s'étonnera pas de l'extrême contagiosité de cette mode, pour beaucoup un regain de pouvoir contre une calvitie honnie. C'est une véritable aristocratie que celle qui s'est constituée autour de ce fétiche, certains étant plus chanceux que d'autres à cette loterie: le poil sombre et dru, l'implantation régulière et taillée de façon réglementaire (nette ligne de démarcation au niveau de la mâchoire), une apposition de postiche de légionnaire. Ça marche du tonnerre et ils le savent. Là encore c'est un désir primordial d'appartenance qui nous meut, la communauté du désir de laquelle il n'y a rien de plus terrible que d'être exclu. Des corps dé-connectés qui se font tout sauf plaisir, des approches avortées, des d'organes saisis machinalement et actionnés sans âme. Et surplombant la scène catastrophique le Duke, vide et apaisé, sait qu'il ne peut plus que danser, définitivement retourné en lui-même.

24 May 2011

Soupe populaire

"Les vespasiennes dans ce désert sont dejà radieusement ouvertes
et miraculeusement vides."

(Hector Zazou, 'La Soupeuse', La Perversità, 1979)

 

Pissotière at Senefelderplatz, Prenzlauer Berg

La pissotière de Senefelderplatz est une petite curiosité héritée d'un temps lointain. Située juste au bord de Schönhauser Allee à l'épicentre d'un Prenzlauer Berg flambant neuf après des années de gentrification intensive, l'édicule octogonal en fonte a fière allure avec sa géométrie dépouillée et la discrétion de son ornementation néo-classique, un chef d'œuvre de fonctionnalisme qui dans son ouverture - l'intérieur est masqué de la rue par une sorte de paravent surmonté de lanternes - sa facilité d'usage et sa gratuité reste à ce jour un modèle incontestable de civisme municipal - du moins pour les hommes, dont la mainmise séculaire sur l'espace public est exemplairement incarnée là. Il en reste à Berlin quelques dizaines en plus ou moins bon état selon les aléas d'une gestion dorénavant privée, proprettes comme sur les très désirables Gendarmenmarkt et Chamissoplatz, ou crades-alternatives à Friedrichshain - celle de Boxhagener Platz est massive et divisée en deux moitiés Damen & Herren, fait datant vraisemblablement de la DDR et de son égalité des sexes proclamée à l'envi par le régime. Le Pissoir de Senefelderplatz, si parfaitement rénové qu'il en paraît plastique, sent lui toujours bon le détergent et le granite sombre des urinoirs est du plus bel effet contre le vert pimpant de l'intérieur. En somme, cette vespasienne bien élevée, loin d'horrifier ces jeunes couples bourgeois qui, dans la morgue inébranlable d'une classe certaine de son bon droit, sont toujours prompts à combattre la moindre nuisance à leur rêve de pouponnière géante, s'inscrit harmonieusement dans un cadre architectural restauré avec goût et normalisé dans l'obturation de ses vides, sorte de post-haussmannisation parachevant le triomphe d'une urbanité purement familialiste, un déluge de bienséance Biedermeier en plein Ost-Berlin. Mais il flotte toujours autour de ces lieux le goût de désirs anciens et élémentaires, une mémoire sulfureuse de cette 'homosexualité noire' chère à Hocquenghem et pas du tout gentille comme le voudrait l'assimilationnisme contemporain. La résonance collective des chiottes publiques dans la culture gay est telle qu'un Pissoir à l'ancienne a été en partie reconstitué en plein Lab, le plus grand brassage de perversités qu'ait jamais connu Berlin, avec ornements originaux et tags bombés pour en rehausser l'authenticité. À l'intérieur les mecs pissent au travers d'une grille dans la gueule de ceux attendant dessous et dans ce Fun Palace du folklore pédé l'objet, qui fait directement face à une longue rangée de glory holes, est arraché de son contexte d'origine pour être à nouveau investi de la mémoire de ses détournements passés [1].

Certes le choix en apparence infini du Net et la quasi-immédiateté des contacts qui s'y nouent rendent un peu dérisoire la drague à la papa dans les courants d'air et rédhibitoire l'attente d'une hypothétique apparition à l'urinoir voisin. Stupéfiantes ces chorégraphies d'un autre âge que Laud Humphreys décrit dans son classique 'Tearoom Trade' [2], ouvrage aridement sociologique mais légendaire dans son audace méthodologique, qui décortique les rites d'interaction et la complexité des jeux de rôles sexuels dans le microcosme des toilettes publiques d'une ville américaine lambda au milieu des années soixante tout en dressant une typologie détaillée de ces hommes, souvent respectables pères de famille, risquant l'arrestation et le déclassement social pour l'enivrement d'une vision défendue [3]. À présent l'immense self-service des résaux électroniques nous donnent le sentiment d'un contrôle absolu dans nos choix de partenaires, les détails de l'échange érotique étant souvent intégralement scriptés à l'avance. C'est cette illusion d'intimité et l'homogénéisation du désir dans la mise à distance de l'autre que Tim Dean passe au crible dans Unlimited Intimacy, essai vertigineux sur la culture du barebacking à San Francisco: s'appuyant sur les écrits de Samuel Delany sur la gentrification et la provincialisation de New York City sous le coup des politiques de zero tolerance et de disneyification édictées par Rudy Giuliani [4], il élabore toute une éthique de la drague et du sexe public comme mode de vie et ouverture maximale à une altérité pure, c'est-à dire délestée de toute forme d'identification (donc de nomination) réductrice [5]. Avant la réappropriation revanchiste de Times Square, ses cinémas porno, sex-shops et backrooms étaient le site d'une écologie du désir ouverte à toutes les probabilités et permettant l'accès au plaisir entre hommes de groupes généralement invisibilisées - men of colour, working class gays - contacts interclasses redoutés par une société blindée de toutes parts et déstabilisation de l'ordre social à prévenir à coups de discours ultra-sécuritaires. Michael Warner fait état de la même collusion entre redéveloppement urbain, aseptisation d'amusement park au profit de familles sans reproches (à savoir blanches, de classe moyenne et monogames) et aspirations d'une large frange de la communauté gay au bohneur privatisé du mariage, homonormativité à mille lieues des histoires de touche-pipi et calquée sur les valeurs conservatrices majoritaires, au détriment de sexualités dissidentes, non-normatives et proprement queer [6].

Dans la même optique, la disparition ignominieuse des tasses parisiennes moins de vingt ans auparavant relèverait-elle, sous couvert de mesures de salubrité publique, des mêmes mécanismes de régulation sociale, de contrôle et de privatisation du désir errant? De même que sur Times Square, la confusion des genres dans les relents âcres de vieille urine étaient-elles un défi lancé aux ségrégations d'une société structurellement discriminatoire? Évidemment elles ne payaient pas de mine les vespasiennes à la française et loin de l'élégance wilhelminienne des créations berlinoises se résumaient bien souvent à un tambour aveugle monté sur piquets et peint d'un vert glaireux. C'est en tout cas ce à quoi ressemblait celle de la rue Bobillot que j'apercevais souvent dans mon enfance lors de nos redescentes vers la banlieue ('c'est plein d'vieux satyres', se permettait même de commenter ma mère). La seule pissotière à avoir inexplicablement survécu à l'hécatombe se trouve face à la Prison de la Santé (un rien dissuasif) et avec ses deux places séparées d'une cloison (une 'causeuse' dans la terminologie des connaisseurs) semble peu pratique pour même un début de tentative d'approche, alors que la plus culottée était carrément enchâssée dans le mur d'entrée des Tuileries en contrebas de la Terrasse du Bord de l'Eau! Il aura pourtant fallu attendre vingt ans pour les voir complètement disparaître, du premier arrêté de 1961 - contemporain de l'Amendement Mirguet classant l'homosexualité au rang des 'fléaux sociaux' au même titre que l'alcoolisme et la tuberculose et pénalisant plus lourdement le sexe public entre hommes - au coup de grâce hygiéniste des sanisettes Decaux, sortes d'abris antiatomiques coulés d'un bloc dans le béton mais faciles à entretenir, payants (1 franc) et surtout monoplaces [7]. Maintenant il paraît même qu'on y passe de la musique, peut-être les plus grands tubes de George Michael, grand amateur d'impromptus latrinaires [8]... Selon Roger Peyrefitte qui loin des éphèbes antiques y a consacré tout un texte [9], les tasses situées à proximité des casernes et des usines furent les premières à être démantelées - les classes subalternes étant notoirement hypersexuées et incontrôlables mieux valait sans doute les préserver en priorité des dangers d'inversion émanant des cloaques. Ainsi les folles chics gardèrent les leurs plus longtemps comme la fameuse 'Baie des Trépassés' du Trocadéro - 'baie' étant le terme usité dans le 16ème - où l'on pouvait trouver au petit matin des macchabées le nez dans leur pisse [10]. Et on frissonne à l'évocation de 'La Sanguinaire', ainsi nommée de par sa proximité avec l'Institut National de Transfusions Sanguines [11].

Sablières, Quai de Tolbiac, Paris

Pissotière, Boxhagener Platz, Friedrichshain

Et pourtant les tasses auront entre-temps connu leur âge d'or. Les témoignages émus abondent pour décrire ce qui s'apparentait à un véritable Fire Island local et relever l'inhabituelle mixité sociale des hommes qui les fréquentaient. Car à l'instar des établissements de Times Square les pissotières municipales étaient le théâtre de contacts entre catégories que les blocages sociétaux n'auraient jamais rendu possibles autrement: le doyen de fac pouvait cotoyer dans la 'circulaire' du coin (tasse à trois places dont celle du milieu était, on le comprend, particulièrement prisée) l'ouvrier du bâtiment, la folle évaporée dans les effluves d'Eau Sauvage et surtout de nombreux hommes mariés faisant un crochet avant que leur train de banlieue ne les ramène à la respectabilité familiale, en somme tout un petit monde réuni dans sa ginette de façon démocratique et dans le même abandon et court-circuitage des barrières socio-culturelles. Au plus fort des activités du FHAR en 1971-72, baiser dans les tasses était érigé en acte quasi-révolutionnaire dans le mouvement radical de politicisation de ce qui jusqu'alors ne relevait que de la sphère privée. C'est à ce moment qu'émergent dans le discours érotico-activiste 'les Arabes' dont la présence aux urinoirs a l'air d'en avoir ravi plus d'un [12]. Force de travail sur laquelle se sont édifiées les Trente Glorieuses, parqués en bidonvilles et cités de transit avant de jouir du luxe de HLM déjà en pleine décrépitude, invisibilisés car en sursit et à tout moment susceptibles de rentrer au pays, ils conservent dix ans après la fin du déferlement de haine anti-Arabe que fut la Guerre d'Algérie leur statut de colonisés dans une mise à distance et infériorisation mêlées à une fascination érotique trouble, l'articulation des enjeux de pouvoir, de race et de sexualité restant encore dans la société française largement inexplorée, c'est le moins qu'on puisse dire. L'Arabe en tant qu'objet érotisé servant un agenda politique radical revient d'ailleurs régulièrement dans les prises de position du FHAR, qui fait là d'une pierre deux coups tout en prétendant de sa position de centralité parler au nom d'autres populations opprimées: briser le tabou autour du sexe entre hommes et revendiquer l'amour trash avec les anciens colonisés [13], discours qui, malgré ses prétentions à renverser l'ordre patriarcal hétéro-flic et raciste, reprend à son compte la vision commune de l'Arabe construit comme bête de sexe prédatrice et incontrôlable, comme le souligne Maxime Cervulle dans ses recherches sur la pornographie ethnique gay française [14]. Bien après la disparition des vespasiennes ce désir non-canalisé continuaient de circuler dans les derniers interstices d'une ville en mutation accélérée. Avant de devenir la Cité de la Mode et du Design avec son toit vert pomme tarabiscoté, les Grands Magasins du Quai d’Austerlitz étaient un énorme cube de béton délabré et par endroits muré. Ses baies de déchargement donnant sur la Seine avaient des airs de docks abandonnés, de port de San Francisco les jours maussades, avant la tombée du soir où les bagnoles roulaient au pas et pleins phares le long du quai et illuminaient les mecs adossés aux piliers. Les berges de Tolbiac leur ont ensuite succédé, point terminal de Paris avant sa dissolution dans son envers cauchemardesque et fantasme ultime, vestige des anciennes industries portuaires dominé par les appartements de luxe de Paris Rive Gauche, dernier projet gigantesque de régénération et restructuration intra-muros. On y vient de banlieue, les voitures se garent en bas des rampes d'accès pavées. Seul le grondement continu du Périphérique parvient jusque là. La Seine grise défile sous les arches du Pont National tout en vieille meulière, cette meulière de région parisienne dont on construisait les pavillons de banlieue, les bastions, les Fortifs qui servaient à la défense illusoire d'une ville se voyant en état de siège permanent. Là il y a des rebeus qui attendent l'après-midi assis entre les grandes sablières rouillées ou au pied des grues, on sait qu'on les trouvera là, et sur les murs de béton d'énormes bites tracées à la craie signalent le rêve de masculinité pure et incompromise.

En gravitation autour des édicules apparaissent aussi à cette époque les créatures ultimes de ce monde crépusculaire, dont les pratiques érotiques centrées sur les tasses restaient submergées et invisibles aux non-initiés, micro-culture devenue légendaire dans la mythologie d'un Paris interlope. Les soupeuses et leurs homologues masculins, qui au tout-venant devaient avoir l’air de nourrir les pigeons, pénétraient discrètement dans les toilettes inocuppées pour déposer au sol des morceaux de pain qui étaient après plusieurs heures de passages suffisamment imbibés pour être consommés, d'où le nom donné à cette communauté secrète dont l’adoration des sexes d'hommes anonymes allait jusqu’à l’absorption de leurs sécrétions mêlées dans la mie souillée, friandise trempée qui, comme le dit la chanson, 'fleure ah si bon l'ammoniaque pourrie'. Étrangement la soupeuse semble bien chez elle dans cet espace-temps particulier, la France un peu vieillote et défraîchie des années Giscard. Paris dans les années soixante-dix avait encore quelque chose de très flottant dans sa grandeur fanée et crasseuse, puante à plein nez, poreuse et éventrée par les chantiers. Son cœur-même était évidé, le Trou des Halles où rôdaient les premiers punks, l'îlot insalubre du plateau Beaubourg respatialisé par Matta-Clark, l'insurrection libertaire de Themroc sur fond de liquidation des quartiers populaires. Une atmosphère de chiottes pas nettes et de voyeurisme imprègne aussi Une sale Histoire de Jean Eustache, filmé alors que les tasses vivaient leurs dernières heures. Dans un récit en diptyque où les mêmes événements sont retracés par deux personnes différentes, Michael Lonsdale parle face à une assistance féminine subjuguée d’un rade parisien que les clients fréquentent exclusivement pour aller observer par dessous la porte des WC les femmes en train d’uriner, société secrète de mateurs où l'ordre de descente au sous-sol est régi par tout un jeu de regards et de reconnaissance mutuelle implicite. Les soupeuses se reconnaissaient-elles à proximité des rotondes vertes dans la poursuite de leurs fantasmes de dévoration? On voudrait pouvoir imaginer un visage à ces silhouettes fuyantes les après-midis d'orage, des femmes élégantes d'un certain âge vêtues de noir venant recueillir en douce la substance pâteuse transfigurée par des dizaines d'hommes, regagnant leurs appartements bourgeois pour l'ingérer lentement devant le journal de Roger Gicquel, et bientôt emportées avec les lieux mêmes qui avaient généré tant de plaisir.

Comme l'écrit Michael Warner, la volonté de neutraliser la sexualité d'autrui est à la mesure du désir et de la terreur de la perte de contrôle qu'elle inspire, la frontière entre désir et dégoût étant pour le moins ténue [15]. Sites de débordements socialement stigmatisés où la confusion de l'informe et de la dissolution des identités sexuelles établies (à commencer par la binarité homo-hétéro, irrémédiablement mise à mal), classes, races et générations, les pissotières font planer la menace d'une implosion généralisée de l'ordre dominant. Leur destruction et leur remplacement par des blockhaus étanches et opaques signalent la restauration de limites sociales brouillées par une interpénétration dangereuse et menacées de décomposition (tant par la promiscuité des pratiques que les miasmes) et se trouvent être contemporains de l'émergence de la scène gay mainstream au début de la nouvelle décennie. La prolifération d'établissements commerciaux dans un Paris toiletté et de plus en plus ouvertement voué à la consommation touristique inaugure un mode de socialisation plus institutionnalisé - les cafés ouverts sur la rue contribuant à la jolité ambiante et les backrooms importées des États-Unis circonscrivant des pratiques sexuelles potentiellement transgressives à l'intérieur de lieux désignés et contrôlables - marquent le début d’une normalisation spatiale croissante et d’une cristallisation d’identités précisément délimitées [16]. Car pour les jeunes mecs fréquentant le Broad en 1982, tous muscles dehors et casquette de mataf à la Brad Davis rejetée en arrière, les tasses ne devaient évoquer rien de plus qu'un monde trouble déjà distant, de descentes de flics, de loulous casseurs de pédés et de vieux salopards en slip kangourou, à des années lumières du monde mirifique des Halles électrisées par le nouveau Forum et du Marais où une culture de plus en plus normative, concurentielle et excluante se présentait comme l'apothéose des combats de libération [17]. Et si elles étaient encore des nôtres, les soupeuses, dernières héroïnes d'un temps échoué, seraient en France depuis longtemps tombées sous le coup des lois successives pour la sécurité intérieure au même titre que les travailleuses du sexe repoussées dans les bois de province ou autres squatteurs de cages d'escalier. Je leur propose donc l'exil sur Senefelderplatz où trône une pissotière rutilante et refaite à neuf, qui au moment de mes passages n'est jamais le theâtre de rien. Peut-être un lieu de désir en attente de résurgence dans une ville dont on est entre-temps bien déterminé à combler les vides un à un [18].

 

[1] Sur la reconstitution à l'intérieur des sex-clubs gays de lieux extérieurs érotisés dans le fantasme de danger qu'ils véhiculent: Allan Bérubé, 'The History of Gay Bathhouses', in Colter et al., Policing public Sex: Queer Politics and the Future of AIDS Activism (Boston: South End, 1996), 201-2.

[2] Laud Humphreys, Tearoom Trade: a Study of homosexual Encounters in public Places (London: Gerald Duckworth & Co, 1970). Traduit en français par Henri Peretz sous le titre: Le Commerce des Pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans l'Amérique des Années 1960. Préface d'Éric Fassin (Paris: La Découverte, 2007).

[3] La 'folle des pissotières', l'une des quatre catégories définies par Humphreys, était l'objet d'un rejet généralisé de la part des autres 'usagers' en raison de sa propension au scandale et de son goût excessif pour les loubards. Sur la folle comme repoussoir et figure ultimement subversive: Jean-Yves Le Talec, Folles de France. Repenser l'Homosexualité masculine (Paris: La Découverte, 2008).

[4] Samuel R. Delany, Times Square Red, Times Square Blue (New York: New York University Press, 1999).
Le cas tout aussi violent du West Village et de ses jetées sur l'Hudson relève des mêmes politiques municipales répressives avec une dimension ouvertement raciste: "Queers hanging out in public were once considered a staple of West Village culture. Yet within the climate of the Giuliani/Bloomberg 'quality of life' crusade, the presence of gender insubordinate young Black and Latino queer youth, as opposed to white men with moustaches, is often viewed as a problem... "They disproportionately target queer youth of color. It's resulting in increased prison populations of queer youth just for loitering or urination on the streeet."" Benjamin Shepard, 'Sylvia and Sylvia's Children: a Battle for a queer public Space', in Mattilda Bernstein Sycamore (ed.), That's revolting! Queer Strategies for resisting Assimilation (New York: Soft Skull Press, 2008), 123-40. Le texte comprend également un historique clair de la politique urbaine de Giuliani et de ses répercussions sur les communautés directement visées.

[5] "This perspective on erotic impersonality qualifies as ethical by virtue of its registering the primacy not of the self but of the other, and by its willingness to engage intimacy less as a source of comfort than of risk." Tim Dean, Unlimited Intimacy. Reflections on the Subculture of Barebacking (Chicago: The University of Chicago Press, 2009), 211.

[6] Michael Warner, The Trouble with Normal. Sex, Politics, and the Ethics of Queer Life (New York: Free Press, 1999).

[7] Sur l'universalité du droit de pisser et l'aveuglement délibéré des édiles aux besoins fondamentaux de sections entières de la population (femmes, SDF): Julien Danon, 'Les Toilettes publiques. Un droit à mieux aménager', in Droit Social, nº1 (2009), 103-10.

Aux États-Unis, le groupe activiste PISSAR (People in Search of Safe and Accessible Restrooms) vise à rapprocher dans ses revendications des catégories (genderqueer folk, personnes à mobilité réduite) exclues d'une normalisation architecturale au service d'un ordre hégémonique de division des genres et d'un corps considéré comme universel: Simone Chess, Alison Kafer, Jessi Quizar & Mattie Udora Richardson, 'Calling all Restroom Revolutionaries!', in Bernstein Sycamore, op. cit., 216-35.

[8] Après s'être fait gauler en avril 1998 dans une pissotière de Beverley Hills par un jeune flic en civil auquel il s'était exhibé et avoir dans la foulée ému toute l'Angleterre, George a dû venir s'expliquer en prime-time sur la BBC. Juste après l'incident, The Sun en faisait sa une en titrant: "ZIP ME UP BEFORE YOU GO GO". Le flic a quant à lui tenté de saisir la justice pour stress post-traumatique - en vain.

[9] Roger Peyrefitte, Des Français (Paris: Flammarion, 1970).

[10] Anecdote citée dans: Frédéric Martel, Le Rose et le Noir. Les Homosexuels en France depuis 1968 (Paris: Éditions du Seuil, 2008), 125-8.

[11] Merci à Ralf Marsault pour ce détail inédit.

[12] "L'amour avec les Arabes, c'est la rencontre de deux misères sexuelles. Deux misères qui se branchent l'une sur l'autre... C'est aussi ma misère sexuelle. Parce que j'ai besoin de trouver un mec tout de suite. On est obligé parce qu'on est dans une situation pourrie." Philippe Guy, 'Les Arabes et nous' in Recherches, 'Trois Milliards de Pervers', 1973. Cité dans Martel, 127.

[13] Voir le détournement du Manifeste des 343 pour la légalisation de l'avortement: "Nous sommes plus de 343 salopes. Nous nous sommes fait enculer par des arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons. Signez et faites signer autour de vous." Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, Rapport contre la Normalité (Paris: Champ Libre, 1971), 104. Ou encore cette scène de baise furtive et violente entre un adolescent et un Arabe croisé dans la rue: "Tant pis, le type en question, il avait une sale gueule d’arabe, son parfum, c’était pas précisément la rose, mais il en avait sa claque des solitudes de moine... D’abord, il l’a suivi jusqu’à un vieux ciné... Les spectateurs, dans le noir, ils se tapaient du western, l’autre, dans les chiottes, il essayait de se taper le gamin. Mais ça puait... S’étaient foutus à poil tous les deux. L’autre, il agitait sa queue avec un méchant sourire. Ça l’amour avec un homme, ben merde. Et il insistait, l’arabe, il essayait de le foutre sur le ventre, il lui bavait dessus des bons crachats bien huileux. S’est fichu en rogne d’un seul coup. Trop récalcitrant à son goût, finie la rigolade, une bonne paire de tartes et terminée la comédie." ('15 berges', ibid., 102-3).

[14] Cervulle débusque la dimension homonormative du discours du FHAR sur les immigrés d'origine maghrébine et déstabilise une position blanche/mâle/de classe moyenne universalisée et perpétuant, par l'objectification érotique et la prétention de rendre compte de l'expérience subjective d'hommes réduits au silence, les stéréotypes d'hypersexualité (nécessairement active) et de violence: "Thus 'gay pride' for these FHAR members meant a false transgression of white middle-class norms that, far from questioning the commodification of Arab bodies, transforms it into a 'necessary' sign of value for so-called revolutionary politics." Maxime Cervulle, 'French Homonormativity and the Commodification of the Arab Body', in Kevin P. Murphy, Jason Ruiz & David Serlin (eds.), Queer Futures. Radical History Review, nº100 (Durham: Duke University Press, 2008), 176.

[15] Warner, op. cit., 1. "Sooner or later, happily or unhappily, almost everyone fails to control his or her sex life. Perhaps as compensation, almost everyone sooner or later succumbs to the temptation to control someone else's sex life. Most people cannot rid themselves of the sense that controlling the sex of others, far from being unethical, is where morality begins."

Dean part des idées développées par Warner pour aborder la dissolution des limites et le conflit entre identité et désir dans une perspective psychanalytique: 'My libidinous thoughts may be controlled by regulating how others are permitted to exercise their bodily freedoms. The integrity of my consciousness demands that others' liberty be curtailed.' Dean, op. cit., 27.

[16] Un processus de normalisation manifestement déjà enclenché du temps de la rue Sainte-Anne: "La folle traditionnelle, sympathique ou méchante, l'amateur de voyous, le spécialiste des pissotières, tout cela, types hauts en couleur hérités du dix-neuvième siècle, s'efface devant la modernité rassurante du (jeune) homosexuel (de 25 à 40 ans) à moustache et attaché-case, sans complexes ni affectation, froid et poli, cadre publicitaire ou vendeur de grand magasin, ennemi des outrances, respectueux des pouvoirs, amateur de libéralisme éclairé et de culture. Finis le sordide et le grandiose, le drôle et le méchant, le sadomasochisme lui-même n'est plus qu'une mode vestimentaire pour folle correcte... Un stéréotype d'Etat... remplace progressivement la diversité baroque des styles homosexuels traditionnels... Le mouvement est lancé d'une homosexualité enfin blanche, dans tous les sens du terme... Et chacun baisera dans sa classe sociale, les cadres moyens dynamiques respireront avec délices l'odeur d'after-shave de leur partenaire... Le nouveau pédé officiel n'ira pas chercher d'inutiles et dangereuses aventures dans les courts-circuits entre les classes sociales." Guy Hocquenghem, Libération, 29.03.1976. Cité dans Martel, 285-6.

Sur les liens intrinsèques entre espace urbain, identitité gay et visibilité: Michael D. Sibalis, 'Paris', in David Higgs (ed.), Queer Sites. Gay urban Histories since 1600 (London, New York: Routledge, 1999), 10-37. Pose la question de l'homogénéisation des identités dans un espace ultra-commercialisé et les exclusions - relatives à l'origine sociale, l'apparence physique, l'âge, etc. - que celle-ci entraîne.

[17] Jeunisme et racisme ont très tôt fait des émules sur la nouvelle scène, comme au King Night Sauna de David Girard dont l'entrée était interdite aux plus de 40 ans et aux 'étrangers'. Martel, op. cit., 266.

Sur la complexité de la situation des beurs gays de banlieue dans le milieu pédé parisien: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: Le Cherche Midi, 2009).

[18] Un essai brillant sur les vides structurant (de moins en moins) Berlin et leurs usages informels: Kenny Cupers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann, 2002).

06 March 2011

Papy Sucre d'Orge

"He has seen a million ugly scenes
Places where men droop with mould
The backrooms, where soiled goods are sold
Seen with opened eyes since frail fifteen"

(Marc Almond, The Hustler)

 

Hotel, Eisenacher Strasse, Schöneberg

Comme toujours je veillais à ne pas être le dernier à partir. Les dimanches après-midi au bordel ont tendance, il est vrai, à se terminer tôt et les départs à se faire par vagues subites. On se retrouve alors seul avec le sentiment pénible d'avoir raté la fête. Lui, je l'avais remarqué à plusieurs reprises, un grand barbu barraqué à poil en train de se branler au milieu du bar. Il était bien monté et savait se poster aux bons endroits pour en faire profiter tout le monde. Je l'observais de ma lucarne, l'un des nombreux trous percé dans la paroi où de temps à autre les mecs venaient au petit bonheur la chance se faire sucer. Une fois sorti je l'ai aperçu au milieu du terrain vague qui borde Berghain. Il semblait attendre quelqu'un et dans mon ébriété avancée il était évident que c'était moi. Nous avons marché ensemble dans la boue épaisse, moi déterminé à le suivre chez lui, lui tenant des propos confus et se comportant de façon erratique, me laissant penser qu'il n'avait pas absorbé que de l'alcool. Cela ne m'empêchait pourtant pas de jouer les fiers-à-bras et de lui chauffer la queue sur le quai du U-Bahn direction Samariterstrasse. Une fois chez lui il se mit à me dessaper en vitesse et à me travailler le cul. Lui disant que je ne pratiquais pas le bareback il m'ordonna de quitter immédiatement l'appartement. En moins de cinq secondes je me retrouvai à dégringoler les escaliers dans le noir sans même avoir dit un mot. Dehors il faisait un froid glacial, je me sentais vidé et désorienté d'avoir subitement dû m'arracher à son intimité, même à ce point frelatée. C'était dimanche soir, la fin d'un weekend qui se terminait comme beaucoup dans l'incertitude. Les rues sombres et impersonnelles ne promettaient plus aucun amour, il était déjà tard. Déchiré entre rage, tristesse et dégoût je passai devant le Liebig 14, squat évacué quelques jours plus tôt dans un déploiement policier délirant. Des fourgons des brigades anti-émeutes stationnaient encore à l'angle en cas de nouveaux débordements.

L'événement, même s'il fut vite dissout dans le jour revenu, entra en résonance avec d'autres d'une dureté égale. À la Berlinale deux semaines plus tard passait un documentaire superbe de Rosa von Praunheim sur la prostitution masculine à Berlin, Die Jungs vom Bahnhof Zoo. La gare - depuis des décennies connue pour ses rent boys et autres fugueurs en rupture familiale - est pour le cinéaste le point d'ancrage de trajectoires multiples traversant Berlin de part en part et déroulant jusqu'à Vienne une litanie d'enfances fracassées, d'exil et de prédation sur fond de conflits armés et de grand brassage européen des biens et des corps. Les moments les plus troubles se passent toutefois à Schöneberg où toute une scène composée de jeunes Roumains et de gentils papys gâteau brûlés aux UV (comme il se doit dans ce curieux vestige de Berlin-Ouest) se cristallise autour de deux ou trois établissements bien connus. D'un appartement voisin un voyeur, lui aussi friant de Stricher est-européens, surplombe tout le manège d'Eisenacher Strasse la tête couverte d'une cagoule en cuir - qu'il ne quitte jamais, le nez proéminent du masque lui donnant même l'apparence d'un oiseau de proie. J'avais l'impression d'une sorte d'appreciation society très exclusive pour garçons cassés, un micocosme confidentiel de structure quasi néo-coloniale (mais en plus pratique car à deux pas de chez soi) superposé au Schöneberg 'classique' des boutiques pour fétichistes chics, bars de moustachus et autres XXX Kinos. L'équipe de tournage se rend d'ailleurs dans un village de l'est roumain où virtuellement tous les jeunes hommes en âge de le faire 'travaillent' à Berlin (il existe même un service de bus direct). C'est l'envers de Schöneberg, là où ces garçons retrouvent une histoire et un passé auprès des leurs, avec leurs aspirations et désirs propres, loin de l'exotisme toc dans lequel ils se trouvent enfermés, et c'est tout le mérite de Rosa von Praunheim d'avoir su contextualiser ces vies et restituer l'humanité complexe de chacune. L'un des derniers interviewés, un jeune mec de Marzahn, clôt le film de façon glaçante: à la suite d'agressions sexuelles aux mains d'un employé de piscine municipale, il était machinalement devenu une sorte de garçon à louer et à emporter, des hommes âgés sans doute très réceptifs à son état de destruction mentale et émotionnelle le cueillant toujours dans le même square pour l'emmener mater des pornos chez eux. Pour lui tout rapport avec un homme devait nécessairement en passer par là. Il n'y avait rien de plus normal et la reconstruction ne commença à se faire que beaucoup plus tard quand une possibilité d'aide de laissa entrevoir beaucoup plus à l'ouest. À Schöneberg précisément...

Par pure coïncidence je lisais au même moment Un mauvais Fils d'Ilmann Bel, récit des périples d'un jeune beur gay dans les arcanes des rézos de drague téléphonique et de la prostitution parisienne. Ambitieux, dédaigneux des moches et un peu paillettes sur les bords, Zacharia est un jeune homme élégant avec des goûts prononcés pour le luxe mais bien souvent on le préférera en survêt' blanc et Rekins, si possible avec un air méchant et 'l'accent banlieue' même s'il n'en est pas originaire. Et ça marche à tous les coups, entre le bobo créatif de Belleville qui s'entiche de lui à la misérable épave au fin fond du neuf-trois qui bande sous les crachats du beau rebeu qu'il a réussi à se payer. Le style plat et factuel du livre lui donne même à la longue une qualité presque hallucinatoire. Alors que certaines passes au Bois ne sont pas dénuées de tendresse envers des michetons morts de trouille, la multiplication de plans foireux en province avec de vieux dégueulasses achève d'exacerber le sentiment d'une fuite en avant incontrôlable qui peu à peu se mue en aliénation absolue: si on ne le désire que pour sa bite d'Arabe, elle seule régira désormais tout rapport au monde. La fin du roman est d'ailleurs trash à souhait: au bras de son énième sugar daddy, Zacharia s'envole pour New York, fait chauffer la carte de crédit du vieux et réussit même à se taper Árpád Miklós dans son palace dominant Manhattan (mais Árpád, bon prince, refusera l'argent, début peut-être d'une révélation dont on ne saura rien). Il est vrai qu'entre-temps Zach se sera considérablement durci au contact de l'industrie du 'glamour' gay qui entre photographes mythomanes et pornographes véreux lui renvoie toujours le même stéréotype de la racaille juste bonne à faire tourner ces cochons bourgeois de pédés. À cet égard la claustrophobie du Marais et la culture qui y prévaut sont très bien évoquées dans sa frénésie de baise et sa commodification de corps exotiques - ethniquement comme socialement, une sorte de safari sexuel mené électroniquement du confort de chez soi sans les frictions du monde réel [1].

Toujours un peu plus miné par la dureté de l'univers gay dont je suis intégralement partie prenante par ma consommation de corps et de lieux - tellement omniprésente même qu'elle en devient indiscutable - je me laissais gagner par une tristesse amorphe.

 

Mère - La Grande Borne, Grigny

Et il y a quelques jours, une chose que je croyais perdue à jamais, retrouvée du fond d'un âge d'innocence. J'avais quatre ans lorsqu'une équipe de production de ce qui était encore l'ORTF est venue dans ma cité recruter des acteurs potentiels pour une comédie de Noël. Le Père Noël est en Prison est une chose légère et inconséquente racontant l'incarcération d'un vagabond animant les centres commerciaux en robe rouge et fausse barbe et sa libération par la police à la suite d'un soulèvement des enfants de la ville qui craignaient de ne pas recevoir leurs cadeaux. Rien de plus, le tout tient en une heure. Face aux grands classiques invariablement resservis au moment des fêtes depuis des décennies, ce petit téléfilm n'a jamais fait le poids et n'a été diffusé à ma connaissance qu'une fois. Nous l'avions regardé en famille dans le grand lit de mes parents mais j'étais trop jeune pour en garder un quelconque souvenir, si ce n'est que, séparé de ma mère, j'avais pleuré sur le tournage. Le noir et blanc granuleux, le jeu grandiloquent et histrionique des acteurs principaux, les discours militants un rien étranges débités par les enfants révoltés (on sortait juste de soixante-huit et heureusement pour le Père Noël le Groupe d'Information sur les Prisons de Foucault venait d'être créé) et aussi sans doute le côté low budget de la production en ont vite fait quelque chose de daté, de complètement mièvre et pour tout dire de pas drôle du tout.

Des sentiments très forts ont pourtant refait surface lorsque je l'ai vu sur le site des archives de l'INA. Même si le noir et blanc maussade est loin de faire justice à l'exubérance chromatique de la Grande Borne des origines (c'est-à-dire avant les réhabilitations ratées des années suivantes face à la catastrophe qui se profilait) l'architecture de la toute nouvelle cité est omniprésente à travers les défilés des enfants consternés et son étrangeté esthétique a sans doute été retenue précisément par la place qu'elle accordait au jeu et à la découverte émerveillée. L'architecte Émile Aillaud, dans un paternalisme très XIXème plein d'une condescendance un rien précieuse envers les évacués de Paris qui avaient investi sa création, l'avait voulue ainsi et n'avait pas lésiné sur les matériaux semi-précieux pour l'élévation prolétarienne: ça sentait bon le bois verni et la peinture fraîche dans les halls de mosaïque et très jeune j'avais déjà le sentiment d'une modernité extrême rutilant dans une paix et une lumière toutes corbuséennes. Pourtant le grand ensemble, si original qu'il fût, commençait à faire l'objet de critiques très dures peu de temps après sa réalisation. Dans un documentaire télévisé diffusé deux ans plus tard, L'Enfer du Décor, où Aillaud, dérangé exprès de Saint-Germain-des-Prés, expose à nouveau in situ ses bienfaits à l'égard de la classe ouvrière, l'image est tout autre: des loubards à coiffure de Ringo et chemises cloutées décrètent que "c'est la zone", de jeunes sociologues dépêchés de Vincennes nous disent que les petits enfants, ceux-là mêmes qui apparaissent dans Le Père Noël, sont condamnés par les mécanismes du système éducatif aux mêmes schémas d'oppression sociale que leurs parents pendant que des mères désemparées révèlent leurs multiples tentatives de suicide. Car ce qui frappe dans tous les documents d'époque c'est le nombre de femmes aux fenêtres, seules, immobiles, en attente dans une bulle coupée de tout: d'enfants sur le point de rentrer de l'école et de maris travaillant dans la banlieue lointaine et de retour exténués par le car du soir.

Ma mère était l'une de ces femmes tout juste arrivées dans les appartements à peine terminés. On l'aperçoit même brièvement au détour d'une scène avec ses deux enfants près d'elle, jeune femme à la mode de 1971 (jupe plissée écossaise et kinky boots de cuir à zip), devenue mère très tôt, aux traits doux et aux yeux profonds sous le fard. Puis son regard change de trajectoire en une fraction de seconde et brille. Je ne sais pas ce qui se passe en elle, qui vient d'être enfermée là... Au même moment Paris, distant de seulement quelques kilomètres en autoroute, retentissait des cris des Gazolines entonnant "CRS, desserez les fesses!" , le vieux monde était tourné sens dessus dessous dans une recréation radicale du désir et on se demande comment les répercussions de tels bouleversements auraient pu nous affecter, isolés comme nous l'étions. La glaciation patriarcale des siècles recouvrait notre monde comme une chape de plomb et les révolutions sexuelles qui faisaient rage à Paris n'avait pas grand sens dans un milieu de jeunes familles ouvrières dont les priorités étaient tout autres. Tout au plus avait-on entendu parler du MLF mais cela faisait doucement ricaner, prouvant si besoin est que les injonctions à la révolte des classes moyennes blanches éduquées avaient une incidence plus que limitée hors de leur terrain de jeu métropolitain. Dans la scène du film où elle apparaît ma mère sert en bonne épouse le café à un connard qui lui hurle dessus parce qu'il n'y a pas de sucre, et personne n'aurait un instant songé à contester ça. En fait, la réaction pompidolienne battait son plein à la Grande Borne: même les policiers qui appréhendent le Père Noël sont de gentils lourdauds, certes un rien paternalistes mais bonne pâte après tout, et il suffit de regarder les scènes d'émeutes filmées quelque trente ans plus tard - aussi visibles sur le site de l'INA - pour être aussitôt pris de vertige face au devenir de la société française dans son ensemble.

Il y a pourtant dans ce film quelques instants où l'on respire, entre envolées de vieux cabots et mômeries interminables au milieu des folies en béton de M. Aillaud. L'un des enfants, un petit blond à l'air abattu, est dénoncé comme balance (pas moi bizarrement) et est immédiatement expulsé du comité révolutionnaire (une constante dans le petit monde des groupuscules gauchistes). À la suite de quoi on le voit marcher seul sur un air triste d'harmonica le long des esplanades noyées de pluie, toutes les mères ayant regagné avec leurs petits enfants le confort des nouveaux appartements aux papiers peints uniformes. C'est un moment poignant, le seul trou d'air de tout le film où la fragilité de l'utopie urbaine, la peine de ne rien avoir vu durer avant l'entrée dans la violence commune, l'anticipation d'un futur en chute libre, la perte irrémédiable d'un rêve d'harmonie collective s'engouffrent dans le rien de cet après-midi fade et monochrome. Curieusement le gosse se retrouve ensuite à errer le long de sablières de l'autre côté de Paris pour finalement se jeter dans le canal... Et moi? J'apparais sporadiquement, la plupart du temps l'air ahuri (on m'avait réservé deux répliques de nature légèrement anti-cléricale), un beau petit mec doux et charmant qu'on prenait invariablement pour une fille, ce que l'on me fera payer très cher ultérieurement alors que le monde onirique de la Grande Borne se désagrégeait lentement dans une menace suintante de façades daubées et d'écoles incendiées.

 

[1] Sur la figure du garçon arabe réduit à sa simple dimension biologique: Nacira Guénif-Souilamas, 'L'Enfermement viriliste: des garçons arabes plus vrais que nature', in Cosmopolitiques nº2 (oct. 2002).

Sur l'érotisation des corps ethniques et l'énorme industrie pornographique afférente: Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010). Voir sur ce dernier la critique implacable de Didier Lestrade dans Minorités (oct. 2010).

Sur la complexité et l'ambiguïté des rapports de pouvoir et de séduction entre beurs des périphéries qui aiment les hommes et gays blancs aisés des centres-villes, voir les témoignages recueillis dans: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: le cherche midi, 2009) - cité dans Foncedé de Lopsa.

23 March 2010

Beautés rétrogrades

Berghain de nuit

Tout avait été prêt à temps pour mon vendredi soir. Le dernier tatouage sur le dos encore couvert de croutes, les bottes coquées à lacets rouges et au cuir encore rigide directement sorties de leur boîte et les bleachers toujours mouillés et empestant la javel, la tenue devait être assemblée avec précision alors que pour eux je réapparaissais après plus d'une décennie en skin, laissant de côté sa variante prolo sport si passe-partout ici que sa récupération homoérotique en devient presque totalement indécelable. Car alors qu’à Londres sa marginalisation dans l’arsenal des identités gay disponibles semble terminale, à Berlin le skinhead se porte comme un charme, son potentiel iconique resté intact au fil des années bien qu’il faille longuement réfléchir avant de sortir en panoplie intégrale, le territoire multifracturé et politiquement contesté de cette ville ainsi que les souvenirs violents de ma jeunesse à Paris rendant l’entreprise problématique et potentiellement inextricable sémiotiquement parlant, la figure flottant dangereusement entre lecture idéologique littérale et réappropriation queer in absentia, le signifiant d’origine s'étant depuis longtemps volatilisé. C’est pourquoi, après un acccès soudain de lâcheté, je décidai pour ma première sortie de me changer sur un parking de supermarché derrière Berghain. C’est que je ne peux prétendre comme certains vivre le lifestyle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ne jurer que par Trojan Records ou fétichiser la camaraderie indéfectible entre adorateurs du culte. Encore moins s’agit-il d’un expédient cynique à visée touristique, l’équivalent Oi! de la princesse survêt' des milieux sniff. Son utilisation a toujours été dans mon histoire fluide, hybride et métaphorique, le véhicule privilégié de fantasmes de jeux très profondément ancrés, d’intimité intense avec des partenaires étrangers, d’une connexion avec le lieu atemporel de la déclaration première du désir, d’une jeunesse rêvée qui se serait déroulée quelque part antérieurement à moi, à Londres au moment de l’émergence de cette culture de rue, quand cet archétype formidable d’élégance représenta pour beaucoup de jeunes prolos la possibilité de formation d’une subjectivité nouvelle, une construction de l’identité sexuelle selon ses propres termes et non plus calquée sur les clichés grotesques produits par une culture dominante hétéronormée [1]. Les hommes n’avaient jamais été aussi beaux à aimer.

Nous avions convenu de nous revoir le dimanche soir dans un bar de Boxhagener Strasse. Le troquet à thème maritime était peu fréquenté et c’est ainsi que E. et moi avions eu l’ensemble des dépendances à notre disposition. Les clients s’étaient attendus à tout sauf à un tel spectacle et adossés aux murs contemplaient le rituel qui se déroulait selon les directives fermes de mon partenaire. Ayant les yeux bandés je ne les voyais pas mais de leur direction quelques ricanements me parvenaient sporadiquement. J’avais été mis à nu et attendais du bout de ma laisse que mon maître venu de Paris pour quelques jours détermine le cours des événements. Par moments il prenait des photos de la scène, la lumière blanche du flash traversant les chaussettes de foot qui me masquaient les yeux. J’aurais aimé qu’il me promène ainsi dans les couloirs obscurs à la rencontre des autres, il y en avait qui attendaient dans les coins, et qu’il me donne des instructions sur les parties précises de leurs corps sur lesquelles m’affairer. Au bout de quelques heures pourtant E. décida d’inverser la dynamique qui nous portait et contre toute attente se dévêtit à son tour, délaçant ses bottes avec un soin méticuleux pour me transformer de pied en cap à son image. Je me laissais patiemment faire comme un petit enfant à habiller. Moi son enfant docile, lui se mettant nu pour moi dans une intimité vertigineuse. Tout m’allait à la perfection, ses bleachers serrés, le Fred Perry blanc et dans l’investissement de son corps je me mis à assumer le rôle équivalent, l’enjoignant  dans la langue la plus salace de s’occuper de mon cul, d’y rester calmement, le visage enfoui et fixe. Il but ma pisse avec application, me biberonnant studieusement les yeux clos, puis me demanda de poser sur un tabouret face au mur strié de trainées noires pour les dernières prises, les plus importantes. Dans quel état ravagé devais-je être, dans ma frontalité d’icône, rayonnant de jeunesse immémorielle, petit dans des bottes trop grandes, puissant comme après la découverte d’une communauté? Dans un moment d’inattention l’appareil photo fut substilisé par l’un des clients, pour les images qu’il contenait ou sa valeur matérielle, je n’en sais rien. De cette nuit avec E. je rentrais vacillant: elle retournait à une obscurité plus impénétrable encore alors que sur les réseaux commençait sa longue dissémination irradiée.

Le lendemain matin les marques émergent les unes après les autres. Je ne les remarque jamais dès le réveil, me pensant toujours indemne, puis elles deviennent plus distinctes, des bleus, des contusions de formes indéterminées. Mon jean est maculé d'une sorte de boue épaisse, celle du passage, un mélange de pisse, de bière et de cendres. Je me demande dans quelle position j'y ai fini pour en être si complètement couvert. Au milieu de la nuit il y a toujours un basculement imperceptible qui se produit. Je m'imagine voyager dans tout le club, dans les hauteurs monumentales et constellées de lumières dorées, un rêve anesthésié par l'alcool alors qu'en fin de nuit du monde commence à défiler dans la galerie étroite. Pendant quelques heures je dois être dans cet état d'absence à eux, un engourdissement brutal du cerveau privé d'oxygène, le corps affaissé contre la paroi. Qui est avec moi dans ces moments et que me fait-on? Restent-ils ou se succèdent-ils? Ou suis-je en vérité seul le nez dans ma fange jusqu'au réveil soudain où tout redevient calme, la structure de béton aux reflets bleutés me recouvrant et reprenant forme, comme une grotte antique des côtes du sud. En sortant je vois que l'on tourne toujours par intermittences entre ses piliers.

 

[1] Sur la permanence de l'archétype du skinhead comme ultime incarnation de la masculinité: Murray Healy, Gay Skins. Class, Masculinity and Queer Appropriation (London, New York: Cassell, 1996).

22 January 2010

Caillera Deluxe

Nike TN - Rekins

J'avais bien senti que je ne pouvais déconner avec la ponctualité si je voulais être pris au sérieux. C'est pourquoi je me pressais dans la nuit glacée aux confins de Schöneberg, un secteur excentré du Bezirk que j'avais vaguement connu des années plus tôt - une association sportive gay qui y offrait des cours de boxe mais que j'avais dû quitter suite à une autre défaite du corps... Passée la Hauptstrasse à la hauteur de l'énorme Mietskaserne depuis longtemps dépouillée de ses stucs où Bowie et Iggy avaient atterri on ne sait trop comment, on gagnait un réseau de rues très dense et étonnamment préservé dans son uniformité Gründerzeit, cette pomposité qui même dans ses excès ne manque jamais d'impressionner. Et d'expérience je savais qu'il existait des appartements similaires dans le quartier, palatiaux et caverneux, des vestiges d'un historicisme en roue libre où l'on se perd en cherchant les chiottes au beau milieu d'une partouze foireuse. C'est donc sans grande surprise que je découvris celui-ci, dégageant la même irréalité: dès l'entrée s'ouvrait un vestibule vaste et haut de plafond, les murs d'un blanc brillant et les portes laquées en accordéon donnant sur ce qui ressemblait à des salons d'apparat. Le mobilier de valeur et conforme aux tendances d'un certain baroque PoMo, parfumé et emphatique - donc à des années-lumière du rétro-chic Bauhaus crade auquel j'étais habitué - était impeccablement ordonné dans une obscurité insondable et soigneusement étudiée. U. y vivait seul, en apparence bien installé dans la vie, impassible et sans affect, en tout cas sans grand rapport avec le mec sympa plein d'initative qui s'était quelques jours plus tôt manifesté sur le réseau électronique. Je l'imaginais traverser en hâte ces enfilades pour venir m'ouvrir, dans un état de nervosité qu'il peinait à maîtriser. Son rire forcé annulait le peu de choses qu'il avait à me dire, sa réserve inattendue contrastant singulièrement avec l'abondance d'instructions écrites que j'avais reçues sur le déroulement désiré de notre interaction. C'est là que je compris que j'avais affaire à un control freak, un social misfit.

Sans un mot - et à mon désarroi sans rien à boire - on me signifia immédiatement la direction de la chambre, elle aussi d'une immensité absurde, où le lit nu disposé en plein milieu décrivait un immense rectangle bleu abstrait. De retour des toilettes où j'avais dû changer de chaussettes - la paire bien dégueue exigée par lui, hermétiquement scellée dans son sac plastique, étant importable même dans la rue -, je vis qu'il m'y attendait déjà en position. Dans la pièce tout était clair et saturé de senteurs sucrées, ces désodorisants doucereux participant des mêmes afféteries décoratives minutieusement agencées et étrangement impersonnelles, comme si tout avait directement été prélevé d'un catalogue d'achats par correspondance, un milieu immaculé fait sur mesure pour un homme subjugué par les décompositions odorantes du corps. Il me présenta ses pieds sans préambule, sans intensification savante du désir, machinalement. Le corps prit position sur le lit et dans un enchaînement mécanique l'opération de sniffage débuta dans un silence profond et dénué de toute douceur. Ce genre de mec sait ce qu'il veut, pensai-je: il le fait savoir sans ambages et toute déviation de son script mental se trouve immédiatement rectifiée. Je me voyais contraint de me tenir bien à l'étroit dans le canal d'un désir prédéterminé et prescriptif à l'extrême car seuls importaient les maigres objets de ses fantasmes, leur degré de souillure devant être d'un équilibre subtil pour déclencher le bon type de jouissance, au-delà de mon corps toujours vêtu dont l'existence s'était comme dissoute. Peut-être aurais-je pu faire voler en éclats les limites étriquées de son scénario et insuffler une force vitale à notre échange, un peu du bonheur de partager l'euphorie d'une transgression enfantine. Peut-être se serait-il même laissé entraîner loin de la seule chose qui le possédait, mais l'absence totale de connexion comme mon incapacité à le situer humainement m'en ôtaient toute envie. C'était interminable et je voulais partir, loin de Schöneberg, loin de l'arnaque flagrante, de cette humiliation. Il finit par jouir sans la moindre conviction.

31 December 2009

Foncedé de Lopsa

Am Wriezener Bahnhof, FriedrichshainGreifbar, Greifenhagener Strasse, Prenzlauer Berg

Condamner la pornographie en bloc sous prétexte que sa production commerciale mainstream perpétue les structures et stéréotypes les plus crasses de l'ordre patriarcal, comme le fait Robert Jensen dans son livre 'Getting Off' [1] (voir texte précédent) en basant l’ensemble de son essai sur ce que le gonzo hétéro américain produit de plus extrême - il est vrai que les descriptions par le menu de DPs et autres anal cream pies de masse mènent vite à la nausée - passe sous silence des modes alternatifs de représentation, un porno engagé et radical dans son interaction avec des questions de genre, politiques ou sociales et se réclamant d’un parti pris esthétique différent - qu’il s’inscrive dans une logique commerciale ou non. Un cinéma porno queer-ed qui ferait imploser tous les codes dominants en exposant la mécanique interne et les présupposés sur lesquels reposent les représentations conventionnelles du sexe peut, tout en étant rigoureusement critique et expérimental, ludique et sexy, atteindre le but premier du genre qui est de stimuler et élargir le spectre de l’imagination érotique - un processus en rien antithétique à l’intimité profonde qui selon Jensen doit en une sorte d'eschatologie quasi-religieuse sauver les hommes d’eux-mêmes (les deux besoins s’inscrivant sur deux registres totalement différents et n’étant en aucun cas mutuellement exclusifs) et qui cette fois s’adresserait à tout le monde (rendant par exemple possible l'affirmation d'un porno queer proprement lesbien et transgenre - qui existe déjà en France et en Allemagne).

Ce fut d’ailleurs l’une des approches représentées au dernier Berlin Porn Festival qui cette année encore a démontré l’infinie variété des configurations possibles du désir et de ses expressions. Comme d’habitude la qualité des films programmés était assez inégale mais certains moments se sont avérés d’une réelle fulgurance. Ainsi 'Arcade Trade' de Samara Halperin (2004), un après-midi solaire de course-poursuite entre deux jeunes mecs, un blanc et un noir, dans les rues de San Francisco. La lumière étincelante de la baie, le bonheur des corps s'avançant côte à côte le long de Market Street, leur investissement de lieux désertés le week-end (les chiottes d’un immeuble de bureaux vide puis les toits surplombant Downtown), les enchaînements de musiques chaotiques marquant la progression de l'intimité physique, les désordres et inachèvements des interactions entre les deux hommes - une branlette rapide aux toilettes, une tentative avortée de pénétration sur les toits, l’un qui s’écrase le nez et finit la gueule en sang, tout était d’une simplicité et d’une puissance émotionnelle époustouflantes, l'apparition imprévue d’un corps autre un jour anodin, une poche de temps pleine de l'abandon d’une jeunesse qui ne se serait jamais achevée, de possibles toujours virtuels et d'une promesse insensée de transformation. Au passage 'Arcade Trade', de loin le meilleur de tous les courts-métrages gays que j'aie vus cette année à Berlin, a été réalisé par une femme, ce qui produisit un renversement de perspective supplémentaire et ne fit que rendre plus vive l’intense beauté dépenaillée de ce film.

Il s’agit là de petites productions indépendantes à des années-lumière du business gonzo dont le poids financier et la largeur de diffusion sont considérables. Les modes de production n’ont évidemment rien de comparable mais on peut avoir des visées commerciales, devenir un studio d’importance économique significative et encore réussir à torpiller (jusqu'à un certain point, s'entend) les conventions dominantes du porno. C’est en tout cas l'idée soutenue par un papier que Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts ont consacré à la représentation des hommes arabes dans la pornographie gay en France [2] en contrastant les approches typiques de cinéastes ‘vieille école’ tels que Jean-Daniel Cadinot et Jean-Noël René Clair - qui se limitent invariablement à un tourisme sexuel ouvertement colonialiste avec l’indigène bien membré incarnant une masculinité primordiale et ultimement instrumentalisée - avec les méthodes filmiques du bien plus contemporain studio Citébeur, dont certaines stratégies de représentation injectent un peu de problématique queer dans l’apparente immutabilité des positions, déstabilisant insensiblement (parfois) l’assise du film. Selon eux différents procédés sont utilisés pour égratigner l'homogénéité et la cohérence d'un discours apparemment convenu: de l’exacerbation des styles vestimentaires et des comportements macho 'caillera' (les bling kings cités, forme de drag exposant l’artificialité des attributs de la masculinité dure), l’ironisation sur la relégation sociale et urbaine subie par les populations d'origine immigrée en France, la construction de l’appartenance ethnique [3] et un rapport de séduction ludique très ambigu (notamment par le biais d'adresses directes à la caméra) entre un casting entièrement arabe et un public invisible que l’on suppose blanc et issu d'un milieu social dominant.

Citébeur cumule à lui seul les plus grosses ventes de DVD pornos gay en France, ce qui en dit long sur le cachet érotique et la charge fantasmatique du 'garçon arabe', celui dont la sociologue Nacira Guénif-Souilamas expose la construction dans l'imaginaire collectif comme l’envers absolu du civilisé dont la seule identité reconnue par le monde extérieur se réduit à son enveloppe biologique [4]. Citébeur dramatise la complexité de ces rapports réciproques d’obsession et de désir en se trouvant au confluent de multiples contradictions. D’un côté la perpétuation de l’image ultra-violente du beur - conséquence ultime du rapport passionnel qui lie encore le Maghreb à l'ancien pouvoir colonial où l’évocation du traumatisme de la perte reste largement taboue - comme bête de sexe qui ne pense qu’à ça - et n’est d’ailleurs capable que de ça - et dont les désirs échappant à tout contrôle social culminent nécessairement dans la pratique des 'tournantes', très fortement médiatisées il y a quelques années. Certains ne s’y trompent d'ailleurs pas et combien de jeunes gays arabes se trouvent objectivés du simple fait de leur appartenance socio-ethnique et de tout ce qui est sexuellement supposé en découler [5]. À l'inverse on peut arguer que les pornos Citébeur ouvre un espace unique dans un environnement social où les questions de sexualité et d'ethnicité sont vérouillées à un point inimaginable [6]. Il serait assez renversant de penser que l'appropriation active de la sexualité et la formulation désinhibée d'un érotisme radical seraient le fait de pédés des cités (ou présentés comme tels - et d'ailleurs peu importe) alors que partout ailleurs abjection, misère et refoulement sexuels continuent de tuer tout le monde à petit feu. Loin de les enfermer dans une caricature néfaste la dissémination rapide de ces images sur les réseaux contribuerait alors à la construction d'identités sexuelles chez les jeunes hommes des périphéries en donnant forme visible à un désir sytématiquement tu.

Il existe une théorie bien ancrée dans certains milieux académiques anglo-saxons selon laquelle le porno gay n'est globalement qu'une sinistre resucée du pire trash hétorosexiste, la seule présence d'hommes biologiques ne changeant rien à l'affaire. Et pour des universitaires tels que Christopher N. Kendall, dont la rhétorique est en tous points identique à celle de Robert Jensen quand il s'agit de dénoncer les ravages humains causée par ce type de cinéma, la chose est entendue: les gays, en tant que mâles, ont un intérêt évident à conserver intact l'ordre hétéropatricarcal dont ils tiennent de par leur marginalisation encore plus à jouir, ce que leur permet le porno dans sa déshumanisation du féminin [7]. L'erreur de Kendall est comme Jensen de se concentrer exclusivement sur une forme fixe de production pornographique où la polarisation extrême du pouvoir en fonction du genre - l'homme gay et passif étant invariablement féminisé et humilié - reprend les schéma sexistes du gonzo straight et qui, même si elle pèse disproportionnellement en termes économique, n'en demeure pas moins un genre fossilisé grotesquement caricatural. Même s'il sont tous deux farouchement opposés à l'idée, d'autres types de porno échappent de manière évidente à cette dichotomie de genre en court-circuitant manifestement la logique oppositionnelle entre actif butch et passif féminisé. Citébeur montre des mecs virils se faire défoncer dans des caves par d'autres mecs également virils sans que personne ne soit à aucun moment diminué par le genre qui lui est attribué. Certains acteurs alternent même positions top et bottom, démontrant par là l'extrême fluidité et instabilité des rôles sexuels. La problématique semble davantage se cristalliser sur des questions d'ethnicité et de statut social, et si dans 'Matos de Blackoss' ou autre un céfran au physique de crevette se fait régler son compte par un groupe de keblas bien chauffés, on ne fait là qu'exploiter et jouer avec des formations fantasmatiques créées par la culture dominante.

Bien plus que la représentation cinématographique elle-même c'est l'imagination pornographique [8] dans la vie en général et la dramatisation des dynamiques de pouvoir inhérentes au BDSM qui posent problème aux tenants d'un féminisme radical historique dont l'aspect prescriptif et normalisateur en a depuis les années soixante-dix échaudé plus d'unE. Et de plus infantilisant puisque dans l'omniprésence de schémas oppressifs l'idée de consentement entre adultes semble ne jamais réellement entrer en ligne de compte. Si selon un scénario convenu d'avance  je me trouve coincé dans les chiottes en train de me faire enculer pas deux molosses qui me forcent à lécher le bord de l'urinoir (une scène filmée semblable causant la sidération indignée de C. N. Kendall), je ne vois pas en quoi la relation serait nécessairement structurée par une inégalité intrinsèque de genre (les échanges de pouvoir survenant dans l'interaction de paramètres infiniment plus complexes), ni en quoi elle serait dégradante et moralement répréhensible puisqu'être soumis exige une force et un contrôle de soi qui sont contraires au manque de pouvoir, un investissement physique et émotionnel actif sans rapport avec la passivité inerte et bafouée dépeinte par les pourfendeurs de ces pratiques. De façon bien plus élémentaire l'imagination pornographique est le véhicule de tous les archaïsmes qui nous habitent, d'un désir irrépressible d'obscénité où se dilue notre être socialement constitué, un jeu de mythes que l'espoir d'égalité, si lumineuse et joyeuse qu'on nous la présente, serait bien incapable d'éveiller de quelque manière que ce soit.

 

[1] Robert Jensen, Getting off. Pornography and the End of Masculinity (Cambridge, MA: South End Press, 2007).

[2] Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, 'Queering the Orientalist Porn Package: Arab Men in French Gay Pornography', in New Cinemas: Journal of Contemporary Film Vol. 6 #3 (Bristol: Intellect Ltd, 2008), 197-208.

[3] Ibid., 204. Artifice osé, François Sagat, star planétaire issue de Citébeur au début de la décennie, fut à ses débuts présenté comme beur (ce qu’il n’est ethniquement pas), subterfuge assez convaincant pour rester indétecté des années durant. De même ‘Boris’, autre recrue des studios et l’un de mes favoris ('Boris et ses Potes' lui est entièrement dévolu), ne l’est pas plus mais tout dans le personnage constitué, des vêtements à la gestuelle et tics langagiers, le rend effectivement arabe - selon l’une de mes sources il serait originaire d’Europe de l’Est. Une autre connaissance a aussi avancé que c’étaient tous des fakes passant leur temps à se trémousser le cul en Prada. Un jaloux peut-être…

[4] 'Par une lente décomposition des rapports sociaux aux marges de la cité, des fils d'immigrants arabes ont perdu tous les attributs sociaux, ont vécu le rétrécissement progressif de leur horizon social, voyant du même coup tarir leur gisement de définition identitaire jusqu'à n'être plus que des corps sociaux indexés sur leur seul sexe, phallus menaçants et obscènes pour notre imaginaire collectif.' Nacira Guénif-Souilamas & Éric Macé, Les Féministes et le Garçon Arabe (La Tour d'Aigues: Éditions de l'Aube, 2004), 63.

[5] Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: le cherche midi, 2009). Deux témoignages reflétant la construction du fantasme sexuel de l'autre racialisé: "Pour certains, nous sommes leur fantasme, ils rêvent de se 'faire tourner'. Un mec m'a donné 50 euros et m'a demandé de mettre une vieille paire de baskets 'qui pue bien' pour me la bouffer pendant qu'il se branlait, il l'a léchée, je l'ai laissé faire. Moi, c'est pas une cave à vin, c'est une cave à vieille chaussure que j'ai!" (Majid, pp.23-4); "Tu comprends vite que tu représentes un trip, le trip de la racaille. On m'a demandé si j'étais une 'grosse chienne passive, racaille de quartier qui fait tout', avec qui on peut faire une tournante. Tu as aussi le mec qui rêve que je suis un 'macho hyperchaud qui le baise comme un ouf dans une cave avec son survêt'. La cave est un gros mythe. On m'a souvent demandé: 'Ça te dit, un plan cave?'..." (Nadir, p.36).

[6] Pour une analyse très circonstanciée (et échappant à l'hystérie habituelle) des rapports entre les sexes et de la répression sexuelle dans les cités: Didier Lapeyronnie, Ghetto Urbain. Ségrégation, Violence, Pauvreté en France aujourd'hui (Paris: Robert Laffont, 2008).

[7] On retrouve là la griffe de Sheila Jeffreys, pilier incontournable du féminisme radical anti-porno: Christopher N. Kendall, 'Educating Gay Male Youth: since when is Pornography a Path towards Self-Respect?', in Todd G. Morrison (ed.), Eclectic Views on Gay Male Pornography: Pornucopia (New York, London, Victoria (AU): Haworth Press, 2004), 101.

[8] Expression empruntée à Susan Sontag qui fut la première à évoquer la validité artistique de la sensibilité pornographique en relation avec l'Histoire de l'Œil de Bataille. Susan Sontag, 'The Pornographic Imagination', in Styles of Radical Will (Farrar Straus Giroux; First UK Edition, 1969).

24 December 2009

Sonatine Pornokratique

Souterrain, S-Greifswalder Strasse

Nike TN - Rekins

Cela fait deux fois que je tombe sur les écrits de Robert Jensen sur l'industrie américaine du X hardcore. C'était tout d'abord dans un recueil d'essais consacré à la pornographie masculine gay [1] où les vues les plus extrêmes s'affrontaient, du libertaire à l'émancipatoire en passant par le plus violemment anti, le genre pornographique étant en soi considéré comme l'exacerbation d'un ordre patriarcal illégitime et source de toutes les inégalités, y compris entre deux gays puisque les rapports de domination/soumission y sont toujours structurellement reproduits malgré la communauté apparente de genre - c'est en tout cas la théorie soutenue par Christopher N. Kendall dans le même livre [2]. C'est dans cette perspective très orthodoxe forgée dans le radicalisme féministe des années soixante-dix que s'inscrivent les textes de Jensen, et son ouvrage récent sur l'ultra-violence du porno contemporain et le système global d'exploitation qui le sous-tend [3] réitère ces principes de façon tout aussi catégorique. Outre Andrea Dworkin qui fut pour lui la plus grande révélation, on trouve citée Sheila Jeffreys, dont la vision des pédés en faisait les alliés naturels de l'ordre patriarcal hégémonique dont ils étaient de par leur objet d'amour les suppôts très zélés [4]. Tout aussi foudroyante et essentialiste, l'analyse de Marilyn Frye - aussi citée par Jensen - qui postulait le lien indissoluble entre hommes homo- et héterosexuels dans leur haine irréductible de la femme, les premiers étant même infiniment plus coupables dans leur conformité aveugle à l'ordre phallocrate [5]. J'avoue être un peu gêné aux entournures par ce genre de discours car outre une fixation exclusive sur les catégories de genre ('hommes' et 'femmes' étant réduits à deux entités génériques en dehors de tout autre paramètrre) je n'y retrouve simplement pas mon propre vécu où marginalisation et rejet semblaient nous frapper, mes amis et moi, sans discrimination, hommes, femmes ou toute autre variante, autant dire tout ce qui était un peu trop queer. La solidarité et l'amour qui nous unissaient dans la violence culturelle ambiante étaient bien réels et jamais aucun conflit lié à de quelconques questions théoriques de genre ne sont venues s'interposer entre nous.

Et c'est là que je décroche avec les vues de Jensen qui, même si elles reposent sur de solides principes d'égalité, de justice et d'émancipation de toute forme d'oppression - le patriarcat étant conçu comme la cause ultime de tous les maux qui nous affligent, du racisme au sexisme et à l'homophobie pour finir à la dévastation écologique de la planète - je n'imagine pas trop comment extirper les relations de force de l'acte sexuel dont la dynamique repose précisément sur un flux continuel d'échange de pouvoir. Ce qui à la longue finit par donner l'impression d'un angélisme égalitariste dont on se demande bien comment il pourrait fonctionner concrètement, et surtout à quel type de pratiques il pourrait donner forme. Sur ce point Jensen reste totalement muet, se contentant d'invoquer l'avènement d'un monde nouveau transfiguré par des formes inédites de sexualité. Dans un tel climat idéologique on ose à peine aborder la question des pratiques BDSM dont on sait qu'elles sont fermement condamnées par les tenantes du féminisme radical historique. Au vu de leurs présupposés théoriques on comprend aisément pourquoi et que des femmes puissent éprouver le désir d'expérimenter dans ce domaine est tout simplement impensable et automatiquement balayé d'un revers de main. C'est ce purisme, pour ne pas dire puritanisme politique, ce côté prescriptif et idéologiquement inflexible qui me semblent extrêmement suspects et c'est bien ce que queer a fait voler en éclats dans sa célébration des multiples fractures et instabilités du désir, l'acceptation positive du 'pas net', de ce que nous pouvons avoir de moins reluisant et qui dans ses multiples combinaisons et configurations permet l'élaboration de scénarios complexes où les mécanismes du pouvoir sont justement exposés et dramatisés en vue de leur transcendance dans le plaisir - faisant de nous ces machines désirantes polymorphes que Deleuze et Guattari via Hocquenghem appelaient de leurs vœux. Prendre ces rituels pour argent comptant est une erreur grave et ne fait que prouver à quel point d'aridité vertueuse certainEs ont pu parvenir... Et par la même occasion pourquoi ne pas envisager une autre pornographie, engagée et éclairée, à des années-lumière de l'horreur foutreuse que Jensen dénonce? Quelque chose d'intrinsèquement queer cette fois?...

 

[1] Robert Jensen, 'Homecoming: the Relevance of Radical Feminism for Gay Men', in Morrison, Todd G. (ed.), Eclectic Views on Gay Male Pornography: Pornucopia (New York, London, Victoria (AU): Haworth Press, 2004), 75-81.

[2] Christopher N. Kendall, 'Educating Gay Male Youth: since when is Pornography a Path towards Self-Respect?', ibid., 83-126.

[3] Robert Jensen, Getting off. Pornography and the End of Masculinity (Cambridge, MA: South End Press, 2007).

Et pour démêler tout ça, le succinctement nommé mais superbement écrit: Annamarie Jagose, Queer Theory. An Introduction (New York: New York University Press, 1996). Les deux références suivantes en proviennent.

[4] Sheila Jeffreys, 'The Queer Disappearance of Lesbians: Sexuality in the Academy', in Women's Studies International Forum 17, 5 (1994).

[5] Marilyn Frye, The Politics of Reality: Essays in Feminist Theory (New York: The Crossing Press, 1983).

03 August 2009

Corps Caverneux

"Honey, I'm more man than you'll ever be and more woman than you'll ever have!"

(Fragment de dialogue tiré de Car Wash, 1976)

 

L’apparition était flottante, légère et d’une certaine irréalité. Ses longs cheveux blonds étaient ramenés sur un seul côté avec une langueur toute préraphaélite. Il les lissait de façon presque distraite alors qu’il s’avançait dans les passages du club de baise cet après-midi de week-end inhabituellement tranquille. Ses formes était lisses et graciles même si les hanches se distinguaient par leur relative largeur. Il savait les mettre en valeur et les roulaient avec énormément de grâce. On le voyait parfois à un tournant, sa silhouette longiligne inscrite dans une arche, lancé dans une avancée droite et c’est comme si l’on s’attendait à ce qu’il se volatilise au contact de notre propre corps pour le voir se reconstituer aussitôt une fois passé au-delà. Sa présence tranchait foncièrement au milieu les autres participants, qui eux - nous, exploitions chacun à notre façon tout ce que nous possédions de virilité, notre fond de commerce recyclé et décliné à l’infini sous forme de tatouages, de quincallerie bling Marzahn, d’une pilosité faciale taillée selon les codes en cours, et pour les dieux du stade une anatomie maintenue à l’état d’engorgement permanent grâce au designer cockring le plus improbablement étroit. Ou pour les plus doués tout à la fois.

À chaque passage de l’apparition le trouble s’installait. Une anomalie flagrante dans ce qui devait être un après-midi classique de saloperies entre mecs, les inaboutissements d’usage, les délaissements que l’on sent imminents, les tentatives d’emprise de corps se dérobant aussitôt sans que l’on comprenne pourquoi. Il constituait à lui seul une hétérogénéité dans l'air induisant la panique. Si lui avait réussit à s’infiltrer dans le lieu, alors c’est toute la compagnie qui était frappée de doute, celui d’une effémination sommeillant en chacun de nous et susceptible d’éclater à la moindre inattention. Notre masculinité collectivement célébrée était mise à mal et absorbée dans le trou noir que constituait la silhouette circulant dans les allées et court-circuitant nos routines, ou pire, s’insinuant potentiellement parmi nous dans l’obscurité. Elle venait nous rappeler l’immense supercherie dont nous sommes tous les esclaves consentants et qui fait tourner la mécanique dans sa précision redoutable. Car dans les franges les plus extrêmes du mileu gay masculin toute marque de féminité, si vague soit-elle, est non seulement indésirable mais constitue une menace de dilution du genre dominant adulé, l'oppression changeant de camp comme souvent [1].

Nous et nous seuls sommes les initiateurs et exécuteurs de ce flicage en règle et veillons à ce que rien n’éveille le soupçon. Nous nous tenons tous à carreau dans la terreur de nous voir refusés l'admission dans la norme - une perte de valeur insupportable -, en veillant à ne nous laisser aller à aucune faillite qui signifierait une expulsion certaine, comme lors de ces sélections d'équipes absurdes qui dans l’enfance avaient déjà pour but de délimiter la communauté des êtres socialement sains des rebuts et des freaks. La même intensification de la pratique du genre hégémonique en groupe est commune aux hétérosexuels dans la même panique face à sa dénaturation possible au contact du féminin, si bien que cette masculinité fantasmée à laquelle nous aspirons tous dans une émulation sans issue discernable ne semble en fait être incarnée par absolument personne, une sorte de structure vide nous surplombant dans sa menace, une roue énorme nous broyant dans sa progression infernale. Les pédés en sont sans doute les serviteurs les plus zélés, eux à qui on a nié une reconnaissance si élémentaire et renvoyé une image peu ragoûtante de leur désir, une détention forcée dans l’indéterminé sexuel et le rejet du corps abhorrant.

 

Heliogabale at the glory-hole

Derrière la cloison il était revenu, je l'avais reconnu de la semaine précédente. Quand il a passé sa bite à travers le premier trou de la rangée il n'y avait pas d'erreur possible. Le Prince Albert dépassait légèrement de l'extrémité et roulait sous la langue qui, grâce à l'épaisseur de l'anneau métallique qui perforait le méat de façon nette et définitive, pouvait pénétrer profondément à l'intérieur du gland et en caresser les parois. Ses couilles aussi étaient percées, une petite boucle à chacune, ce qui à plusieurs reprises me donna le sentiment d'un maniérisme ornemental excessif. Contrairement à tous les autres qui se pressaient aux autres trous de la galerie il ne bandait pas. Il restait là, docile, se prêtant à tous les jeux auxquels je le soumettais. Il semblait particulièrement aimer se faire étirer le prépuce, qu'il avait très long et élastique, et dans l'ouverture ovale, le long corridor noir formé dans l'élongation, des exhalaisons très fortes se dégageaient, quelque chose de vieux et d'inhabituel, l'histoire d'un corps en parcours de désir, sa pilosité diffuse qui n'avait plus cours ailleurs dans le lieu. La plupart sont automatiquement durs, propres et prêts à l'emploi, comme dans un film bien huilé, ils partent toujours à la moindre défaillance de temps, pensant peut-être qu'on ne veut plus d'eux de l'autre côté de la cloison. Je voudrais qu'il revienne toujours, avec ses archaïsmes, sa docilté et son immobilité. Quand il est descendu de l'estrade j'ai vaguement apercu sa silhouette, sans vouloir trop insister. Il était à poil, assez massif, et portait une casquette blanche de prole.

Je passais souvent le long du viaduct des voies ferrées. Devant l'ouverture béante d'un parking souterrain menant on ne sait où, une odeur âcre de vieille pisse mélangée à l'humidité des voûtes de brique, des pisses d'hommes accumulées au fil des soirs de cuite, qui avaient ruisselé le long de la pente et s'étaient stabilisées au fond en une étendue plane et vitreuse. Les trottoirs semblaient même en être luisants. On se demandait ce qu'il avait fallu de pisse et de temps pour que cette bouche énorme exhale quelque chose d'aussi infect, qui venait de très loin, de là où l'on ne voyait rien. En y passant je pensais toujours à Wolfgang Hilbig et imaginais que des bouches comme celle-ci il devait en exister des centaines dans tout le pays, dans les petites villes de province complètement éteintes à la tombée de la nuit, ces nuits à devenir fou à la sortie des pubs éclairés de néon glaireux. Cette pisse, forte et déchargée en abondance dans l'invariabilité des soirs, est celle d'alors. Je retrouve ce qu'a dû être ce pays, il reprend forme l'espace de ce court passage où l'on suffoque. Des corps négligés, vieillis trop vite à force de brutalité, de vêtements mal coupés, de matières synthétiques causant toutes sortes d'allergies, des écaillages de peau, des psoriasis qui brûlaient la nuit. Des culs sales, le sentiment d'un pourrissement progressif dans les replis... Dernièrement on ne sent plus rien à cet endroit de la Dirckenstrasse. Comment tout a-t-il pu être si complètement éliminé, extrait des profondeurs de la matière qu'il imprégnait, pour ne laisser place qu'à la fadeur d'un passage indifférencié?

 

[1] Sur la menace de l'efféminement et la réaffirmation des normes masculines dans différents secteurs de la culture gay: Peter Hennen, Faeries, Bears and Leathermen. Men in Community queering the Masculine (Chicago, London: The University of Chicago Press, 2008).