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15 July 2009

Hygiène de la Vision

Berghain - face cachée

L’ouverture était masquée d’un rectangle de plastique épais et huileux, de la sorte de ceux utilisés dans les supermarchés à l’entrée des livraisons. De temps à autre une tête passait par la porte, l’air éberlué pour se raviser aussi vite et retourner à l’obscurité de l’intérieur caverneux. Parfois aussi des corps entiers traversaient le sas avec plus d’assurance pour aller prendre place dans le jardin de rocaille. C’était l’été et comme tous les ans on ouvrait aux clients cet espace en plein air qui offrait un répit apprécié dans l’effervescence des festivités. Dans la douceur de la nuit étoilée le jardin était odorant sous la tonnelle, une sorte de petit labyrinthe avec alcôves et bancs amménagés à l’arrière. Sur tout un côté la façade défoncée de l’ancienne centrale électrique se dressait dans sa masse, un colosse stalinien à corniche et hautes baies d’une austérité néo-classique implacable. À quelques mètres de là un club en plein air semblait plein à craquer à en juger par les flots continus d’invectives et de rires qui couvraient la techno tonitruante. Mais de ce rassemblement on ne voyait rien, le jardin étant rigoureusement délimité et caché à la vue par de hauts grillages tendus de baches de plastique noir, une sorte de grand sac-poubelle ininterrompu que l’on aurait déroulé sur tout son périmètre.

En fait il était difficile de faire le lien entre la vision nocturne du jardin et son triste état en plein jour. Le sol couvert d’une dalle de béton était par endroits complètement éclaté et parsemé de piles de pneus de camion convertis en jardinières. Plus surprenant, la tonnelle qui m’avait alors paru embaumer le magnolia n’était plus qu’un amas de camouflage brunâtre monté sur piquets comme un campement militaire de fortune. Et loin d’être l’idylle édénique qu’on imaginait s’épanouir à l'écart des regards extérieurs l’oasis était à l’une de ses extrémités dominée par la caserne des pompiers voisine, un bâtiment aussi gris et rédhibitoire que le nôtre et dont on imaginait que les occupants devaient en ce dimanche d’ennui avoir de quoi se distraire. Nous aussi du reste, qui observions toute entrée avec un intérêt lubrique mêlé de panique incrédule, l’illusion qui dans la semi-obscurité de l’intérieur baigne nos pornographies éphémères se fracassant au contact d’une lumière fade d’après-midi orageux, une grisaille sans relief qui applatissait tout et nous faisait payer au prix fort le moindre relâchement musculaire, le moindre jaunissement suspect de peau flétrie, une pilosité mal contenue, la banalité morne et dégradée de ce pour quoi on se serait damné quelques instants plus tôt.

Malgré le contrôle permanent dont il est l’objet, mon corps n’était pas préparé à l’éventualité d’une exposition si brutale. Il restait pétrifié dans les réseaux croisés de regards qui semblaient le cribler et lui faire prendre conscience que lui aussi pouvait s’inscrire dans le même cycle de déliquescence. En temps normal il est quadrillé de toutes parts, maintenu à distance d’une expansion monstrueuse, de dérives biologiques répugnantes qu’il faut à n’importe quel prix contrer. En ai-je une vision si abstraite pour m’en croire capable et échapper au jugement commun, déjouer l’effet d’une lumière qui aurait miraculeusement comme glissé sur moi? A-t-il atteint le degré dernier de la fiction pour se réduire à une constellation de pixels que l’on peut arranger à volonté pour en recréer intégralement la réalité? Autour des tables disposées ça et là dans l’enclôt des conversations se nouent autour des corps qui déambulent et cherchent sans doute comme nous à se donner une consistance dans la luminosité insoutenable. Certains bandent encore de l’intérieur et fasciné on se prend à envier un tel contrôle du désir tant on aimerait être aussi bien monté et démonstratif qu’eux. Un mec couvert de méchants tatouages s’est injecté les couilles de solution saline pour en faire quadrupler le volume; un autre plus loin est bardé de sangles et porte accroché à la ceinture un pot de lubrifiant, comme un petit tambour brinquebalant à son flanc. Tout paraît irréel une fois disséminé dans le jardin, une Cour des Miracles du cul loin des corps rêvés dans la lumière sous-marine de la halle de béton.

La musique retentissait toujours au loin lorsque je longeais l’arrière du cube stalinien et approchais de la caserne des pompiers. Une rangée de hauts peupliers en masquait presque intégralement la façade en un foisonnement opaque. À la Berlinische Galerie j’avais vu quelque chose de semblable, une variation sur 'L'Île des Morts'de Böcklin transposée dans le Berlin-Ouest des années soixante-dix. En arrière-plan une tour d’habitation daubée et dégoulinante de merde se profilait derrière un rideau d’arbres. L’effet était saisissant dans sa simplicité brutale, funeste et sans échappée. Je ne retrouve plus ce tableau, ils l’ont décroché de l'exposition... Ainsi, transfiguré par la nuit, le bloc gris ressemblait à un mausolée entouré de cyprès. D'hélicoptère on aurait pu distinguer les clients restants disposés sur le béton du jardin comme des petites figurines de plastique emboîtées dans toutes les combinaisons possibles et imaginables. Maintenant il me fallait continuer, trouver ailleurs d’autres corps que la lumière du dehors n’aurait pas corrodés, et tout rentrerait dans l’ordre. Nous tous dans notre semi-invisibilité continuerions à nous croire invincibles, sans lésions ni excroissances ingrates, irréprochables et désirables dans notre mystère atemporel, une assemblée de super coups.

21 June 2009

Galerie des Victoires

Ils avaient été trois à arriver à intervalles réguliers jusqu’à la fermeture. Ils se ressemblaient tous assez, d’allure jeune et d’un style tout-à-fait conforme à celui en vigueur dans ce bar de Schönhauser Allee - tendance prolo avec une composante fortement fétichiste. La clientèle y est en fait très diverse mais la reconnaissance immédiate qui s’opère à l’intérieur de cette communauté érotique marque d’invisibilité tout ce qui ne s’y apparente pas. Certains prennent forme réelle à partir de la grande base de données électronique qui nous sert de soupe primordiale, d’autres me sont encore inconnus, mais à un moment ou un autre nous aurons tous joué ensemble, profitant des recoins sombres et inconfortables menagés dans l’enchaînement spartiate de backrooms qui occupe l’arrière du lieu. Au travers des volets tirés on voyait que le jour s’était déjà levé et qu’il était gris. Dans quelques heures je devrais partir pour la Baltique dans l’hébétude du manque de sommeil mais cela n’avait aucune importance. Mon corps s’était habitué à répéter la même routine, reproduisant les mêmes gestes, encore prêt à se laisser saisir, approchant des peaux différentes mais toutes invariablement douces, de cette douceur des jeunes hommes qui me trouble toujours car fondamentalement étrangère à la mienne, une fragilité de corps adultes pas encore vraiment extraits de l’adolescence dont ils gardent les traces lointaines. Les étreintes se faisaient étrangement lentes et précises, et parfois je voyais qu’on me souriait dans le noir, des rangées de dents carrées et parfaitement alignées. Il était inouï qu’on imagine faire une chose pareille, sourire à un partenaire si transitoire, ou à le serrer contre soi, à le garder dans ses bras contre les intrusions incessantes de ceux dont on ne veut rien savoir et qui rôdent tout autour dans l’espoir de se joindre à ce fragment d’amour lancé dans la bourrasque.

Proll boy, Prenzlauer Berg

Je m’étais retrouvé le soir suivant à l’entrée d’un port de Lituanie. Les installations industrielles, les pinèdes sur la lagune, les containers de couleurs vives nettement empilés défilaient lentement dans une lumière d'incendie qui me fit vaciller dans une compression affolée de l'espace-temps. M. et moi nous dirigions vers ce que nous savions avoir été l’Allemagne à différents moments de l’histoire mais s’était peu à peu délité par lambeaux entiers, avait basculé dans d’autres devenirs après l’implosion catastrophique du reflux.  Il était incroyable que ce pays ait pu être si immense. Après vingt-quatre heures de traversée on se trouvait encore dans son ancienne empreinte, identifiant ça et là les signes d’une appartenance antérieure. Le centre restitué de Klaipéda paraît fragile, une sorte de petite théâtralisation d’un passé idyllique fermée sur elle-même et masquant à peine la sauvagerie de l’histoire récente. Tant d’apprêt semble futile à l’échelle de la dévastation passée et de l'indifférence d'un avenir qui se jouera ailleurs.

Les corps de la nuit passée étaient encore proches. Je les avais traînés avec moi aussi loin et à la tombée du jour je tentais de les imaginer si peu de temps après la séparation dans leurs trajectoires retrouvées. D’autres sont venus s’y superposer entre-temps et ont fini par se fondre dans l'immense vortex orange du port. Fucking Berlin de Jeff Keller, dont cela semble être la première publication, est un opuscule dense et concis dont le format s’était parfaitement prêté au temps de la traversée. Le récit est tout entier axé autour d’un week-end de baise non-stop de quatre Français en visite à Berlin à l’occasion du dernier Folsom. Le rythme en est haletant et frénétique à l’image des innombrables scènes d'orgies scandant les festivités de bout en bout. En fait on ne respire pratiquement pas dans cette succession ininterrompue de défonces improbables, et c'est d’autant plus éprouvant que le style en est le plus souvent indigeste, un déluge de lieux communs et de formules toutes faites lardé de traits d’humour lourdingue avec ça et là quelques accès de clairvoyance métaphysique autour de l’immanquable dialectique Éros-Thanatos. Mais passés ces désagréments le livre laisse tout de même une drôle de trace et dans son passage furtif fait d’autant plus sentir sa perte qu’il vient en contenir d'autres qui sont comme amplifiées à son contact, leur communauté étant abruptement mise à nue. Dans son exploration du Berlin hard, le narrateur - celui des quatre dont on comprend qu’il est le plus bandant, le plus exclusivement actif et le mieux monté - n’aime rien tant que ces moments de communion extatique avec ses semblables venus de toute l’Europe et qui au fil des soirées (toutes ayant immanquablement lieu dans quelque friche industrielle, comme il est de mise ici) prennent place tout naturellement dans une sorte d’immense mécanique infernale. Le désir primaire d’identification et d’appartenance à une communauté de pairs est exprimé de façon très forte, entraînant même des parallèles incessants avec l’amitié et le sens du sacrifice à l’antique dont la germanité contemporaine serait l'héritière directe, le mythe du mâle brut et sans états d’âme dans l’expression de son désir étant glorifié sans partage. Car loin de Paris, de ses afféteries et faux-semblants avec les 'folles du Marais' en prenant copieusement pour leur grade (le féminin étant à tout prix évacué pour permettre la survie du mythe), c’est à Berlin qu’une masculinité quasi-primordiale se laisse découvrir, et partant une authencité essentielle autour de laquelle construire une identité d’homme impossible dans un milieu d’origine jugé oppressif et mensonger. Il est d’ailleurs intéressant de constater comment le lieu de Berlin, même si porté aux nues dans les possibilités sexuelles qu'il offre en permanence, reste étrangement absent du récit en ce qu’il ne fait l’objet d’aucune réflexion sur son devenir historique ou sa signification profonde, quelques remarques aussi brèves qu’étranges sur la Stasi mises à part.

Mais le plus stupéfiant reste cette capacité des corps à une suractivité frénétique dans une infaillibilité physiologique qui rendrait même envieux. L’étalon évolue avec facilité entre lopes prêtes à la saillie et gueules à jus dans un scénario parfait où tout le monde semble heureux de tenir un rôle invariable et prédéterminé. Défaillance, flottement et doute n’ont aucune place dans ce monde fantastiquement bien huilé et vertigineux. Tom of Finland avait au moins quelque chose de léger et de mutin même dans l’excès. Ici chaque party qui débute se fait dans l'appréhension d'une avalanche imminente d'épisodes trash qui dans leur répétition effrénée annulent toute possiblilté de fantasme et sont relatés dans une absence assez troublante de recul vis à vis des masculinités 'performées' dans ces lieux. Dans cette dynamique du désir une position centrale est occupée par la figure emblématique du skinhead, qui même quarante ans après son émergence en Angleterre continue d’incarner l’idéal insurpassé du salaud intégral, bien au-delà des cuirs devenus trop dociles dans leur antiquité ou des proles sport qui même si très appréciés ce côté-ci de Prenzlauer Berg sont loins d'être visuellement si incisifs. Car en plus d’être un baiseur hors-pair, le skin a un sens inaliénable de la loyauté et de la camaraderie, une sorte de noblesse intrinsèque hérité de ses origines prolétariennes qui le distingue des folles langues de putes (forcément bourgeoises) ou bien pire, des 'faux' skins qui n’usurpent l’uniforme sacré qu’en vue de s'en taper des 'vrais'. En lisant tout ça j’ai aussi pensé à Stuart Home chez qui les descriptions de baise sont tout aussi graphiques (et bien plus désopilantes) et le skinhead également omniprésent dans sa valeur archétypale, même si la démarche littéraire et théorique le transformant en vecteur de forces subversives visant à radicalement renverser l'ordre existant est bien sûr très éloignée de Fucking Berlin et sa ferme implantation dans le premier degré. Pourtant des éclats de lucidité affleurent ça et là, brefs et noyés dans le déluge mais bien plus véridiques dans ce qu’ils révèlent de désirs cachés et de doutes inavoués. Le sentiment d’être lancé dans une fuite en avant insensée, la brutalité de la perte quand tout le monde déserte subitement le théâtre des opérations, la révélation d’une intimité fulgurante qui laisse pantelant dans les rues ensoleillées le matin et cette arrogance jubilatoire face aux familles hétéros en promenade qui ne comprendront jamais rien à rien, l’horreur - et là on ne peut que dire merci - de voir à quel point la pratique du bareback est répandue à Berlin et surtout à quel point ceux qu’elle entraîne sont jeunes! Et encore et toujours un rêve de communauté, de vérité et d’authencité pour lequel on serait prêt à tout dans l'épuisement d'actes qui ont oublié jusqu'à leur sens intime.

Reconstruction de l'Altstadt (Königsberg), Kaliningrad

Kaliningrad fut fondée sur la négation radicale de ce qui avait existé depuis des siècles et l’expulsion dans le carnage de la population allemande vers le cœur ruiné et calciné des origines. Dans un exercice de marketing assez osé visant à mettre fin à une dérive mémorielle perpétuelle et à réinsérer le lieu dans un narratif destiné avant tout à la consommation touristique, on se remet à rêver de Königsberg, dont l’évocation dans le tissu urbain est omniprésente, des posters géants de l’Altstadt dans les cafés aux fouilles archéologiques sur le site de l’ancien Schloss. Un morceau entier de la vieille ville est même en train d’être recréé de toutes pièces, un ensemble monumental de bâtisses prussiennes aux tons pastel devant culminer dans une réplique du campanile de San Marco, ce qui laisse songeur sur la nature de la mémoire invoquée... À l’opposé, la carcasse überbrutaliste du Palais des Soviets a été camouflée sous différentes nuances de bleu, sans soute pour faciliter sa dilution dans le ciel et atténuer l'évidence de l'oblitération qu'il symbolise. Dans certaines lumières il est vrai qu’il disparaît presque totalement. Cette réappropriation fictive et mercantile d’un passé aussi douloureusement absent va de pair avec la prolifération de shopping centres gargantuesques destinés à recréer l’illusion d’une urbanité depuis longtemps ravagée. L’un d’entre eux se nomme simplement le Kaliningrad Plaza et au premier étage Paris Hilton, meilleure approximation du vide, vient d’y ouvrir une petite boutique toute rose.

16 April 2009

Puta's Fever

Deutscher Guggenheim sur Unter den Linden. Photoréalisme américain des années soixante-dix. Échos de Stephen Shore et de Young Americans dans des villes interchangeables aux noms inconnus, inlocalisables. Un dimanche chancelant de retour de cuite. J’étais resté tard dans l’attente que quelque chose se passe vraiment dans les chambres de jouissance, mais ni l’heure avancée ni l’alcool ne parvenaient à dissoudre la lourdeur omniprésente. Pour la première fois l’amalgame ne prenait simplement pas. J'avais repris le train en sens inverse sur le Ring, un court segment de sa circularité parfaite. Dans la dernière salle Agua Caliente Nova de Robert Bechtle m’a longtemps retenu. La familiarité du cliché de famille était d’une immédiateté frappante. Il constituait même un type iconographique en soi, doté de ses attributs propres: le panorama devant lequel le père étale ses possessions, la famille et la grosse cylindrée dans laquelle la transbahuter d'un shopping mall à un autre ou pour des excursions décrétées selon son bon vouloir. Même les deux gosses étaient convenus dans leur gracilité, la posture maladroite des corps déhanchés, les sourires niais et les franges coupées aux ciseaux par le même père certains dimanches. Lequel est invisible car englobant dans sa vision totale tout le tableau, le détenteur des nouvelles technologies comme mode suprême de contrôle. Lui seul est autorisé à la manier, lui seul sait. C’était un après-midi d’été très chaud, on ne pouvait rester à l’intérieur, alors tout le monde avait été sommé de s’habiller au plus vite. La mère aussi dont l’ensemble marron intégral est parfaitement assorti au sac, aux autres véhicules et nuances minérales du paysage lui-même. Elle s’y fond et pourtant c’est elle qui accroche le regard par le sien, fuyant et fixant quelque chose situé au delà des limites et dont on ne sait rien, déséquilibrant irrémédiablement la scène dans son échappée. Contrairement aux enfants radieux elle a le visage brouillé par une ombre diffuse, la bouche comme hapée dans une cavité scellée qui, surmontée de grosses lunettes de soleil, rend son expression totalement indéchiffrable et étrangère. Ses formes sont encore pleines, la poitrine bien marquée bien qu’un peu tombante, sa posture attentionnée et protectrice, une femme devenue mère très tôt et dont la jeunesse a été oblitérée dans ses désirs les plus vitaux par des années de dévouement domestique, le scénario intériorisé de l'amour conjugal. Ou peut-être n’aime-t-elle simplement pas se trouver face à l’objectif, comme ma mère qui refusait de se laisser photographier sous prétexte que ça lui faisait une 'gueule de raie’.

Cet après-midi-là je me suis retrouvé sur Friedenstrasse, rue rectiligne lacérant Friedrichshain dans une lumière claire et chaude. C’est un trajet que j’ai plusieurs fois suivi l’été, le long duquel mon corps semble être d’une liberté plus facile, plus livré qu’ailleurs. Me préparant à être pris, le bas de survêtement à demi baissé sur un short de soie rouge, je m’expose aux regards des automobilistes, me sentant en possession complète de la géographie. Peut-être est-ce dû à la largeur de cette rue, l’irrégularité chaotique de ses abords, les Mietskasernen délabrées, les crevées soudaines d’espace dans sa discontinuité, son désert croulant sous le soleil, l’ouverture de la Karl-Marx-Allee vaste comme un estuaire, les flots de lumière dorée qui me percutent à mon arrivée sur l’avenue, la proximité de mon but comme un ailleurs auréolé de mythe. On démolit actuellement beaucoup autour d'Ostbahnhof, de vieilles infrastructures du temps de la RDA laissant place à un fatras d’entrepôts aux couleurs criardes. Les hommes affluent de toutes parts à travers les parkings. Nous sommes tous venus pour la même chose et je me rends compte à quel point, dans mon accoutrement comme dans mes transformations physiques, j’ai fini par leur devenir identique, que tout en croyant me radicaliser dans un monde jugé réactionnaire et homophobe j'ai me suis pétrifié dans l'orthodoxie d'un autre en en intégrant tous les diktats et paradigmes esthétiques. À l’intérieur il y a un monde incroyable. La chaleur y est telle que tous les corps rassemblés semblent dégager un brouillard dont les bancs flottent dans l'immense halle de béton. Le nuage est par endroits transpercé de veilleuses bleues, révélant des groupes de silhouettes évoluant sur le sol luisant.

Je prends place dans le passage étroit où un alignement de glory-holes est en attente d’apparitions qui ne viennent pas. L’endroit est calme et reclus, et tranche avec l’activité frénétique qui règne dans les autres secteurs. J'imagine voir de la littérature circuler constamment entre les hommes, en être le récepteur partiel, me trouver sauvé par elle tant qu'elle n'est pas prise de vitesse par la masse déferlante du vécu. Ne jamais perdre de vue ses désirs premiers dans la répétition hébétante des situations. Nous sommes deux, assis sur le rebord encastré dans le mur, d’une apparence très proche bien que lui soit un peu plus élancé que moi, en attendant leur venue. Il semble fébrile et parcourt sur toute sa longueur le couloir en scrutant l’autre côté à travers les trous de formes diverses. Des bites les pénètrent de temps à autres, au repos ou déjà dressées, et lui s’en empare avec avidité, les prend sur toute leur longueur, dans toute leur ampleur. Juché sur mon promontoire dans un short cramoisi de boxeur je le regarde comme un frère pour qui j’aurais de l’admiration, le tombeur qui les a toutes sans effort. Je reste sans rien et me montre territorial face à l’intrus énorme qui vient de prendre place à ma droite et tassé face à son trou ne semble pas vouloir dégager. L’autre continue avec la même cadence appliquée et c’est alors que quelque chose d’inouï se produit. À travers l’ouverture circulaire un visage apparaît, pressé contre la paroi de bois, une vision irréelle comme une greffe grotesque de parties, un assemblage monstrueux induisant la panique. Ils commencent alors à s’embrasser, restent ainsi longtemps comme deux moitiés de lune accolées, puis dans un redéploiement subit du corps et ce qui me semble être un surcroît d’intimité ahurissant la bite lui est réintroduite dans la bouche. Je crève de vivre une intimité pareille, cette douceur entre hommes. Certains passent parfois la muraille pour savoir qui y œuvre, une violation flagrante de la règle d’invisibilité qui nous régit. Peut-être était-ce lui ou un autre, qui s’est engagé dans le couloir pour se poster entre nous deux. Il est massif et bien monté, nous invite à jouer avec lui, ses deux petites putes de l’au-delà du mur qu’il vient de dévoiler. C’est une figure imposée du porno, un script aussi bien huilé et évident que n’importe quel autre, auquel on s’applique avec une facilité mécanique. Il a bien été intégré et devant l’assistance qui commence à se former autour du trio, nous savons répondre aux attentes de notre nouveau maître.

Am Wriezener Bahnhof, Friedrichshain

14 March 2009

Pollutions nocturnes

Heliogabale1

Certains soirs dans ma chambre minuscule du Vème arrondissement je me connectais sur des lignes de rencontres pour hommes. C’était bien avant l’avènement d’internet, avant la dissection systématique des plus infimes de nos désirs, une technologie primaire et aveugle où comme pour les annonces publiées dans les magazines homos de l’époque tout était avant tout affaire d’imagination. L’expérience avait quelque chose d’extrêmement angoissant car au lieu de trouver un interlocuteur prenant en charge l’appel de manière classique on débouchait directement sur un vide vertigineux, une sorte d’arène noire où ne régnait qu’un fouillis continu de grésillements et d’interférences émanant d’autres communications. Quelques fragments de voix appelaient par intermittences dans ce désert, n'énonçant que quelques données essentielles - "jeune mec sur le 20ème, jeune mec sur le 20ème..." - espérant être entendus à l’autre bout de cet espace informe. Je les trouvais belles et désirables, ces voix d’hommes, dans leur assurance et la clarté de leur timbre. On en imaginait d’autres innombrables, prêtes à se lancer, à l’affût dans la prolifération dense d’une forêt invisible, dont la mienne qui écoutait mais ne se livrait pas, craintive des faiblesses qu’elle aurait pu trahir dans ses dérapages, ses lenteurs, ses inconsistances. De se retrouver seule sans écho dans cette version terminale de La Voix Humaine. Que le silence ne se fasse encore plus épais autour d’elle, seulement environnée de ce papillotement de pulsations électriques. Je raccrochais vite sur cette chambre sourde pleine de présences non-exaucées, me demandant quel bonheur je m’interdisais en restant silencieux. Il est vrai que je me marginalisais volontairement de l’économie commune du désir, jugée d’une trop grande facilité, espérant quelque salut hors des circuits de l’exploitation mercantile des corps, m’estimant d’une force supra-humaine pour y parvenir.

Je me verse le second verre de vin blanc. Dilué dans de l’eau gazeuse pour faire durer le plaisir. Des nappes électroniques baveuses et plastiques se répandent dans tout l’appartement, donnant au soir une ambiance distincte de backroom. Aujourd’hui comme presque toujours je les attends sur mon écran. Il est encore tôt et le manque évident d’activité sur le service ne peut s’expliquer que par ça, l’heure prématurée et aussi sans doute les retombées du week-end. Des cartouches rectangulaires de dimensions variables sont disposés en colonne et contiennent des formes plus ou moins abstraites, de petites émulsions colorées donnant forme à des visages dont on distingue mal l’expression ou l’âge. On peut parfois par la qualité des photos préjuger du degré de conscience artistique de leur propriétaire et la visitation qui doit ou non se produire reposera souvent sur ce critère. Mes photos sont très soignées, me montrent dans mon registre favori et vantent les formes d’un corps qui a assimilé tous les codes de l’exhibition pornographique. Son degré d’exposition est exponentiel à la vitesse de son expansion musculaire. C’est ainsi qu’autour du mythe personnel ainsi construit s’aggrègent des réseaux multiformes de séduction qui finissent par constituer des communautés fragiles et instables, faites d’incorporations et de suppression successives, comme une collection de poupées dans laquelle la hiérarchie des favorites ne cesserait de se recomposer suivant l’humeur. Certains n’y figurent qu’en vue d’un éventuel contact futur, d’autres ont réellement pris forme au-delà de leur être hypothétique C’est leur percée dans le réel et leur retour immédiat dans l’indifférencié de cette épaisseur électronique, la mutation de leurs corps de surface pixélisée en formes pleines à jouir qui est la plus troublante, comme des passages incessants entre deux royaumes fondamentalement hétérogènes l’un à l’autre. J’épie qui est là comme une petite vieille planquée derrière ses rideaux brodés, comme pour me sécuriser de cette familiarité, de la permanence d’une communauté tout aussi consciente de ma présence. C’est inhabituellement calme. Des venues d’inconnus en groupes aléatoires font parfois reprendre espoir, et un verre pour pouvoir continuer.

 

Heliogabale2

C’était un samedi après-midi d’hiver. Les repérages nous avaient conduits vers un hôpital psychiatrique désaffecté des environs de Berlin. Les plafonds effondrés et les murs carrelés couverts d’inscriptions correspondaient bien à l’esprit du film, une défonce entre prolos revisitant un monde post-welfare state où tous les patients auraient depuis longtemps été lâchés dans la nature. Au fil du temps je m’étais distingué par l’audace de mon auto-représentation et de plus en plus exposé dans la communauté j'avais fini par attirer l’attention d'un réalisateur local, le seul pourvoyeur d'images reconnu dans sa spécialité. Certaines de mes suggestions et exigences, informées par une culture cinématographique solide, avaient été retenues dans le scénario final et c’est ainsi que j’étais à présent à même de conférer à mon corps sa visibilité ultime, le livrer au monde dans son adorable petitesse, sa fureur, son histoire. Il me semblait même que c’était la logique même de son itinéraire qui l’avait mené là, qu’un tel processus était en soi inévitable. Que sa vérité ultime résidait dans le réalisme sans fard de la mise en scène, la révélation d’un l’archétype brut totalement délesté du parasitage des discours traditionnels sur l’amour. L’imagination pornographique est implacable en ce qu’elle ne s’embarrasse de rien, nous force à confronter notre vérité intime et de vivre en accord avec elle. Dans la vieille salle en rotonde un froid cinglant passait au travers des fenêtres barricadées de vieilles planches noires pourries. J’avais été traîné à terre par deux types encagoulées après mon enlèvement sur une route de campagne. Je les sentaient chauds et prêts à me régler mon compte. Comment faire pour que le corps ne faillisse pas, dans le froid, soumis au regard du réalisateur? S’oublier, foncer complètement dans ces montagnes d’hommes, me dénuer du peu qu’il me reste, m’ouvrir et me propager. Vivre le plus intensément possible mon grand moment par la grâce duquel l’image offerte sera devenue essentielle, instantanément démultipliée, véhiculée dans les flux électroniques, constamment détachée de moi en pellicules diaphanes pour se répandre sur le monde. Le corps aura été pleinement vécu dans la mise en spectacle de son obscénité première et sa consommation la plus banale. Oui, il n’aura finalement pris vie qu’ainsi.

Le réalisateur, O., faisait à mes yeux figure de chef de gang, une autorité incontestée qui lui appartenait en propre. Il arrivait toujours dans les soirées très entouré, tout le monde se portant immédiatement à sa rencontre. De sa haute stature il dominait l’assemblée et toujours absorbé dans quelque conversation semblait incontournable dans le microcosme prolo-fétichiste que nous formions. Jamais évidemment on ne l’aurait trouvé seul dans un coin, l’œil dans le vague. Ça, c’est ce que les éléments aléatoires comme moi et non les personnes de sa trempe étaient censées faire. On se demande comment une telle permanence a pu se développer, lui qui n’est plus jeune que moi que de quelques années. Il est né à Berlin-Ouest, y a toujours vécu mais cela n’explique rien. Non, en plus de son charisme naturel il est celui qui donne forme à nos visions, articule nos désirs, les ancrent dans cette ville dont il exacerbe la mystique sulfureuse. En cela son pouvoir d’attraction est considérable. Je le regardais de ma périphérie avec un mélange de fascination et d’envie, trouvant même suspect que l’on puisse à ce point graviter autour de quelqu’un. Car quelle que fût la soirée le cortège finissait toujours par apparaître à travers la porte, aspirant dans son orbite un monde considérable. Mon apparente incapacité à passer au delà du glacis du premier cercle me désemparait et me maintenait dans une indétermination frustrante. J’avais pourtant entendu dire que j’étais son kiff, qu’il ne me dirait éventuellement pas non, mais à en juger par la relative indifférence qu’il me manifestait je n'imaginais pas voir la chose venir de si tôt. Non, il était le centre fixe d’une nébuleuse dans laquelle je craignais de me diluer, constituait l’âme d’un monde infiniment séduisant dont il détenait la mémoire vive. La mémoire de la jeunesse du désir, d’amitiés inébranlables, d’amours passagères comme dans les grands mouvements historiques de libération. En tant que tel il était hors-limites.

C’est lui qui un soir m’a trouvé dans le fouillis électronique. Il s’est tout de suite fait beau parleur, se répandant en éloges sur la rigueur et la qualité de mon iconographie. Remonté à bloc à l’idée de l’avoir en ligne dans un état d’expectative manifeste, j’entrepris de faire l’intéressant avec l’idée d’anéantir une bonne fois pour toutes ma réputation d’illusion optique et de m’imposer dans ma réalité charnelle. Au bout d’un moment il n’en pouvait plus et demandait à me voir au plus vite. Sachant d’expérience que cela risquait aussi d’être la seule et dernière fois je décidais qu’une semaine entière de relative retenue ne serait pas de trop pour faire monter la tension. Et effectivement les quelques jours précédant le rendez-vous furent intenses de désorientation. La musique se déployait en boucles synthétiques dans les rues  de Prenzlauer Berg que je parcourais longuement dans l’intuition d’une conflagration imminente entre mon corps mouvant, la ville, la continuité d’une histoire, le cinéma... Ça s’est finalement fait de façon très classique, un côté première surprise-partie que l’on attend des jours à l’avance. Il est venu me chercher au travail dans un énorme tout-terrain. J’étais impeccable, le crâne fraichement rasé et arborant ma meilleure tenue, étudiée dans ses moindres détails. Il l’a remarqué et m’a demandé si j’avais fait tout ça pour lui. Je n’ai pas menti sur mes intentions de le séduire. Nous avons roulé en direction du sud. Être conduit en ville me fait toujours un effet particulier, c’est presque comme rouler en carrosse. Je me trouve renvoyé à une jeunesse antérieure, un dimanche de lumière blanche à la périphérie de Londres, ma descente vers T.Beach en compagnie de cet autre qui m'avait ébloui par sa dégaine. C’est ainsi que dans des poches de temps inlocalisable nous nous serions lancés sur les autoroutes désertes d’Allemagne de l’Est. Ce serait un été fixe et chaud. Nous reviendrions de loin, exténués et silencieux, peut-être de Russie, de par-delà une mer pâle et abstraite.

Il y a un moment très troublant dans le Romance X de Breillat où l’héroïne se retrouve en train de se faire caresser par le principal du collège où elle enseigne, avant de s’abandonner, baillonnée et attachée, à son contrôle. L’impensable où le monde se retourne sur lui-même comme un gant, le moment infime où les barrières sautent et que le supposément connu se transmue en vertige. O. me donnait ses pompes à lécher au fond de ce bar de Schöneberg où nous nous étions retrouvés, un vieux modèle de TNs crades et sans couleur. Il les avaient retirées pour copieusement glavioter dessus et après chaque léchâge recommençait à ma demande en divers endroits, sur les semelles, à l’intérieur, où je m’exécutais sans broncher Sa salive avait un goût un peu sucré. La ville était contenue là toute entière, sa saleté, sa puanteur, la désagrégation de sa matière et des êtres, et m’était donnée à consommer. À la vue de tous j’étais entièrement rendu à O. qui me contemplait dans un sourire fixe et rectiligne. Je crois que c’était le jour où le Pape avait tenu ses propos démentiels sur l’inutilité du préservatif en Afrique, un appel au meurtre avéré. Je me demandais comment il était possible de se méprendre si criminellement sur la nature humaine, comment eux pouvaient être si prompts à juger ce à quoi ils prétendaient avoir depuis longtemps renoncé? Le corps foulé par O, ne suis-je pas au plus près de la vie, au cœur même de sa luxuriance alors qu’eux sont depuis longtemps effondrés de l’intérieur, entraînant le monde dans leur folie suicidaire? Ils nous méprisent, nous haïssent plus que tout dans notre humanité chaotique, nos corps qui fuient, notre goût immodéré des jeux d'images. C'est pourquoi O. doit continuer à filmer mon histoire dans les forêts décharnées du Brandebourg. J'ai tout minutieusement prévu: enchaînement des scènes, modulations temporelles, instructions techniques aussi sur la façon dont la caméra pourrait me circonscrire. Je voudrais une concordance visuelle, une intimité entre lui et moi dans ce qui constitue l’acte ultime d’exposition, avoir envie de dépasser toutes mes limites à sa demande, offrir un surcroît d’âme dans la répétition mécanique des actes, révéler dans des variations expressives infimes ce qui normalement resterait invisible dans l’uniformité d'un genre qui doit être pulvérisé de l’intérieur de façon méthodique et définitive. Je montrerais l’envers, le flottement, le temps qui s’étire sans se résoudre en rien.

Heliogabale3

 

La caméra tournoie sur l’arrière de la tête, où des ecchymoses sont encore visibles sur la surface du crâne. Elle s’attarde sur la ligne des épaules, la musculature du dos couvert sur toute sa partie droite d’une densité de fleurs étranges aux contours fortement marqués. Elles ont quelque chose de puissamment organique, de presque toxique même dans leurs couleurs soutenues, les rouges et roses chimiques des pétales encerclant des grappes de béances obscènes. L’écorchure des tatouages sur le dos et la tête légèrement inclinée ont quelque chose de préraphaélite dans leur élégance retenue. C’est une position de soumission complète, un hommage à la masculinité qui le tient à sa merci. Le petit corps a été en partie dénudé par le groupe d’hommes qui l’encercle. Ils se le sont renvoyé les uns aux autres comme dans un jeu cruel de cour de récréation. Il est maintenant à terre et doit honorer un à un les membres du groupe. Des pieds s’abattent sur lui, lui piétinent le dos, le bas du crâne. Il les lèche avec soin et se laisse submerger par leur odeur. Couvert de la poussière du sol en béton de l’ancienne centrale, la ronde des fleurs noyées sous les crachats, la pisse, tout en même temps, il se fond dans cette matière informe, la pâte faite des sécrétions de tous ces hommes réunis qui convergent en lui. Le visage est resté impassible et la caméra continue de décrire des cercles concentriques abstraits autour de lui.

23 January 2009

Liebeskranke

"Erika est quelqu’un qui s’acharne à nier le corps, mais dont le corps resurgit sans qu’elle le veuille. C’est, en quelque sorte, une femme qui fuit. Et qui fuit de partout: il y a de l’urine, du vomi, du sang. Il y a donc un corps corseté et un corps béant. Ce sont les deux en un qui intriguent."

(Isabelle Huppert à propos de La Pianiste. Interview à Télérama, 05.09.2001, citée dans
Jean Streff, Traité du Fétichisme à l’Usage des jeunes Générations, 2005) 

 

Karl-Marx-Allee, Friedrichshain

La silhouette en survêtement blanc se découpait nettement à l’autre extrémité du quai et filait vers les escaliers de sortie, droite comme un 'i'. Quelque chose d’un peu gay et d’aérien transparaissait tout de même dans la démarche, tranchant avec le côté petite frappe synthétique de la tenue. Je me convainquis alors qu'il pouvait s'agir de Bogosse et me mis à presser le pas à travers la station, essayant de rattraper cette figure fugace derrière laquelle je dus presque courir pour ne pas la perdre. À l’extérieur il venait de tomber une pluie glacée et les restes de neige des jours précédents s’étaient agrégés sur les trottoirs en congères épaisses et boueuses qui rendaient toute progression hasardeuse. Alors que lui semblait défier le danger en flottant presque le long de la rue je m’enfonçais sans ce marasme et peinais à le devancer. C’est alors que son portable sonna et le timbre de la voix ainsi que les intonations du Français que je distinguais ne me laissèrent aucun doute. J’arrivais enfin à sa hauteur et le dépassais juste avant de tourner dans Oranienstrasse où je devais rencontrer un inconnu contacté quelques jours plus tôt sur le net. L’heure du rendez-vous était restée étrangement imprécise et les raisons de ma présence à Kreuzberg ce soir-là me semblaient particulièrement incertaines et aléatoires. Au bout de quelques secondes je me fis à mon tour dépasser sur ma gauche et en tournant la tête retrouvais Bogosse tel que je l’avais laissé ce matin de décembre, même s’il me sembla plus grand que dans mon souvenir, ses yeux sombres légèrement en amande me fixant d’un air ravi. Ce soir-là était un grand soir pour nous puisque devait avoir lieu l’un des grands rassemblements de l’agenda fétichiste prolo, tout ce que Berlin compte d’adeptes de mode estampillée Marzahn - notre Orient à nous, monde fantasmatique pour toute une frange d’urbanites avec un faible évident pour le type racaille - devant se retrouver dans un bar de Friedrichshain. C’est ainsi que nous nous retrouvions face à face en tenue d’apparat, beaux comme des princes. Après m'avoir assuré qu'il y serait lui aussi plus tard en soirée il disparut au coin de la rue et c'est à ce moment-là qu'en me tournant vers le lieu du rendez-vous je vis un rideau de fer tiré sur la devanture du bar. Un rideau de fer blanc, muet et sans appel dans son verdict de non-advenu. Me sentant glisser dans un surcroît d'irrél j'allais et venais plusieurs fois le long de la rue afin de m'assurer qu'on ne m'attendait plus nulle part.

Le calme revenu dans leur disparition simultanée l'espace s’ouvrit autour de moi et me sembla impossible à combler, une sorte de dépression du social, la révélation soudaine et cruelle de son inconsistance. Ne sachant quelle direction prendre je me retrouvais au milieu d'une ville inhabituellement dépourvue d’humanité. Cette partie de Kreuzberg, d’ordinaire si pleine de monde, me fit un effet particulièrement lugubre, les immeubles monumentaux paraissant sans gloire et ternis dans la lumière livide des réverbères. Au bout Mariannenplatz était engloutie dans une trouée noire informe. C’était par là que Bogosse était reparti, vers ses amis que j'imaginais loyaux et de longue date. Après m'être arrêté dans un bar dans l'attente d’une heure plus avancée pour me produire à la soirée, je regagnais lentement la rive nord. Le froid se faisait de plus en plus cinglant et dans la nuit la traversée du fleuve semblait interminable. On ne voyait plus rien de l'autre côté, tout avait basculé dans la catatonie d'une nuit morte de début de semaine.

Le bar avait un thème vaguement nautique, une tentative de recréer 'Querelle de Brest' avec bidons rouillés et croûtes de matafs pendues aux murs. Bogosse lui-même, déjà bien imprégné de l’ambiance et flanqué de deux acolytes, n’aurait pas semblé déplacé un soir de cuite sur le port d’Ostende. D’autres têtes connues étaient visibles dans l’assistance agglutinée au bar et il m’apparut vite que loin d’être un soir de révélation et de nouvelles fulgurances tout s’annonçait clairement sous le signe du réchauffé, un lundi où l'on s’était tous un peu forcé car les soirées célébrant notre précieux fétiche étant si rares, il aurait trop coûté de ne pas s'y montrer. J’aurais pu me réjouir de cette compagnie familière, une communauté qui m’aurait été ouverte et m’aurait peut-être même voulu du bien, mais loin de m'enfoncer dans le mystère espéré je me retrouvais dans le déjà complètement advenu, dans l’évidence du fantasme mis à jour, un soir pépère entre habitués qui n’ont plus grand-chose à se prouver. Et pour cause... Déterminé à maintenir mes mythes à bout de bras malgré leur dégradation inéluctable je m’accrochais à Bogosse qui, complètement défait et la paupière lourde, me clamait haut et fort son amour tout en faisant du gringe à un mec assis seul dans un coin, son sourire de killer décoché à tout va de façon étrangement robotique. Je me surpris à croire qu’il pût tout de même y avoir un fond de vérité dans ses divagations, ce qui ne m’empêcha de sombrer toujours un peu plus dans le naufrage qui se dessinait nettement devant moi. Car progressivement la nausée me gagnait, une légère indisposition qui se mua en une envie irrépressible de dégueuler qui dans l’espoir qu’elle passerait d’elle-même me lançait dans les méandres d'une backroom interminable, un enchaînement compliqué de passages étroits où dans une lumière bleutée se trouvaient les derniers irréductibles, certains prostrés à même le sol, comme résignés de la tournure que prenait leur soirée mais encore pleins de l’idée qu’un fétiche comme celui-ci valait la peine d’être vécu. Sur les écrans vissés au plafond passait comme il se devait un porno de 'Citébeur' qui fut salué dans l’assistance par une vague d’approbation satisfaite. J’y croisais Bogosse à plusieurs reprises qui dans ses déclarations toujours plus exaltées se pressait fort contre moi, ne faisant qu’exacerber le malaise. Une fois vérouillé dans les chiottes, un liquide étrangement brun sortit en gerbes continues qui se fracassèrent avec force sur le pourtour de la cuvette. Je pensais que dans mes films favoris les femmes vomissaient aussi souvent et en quantité abondante.

L’air frais de la nuit avait stabilisé le malaise mais le corps menaçait encore de céder, les nausées revenant sporadiquement par bouffées sourdes. J’attendais seul à l’arrêt de tram de Frankfurter Tor et songeais à l’état dans lequel Bogosse se retrouverait le matin venu. Je l’avais laissé au milieu d’un groupe de mecs qu’il disait avoir connus sur le net. Il semblait excité à l’idée de les voir enfin en chair et en os, comme ses stars à lui. Je songeais aussi à toute cette littérature qui avait pris corps autour de sa réalité et me dis que tout cela était justifié, qu’il en était l’égal, que c’est tout ce que je pouvais faire pour le garder vivant, donner sens à notre recontre déjà caduque à l’échelle du temps électronique. Qu’il n’y avait surtout pas à en pâlir. Je restais là presque apaisé, le souci de ne pas me disloquer en pleine rue accaparant toutes mes forces. Le reste de la nuit bascula dans un dérèglement physique rapide. Le corps se vidait de façon alarmante. Je laissais finir le soir sans pouvoir dormir, toujours plus malade, uni à lui dans la même décomposition, me grisant encore à l'aube des quelques mots qui dans le bar à matafs avaient annoncé, avec mon consentement, ma propre trivialisation.

20 December 2008

German Village

"Esteja alerta para as regras dos 3
O que você dá, retornará para você
Essa lição você tem que aprender
Você só ganha o que você merece"

(Portishead, Silence )

 

Sur le parvis de l'Hôtel de Ville le grand marché de Noël s'ébranlait lentement sous la pluie. On ne pouvait imaginer qui par un temps pareil aurait eu envie de monter sur la Grande Roue dont le cœur pulsait comme une grosse araignée en une myriade de lumières multicolores au son d'airs festifs et de valses synthétiques. À y regarder de plus près c'était un véritable village qui y avait été monté derrière une clôture hermétique: un réseau d'allées dont les stands étaient surmontés de façades en trompe-l'œil comme autant de maisons de poupées éclairées de l'intérieur, idylle de lilliputiens dont le plan devait approximativement renvoyer à l'enchevêtrement topographique d'avant-guerre, celui des coupe-gorges de Döblin avant la tabula rasa des années Ulbricht. Les promeneurs qui s'y attardaient malgré le froid semblaient trouver cela très réussi, et d'autant plus que le barrage du Palais de la République n'était plus là pour gâcher l'illusion. Un peu de patience et avec la silhouette du Schloss nous surplombant d'ici quelques années, nous l'aurons retrouvée notre belle Allemagne d'innocence.

Heliogabale en laisse et bâillonné

Ceci est l'histoire de Bogosse. Elle est embryonnaire, vieille de seulement quelques jours. Elle est depuis restée en suspens dans la bruine et les nuits descendues soudainement. Je ne l'aurai vu que deux soirs. Ce dimanche Lab. était inhabituellement vide et les quelques clients, qui étaient venus en tenue régalienne pour le grand après-midi sportif que l'on nous avait promis, semblaient comme abattus et stupéfaits de ce manque d'affluence. Quelques éclats de baise sporadique à différents endroits ne suffisaient à relever une humeur morose et la musique de plus en plus upbeat avait failli à juguler l'hémorragie, un repli vers une autre fête hypothétique où tous les mecs se trouvaient en vérité - un peu comme les bonnes femmes de Hilbig qui subitement disparaissent en masse vers un ailleurs inconnu. En rien dérouté par cela Bogosse se tenait au fond de l'étroite galerie percée de glory holes, occupé à pomper un mec plaqué contre la cloison à l'opposé de lui. Il y mettait beaucoup d'application et semblait très excité par l'attention que je lui portais de mon point d'observation. Il me fit signe d'approcher, me fit asseoir et tout en continuant à s'affairer sur l'autre commença à s'occuper de moi.

Sa voix est jeune et d'un timbre très clair. Nous parlons la même langue bien que provenant de deux pays différents. Nous décrivons ce que nous voyons, les bites qui pendent des ouvertures, ce que nous nous faisons devant ça dans la régression d'une langue ordurière qu'une élégance illusoire et la terreur du déclassement nous ont obligés à mépriser. Ce soir elle est là pour nous et pour nous seuls. Nous la faisons résonner dans la carcasse de l'ancienne centrale électrique qui continue de se vider en une sorte de panique du désir en perdition. Elle nous transforme en quelque chose d'autre, a le pouvoir de nous rapprocher de nos propres mythes. Dans l'obscurité Bogosse me croit à moitié rebeu. Les saloperies que je lui assène le font à ce point kiffer qu'il me cambre le dos et se met à me bouffer longuement le cul, en renifle l'intérieur avec avidité. Les possibilités obscènes du Français sont immenses. Celles de l'Anglais également mais ses sonorités sont bien trop douces pour se prêter au même degré de saleté alors que l'Allemand, à la force expressive idéale, dispose d'un vocabulaire à mon sens trop restreint. Les âpretés de la langue se répercutent sur le corps et le plient à leur logique. Dans la cellule jonchée de capottes pleines et baignant dans une lumière verte tombant du plafond, je lui enfourne mes chaussettes pourraves dans la gueule et le bâillonne avec les siennes. Les histoires de cul que j'improvise pour lui amplifient notre obscénité commune et produisent comme un effet de réverbération en boucle. Au plus fort de l'action dont j'ai fait de lui le héros il me fixe d'un air doux qui me bouleverse et à mes ordres gicle sur moi de quelques jets secs.

Weihnachtsmarkt, Alexanderplatz

Il m'appelle aussi Bogosse, mais pour moi un bogosse ce n'est pas ça. Eux revenaient de Paris par le train du matin, fourbus, désorientés et heureux, encore auréolés de la nuit passée. Il m'est aussi pourtant arrivé de remonter l'avenue de la gare dans la même euphorie et il se trouvait toujours de la musique pour accompagner ces retours. Tout comme maintenant au milieu des marchés de l'Alex, elle s'engouffre dans l'entaille laissée en moi par Bogosse. De la place, encombrée d'un fatras de huttes en faux colombage, on ne voit quasiment plus rien. Les foules compactes se pressent aux échoppes offrant toutes les mêmes produits traditionnels des terroirs allemands. Malgré la pluie glaciale ça ne désemplit pas sur le tarmac luisant. Je suis exténué d'avoir tant bu avec Bogosse. Dans le Ringbahn je sens le corps lâcher prise, s'affaisser sur la banquette dans un abandon salutaire, une ouverture à tout qui n'arrivent que dans ces instants d'extrême émotivité, quand un peu du monde ordinaire a été retourné par surprise. Je m'aime dans ce corps ainsi offert... Il y eut à différents moments de ma vie des sourires, larges et radieux, légèrement atemporels dans leur jeunesse à jamais prise dans l'ambre d'une mémoire mythique. Celui de Billy Fury sur la pochette de Last Night I dreamt..., ceux de mes amis de jeunesse, celui d'un Garçon stupide vu à Paris un après-midi il y a quelques années. Un sourire qui flotte au-dessus de moi et que je ne peux que contempler dans son éloignement irréversible, d'autant plus rayonnant qu'il est déjà perdu. Bogosse me sourit exactement comme ça. Il voudrait que je lui boxe la gueule en règle. Je lui dit que je ne pourrais jamais.

03 December 2008

Composition Simultanéiste #1

Kirche am Südstern

Ils n’avaient pas perdu de temps. Dès la fermeture de Tempelhof suivant la réorganisation de la desserte aérienne de Berlin, les petites veilleuses couronnant les églises de Kreuzberg se sont immédiatement éteintes. En une nuit le ciel s’est vidé des constellations rouges encerclant l’immense faisceau de lumière blanche qui balayait l’horizon depuis la tour de contrôle, l’une des premières choses que l’on apercevait des airs à l’approche de la ville. Dramaturgie issue des excès de l’histoire qui n’a pas résisté au processus de rationalisation visant à intégrer la capitale au concert des grandes métropoles mondiales. Tempelhof était une aberration d’un autre temps comme le Palais de la République - dont la destruction est depuis hier complète - et en contemplant les flèches maintenant à peine visibles dans la nuit bruineuse je me demandais combien de deuils j’allais encore devoir endurer dans une ville que l’on cherchait systématiquement à pétrifier dans le dogme mortifère et incontesté de sa Kritische Rekonstruktion... C’était l’été. Je me rendais toujours à T. par la même route, Bergmannstrasse puis Südstern pour déboucher sur Urbannstrasse, comme un rituel qu’il me plaisait de répéter dans l’anticipation de mon arrivée. Illuminé de façon aussi féérique le ciel était agité de cette même tension électrique et participait à la montée du désir qui devait mener à mon dénudement complet parmi les hommes. C’était le premier été du corps, un été brûlant, celui de sa reconnaissance et de son dévoilement. Les églises rutilaient comme des objets fantastiques sur les places et aux carrefours, les lumières rouges enchâssées dans les arches de brique comme autant de petites bougies vacillantes leur donnant l’aspect de tabernacles géants. Elles en étaient comme transfigurées et tard dans la nuit, quand les illuminations avaient cessé et que l’alcool me rendait fou d’excitation, il ne restait plus qu’elles et le grand faisceau blanc qui continuait de tournoyer silencieusement selon un rythme imperturbable.

Il restait un peu de temps avant notre rendez-vous et j’avais décidé de me rendre à Neukölln à pied en passant par ces mêmes rues. Il était encore tôt dans la soirée et malgré cela la Bergmannstrasse était quasi déserte. L’air était saturé d’une humidité dense qui rendait le pavé glissant. Je m’étais habillé comme il l'aimait. Il m’avait même complimenté le premier soir sur mes airs de petit prole et je pensais renouveler le miracle en ne changeant que la couleur de mon Fred Perry pour introduire un élément de variété. L’étoffe de mon bas de survêtement était très légère et ne portant rien dessous je me sentais suinter le cul de partout. Il aurait suffit de le baisser d’un coup sec pour faire de moi n’importe quoi, dans une arrière-cour, dans les fourrés de Hasenheide qui défilait interminablement devant moi, rendu totalement opaque par la nuit. Le petit corps de poids plume s’acheminait mécaniquement vers une échéance inéluctable dont il savait qu'il devait ressortir transformé. C’était une nuit d’intense désorientation, comme à Londres des années plus tôt, lorsque le week-end je longeais les tunnels de chemins de fer vers des hommes hypothétiques et inlocalisables pour qu’ils disposent de ce corps si fragile, si bien formé, dont la seule place espérée était entre leurs mains. Des nuits aux abois où dans le noir les rues semblent se succéder dans une invariabilité irréelle. Descendant Karl-Marx-Strasse jusqu’à la grande mairie illuminée de mille feux je me sentais m’anesthésier et, évacué de tout sentiment, y compris de la peur qui semblait aussi dérisoire que tout le reste, me sentais flotter, transporté et décérébré, vers l’immeuble délabré et crasseux qui ne semblait qu’en partie habité. Dans le couloir d’entrée les murs à moulures luisaient d’une couleur d’huile dans la lumière crue d’une loupiote.

En ouvrant il est conforme à ce qu’il a annoncé: son jean serré et retroussé sur ses rangers couvertes de la boue de sa journée sur le chantier. La boue n’a aucun goût particulier, à peine une consistance dans la bouche, totalement fade et si friable qu’elle fond immédiatement sur la langue. Les choses commencent très vite dans l’appartement désordonné et faiblement éclairé. Rien n’est discuté au préalable et il me fait devenir ce pour quoi je suis venu, ce qui me plaît de lui présenter: un petit prole à prendre, son corps à défaire, à fouler, à marquer. Il me présente ses bottes à bouts coqués sous tous les angles, m’écrase le visage de ses semelles dentelées, me les donne à lécher tout en s'échauffant la queue sur moi, très épaisse bien qu'il ne bande encore qu’à moitié. Lui aussi porte un cockring de cuir, bien plus classe que le mien, je trouve qu’il lui enserre les couilles avec plus de distinction. En fait il est convaincant à tous égards, une aisance dans le mouvement et l’allure qui me laissent penser que cela lui est venu naturellement, que rien en lui n’a jamais fait l’objet d’un quelconque apprentissage. Il me semble tout contrôler magistralement alors que mon corps peut à tout moment connaître la déroute, ne plus répondre, me trahir par ses défaillances trop visibles. Pourtant il est de presque dix ans mon cadet. Je me demande quelle vie il a dû avoir pour connaître ça, cette facilité avec tout. Mon corps est gardé dans une distance permanente et tout contact ne se fera plus que par les pieds. C’est comme s’il ne voulait rien en savoir, seul le type de chaussures que je porte ayant fait l’objet d’une demande expresse. Il dispose d’une collection impressionnante de sneakers, exposés tels des trophées sur des étagères dominant toute la pièce. L’ordre de présentation des paires est déterminé par leur marque et leur modèle, la partie centrale étant entièrement occupée par les plus désirables de la hiérarchie: des Nike TNs de couleurs et textures différentes, impeccablement alignées.

Une fois les rangers récurées je suis invité à en choisir une paire pour la suite de la séance. Je manifeste mon appréciation d’une telle colllection, musarde, prends le temps d’en renifler ostensiblement quelques unes avant de me prononcer sur celles à honorer. Ce sont généralement des blanches car la crasse y est plus visible. Il les lace devant moi, le fait avec une précision nonchalante, les laisse toutefois un peu lâches de façon à ce que je puisse les lui ôter à mon gré et en humer l’intérieur. L’odeur y est forte et ses chaussettes ont manifestement été portées depuis un certain temps. L’idée me vient qu’il a fait ça uniquement pour moi, ces quelques jours, en vue de moi et de ce soir. Il me surplombe de toute sa hauteur. Il est immense. Il s’est déculotté et continue de se branler hors de ma vue. Le cul est ferme et rebondi. C’est alors que le piétinement commence véritablement, comme la dernière fois d'abord avec retenue, puis de façon de plus en plus insistante. Je me demande comment mon corps pourra résister à une telle douleur, le poids entier d’un homme de cette carrure. Mon dos s’avère suffisamment robuste pour encaisser le choc, la pression croissante, la peur de voir le corps se désintégrer dans un affaissement organique généralisé. Je suis tout entier tendu dans ce seul effort, faire en sorte que le dos ne cède pas. Il saute à pieds joints comme il le ferait sur le capot d’une vieille bagnole à la casse. Mes cris l’encouragent à poursuivre avec une détermination accrue. Je m’aime dans ces hurlements. Ce sont les cri d’un mec qui prend son pied, qui est sorti de l’informe d’un désir indifférencié, un homme pleinement devenu tel et qui réclame le plaisir qui lui est dû. La voix est stupéfiante de puissance, inconnue dans son timbre rauque, et résonne aussi fort qu’elle le peut dans tout l’espace de la chambre. Les coups continuent de pleuvoir, orchestrés dans un crescendo parfaitement maîtrisé, sur toute la largeur du dos d’abord, puis les épaules et le cou à la naissance des vertèbres. La pression du pied sur l’arrière de la tête est insoutenable, l’occiput pourrait être défoncé. Je sais pourtant confusément qu’il connait ses limites et qu'il n'y a rien à craindre. Je relève les bras et me protège le crâne dans une position de recroquevillement infantile. Je ne sais pas encore à quoi je commence à ressembler devant lui, les constellations de coups, les sillons dessinés par les semelles, les traînées indéfinies, les oreilles déjà ecchymosées. C’est mon corps de petit boxeur, de prole, adorable, qu’il voit comme ça. Il sera laissé ainsi, dans l’éclatement catastrophique de son espace interne, démembré, reconfiguré, on ne le touchera plus de toute la nuit.

Boddinstrasse, Neukölln

SKS - Sanierungsgebiet Kreuzberg-Süd

Le long du Landwehrkanal la lumière était terne et immobile. Les rémanences de la veille m’avaient fait sortir, un vague projet photographique devant aider à donner un peu de consistance à une journée que je pressentais difficile. Le corps était le même dans ce soir identique au précécent, celui qui avait servi au plaisir d’un homme que j’avais autorisé à faire 'ça'. Il n’avait pas réintégré son espace propre et c’était comme si dans sa perte de densité, criblé de partout, il se laissait engouffrer avec plus de facilité, la lumière, les compositions gigantesques sur les murs aveugles, le sentiment aigu d’être dans cette ville et d’y être indissolublement lié, comme un surcroît d’être qui déborderait incontrôlablement et ne pourrait se stabiliser en une forme fixe. La nuit était anormalement lente à venir. Je tournais dans les rues dans son attente, non loin de l’appartement. Était-il déjà rentré du chantier, terrassé de fatigue sur son lit, encore plein de notre histoire ou bien déjà très loin? Sur Böckhstrasse les cafés étaient pleins et j’attendais confusément sur le trottoir qu’une table se libère. L’air hagard je regardais des groupes d’amis attablés, des rendez-vous agréables de fin d’après-midi, une normalité insouciante, les chairs retournées, le coeur à la limite de l’effondrement. Ne parvenant à trouver un espace où me réchauffer je m’arrêtai au bord de l’eau, incapable de poursuivre ma route, dans un état de perdition, d’ouverture maximale mais aussi de calme intense. Le long du canal la nuit me couvrait dans les sous-bois. La masse gigantesque du complexe d’habitation aux empilements géométriques brillait de centaines de lumières colorées à travers les arbres décharnés. Il n’y avait plus à avoir peur dans les fourrés, à leur passage, cela semblait dérisoire, la légèreté induite par l’épuisement empêchait que de tels sentiments ne se déclarent. Je m'exposais longuement dans les allées désertes, sur les terre-pleins, les passages entre les blocs d’immeubles. La caméra était par moments très instable et l'on finissait par ne plus rien discerner du monde concret: juste des vortex de lumières au néon, écorchures multicolores et dynamiques de la surface visible où tout était absorbé dans l’indifférenciation, mon corps vacillant, ceux des jeunes hommes que j'imaginais entrevoir au loin, s’approchant, très beaux. Forcément très beaux.

04 September 2008

Senteurs d'Été

Sniffeur de TNs, Beelitz, Brandenburg

Le train est plein de bidasses rentrant en permisssion pour le week-end. Peut-être sont-ils tous affectés à la même caserne dans le nord du pays. Certains ont gardé leur uniforme, mais les civils sont de toute façon vêtus de façon presque identique: t-shirt sombre, jeans et sneakers. Ils ne semblent pourtant pas se connaître car aucune conversation n’a lieu. Ils regardent le paysage défiler, écouteurs dans les oreilles ou occupés à pianoter sur leurs portables. Sans doute est-ce un complexe militaire immense abritant de nombreuses divisions, ce qui expliquerait ce manque apparent de solidarité entre conscrits. Je les regarde de l’autre côté de la travée, je suis très près d’eux. Ils ont quelque chose de presque étrange dans le calme de leur inexpressivité, leur silence. Parfois ils ferment les yeux et, la tête renversée, se laissent aller à leurs pensées ou porter par la musique. Ils sont beaux. Il n’y a pas longtemps que leurs corps sont ainsi, massifs et musculeux. Ils sont sortis de l’enfance il n’y a que quelques années et la transformation a dû être stupéfiante. Maintenant ils doivent pleinement jouir de ça, de se voir ainsi, au début de tout, des corps prêts à lancer leur puissance sur le monde. À l’issue du voyage et sans doute après un autre trajet en train, ils retrouveront les leurs pour un week-end d'abandon. J’envie ce qu’ils vont trouver, la simplicité domestique, la somnolence des après-midis gris. Peut-être y aura-t-il aussi une copine à voir, qui aura longtemps attendu de toucher ce corps, de s’en emparer, de le faire sien. Car ce sont des corps à filles, qui se donnent à elles et à elles seules. Ces corps de grands gaillards, obscurcis de zones vagues et inexplorées, cette géographie lacunaire, comment parviennent-elles à les faire jouir entièrement? Dans l’assoupissement leurs bouches s’entrouvrent. Ils ont la langueur provoquante des jeunes mecs de Bisky, les joues dégoulinantes de foutre, invitant à ce qu'on vienne à nouveau y gicler. Ils en ont l’âge, la morgue d’hommes déjà réalisés, la perversité de petits salauds.

Un scandale mineur a précisément mis en cause Norbert Bisky cet été lorsque l’artiste russe réfugié aux États-Unis Slava Mogutin l’accusa par blog interposé de plagiat. Le 'Bootlicker' de Bisky serait en effet dérivé d’une photo de 2003 intitulée 'Skull-Licker' - deux skins couchés au sol dans un scénario sub-dom d'une tension et d'une simplicité émouvantes. Seraient également concernés selon Mogutin 'Sneaker Pig (Jared)' et 'Sneaker Sniffer', dont le célèbre 'Riecher' serait apparemment dérivé. Il y a effectivement deux ou trois scènes de sniffage dans le recueil de photographies 'Lost Boys’, mais aucun à mon sens qui puisse laisser induire la copie pure et simple. Aucune suite judiciaire ne semble être engagée mais le rappel à l’ordre en forme de boutade de Mogutin est assez salée... Icône d'une frontalité très imposante, mutine et inconséquente, 'Riecher' eut pour moi lors de la dernière grande exposition du peintre à Berlin l'effet cataclysmique de l'éveil au fétiche. Depuis il m'est apparu que ses admirateurs étaient nombreux dans cette ville et j'en rencontre parfois l'après-midi. En leur compagnie les rues reprennent une certaine légèreté, pleines d'une vie fourmillante où se laissent dire des histoires de désir, dont la force se ré-énonce à chaque rencontre et acquiert la puissance de l'idée fixe. Nous marchons dans toute la ville et entremêlons des considérations sur tout et n'importe quoi dans l'ahurissement amusé de ce qui nous amène là: une sorte de reconnaissance implicite que la conversation peut à tout moment nous faire glisser dans une excitation purement sexuelle. Dans les bars où nous finissons à la tombée du jour nous devenons sous l'effet grandissant de l'alcool les fils de 'Riecher', idole tutélaire de tous nos tâtonnements et tentatives de réalisation. Alors le langage se défait et devient obscène. Nous nous parlons une langue proprement pornographique, expurgée des artifices du politiquement correct, âpre et régressive, par laquelle je me sens face à eux lentement devenir méconnaissable.

Photo: Kael T Block, Beelitz, 2009

16 July 2008

Le Nikeur Masqué

Il y a des scènes qui, tant elles semblent indépassables, ont force d’archétypes dans la vénération époustouflée qu’elles inspirent. Le bal masqué ouvrant le Judex de Franju en fait partie. Du film je n’ai qu’un souvenir vague de cambriolages nocturnes en banlieue avec les chiens hurlant au loin, d’une scène rocambolesque en ambulance avec une Édith Scob plus évanescente que jamais, de bonnes sœurs en cornette sautillant dans la campagne… Mais le bal surpasse tout dans la terreur froide que déclenche la montée de la caméra le long de la silhouette hiératique du magicien pour finir sur la tête de coq au regard vide, pendant que les ombres des hôtes tournoient sur le mur d’un vestibule monumental. Ceux-ci, dans la simplicité d'un onirisme inouï, portent tous des loups et masques d’oiseaux, du gros canard joufflu de la jeune femme à la colombe aux têtes de cygnes noirs des deux hommes observant la scène, alors que la lenteur mortelle de la valse évoque l’atmosphère raréfiée de Marienbad et la magnificence de la réception le monde étincelant du Madame de… d’Ophüls. Et aussi sans doute la nostalgie d’une distinction révolue, maintenant impensable dans la vulgarité d’un monde universellement nivelé par le bas. On imagine celle-ci alors bien mieux circonscrite et identifiable à une époque non encore gagnée par une commodification globale des choses, des corps et des idées. Était-ce parce que cette dégradation était encore partielle que raffinement et sophistication pouvaient encore réellement exister? Ou bien la vulgarité est-elle consubstantielle à l’ordre culturel, économique et politique qui est le notre depuis des lustres au point de tout systématiquement dénaturer a priori?

La cagoule de latex trouve son équivalent dans l'imagerie fantasmagorique du bal. D’ailleurs Judex n’est-il pas l’hommage de Franju au Fantômas de Feuillade qu’il rêvait d’adapter? Comme le héros masqué il possède un côté fantastique et menaçant tout en gardant un aspect comique de cartoon. Les mises en scène ludiques du masque élargissent l’ordre du possible et font appel à un répertoire érotique ultra-codifié dont l’impact visuel repose sur l’abolition radicale de toute individualité. Est-ce cette abstraction du corps à la merci de ses partenaires qui engendre des scénarios toujours plus poussés? Le retrait derrière le masque et l’anonymat total qu’il assure sont-ils les conditions de son abandon et les catalystes de jeux multiples où se superposent les registres - classiques du SM gay (le pied qui écrase, la pisse dans la gueule, les odeurs corporelles), éléments esthétiques trash (le grotesque outrancier des lutteurs de catch), dramatisation des fantasmes liés à la classe sociale (tenue prole, Fantômas comme chef des Apaches)? Ou bien n’est-il question là que d’une sorte de fausse conscience, d’une mascarade convenue générée par le pouvoir de suggestion d’une simple commodité dont on espère en vain saisir le pouvoir magique, de rêves illusoires de révélation, d’un niveau d’aliénation supplémentaire dans ce qui passe pour une répétition rituelle de scénarios primordiaux - mais écrits par d’autres? Finalement la banalité de tels désirs ne peut-elle pas au contraire être revendiquée et pleinement assumée, une reconnaissance de l’ultime fadeur de la réalité et de son inévitable trivialité?

 

Gummimaske

Des objets inertes dans leur matérialité grossière mais investis d'une puissance fantasmatique qui déstabilise les normes de genre admises - ce qui se paie au prix fort: au moment crucial de La Pianiste de Michael Haneke, Erika sort de dessous son lit de jeune fille une boîte pleine d’accessoires érotiques sous le regard horrifié de son soupirant. Une simple boîte à chaussures qui, au lieu de journaux intimes et lettres accumulées d'une vie, regorge de godes, cordelettes et autres cagoules de latex. C’est une scène magistrale de retenue, peut-être la plus troublante jamais jouée par Huppert. La plus déchirante de vérité aussi. Impassible au bord du gouffre qu’elle vient elle-même d’ouvrir, son sourire sibyllin légèrement tremblant, chemisier sage couleur pêche sur papier peint beige rébarbatif d’intérieur tue-l’amour/sue-la-mort où la mère démente rôde derrière chaque porte. Erika est d’une actualité redoutable. Elle revient dans des moments d’extrême tension intérieure où l’on se dit qu’on aimerait être elle, exactement elle, dans son équilibre des derniers instants, alors que tout dans son univers froid et ordonné va doucement se casser la gueule. Juste au moment où elle sort sa boîte de Pandore, là où elle perd définitivement le contrôle, là où on la juge sans appel comme une malade du cul dont on peut venir abuser à sa guise. Jusqu’alors tenu à distance dans la précision mécanique de la musique, le désir se déverse de partout avant que l’impeccable ordre des convenances sociétales ne soit réétabli par l’amant dans l’auto-annulation finale.

Tout d’abord je n’avais pas fait le rapprochement, puis j’ai commencé à me souvenir. Le petit mec en cagoule de latex que je voyais là sur l’écran, poignets et chevilles menottés, en bomber et pantalon de survêt’ baissé à mi-cul, béant et offert sur le carrelage blanc de son appartement, était bien celui de l’autre après-midi où dans le soleil j’avais descendu la Friedenstrasse une bouteille à la main. À partir de la troisième bière je commençais à me trouver bandant et me demandais si dans mon uniforme de prole je réussirais à passer inaperçu dans Marzahn. Lui portait un short de boxer de soie bleu-ciel et des chaussettes de foot blanches. Tout sentait le neuf et le léchage de pieds qui s’ensuivit fut aussi bref que formel. Mais à la vue de la cagoule un peu plus tard quelque chose d’autrement plus vertigineux commença à émerger. Je le trouvais beau, sa tête parfaitement ovale sous la membrane brillante et tendue du caoutchouc noir. J’aurais voulu être lui, exactement lui, dans l'élégance du style et la simplicité de la soumission. Il se serait dédoublé tel quel et je serait devenu ça, prêt à ouvrir ma boîte d’Erika et à me faire à mon tour photographier, donner ça à voir et me retrancher dans le calme du masque. La paix doit y être suprême. Rien ne s’y voit, même pas la peur, ou le doute, la trahison de ses propres insuffisances. On doit même pouvoir leur sourire.

Il est troublant de les savoir si proches. Schönhauser Allee semble former un réseau extrêmement dense, un champ de virulence érotique au pouvoir d’attraction énorme. Il m’arrive de longer Erich-Weinert-Strasse simplement pour y finir, cette grande ouverture où la vie est plus prometteuse qu’ailleurs. Cela se fait les jours de beau temps, au plus profond du creux de l’après-midi, une poche de temps livrée à rien, juste au sentiment de se trouver précisément au fond d’un temps suspendu. Aux ensembles modernistes de l’entre-deux-guerres succède quelque chose de plus morbide, des bâtisses dégoulinantes d’imitations Jugendstil grossières. Elles sont massives et enflent en grandiloquence au fur et a mesure que l’avenue approche. Dans ces résidus temporels qui semblent échapper à toute emprise il devrait être possible de pénétrer partout, de jouir de corps et de repartir dans une légèreté égale. Sur l’écran, empilés les uns sur les autres, ils viennent de là et se ressemblent tous beaucoup. Comme si un fantasme collectif s’était soudain abattu sur le quartier et prenait de jour en jour toujours plus d’ampleur. La fétichisation des jeunes proles qui vont et viennent dans les rues, leur inconscience totale du désir dont ils sont l’objet, l'élan irrésistible de se fondre en eux et de savoir de quoi leur intimité est faite. Le renversement du corps et le début d'une possible multiplicité.

16 August 2007

Ces Corps vils

English version

"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone
situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord."

(Robert Musil, L'Homme sans Qualités)

 

1. Köztársaság tér

Köztársaság tér, Budapest

Dans le hall sombre des voix radiophoniques viennent des appartements. C'est un flux continu de nouvelles énoncées dans un timbre nasillard et légèrement surrané, des voix que l'on dirait d'état d'urgence et qui débiteraient en boucle les mêmes instructions à suivre en cas d'attaque imminente. Je m'arrête souvent pour les écouter. Provenant d'un endroit mystérieux de la ville elles résonent dans la cage d'escalier où l'on ne croise âme qui vive, émission ininterrompue de voix monotones dans un fouillis astral d'interférences et de signaux qui finissent par occuper toute la bande sonore comme dans Le Vent d'Est de Godard, ce film de guérilla d'après le cataclysme. Le soir cependant c'est une atmosphère un peu différente qui gagne l'immeuble. La télévision déverse dans les étages les jingles tonitruants de quiz shows et autres attrape-couillons qui sévissent dans n'importe quel autre pays du monde. Derrière les portes closes c’est à n’en pas douter le même mélange d’abrutissement et de renoncement dans un affalement généralisé. L'ascenseur est un ancien modèle à battants en bois qu'il faut en hâte refermer derrière soi pour pouvoir décoller. En se mettant en marche il émet un vrombissement de vieille machinerie qui est identique à celui qu'on entend en arrière-fond dans certaines scènes de Repulsion. Dans le bloc victorien de Kensington les départs d'ascenseur signalent les affaissements psychiques d'une Deneuve piégée dans sa chambre à cauchemards et attendant l'irruption du prochain homme. Cet immeuble, la percée la plus spectaculaire du Bauhaus à Budapest, semble se prêter avec ses couloirs et paliers déserts à de tels confinements.

 

2. Király Gyógyfürdő

Le Király est l'un des quelques bains publics datant de l'occupation ottomane du XVIème siècle. Bien qu'étant largement intact dans sa structure originelle il se distingue aussi par les transformations menés à l'époque communiste, des mosaïques monochromes et fonctionnelles à la tuyauterie branlante qui lui donnent l'air de flotter dans une dimension spatio-temporelle autre, impression renforcée par la lumière quasi exraterrestre qui tombe des coupoles. Il y a quelque temps l'établissement fut l'épicentre d'une déflagration médiatique qui secoua la nation. Un journaliste avait réussi à introduire une caméra dans l'enceinte et en était reparti avec un butin explosif, car comme d'habitude au Király les jours mâles, on s'en donnait a cœur joie dans les bassins. Le reportage fut diffusé au journal du soir et souleva dans l’opinion une vague d'indignation sans précédent. Comment se faisait-il qu'un établissement de détente public financé par le contribuable profite à une minorité de pervers? Le tollé fut tel que les bains prirent d'eux-mêmes les mesures nécessaires afin de devancer les autorités et éviter leur fermeture pour outrage aux bonnes mœurs. C'est ainsi que fut introduite une espèce de tablier destiné à couvrir le sexe des clients mais laissant l'arrière curieusement ouvert à tous les dangers. En plus d'être ridicule et très désagréable à porter une fois mouillé, il présente de par sa couleur chair la particularité de 'gommer' les parties incriminées et de se fondre avec le reste du corps, ce qui donne à tous l'apparence d'androïdes emasculés comme ces mannequins à poil en attente de vêtements dans les vitrines des grand magasins. C'est aussi un peu l'équivalent du floutage à la télé où on laisse croire que la réalité technologiquement occultée n'existe plus. Donc ces hommes devaient être repris en main par la collectivité de par l'usage déviant qu'ils faisaient de leurs bites. Que cela arrivât par le biais d'un spectacle télévisé aussi manipulateur que putassier - car nul doute ici que l’on misait à fond sur les instincts réactionnaires de la population - ajoute a l'ampleur cataclysmique de l'événement, car loin d'être le fait de quelques fondamentalistes religieux ou autres organisations de protection de la famille c'était bien l'ensemble du corps social qui, dans un acte simultané de voyeurisme, s'unissait unanimement dans la condamnation de ces hommes. Le Király, de petite rotonde incendiée de lumière dorée, était devenu le théâtre amer où s'exerçait le droit de regard le plus exorbitant, le rappel à l’ordre d'hommes adultes infantilisés et diminués dans l’exposition publique de leur vice. À la fermeture des bains - c’est-à-dire très tôt pour un soir d'été - certains clients devaient se diriger vers les gares pour réintégrer les quartiers périphériques où ils passeraient le reste de la soirée. Après ces quelques heures d’un plaisir désormais de plus en plus incertain que l’obsession collective pour tout ce qui de près ou de loin touche à l'homosexualité à réussi à infiltrer et dénaturer, il ne restait qu’un soir arrivé prématurément, le souvenir de ce qui aurait pu même de façon infime transfigurer le jour, une nuit à attendre dans les appartements noirs et silencieux loin du joyau de Budapest, à continuer de vivre dans la négation sans appel de son désir par une société hostile.

Kőbánya-Kispest Metro

Köztársaság tér

 

3. Keleti Pályaudvar

Budapest-Keleti Pályaudvar

Il y a trois ans, au moment de quitter Budapest pour l’Allemagne, j’avais remarqué une photo glissée dans l’un des casiers des consignes automatiques. C’était le polaroïd d’un jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de quinze ans. Celui-ci se tenait droit dans une chambre à coucher à peine meublée, le crâne ras et ne portant qu’un short rouge très court et moulant. Son corps avait encore une gracilité infantile alors que la posture séductrice et pleine d'une assurance étrange était celle d’un petit balèze exhibant ses muscles. J’ai laissé l’image à sa place, les raisons de sa présence dans un tel endroit m'étant totalement inconnues. C’était un samedi aux alentours de minuit. La gare était pleine de monde, de voyageurs comme de fêtards rentrant chez eux loin dans les grands ensembles de Kispest ou Köbánya. C’était sans doute là, dans l’un des bâtiments lépreux hérités du communisme, que la chambre devait se trouver, celle où ce garçon avait grandi et se laissait photographier par des inconnus dans la conscience croissante du plaisir à tirer de ce corps. Il paraît que les bains sont devenus inabordables pour les jeunes prostitués qui y batifolaient en compagnie de leurs clients âgés, et autour de la statue de Petöfi  la promenade des bords du Danube n’est plus fréquentée par grand-monde au coucher du soleil, si ce n'est par de jeunes roumains qui ont pris la relève. L’occultation et la périphérisation du désir dans des chambres closes et invisibles semblent opérer de façon croissante dans la ville en pleine mutation.

 

4. Rudas Gyógyfürdő

Après des années de fermeture pour cause de rénovation et d'excavations archéologiques le Rudas a récemment été restitué au public dans sa nouvelle incarnation rutilante, son complexe monumental de bains ayant été augmenté d’un ensemble labyrinthique de saunas, de salles de massages et autres prestations médicinales ultra-pointues. Même si sa lumière filtrant du dôme incrusté de fragments colorés est tout aussi irréelle et si l’édifice est structurellement le plus achevé de tous les bains ottomans que compte Budapest, le Rudas, à cause précisément de sa taille, manque de l’intimité et de la simplicité légèrement délabrée qui rendent le Király unique dans son atmosphère d'entre deux mondes. En fin d’après-midi l’endroit ne désemplissait pas, les groupes d’hommes, dotés du même tablier cache-misère réglementaire (certains très soucieux de leur intégrité en disposant même un deuxième à l’arrière), évoluant d’un bassin à l’autre. Avec M. nous avions décidé d’en profiter encore un peu avant de partir. Nous tenant côte-à-côte dans un coin du grand bain octogonal nous fûmes soudainement approchés par trois hommes qui, venant du côté opposé, nous encerclèrent et se mîrent à nous agonir d’injures. Dans un long flottement la raison d’un tel déploiement nous resta d'abord incompréhensible mais dans le durcissement du climat dont les bains municipaux semblent actuellement être le théâtre, il devenait clair que leur motivations - sans doute aussi exarcerbées par le fait d’avoir affaire à deux étrangers - étaient purement homophobes. Tout entier investi de sa mission d'extirper du corps social tout élement allogène, le chef de file, un type énorme à la face rougeaude et au cou de bœuf, avait les yeux d’un bleu très clair et hideusement exorbités par la colère. C’est lui qui gueulait sans relâche alors que les deux autres nous tenaient en respect, s’obstinant à user du Hongrois malgré nos tentatives de parler Allemand (qu’il comprenait pourtant), façon de réaffirmer son appartenance fondamentale en nous marginalisant encore plus. Après avoir asséné deux claques à M. qui tentait de rendre tout le monde à la raison, il nous laissa sortir du bassin dans un flot renouvelé de récriminations et l'indifférence générale du reste de l'assistance (ce genre d'incidents est-il donc si fréquent?), le compère du milieu brandissant sa sandale dans un geste vengeur aussi dérisoire que tragique alors que le troisiéme, sans doute le boute-en-train de la bande, mimait de façon obscène tout ce que son imaginaire du sexe entre hommes lui inspirait. La scène me fit penser plus tard aux dernières minutes des Harmonies Werckmeister de Béla Tarr alors que les villageois, rendus déments par les exhortations subversives du Prince, parcourent les rues en hordes et ravagent l’hôpital, passant à tabac et tuant quiconque se trouve sur leur passage. Il y avait en effet quelque chose de profondément archaïque dans cette chaussure levée, un geste venu du fond des siècles, d’exclusions, de meurtres et d'épurations, et dont nous étions maintenant les cibles, nous qui nous targuons de vivre dans une des villes les plus libérales du monde où toute sécurité ne pourrait bien être qu'illusoire. Vu du Pont Élizabeth le Danube immense dévorait l’espace. Des deux côtés les mêmes vues époustouflantes d’une ville adorée que nous ne voulions en aucun cas ternie par la bigoterie de trois braves pères de familles (qui ont ensuite dû aller battre leurs femmes pour célebrer leurs faits d'armes), une détermination que nous affirmions haut et fort malgré la honte qui nous étreignait sourdement l’un et l’autre.

Palatinus Strandfürdő, Margit-Sziget, Budapest

 

5. Millennium City

Millennium City, Budapest

Dans le district industriel de Ferencváros au bord du Danube une entreprise de régénération urbaine audacieuse doit faire entrer Budapest dans la ligue des grandes capitales européennes. Autour d’institutions culturelles de prestige (le Musée Ludwig et l’estomaquant Théâtre National, croulant sous une orgie d’allégories historicisantes et autres pitreries postmodernes) un nouvel ensemble immobilier est en train de prendre forme. Certes, rien de très spectaculaire quand on sait ce qui se fait à Londres ou Moscou, mais tout de même un bouleversement certain dans la texture de ce quartier ouvrier. Le projet, que l’on croirait tout droit sorti d’un catalogue d'urbanisme clés-en-main, présente tout ce qu'un quartier d'affaires contemporain, petit ou grand, se doit d’offrir, des shopping malls aux appartements dits de luxe en passant par l'incontournable casino. C’est le côté Tativille et standard de l'opération qui commence singulièrement à lasser (les panneaux publicitaires montrent les mêmes merveilles transposées de Bucarest à Cracovie). De l’autre côté du fleuve le Rác, autres thermes ottomans jadis très prisés des gays, est reconstruit de fond en comble pour être incorporé à un complexe hôtelier haut de gamme, un de plus dans une ville déterminée à devenir la capitale thermale européenne et attirer la fine fleur surstressée de la haute finance internationale, et ce au prix de la diversité de ses espaces urbains, par l’éradication de ses indésirables dans un processus parallèle de rentabilisation à outrance et de flicage intensif - sexuel ou autre.

Millennium City, Budapest

 

Vile Bodies

"A depression was announced over the Atlantic; it was moving from West to East toward an anticyclone
situated over Russia, and so far showed no signs of avoiding it by swerving to the north."

(Robert Musil, The Man without Qualities)

 

1. Köztársaság tér

Coming from within the flats the voices of radio announcers are drifting off in the dimly lit hall. In its tones Hungarian has an otherworldliness that conjures up vague memories of virtual films. I sometimes sit on the steps to listen to what sounds like a state of emergency news bulletin broadcast from some secret part of town, in which the population is instructed what to do in the event of an impending nuclear attack. After unusually long silences, re-emerging from a void of interferences and bleeps, the same metallic, peremptory voices resume their logorrhoea, maybe delivering the same message all over again. In the evening the atmosphere in the block is slightly jollier, as the happy jingles of quiz shows are taking over across concourses and landings, the same dream of millions to be made and luxury homes mesmerising a captive audience into the same apathy and subservience as anywhere else. The lift is an old model with a double set of doors which must be slammed shut so that the heavy machinery is set in motion. It gives out a muffled, humming noise that strangely evokes the ominous atmosphere in Polanski's Repulsion. Whenever the lift goes another fragment of sanity gives way in Deneuve's ravaged mind, as, trapped in her opulent Kensington mansion block, she awaits the next male intrusion into her chamber of nightmares. Almost bereft of life, even in the communal spaces that were in their modernist ideal supposed to foster unexpected interactions, the Bauhaus block is smothered in the same silence where unknown scenarios are played out behind closed doors.

 

2. Király Gyógyfürdő

Király Gyógyfürdő, Budapest

The Király bathhouse, an architectural gem dating from the Ottoman occupation in the XVIth century, has retained its original structure whilst still bearing the traces of communist-era refurbishments with its monochrome, no-nonsense mosaics and rickety plumbing, an immaterial time-space capsule floating in the most alluring light streaming down from its cupola. A while ago the establishment found itself at the epicentre of a national scandal after a TV reporter had sneaked a camera into the baths and filmed some untoward goings-on between men in the thernal pools. The report was aired on the evening news and sparked off a wave of outrage from many sections of society. For not only was homosexual activity rampant in a public place but it was also doing so at the expense of the innocent, morally irreproachable taxpayer. The indignation was such that the Király, whose very survival depended on public subsidies, took it upon itself to implement drastic measures in order to avert closure. Hence the reappearance of the modesty apron, an ungainly piece of cloth tied around the waist and aimed at concealing male genitals whilst leaving the rear alarmingly exposed to all sorts of dangers. Apart from looking absurd and being deeply unpleasant to wear once wet, it also strangely blends in with people's skin complexion, making everyone resemble emasculated androids like naked dummies in a shop window (which is probably the desired effect), and constitutes the low-tech equivalent to pixelation on television, a make-believe device whereby the blurred offensive bits are supposed never to have existed in the first place. The goal was clear: those men, whose deviant usage of their cocks was so repulsive to the great majority, had to be taken in hand and in the most blatant act of collective voyeurism bore the brunt of society's seemingly unanimous condemnation - for there is little doubt that the news report, in its barefaced attempt at pandering to reactionary instincts, was only intent on stirring up a well orchestrated wave of hatred amongst an audience already prone to the slightest titillation around the subject of homosexuality. The Király's small rotunda, awash with magical light, became an uncertain territory after whose media exposure the most  exorbitant public intrusion required the infantilisation of grown men in the public reviling of their perversion. The baths close relatively early and on a warm summer evening it feels like a sad, premature end to a day full of promises. Some of the clients, finding themselves at a loose end, must then head for the railway stations to return to the peripheral districts and just wait for nightfall after a few hours looking for a pleasure made more and more elusive by public scrutiny and internal policing - with staff actively sniffing around for evidence of misbehaviour and a real potential for violence in the event of someone getting caught. The surrounding areas are plunged into darkness as if uninhabited whilst the memory of Budapest gleams in the far distance, a city closed in on itself and revelling in the mirage of its own show. Nothing remains of a day that could have been transfigured by even the slightest gesture, the briefest contact between bodies. It's dark in the room and all around the blocks where the self-appointed vigilantes of a society oozing contempt from every pore lurk like a pack of demented dogs.

 

3. Keleti Pályaudvar

Three years ago, as I was leaving the city from Keleti Station, I came across a picture slid into the door of a left-luggage locker. It was the polaroid of a young bare chested skinhead boy who didn't look older than fifteen and only wore tight, red shorts whilst standing in front of an unmade bed. What was strange bar the photo's presence in such a place was the sheer, almost defiant confidence of the boy's posture. He was obviously striking a sexy pose for whoever was hiding behind the camera, which was distinctly at odds with his small, hardly pubescent body. I left the picture there, anxious not to disrupt some mysterious arrangement I didn't know the terms of. It was about midnight at Keleti. The terminal was bustling with tourists and revellers waiting for their trains back to the peripheral estates of Kispest or Köbánya. The bedroom was to be found there somewhere in one of the crumbling flats inherited from communist times. Lights were off in most of them and that's where the body, full of the growing awareness of its nascent seduction, was exposed and photographed by strangers. Increasingly geared towards the tourist market the bathhouses are financially out of reach for rent boys who are now conspicuous by their absence. Nor are they anywhere to be seen on the promenade along the Danube where they used to congregate at sunset, save for a few newly arrived Romanian hustlers. I don't know what happened in the intervening years. A sudden hardening of the general climate, the confinement into closed chambers of sexual practices whose proliferation in a rapidly changing city is so feared that they must be forced into invisibility and systematically removed?

Budapest-Nyugati Pályaudvar

 

4. Rudas Gyógyfürdő

After years of closure for renovation and archaeological excavations the Rudas baths have finally reopened to the public, its finely restored Turkish core being complemented with an array of steam rooms, massage parlours and other state-of-the-art 'wellness' facilities. Although the same ethereal light suffuses the building from a multitude of small coloured fragments set in the dome it somehow lacks the slightly dilapidated cosiness of the Király, with its air of floating between two worlds. However the place was packed and groups of men (some of whom were also sporting the regulatory apron at the back in a desperate bid to protect their modesty from unspecified threats) made their way from pool to pool in what must constitute the most monumental Ottoman complex of all. After two hours in the water M. and I decided to soak in the atmosphere a bit longer and as we were standing side-by-side in one corner of the central bath chatting, a group of three men suddenly swam across from the other end and after deftly taking position on all sides set out to yell abuse at us. For a few seconds it wasn't at all clear what had motivated such a deployment of beefy bodies and display of aggression but thinking of the extremely degraded climate that seems to be engulfing Budapest's public baths we realised the homophobic nature of the operation - a punitive expedition probably further justified by the fact that we were also foreigners. Maybe they'd watched telly and been outraged by those pixelated scenes of aquatic wanking so now was their time to shine and cleanse the social body of all alien filth. The leader of the pack, an old fat bloke with a crew cut and a scarily contorted red face had very pale blue eyes that were bloodshot under the effect of uncontrollable fury. He was the most vocal of the three and kept barking at us in Hungarian despite our attempts at reasoning with him in German - a language he did understand - in what was clearly a way to reassert his legitimate belonging to the land whilst marginalising us even further. M., who had the misfortune to stand near him, got slapped in the face twice and it was under a renewed stream of insults that we managed to get out of the pool, with everybody else looking away as we got past (has this kind of intimidation become so frequent and the violence so par for the course for the pools to be taken over by thugs?). One of the assailants, probably the happy chappy of the lot, was miming obscenities with his hand and mouth in what was a very personal rendition of gay sex whilst the third one was brandishing a sandal high in the air, a tragically ludicrous posture that stuck in my mind and conjured up something very archaic, a gesture harking back to centuries of violence, expulsions and inter-ethnic massacres. It later reminded me of the last few minutes in Béla Tarr's Werckmeister Harmonies, as gangs of peasants from a small Hungarian town, egged on by the inflammatory rhetorics of a misshapen dwarf called 'the Prince', embark on a rampage and devastate the local hospital, beating up and killing whoever crosses their path. Seen from the Elizabeth Bridge the river was aglow in the most fantastic light and it was painful to reconcile so much beauty with the violent bigotry of three brave citizens - who probably went on to beat up their wives to celebrate their deeds. The disturbing question of how safe we really are, even in the most liberal cities we pride ourselves so much on living in, started to rear its ugly head. A security that may well be plain illusory.

 

5. Millennium City

Millennium City, Budapest

In the old working-class district of Ferencváros by the river a massive redevelopment programme is underway, which is set to herald a new phase in Budapest's plans to enter the top league of European capitals. Following in the wake of prestige cultural institutions (the Ludwig Museum and the hallucinatory National Theatre, collapsing under the weight of its orgy of historiscist/nationalistic allegories - and much else beside) the self-styled Millennium City, although pretty modest in scale compared to what may be seen in London or Moscow, is ambitious enough to deeply alter the already brutalized texture of the area. Looking at the computerised impressions displayed on placards all around the building site it's hard to repress a sigh of lassitude before the blandly generic quality of yet another office estate that passes itself off as as the city's new face to the world (the developers even boast quasi-identical makeovers of Krakow and Bucarest), a kind of poor rnan's Tativille articulated around the obligatory shopping malls, so-called luxury apartments and this being a project where financial success really has to be seen by all, the ubiquitous casino. Across the river the Rác, once a public bathhouse popular amongst gays, is after years of closure and dilapidation being entirely rebuilt to be incorporated into an upmarket hotel complex, another one in a city hellbent on becoming the 'wellness' capital of Europe and thus attracting the elite of an overworked financial jet set. In the resulting urban homogenization deviance is ruthlessly policed at the borders of a contested space within which the social/sexual other becomes a threat to be eradicated in the name of decency and returns on investments.