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08 March 2015

All the Young (People of Today)

À Berlin, pas une semaine ne se passe sans une discussion sur telle ou telle thématique queer, comme celles régulièrement organisées par le très distingué Institute for Cultural Inquiry, Kulturlabor autoproclamé niché dans le dédale de galeries, de cabinets d'architectes et d'ateliers d'artistes bâti sur le site de l'ancienne brasserie du Pfefferberg. C'est qu'ils font les choses bien à l'ICI - de très beaux locaux surplombant Mitte avec toujours à la fin un pince-fesse avec canapés et vin à volonté, et surtout des intervenants d'envergure internationale. C'est là que j'avais vu David Halperin il y a quelques semaines dans le cadre d'un cycle consacré au désir 'dans sa multiplicité', et le moins qu'on puisse dire c'est qu'il avait su chauffer la salle comme personne, un véritable one-man-show à l'américaine. Contrairement à cet autre soir où j'avais cru devenir fou face à un réseau de trois cerveaux allemands interconnectés dans un flux de conscience continu dont l'issue incertaine devait poser les bases d'une hypothétique réflexion future sur la transgression. Laminé et un instant convaincu d'être le seul à n'y avoir pigé que quick, j'avais fini par m'entretenir avec un jeune anthropologue que j'avais déjà croisé à plusieurs reprises et qui m'avait enfin été présenté par un ami commun. La conversation, très agréable, avait inévitablement tourné autour de nos stars queer préférées, et c'est ainsi que j'appris de sa bouche une chose aussi inattendue qu'improbable: Didier Éribon aurait autrefois dit des choses désobligeantes au sujet de Jasbir Puar, elle-même ancienne invitée de l'institut. Improbable tant il me semblait que tous deux étaient chacun à leur manière profondément imprégnés de la pensée de Foucault, Big Bang conceptuel propulsant leurs réflexions respectives sur des trajectoires aussi personnelles qu'innovatrices. Tout portait à penser que quelqu'un comme Éribon aurait salué l'incroyable tour de force que représente Terrorist Assemblages [1], où l'idée centrale d'homonationalisme dénonce l'instrumentalisation de l'agenda politique LGBT par un Occident présenté comme libéral et champion des droits des minorités sexuelles face à un Orient (islamique) archaïque [2] dans un contexte néo-impérialiste de guerre contre le terrorisme, adressant en cela la question glissante du racisme à l'intérieur de ces communautés. Ceci dit, ce n'est pas cette proximité de pensée qui l'avait empêché d'accuser Halperin (lui aussi sommité sur l'œuvre de Foucault) de plagiat à l'occasion d'une de ces embrouilles dont ce monde raréfié semble coutumier - What do Gay Men want? se serait rendu coupable de quelques emprunts indélicats [3]. En fait, ceci pourrait même expliquer cela.

Une recherche rapide m'apporta la réponse sous la forme d'un article de blog signé Geoffroy de Lagasnerie, jeune philosophe et sociologue très en vue (et incidemment protégé d'Éribon), et dont le titre peu glorieux, 'Simplette s'en va-t-en guerre', en dit long sur l'effarante arrogance de son auteur. Le texte, mal écrit et visiblement torché à la va-vite, s'appuie sur la traduction française du livre de Puar qui venait juste de paraître mais n'en incluait malheureusement que les deux premiers chapitres. S'en serait-il tapé l'intégrale en anglais je ne donne pas cher de sa peau tant Terrorist Assemblages est un ensemble touffu et dense, parfois même à l'excès, pas toujours aisé à suivre dans son cheminement retors mais traversé de visions aux implications vertigineuses. En fait cela ne m'étonne guère de la part des gardiens d'une certaine orthodoxie sociologique qui, sous couvert de radicalité, semblent être restés imperméables aux formations intellectuelles inédites que les courants les plus originaux de la pensée queer ont permis d'élaborer ces dernières années, les rapports sociaux de race restant encore trop largement impensés dans une France postcoloniale toujours aussi rétive à confronter la réalité des discriminations systémiques qui la parcourent. Ce n'est que dans l'articulation intersectionnelle des paramètres de race, de genre et de classe [4] que l'on pourra rendre compte de la généralisation des mécanismes d'oppression et de stigmatisation, et au vu de développements récents dans la société française, il semblerait y avoir urgence. Cela fait quand même plusieurs années que l'on s'émeut de l'apparent glissement à droite de tout un pan d'une 'communauté LGBT' que l'on croyait par définition progressiste et acquise à la gauche (cette question agitant également de plus en plus la nébuleuse queer ici en Allemagne), alors que les lecteurs de Têtu découvrent avec consternation que le Mister Gay pour lequel ils ont voté de tout leur cœur se réclame ouvertement des valeurs du Front National, seul parti à même de le protéger contre l'homophobie naturelle des Arabes, et que l'organisation se révèle aux yeux du pays comme un véritable repère de folles. Plus récemment dans le contexte de l'après-Charlie, la réactivation du fantasme de l''ennemi intérieur' a encore une fois désigné à la suspicion collective une fraction entière de la population - le jeune de banlieue comme figure de l'altérité sexuelle et raciale [5] -, accusée de collusion avec les forces anti-démocratiques dans le but de saper l'unité républicaine. La production de ces corps violents et déviants telle que conceptualisée dans Terrorist Assemblages fait une bonne fois pour toutes voler en éclats l'idée de leur étrangeté fondamentale - c'est-à-dire déconnectée de tout processus politique endogène -, et que loin de constituer un péril incompréhensible venu de nulle part, leur proximité avec nous est troublante [6].

Mais le problème de Jasbir Puar, c'est qu'elle "n'est pas une intellectuelle", elle est tout juste bonne à lancer des imprécations aussi fantaisistes qu'irrationnelles, car ainsi fonctionnent les 'simplettes', les pauv' filles - celles qu'en d'autres temps on aurait appelé 'sorcières'. Ou ne serait-ce pas plutôt, à en juger par la façon expéditive dont le livre est débiné sans autre forme de procès, qu'une femme, non-blanche de surcroît et non affiliée à l'université française ou les Grandes Écoles ait eu l'audace de s'emparer de l'héritage de Foucault - dont Lagasnerie est un spécialiste attitré -, de le disséquer et le reconfigurer de manière radicale pour en faire naître quelque chose de fondamentalement neuf? Ne serait-ce pas après tout qu'une triste affaire de détention privilégiée de savoir où chacun préserve son pré carré et discrédite quiconque est perçu comme une menace pour son propre statut? Cela laisse une impression détestable, une négation de toute générosité et de possibilité d'appropriation, et la déception est d'autant plus vive quand on s'apeçoit qu'Éribon lui-même s'était joint à la curée par le biais de sa page Facebook! Celui-ci, adoubant son vaillant croisé dans son combat contre la 'puarisation de la pensée' (sic), en rajoute une couche en caricaturant grossièrement la thèse d'Homonationalisme sans crainte du ridicule [7]. J'ai une admiration et une reconnaissance profondes envers Didier Éribon, dont le Retour à Reims ne fut pour moi rien d'autre qu'une illumination, mais je n'aime pas que l'on se permette de dire n'importe quoi sur des gens que je considère comme importants. Comme d'ailleurs s'obstiner à invoquer sans problématisation l'existence d'une communauté LGBT monolothique visant un but commun - qu'est-ce qui peut par exemple bien unir une trans* sans papiers en situation de grande précarité à un pédé bourgeois qui, lassé des mollesses de l'UMP, passe au FN?-, à voir dans 'gays' et 'lesbiennes' des catégories homogènes et opaques alors que Puar s'échine à démontrer comment ces entités fictives sont striées de lignes de fractures multiples, et sous quelles conditions le stigmate queer a fini par glisser des 'homosexuels' en tant que groupe générique pour désigner exclusivement les corps racisés et socialement disqualifiés (avec le terroriste comme site paroxystique de la perversité et de la sexualité déviante), dans un système de différenciation entre 'nous' et 'eux' ne reconnaissant d'appartenance à l'État-nation qu'à une minorité blanche intégrée par le consumérisme au projet patriotique/néo-libéral? Et que dire de l'insigne malhonnêteté consistant à lui prêter l'idée absurde que gays et lesbiennes seraient intrinsèquement "nationalistes, colonialistes, impérialistes" et de la taxer dans la foulée d'homophobie? Que l'on adhère ou non à une telle vision globale, on ne peut tout simplement en nier ni l'étendue de champ ni la puissance de feu.

 

WC publics, Blois

Blois, théâtre du coup d'État avorté contre la réaction intellectuelle. J'aime la simplicité sereine de ce parc à la tombée du soir, les désirs bruts et fondamentaux qui s'y expriment dans les effluves de chiottes, la sensation du corps en vertige dans l'attente de la vision, les dessous pas propres de la province française. Loin des gesticulations stériles et des enjeux de statuts déconnectées de la vie, les discours institutionnalisés sans incidence sur l'épaisseur du vécu.

Tout cela n'était que l'avant-goût confidentiel de la bronca qui devait l'été dernier mettre à feu et à sang le petit monde des sciences sociales. À l'initiative de Geoffroy de Lagasnerie et d'Édouard Louis, lui aussi sociologue d'obédience bourdieusiennne qui venait de tirer les larmes à la quasi-totalité de la critique littéraire avec son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule, une violente polémique fut ourdie par voie de presse à l'encontre du philosophe Marcel Gauchet qui devait inaugurer la nouvelle édition des 'Rendez-vous de l'Histoire de Blois' consacrée aux Rebelles. Eux-mêmes insurgés invétérés - certes très mâles, très blancs et bien propres sur eux -, les young guns de la rue d'Ulm, après s'être livrés à une mise en pièces méthodique de leur aîné en dénonçant le caractère 'réactionnaire' d'une pensée "familialiste", "antiféministe" et (là encore) "homophobe", lançaient en protestation un appel au boycott pur et simple de la manifestation. Il faut dire qu'ils avaient été particulièrement enhardis par le soutien inconditionnel de leur mentor, Didier Éribon, qui a dû être fort impressionné de tant de fougue et leur avait déjà bien préparé le terrain, ayant jadis lui-même publié un essai déplorant la mainmise des idéologues néo-conservateurs sur la pensée critique (avec Gauchet en première ligne) et l'escamotage dans cette offensive anti-structuraliste de l'héritage de soixante-huit incarné par Foucault, Deleuze et Bourdieu, au moment où la gauche nouvellement au pouvoir renonçait à ses idéaux avec le premier tournant de la rigueur [8]. Dans la torpeur du mois de juillet on aurait presque cru à un changement soudain de paradigme dans la pensée française tant les attaques furent virulentes et sans relâche, semblant annoncer là une révolution épistémologique imminente. À vrai dire, je n'ai jamais lu Gauchet et ne le lirai probablement jamais (ni le temps ni le désir), mais ça faisait tout de même un peu pitié de voir le pauvre vieux, complètement sonné par l'acharnement des deux 'rebelles' et l'outrance des reproches formulés à son encontre, devoir publier sa propre défense dans Le Monde. À la lumière de ces événements assez peu dignes et un brin ridicules - imagine-t-on, au hasard, Guy Hocquenghem pousser de hauts cris et menacer de faire pipi par terre à la moindre contrariété? Non, il serait venu en personne niquer la baraque -, j'ai commencé à comprendre qu'Édouard Louis, sous ses doux airs d'enfant rêveur, avait tout du killer.

Au départ plein d'excitation pour un livre qui avait embrasé le Landerneau littéraire comme rarement, j'avais lu Eddy Bellegueule au milieu d'une campagne suisse verte et riante sous le soleil. C'est vrai que j'avais commencé par avoir pour le jeune auteur beaucoup d'affection: sa voix chevrotante au micro de France Culture, ses pulls sages en laine des Vosges, et surtout le regard pâle de celui qui en avait déjà trop vu, ayant survécu à l'enfer social pour se hisser par sa seule détermination au sommet de l'élite intellectuelle - un miraculé du lumpenprolétariat parvenu à Normale Sup', le conte rêvé pour les médias. Et puis je me reconnaissais dans son parcours et sa soif d'affranchissement avec la dissidence sexuelle comme élément moteur, dans l'idée a priori pas si idiote que l'université devait avant tout servir à l'émancipation personnelle et contrecarrer du mieux possible les déterminismes d'un ordre social structurellement inégalitaire et discriminatoire - car des cités reléguées de banlieue sud au slum rural où il a grandi, la pauvreté intellectuelle, matérielle, émotionnelle comme sexuelle était bel et bien la même. À la différence notable qu'Édouard Louis, mis en orbite avec succès dans les plus hautes sphères de l'académie, a une carrière brillante d'ores et déjà tracée, alors que mon expérience de l'université (wrong time, wrong place) n'a fait que renforcer ma détestation d'un mépris social qui affleuraient dans les interactions les plus banales. J'ai tout bêtement implosé en vol, déçu et désillusionné face au manque de vision d'une institution confite de conformismes et parée d'un prestige factice, un lieu de distinction idéalisé dont je n'attendais ni plus ni moins qu'une révélation à moi-même, préférant passer mes nuits en boîte et graviter autour de l'embryon de 'scène' gay punko-anarchiste naissante dans le Paris d'alors... La lecture d'Eddy Bellegueule, terminée en très peu de temps, m'a laissé une impression pour le moins ambivalente: la sécheresse de l'écriture dépeignant sans flancher les infinies horreurs d'une violence généralisée, où maladie, folie et agression étaient la norme, semblait adaptée au regard clinique porté sur le milieu familial et les forces sociales à l'œuvre dans la génération de cette brutalité. Mais passé l'effet initial de stupéfaction face à des réalités humaines inavouables dans notre belle république éprise d'égalité et de justice, c'est la frustration qui finit par l'emporter tant les mots semblaient obstinément faire défaut à l'enjeu, planer à la surface des choses sans prendre le temps d'en sonder les aspérités. Prévalait alors le sentiment d'un enchaînement d'occasions manquées, d'une pénurie de littérature pour traiter, raffiner, faire étinceler un matériau de premier ordre. "Ça, ç'aurait été un travail pour Proust", me fit plus tard observer un ami.

Même si le titre de 'roman' lui est apposé, Eddy Bellegueule fait, par le détachement sans grand plaisir ni humour du narrateur, davantage penser à un documentaire sociologique à teneur familiale (où même les noms des protagonistes sont restés inchangés) - du Bourdieu avec toute la smala comme cobayes involontaires. Certaines scènes sont mémorables mais souffrent du même défaut d'envergure, de cet aveuglement au détail qui les aurait littéralement enflammées. Ainsi la première instance de persécution en milieu scolaire où, avec une régularité glaçante, Eddy se soumet de bonne grâce aux humiliations répétées de deux élèves dans une sorte de complicité tacite entre victime et bourreaux. Très peu est dit sur la dynamique perverse qui le rend capable de se prendre d'affection pour ses tourmenteurs, de rechercher leur amour même, tout comme est passée sous silence la douleur quasi physique que produit l'insulte - occurrence bien plus courante -, l'ignoble sentiment de souillure et d'affaissement organique par ailleurs superbement décrits par Éribon dans Retour à Reims [9]. Mais c'est la recréation d'un porno visionné par Eddy et quelques gosses du village - la seule véritable 'séquence cul' du livre - qui a définitivement eu raison de mon enthousiasme. La montée du désir et la désorientation panique qu'il provoque sont là expédiées en quelques pages: les séances de branle devant le film de boule, le dénudement progressif des corps, la vue des bites luisantes, les regards entremêlés sur le plaisir des autres, l'excitation/terreur/répulsion qui en découlent, tout cela s'achève dans une crise de larmes à la Roger Peyrefitte. Puis le rituel de touze régulièrement mis en scène par le groupe d'ados - jusqu'au jour où la mère finit par surprendre ce petit manège et, évidemment fumasse, y met fin -, où l'entrée dans la sexualité, l'emmanchement forcé des corps sont exposés de façon mécanique et presque désincarnée, toute sensorialité évacuée dans une factualité anémique, rien du cataclysme physique et émotionnel que représente la pénétration violente d'un corps enfantin par un autre en état de bander - le détail de la bague au doigt pour tenir 'le rôle de la femme' est fabuleux, mais c'est le seul. De même, dans cet épisode final potentiellement passionnant mais gâché par négligence, où, ayant cru échapper à la stigmatisation dans le milieu supposément protecteur de l'internat, le lycéen est d'emblée désigné à la moquerie des enfants de bonne famille à cause de son survêt de prole offert par la mère, ces 'corps bourgeois' comme incarnations de la hexis bourdieusienne dont là encore on ne saura rien tant l'auteur, dans un effet d'accélération syncopée visant à faire sentir que le destin est pour lui en train de s'emballer, semble avoir hâte d'en finir [10].

Alors que l'ébullition médiatique autour d'Édouard Louis et son histoire extraordinaire ne faisait que s'intensifier, certaines voix ont quelque peu terni cette impeccable unanimité. L'honnêteté de sa démarche littéraire fut mise en cause notamment dans L'Obs qui y voyait une opération délibérée de carnage social et d'humiliation publique sans protection fictionnelle, et le fait est que l'auteur, d'ordinaire si prompt à lancer des cabales contre les caciques de l'intellingentsia, n'apprécie pas du tout de se trouver lui-même livré à la critique. Même s'il s'en est défendu avec véhémence en traitant de 'classiste' quiconque osait questionner ses motivations intimes, il y a quelque chose de discutable dans le fait de donner à voir les dirty secrets des catégories les plus opprimées aux bourgeois, qui pour le coup n'ont pas dû en croire leurs yeux. Car il est difficile de ne pas suspecter là une sorte de délectation voyeuriste des classes dominantes face à la misère, aux vices et à l'ignorance qui ont cours 'dans ces milieux-là', un peu à la manière de ces dames de la haute société victorienne qui allaient se rincer l'œil dans les taudis de l'East End. La question est pourtant centrale: comment rester politiquement loyal à son milieu d'origine tout en aspirant à le dépasser dans la culture et l'élévation personnelle [11]? Qu'aurais-je fait à son âge dans la même situation, moi qui allais jusqu'à me réinventer un passé pour ne pas me dévaluer aux yeux d'une jeunesse parisienne par nature dotée de tous les privilèges? Encore une fois l'enjeu est ici autant littéraire que moral: la mère d'Eddy est réduite à sa condition de simple victime broyée par la violence sociale sous toutes ses formes et ne réussit jamais à transcender ce rôle - on ne lui en donne tout simplement pas le droit, et encore moins la possibilité de se défendre et d'affirmer sa subjectivité. On songe alors à d'autres récits, à ces mères fracassées par la vie et transfigurées par l'écriture: celle, cruelle et aimée, de Duras (ironiquement citée en exergue d'Eddy Bellegueule) qui dans son combat perdu contre les éléments en acquérait une stature surhumaine, ou bien la Nabila d'Abdel-Hafed Benotman, grand écrivain récemment disparu, terrifiante en dévoreuse d'enfant dans ses débordements de folie incestueuse [12]. On ne fait pas de grande littérature en enjambant les cadavres... Alors qu'Édouard Louis s'apprête à venir présenter la traduction allemande de son roman à la Kulturbrauerei (autre brasserie de Prenzlauer Berg convertie en complexe de l'Entertainment, car à Berlin la culture absolue a, on le sait, tout absorbé), je me demande ce que je pourrais bien en apprendre que je ne sache déjà - en garçon bien élevé je ne m'imagine même pas foutre le sbeul pour venger l'honneur de la maman bafouée. C'est pourquoi j'irai ce soir-là me faire un délire alternatif à Kreuzberg, un débat sur le Queer et le Postcolonialisme comme cette ville en offre tout le temps. Il y aura peut-être à boire et à manger dans cette discussion que j'espère inspirée et généreuse, ouverte à une infinités d'hypohèses - et peut-être s'en trouvera-t-il même une, volante et aléatoire, qui fera mouche et me permettra d'envisager les choses autrement. Au-delà des dogmes, des vérités révélées, des accaparations indues de savoir.

 

[1] Jasbir K. Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times (Durham: Duke University Press, 2007). Traduit en français par Maxime Cervulle et Judy Minx sous le titre: Homonationalisme. La Politique queer après le 11 septembre 2001 (Paris: Éditions Amsterdam, 2012).

[2] Sur la lecture occidentalo-centrée de la sexualité dans le monde arabe et l'hégémonie de ces discours: Joseph Massad, Desiring Arabs (Chicago: University of Chicago Press, 2007).

[3] David M. Halperin, What do Gay Men want?: an Essay on Sex, Risk and Subjectivity (Ann Arbor: The University of Michigan Press, 2007).

[4] Le concept d'intersectionnalité, qui en France commence à filtrer de façon plus ou moins heureuse dans les médias mainstream, y a trouvé une crédibilité critique grâce à quelques philosophes et sociologues brillants. Citons en particulier: Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010); Christine Delphy, Classer, dominer: qui sont les "autres"? (Paris: La Fabrique, 2008); Elsa Dorlin, Sexe, Race, Classe, pour une Épistémologie de la Domination (Paris: PUF, 2009); Dider Fassin & Éric Fassin (eds.), De la Question sociale à la Question raciale? (Paris: La Découverte, 2009).

[5] Sur le thème du garçon arabe, objet d'abjection de certaines mouvances féministes, je ne me lasserai jamais de citer: Nacira Guénif-Souilamas & Éric Macé, Les Féministes et le Garçon Arabe (La Tour d'Aigues: Éditions de l'Aube, 2004).

[6] "A la limite, c'est eux qui l'ont fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Si l'on ne tient pas compte de cela, l'événement perd toute dimension symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de supprimer. Or nous savons bien qu'il n'en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est qu'il est là, partout, tel un obscur objet de désir. Sans cette complicité profonde, l'événement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent compter sur cette complicité inavouable." Jean Baudrillard, L'Esprit du Terrorisme (Paris: Galilée, 2002). Cité dans: Puar, op. cit., 40.

[7] Le message in extenso: "A LIRE : SUR LA RHÉTORIQUE HOMOPHOBE DES PSEUDO-RADICAUX. Autrefois, les staliniens accusaient les "homosexuels" d'incarner la décadence bourgeoise, d'être des fascistes et même des nazis. Aujourd'hui, la bourgeoisie universitaire prend la pose de la "radicalité" pour dénoncer de manière simpliste, pour ne pas dire simplette, le mouvement LGBT et accuser les gays et les lesbiennes d'être nationalistes, colonialistes, impérialistes, etc. Il n'y a plus d'analyses, mais des imprécations (si vous allez dans un bar gay, cela fait quasiment de vous quelqu'un qui veut priver les Palestiniens de leurs terres et de leurs droits et autres absurdités de ce genre). Il fallait que quelqu'un nomme enfin la vérité de ces discours : l'homophobie. Voilà, c'est fait : lire le texte de Geoffroy de Lagasnerie sur son site personnel."

[8] Didier Éribon, D'une Révolution conservatrice: et de ses Effets sur la Gauche française (Paris: Léo Scheer, 2007).

[9] Didier Éribon, Retour à Reims (Paris: Flammarion, 2010), 228-9.

[10] En complément aux problématiques de classe et de sexualité qui constituent la base du roman, la race fait à la fin une de ses rares percées, certes discrète mais révélatrice. Au moment d'intégrer le lycée à Amiens, Eddy est mis en garde par son père contre 'les Arabes' qui risquent de le dépouiller et de l'amocher encore plus salement en cas de résistance. C'est ainsi que dans les premiers temps il rase les murs pour toutefois réussir à vaincre sa peur au contact répété de la ville. L'obsession fantasmatique de l'Arabe est omniprésente et quasi consubstantielle à la psyché française (ce dont témoigne l'importance du vote FN même en zone rurale majoritairement blanche) et mon père, perpétuant passivement le même racisme ordinaire toute sa vie en tenant les discours les plus violents, n'a rien fait d'autre que répercuter ces structures mentales. Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule (Paris: Seuil, 2014), 207-8.

[11] Le procédé autant visuel que littéraire visant à dissocier la langue standard et 'noble' de l'académie (acquise pour s'assimiler à la culture dominante et être accepté par elle en tant que 'transfuge de classe') du parler populaire et argotique de l'enfance (marqué en italique) participe de cette même entreprise disqualificatrice de mise à nu et de déni de pouvoir. Au lieu d'en faire un jeu et en incorporer les singularités expressives pour dynamiter un langage formaté par la norme, on préfère isoler la forme déviante et l'exposer au regard amusé, horrifié ou apitoyé. Il est vrai qu'on ne s'amuse pas beaucoup dans ce livre, tant l'ironie et la légèreté (de même que la compassion) en sont endémiquement absentes. Cela rappelle par ailleurs les fréquentes attaques des politiques contre le 'parler des banlieues' qui relèverait d'une défaillance des capacités sociales, ou au pire d'un défaut d'intégration dans la communauté nationale.

[12] Abdel-Hafed Benotman, Éboueur sur Échafaud (Paris: Rivages, 2009).

10 November 2014

Pretty Things go to Hell

Centre Commercial Créteil-Soleil

La France, une mauvaise descente qui n'en finit pas. Vue d'Allemagne, elle offre un spectacle à la fois baroque et tragi-comique dont l'échéance a été mille fois différée: à quand le cataclysme, le déboulonnement de régime dont les Français sont coutumiers? Jusqu'où pourra-t-on les pousser, ces champions toutes catégories de l'insurrection réputés tels à l'étranger? Les signes avant-coureurs se multiplient mais manque toujours le déclencheur décisif, celui qui fera imploser un ordre politique terminalement honni et discrédité. En revoyant récemment Série Noire, j'ai pris la mesure de cette décomposition qui historiquement s'étend à l'échelle de ma propre vie. C'était en 1979, année-charnière marquant la fin du monde hérité de la prospérité et des bouleversements de soixante-huit et contenant déjà en gestation celui à venir, l'offensive revanchiste de la pensée de droite et les multiples renoncements de la gauche. Pour moi aussi la rupture allait être dramatique, le délaissement de la cité et mon arrivée dans l'adolescence coïncidant avec la découverte d'une violence généralisée à laquelle ni rien ni personne ne m'avait préparé. Série Noire se situe à ce point précis de basculement, précaire et vertigineux, dans la dissection impitoyable d'un mal qui avait déjà largement infiltré le corps social. C'est un univers d'âmes flétries en dépossession d'elles-mêmes, la pauvreté matérielle, intellectuelle et sexuelle des oubliés de la geste nationale, 'la France des invisibles' à laquelle la sociologie contemporaine s'intéresse maintenant tant. Créteil elle-même y apparaît comme abandonnée et ternie dans la futilité de sa pompe futuriste, le dernier souffle d'une modernité héroïque décrédibilisée et déjà frappée d'anachronisme. À cette angoisse diffuse du déclassement, mes parents, qui avaient tout fait pour s'extraire de leur condition d'origine et terrifiés à l'idée d'y être ramenés, répondaient par des discours formatés d'une violence machinale et sytématiquement invoqués dans les dernières années de la décennie, au moment où le chômage de masse était devenu une réalité bien tangible pour les plus vulnérables: les étrangers piquent le pain des français, qu'on les renvoie dans leur pays, on n'est plus chez nous...

Du racisme il y en avait toujours eu dans la famille, la guerre d'Algérie étant encore très vive dans les mémoires: les 'bougnoules' et les 'crouilles' constituaient une catégorie à part dont je comprenais bien qu'elle cristallisait tout ce qu'il y avait humainement de plus haïssable. Lors de nos passages en voiture devant les cités d'urgence de la région - qui n'ont été démantelées que très tardivement - ou les foyers de travailleurs Sonacotra, revenaient invariablement les mêmes mots d'abjection, un dégoût outragé face à la misère, le délabrement et surtout la saleté des lieux. C'est toute la tragédie de ces milieux ouvriers dans lesquels un certain angélisme de gauche a longtemps voulu voir le foyer des idéaux nobles de fraternité, de progrès et d'émancipation: enfoncer les plus défavorisés pour se sentir soi-même valorisé. C'est bien ce qui a eu raison des cités et accéléré leur délitement dans un phénomène de différenciation sociale à l'intérieur d'une même classe de dominés, les mieux lotis quittant dès que possible ce qu'ils par association considéraient comme une souillure. L'horizon politique de mes parents n'a jamais dépassé ces notions formées indépendamment d'eux - et déjà pleinement structurées bien avant l'explosion médiatique du FN -, même si à l'échelle des cages d'escalier des actes quotidiens d'entraide et de solidarité (surtout à l'initiative des mères) venaient en tous points contester ce qu'ils se plaisaient à proférer dans les dîners arrosés. Il y a quelques années - la dernière fois où nous avons joué la fiction famililale autour d'une table -, le père ne tint pas d'autre discours. Me demandant s'il y avait à Berlin autant de 'problèmes avec les étrangers' qu'en banlieue parisienne, il se lança dans une diatribe dont les termes étaient restés fondamentalement inchangés depuis plus de trente ans, établissant cette même hiérachisation raciale que celle qui avait eu cours sur les chantiers de sa jeunesse - 'les Arabes' s'y démarquant une fois de plus dans la négativité. C'était son pauvre savoir, le fruit de l'expérience d'une vie, le peu de leçons qu'il aurait pu transmettre à sa postérité. Son visage affichait la certitude indignée de celui qui, sûr de son fait car marqué par la dureté du monde du travail, n'allait surtout pas s'en laisser conter par une belle âme, cosmopolite, cultivée et libérale, comme moi.

Dans Retour à Reims, Didier Éribon s'interroge de la même manière sur l'origine d'une telle disposition au racisme dans les classes populaires - la façon dont le ressentiment résultant d'une perte supposée de privilèges liés à l'origine nationale s'est synthétisé en un système idéologique et une vue globalisante du monde [1]. Il avance, Sartre à l'appui, que lorsque l'identité collective des classes dominées a cessé d'être informée par l'opposition 'travailleurs'/'patrons' (Mai 68 représentant à cet égard un moment d'unité sans précédent entre tous les ouvriers [2]), elle s'est après l'effondrement du PCF 'naturellement' repositionnée sur l'axe classique 'Français de souche'/'étrangers' et toute la structure de pensée xénophobe afférente. Mes parents ne s'étant jamais identifiés à une quelconque tradition militante de gauche, ils seraient donc par défaut restés fixés sur le mode de l'appartenance au territoire - la légitimation sociale provenant de leur naissance en France par opposition à ceux qui prétendaient vouloir y vivre. C'était là le point zéro de la conscience politique: la défiance envers la classe dirigeante dans son ensemble et le processus de représentation démocratique en tant que tel (ils n'ont jamais voté) les maintenait dans une forme d'aliénation politique dont on peut maintenant mesurer toute l'étendue dans les banlieues les plus marginalisées - le monde extérieur s'étendant au-delà de la famille immédiate, constitué des 'métèques' d'un côté, des 'rupins' de l'autre, étant perçu comme essentiellement hostile ("Nous, on se mêle de rien", pourrait être le leitmotiv de mon enfance)... Ayant récemment quitté la Région Parisienne pour s'établir sur le littoral vendéen, ils doivent, j'imagine, avoir trouvé un monde plus conforme à leurs rêves, loin de ces présences indésirées qui toute leur vie les auront obsédés. Cette même station balnéaire où ils m'avaient abandonné un soir d'été, disant ne plus supporter le regard des autres vacanciers sur moi, cette honte contre laquelle ils étaient prêts à tout sacrifier dans leur désir dévorant de mener une vie normale comme n'importe quels 'gens bien'. Car à la hantise de la dégradation sociale au contact des 'zonards' et 'immigrés', s'ajoutait l'opprobre de la déviation sexuelle à laquelle les exposait leur pédé de fils - ces deux dimensions obéissant à des logiques identiques interagissant de façon complexe et pernicieuse comme le montre admirablement Éribon dans son essai.

Parcourant cet été les routes côtières de Normandie, face à cette France de carte postale si riante qu'elle semblait toute droit sortie des Vacances de Monsieur Hulot, j'avais le sentiment d'une revanche prise contre les injures du passé, comme si un temps longtemps perturbé avait réintégré son cours normal, le rétablissement de l'ordre cosmique qui m'avait depuis toujours régenté. Tout était exactement comme avant, même si les lieux me semblaient excessivement colorés et proprets - difficile de faire coïncider les discours catastrophistes d'une nation en pleine déchéance avec la beauté de ces villes, le drame des cieux marins, une douceur que je n'imaginais plus connaître dans ce pays. Ma nostalgie était immense: tout ce temps gâché, toute cette douleur pour rien, tout ça pour défendre 'la réputation', adhérer à l'illusion d'un rôle social au prix du reniement de sa propre histoire. Avoir dû quitter la cité sur laquelle on crachait sans retenue, avoir été expulsé d'une famille depuis longtemps asphyxiée comme un banc de poissons morts dans une mer viciée, être sorti si loin de mon orbite pour finir par pleurer sur la petite mélodie des Quatre Cents Coups qui passait à la radio. Tout comme je jouais alors The Return of the Thin White Duke dans une résistance forcenée contre une société tout entière vouée à ma suppression, c'est un second retour qui s'amorçait sans que j'en aie conscience, cette fois en direction de ceux qui, accablés par un ordre social pétrifié dans son immutabilité, appelaient tout mon respect. Mon premier roman sera conçu comme une arme, une réserve de mots dont chacun pourra s'emparer pour mener son propre combat - comme Audre Lorde l'avait dans son infinie générosité proclamé [3]. "Est-ce qu'écrire n'est pas une façon de donner" [4]: faire justice à ces beaux petits mecs comme moi j'ai pu l'être, à leurs désirs d'amour purs comme les miens l'ont été, pour qu'ils ne soient ni si seuls, ni si tristes, ni si terrifiés. Dans le soleil rougeoyant de Bretagne je terminais Retour à Reims. Le livre se clôt de façon remarquablement modeste - ni lame de fond révolutionnaire, ni appel à la subversion. Face au poids de normes indéfiniment autoreproduites, seule s'avère possible l'acceptation de ses propres fractures, disjonctions et marquages. "On n'est jamais libre, ou libéré": juste un 'pas de côté' au moment le plus propice, un coup porté dans le noir au hasard. Ce coup-là, je sais que son impact sera phénoménal [5].

Hôtel des Roches Noires, Trouville

 

[1] Didier Éribon, Retour à Reims (Paris: Flammarion, 2010), 148-53.

[2] Et certainement sans suite significative à en juger par la marginalisation systématique subie par les mouvements revendicatifs de travailleurs immigrés dont l'existence était considérée comme une menace par les organes de représentation officiels. Sur l'autonomisation du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) dans les années soixante-dix: Saïd Bouamama, 'L'Expérience politique des Noirs et des Arabes en France. Mutations, Invariances et Récurrences', in Rafik Chekkat & Emmanuel Delgado Hoch (eds.), Race Rebelle. Luttes des Quartiers populaires des Années 1980 à nos Jours (Paris: Syllepse, 2011); Sadri Khiari, Pour une Politique de la Racaille. Immigré-e-s, Indigènes et Jeunes de Banlieues (Paris: Textuel, 2006), 39-41.

[3] Audre Lorde - Die Berliner Jahre 1984-1992 (Germany, 2012), réalisation: Dagmar Schultz.

[4] Annie Ernaux, Une Femme (Paris: Gallimard, 1987). Citée dans: Didier Éribon, La Société comme Verdict. Classes, Identités, Trajectoires (Paris: Fayard, 2013), 111.

[5] Éribon 2010, op. cit., 228-30.

20 May 2014

Queen of Proles

"And it never really began, but in my heart it was so real"
(The Smiths)

"Le fist, je ne fais pas. Je me sens pute dans l'âme mais il me faut du viril. Je ne supporte pas l'efféminé."
(Anon., GayRomeo)

 

Motzstrasse, Schöneberg

En se prenant brièvement à rêver que le nouvel aéroport international soit entré en service - l'ouverture était prévue il y a deux ans avant qu'on n'y mesure l'étendue des malfaçons affectant les systèmes de sécurité -, on imagine que la colossale industrie touristique engouffrant Berlin aurait atteint son point d’efficacité maximale, une machine admirablement huilée dans la gestion des flux continus de milliers de corps dégorgés et réabsorbés par les compagnies aériennes low cost. Au lieu de quoi la vieille carcasse de Schönefeld est quotidiennement sur le point de céder sous la pression, le terminal minuscule de l'ancienne partie Est n’étant plus depuis des années adapté aux exigences d’une destination culturelle de premier ordre, avec ses préfabs agglutinés dans tous les coins prenant l’allure d’un rafistolage de plus en plus définitif. D’une certaine manière le lieu a quelque chose de réconfortant dans son improvisation - son pub à vitraux en plastique pris d’assaut par les touristes anglais avant le vol pour Luton, ses couloirs congestionnés par des nuées de lycéens français soufflés par le cool de la ville après trois nuits au youth hostel, toutes choses qui seraient impossibles dans le projet monumental et ultra-rationnel de 'Berlin Brandenburg Willy Brandt' - tel est le nom complet du désastre -, une boîte de verre et d'air sans distinction (pourtant conçue par le même cabinet d’architectes que Tegel, autrement plus bandant dans son inventivité spatiale) et pièce maîtresse d'un nouveau 'quartier urbain' construit dans ce style aride et pusillanime auquel le centre de Berlin doit depuis plus de vingt ans sa déprimante uniformité. L'ensemble, brillant de tous ses feux la nuit de peur qu'on ne l'oublie, risque bien d'être frappé d’obsolescence si la débâcle venait à s’éterniser, ce que certains n'excluent plus. Car ici c’est Bärleeen, bordélique et fauchée comme on l’aime, encore assez rebelle pour attirer la jeunesse créative mondiale dans une hype qui ressasse à l'envi les mêmes thèmes exténués, ce qui après tout est le but affiché du maire, miraculeusement toujours en place malgré l'ampleur autant sociale que politique du scandale et pour qui cette affaire d'aéroport n'est qu'un irritant malvenu dans la grande party qui ne doit jamais cesser. Car c'est sous sa 'supervision' éclairée que des millions continuent d'être engloutis chaque mois, autant de ressources dont auraient pu bénéficier maints projets ou structures communautaires - mais qui, pas sexy pour un clou, ne font rien vendre. À Berlin tout est show et rien ne doit venir gâcher le fun, c'est aussi simple que ça.

Ce dernier week-end de Pâques le personnel de Schönefeld a dû remarquer parmi les touristes génériques une affluence subite de beaux gosses à l’occasion du plus gros événement du calendrier gay international avec Folsom, le Berlin Leather Weekend, qui malgré son nom englobe aussi les autres fétiches majeurs - latex, skin et (le dernier venu) sport. Dans les valises à roulettes devaient être soigneusement pliées les plus belles tenues achetées pour l'occasion et complétées d'une large sélection d'accessoires et de toys dans l'anticipation de ces quatre jours de jouissance no limits. Car comme tous les ans le visiteur ne sachant où donner de la tête aura trouvé son bonheur dans une abondance de soirées, d'événement shopping et même un concours de beauté, chaque affiliation ayant même son propre Pride Flag comme autant de républiques d'un énorme empire fictif. Mais les crossovers sont nombreux, signe de la grande perméabilité de ces scènes et de l'interréférentialité des signifiants du kink, un grand coffre à jouets où puiser toute une gamme d'identités possibles, souvent combinées en d'improbables hybrides: les skins, moulés dans leur Fred Perry en latex, peuvent maintenant porter la barbe et une caillera de luxe arborer une petite combi en caoutche assortie à ses sneaks. Tout est permis dans cet immense flux d'images et de fabrications imaginaires dont le référent absolu, souverain et puissamment élusif est une masculinité primordiale se perdant dans un temps indéfini - mais socialement tout de même très déterminée puisque invariablement articulée comme working class. On pourrait gloser à l'infini sur cette conception fantasmatique (et bourgeoise) d'une masculinité brut non compromise par la culture (et qui comme en France peut coïncider avec les lignes de différenciations raciales [1]), mais il est intéressant de constater la longévité de certains de ces archétypes, qui, longtemps après la disparition des contextes socio-culturels ayant permis leur émergence, continuent sous une forme plus ou moins fiixe, mais toujours extrêmement codifiée, d'incarner une sorte d'éternel viril, dont l'original aurait été perdu mais dont la charge érotique symbolique continue de fonctionner à plein. Comme si l'ensemble des caractéristiques visuelles constituant le skinhead - pour évoquer la figure la plus durable et malléable dans l'arsenal des représentations de la masculinité ultime - se suffisait à lui-même dans une dynamique sans cesse alimentée, une onde de choc sexuelle réverbérée à travers les générations successives de pédés.

Dans son livre Gay Skins, malheureusement épuisé et constituant à mon sens la meilleure (et sans doute unique) étude de l'appropriation queer de cette subculture, Murray Healy analyse brillamment les mécanismes de formation identitaire dans l'affirmation d'une visibilité à la fois gay et working class à la fin des anées soixante, à une époque où les seuls choix possibles se limitaient aux vieilles folles poivrasses de Soho et aux hippies de bonnes familles revendiquant leur androgynie [2]. Et une fois l'image suffisamment ancrée dans cette frange marginale de la scène underground, on imagine qu'une différenciation très stricte a dû s'opérer entre les initiateurs du culte qui en réclamaient la légitimité, et les suiveurs qui, provenant généralement des classes moyennes, ont immédiatement mesuré le potentiel sexuel de l'image pure et dure véhiculée par la nouvelle terreur des tabloïds - 'dressed up to get cock', comme les premiers ont pu désigner les seconds avec tout le mépris du monde. Pour eux l'appartenance au groupe était investie d'une forte qualité morale avec les notions d'honnêteté, de loyauté et de solidarité reléguant au second plan tout aspect sexuel - d'ailleurs, leurs potes de gang hétéros ne s'étaient (évidemment) rendu compte de rien et ont su faire primer des liens d'amitié indéfectibles sur tout le reste... Ce soupçon de simulation et de détournement d'une identité 'authentique' par les détenteurs de privilèges dus au statut social, est très fortement prégnante sur la scène Proll (comme on l'appelle ici) qui ne fait en définitive que reproduire les mêmes idéalisations fantasmatiques (intrinsèquement homophobes aux yeux de certains) à l'œuvre dans la glorification esthétique du skin - et d'autant plus en Angleterre où il est virtuellement impossible d'échapper aux déterminations de classe. Là aussi c'est à qui saura le mieux donner le change et dans une impeccable pose 'straight-acting' se démarquer de ce qui est génériquement considéré comme gay - puisque selon cette logique un rien perverse identification de classe et orientation sexuelle sont mutuellement exclusives. Comme un ami me le faisait récemment remarquer, cette fétichisation du council estate lad est d'autant plus notable à un âge où la classe ouvrière, annihilée par des décennies de thatchérisme sous sa forme hard aussi bien que cuddly et ridiculisée pour son manque supposé de décence morale, est devenue la lie de la terre [3] - et cette neutralisation politique n'aurait-elle pas justement pour corollaire son objectification par le regard désirant et omnipotent des dominants? Un autre, originaire de Manchester, me soutenait en riant (mais pas que, comme je le soupçonne) qu'en vertu de ses origines géographiques il jouissait d'une sorte de prérogative sur tous les autres dans l'appréciation de ce qui constitue un véritable scally.

Mais plus profondément encore c'est bien d'une terreur primale qu'il s'agit ici, celle du soupçon d'effémination qui plane sur chacun d'entre nous, le risque d'être démasqué comme 'inauthentique' (la féminité comme artifice et donc mensonge) mettant à mal notre crédibilité dans la performance permanente d'un idéal abstrait construit de toutes pièces. C'est une mécanique psychique implacable qui nous anime, le spectre de l'infériorisation virtuelle à laquelle la société peut à tout moment nous réassigner [4]. L'idée même que cette version de la masculinité hétéro tant convoitée puisse être tout aussi fabriquée ne pèse pas lourd face au besoin irrépressible d'intégrer la norme - reliquat archaïque d'un temps où y manquer signifiait une mort autant sociale que physique -, et même les esprits les plus avertis sur les dynamiques de pouvoir et d'oppression ne sont pas à l'abri d'une réaction de rejet face à une irruption inopinée de camp. Ironiquement c'est cette exacerbation des marqueurs de la masculinité hard en plus des techniques corporelles visant à la rehausser (tatouages, piercings) qui finissent par avoir dans leur basculement ultra esthétisant quelque chose d’irréductiblement... camp, une sorte de maniérisme inhérent à l'accumulation de symboles virilistes qui finit par en désamorcer le pouvoir dans l’exagération des formes d'origine pour un surcroît de sexiness [5]. Lors d'un récent passage à Créteil je me suis excité tout seul en m'apercevant que les laskars que je croisais portaient tous les même trackies gris que moi, entretenant quelques minutes le fantasme d’une origine sociale commune, qui même si techniquement vraie a cessé de l’être dès que j’ai décidé de m’en extraire, laissant mon passé familial s'effondrer dans l'indifférence et le mépris intériorisé de celui qui cherche par dessus tout à être admis dans la culture des dominants. Leur regard sur moi avait quelque chose d’étrangement indéchiffrable, un mélange d’étonnement, d’incrédulité et de vague amusement - sans doute un hipster, pensaient-ils, qui se la joue banlieue avec ses tatouages de toute façon trop soignés pour être véridiques (mais pour moi suffisamment frappants pour saturer le champ visuel et neutraliser une réaction potentiellement homophobe à ma présence). L’idée de me reconnecter à mes origines a curieusement transité par la sexualité et le fétiche, mon enfance passée dans les cités de banlieue sud me conférant une sorte de supériorité morale (donc de 'vérité') et du même coup le droit d'évoluer sans encombres à travers un espace social transparent que j'imaginais pouvoir réoccuper selon mon bon plaisir. Des années ont été nécessaires pour comprendre que ce monde s'était pour toujours refermé à moi au moment même de son rejet et que je devais apprendre à accepter l'impossibilité fondamentale d'un quelconque retour - avec la pratique du social drag comme seul substitut [6].

Autant d’apories avec lesquelles ils nous faut vivre - l'illusion d'une stabilité de l'identité de genre qu'invalide nécessairement le simple fait d'être gay, qui, qu'on le veuille ou non, met a priori à mal des normes dominantes supposément anhistoriques, la réconciliation avec un milieu d'origine jugé naturellement oppressif (mais ultérieurement revisité dans une nostalgie suspecte) et une réintégration de tous ces aspects du vécu dans un cadre narratif homogène et lisse, sans rapport avec la densité anarchique d'existences faites de disjonctions et de non-coïncidences, de jeu et de make believe. Alors que la fabuleuse Conchita Wurst vient de remporter l'Eurovision après avoir causé une émotion considérable du simple fait qu'elle portait la barbe (facteur aggravant dans sa condition de transwoman - groupe qui s'en prend généralement plein la gueule, y compris à l'intérieur du micocosme queer féministe), je me rends compte à quel point j'ai moi aussi largement cédé à ces impératifs de clarté et de cohérence fictives, occultant une multiplicité de rôles qui dans leur simultanéité me semblaient aussi évidents qu'irréductibles, une fluidité d'identités ludiquement maniées par un indie kid qui jouait volontiers de son ambiguïté physique - ce à quoi j'ai cru devoir renoncer au nom d'une certaine Realpolitik, au moment précis où le skinhead faisait une entrée fracassante sur la scène parisienne. Dans Gay Skins, Healy fait revivre l'une de ces personnalités fascinantes dans la trame d'un récit tout entier axé sur le désir d'une masculinité monolithique et immuable, un corps incompréhensible toujours partiellement visible car cumulant les caractéristiques les plus contradictoires. Wolfgang von Jurgen était un acteur, voyou occasionnel et drag artist originaire de Stoke Newington, connu sous le nom de Wolf comme le premier male pin-up de la scène skin londonienne de la fin des années soixante - le plus parfait exemple du queering immédiat de la subculture dès son émergence en 1969. Un photoshoot de l'époque le montre en full gear posant dans toute sa défiance sur une des terrasses du shopping centre d'Elephant and Castle - alors encore très futuriste -, lui qui de nuit écumait le circuit des pubs gay de l'East End comme moitié d'un drag act nommé 'The Virgin Sisters'. Wolf fut retrouvé noyé un matin de mai 1973 sur les berges de la Tamise à la hauteur de Rotherhithe, menotté et entièrement vêtu de cuir. Meurtre, suicide, kinky game qui aurait mal tourné? Le coroner n'a pu se prononcer. De même que la figure révélatrice de Conchita Wurst, dont la presse peine depuis quelques jours à rendre compte, les tabloïds rapportant le fait divers ne surent quoi faire de ce corps inintelligible aux multiples histoires, un site de discours logiquement irréconciliables dans le cadre rigide de notre pauvre culture occidentale [7]. Et c'est bien là que se trouve cette liberté essentielle, dans la suprématie de l'artifice, la disparition de tout original identifiable dans le flottement infini des signes, le pouvoir d'être sa propre créature dans l'abolition radicale de toute affiliation - choses qui il y a longtemps constituaient pour moi une véritable philosophie de vie.

Scally boy, Wapping riverside

Wolfgang von Jurgen

Le week-end était déjà bien avancé. Pour une fois je me sentais en phase avec son déroulement, ayant choisi de le vivre dans la lenteur, de ne pas me laisser happer par l'abondance des événements possibles - la pression des temps forts qui font trop tard regretter de s'être laissé duper. J’avais pour cette raison décidé d'éviter la Snax et de me concentrer sur le local, le vernaculaire, des choses bien moins grandioses mais qui me reconnecteraient à la ville, au 'Kiez', à ses gens. Arrivant à Schöneberg en fin d'après-midi je me sentais en pleine possession des rues, dans cette insouciance rare qui fait que l'on soutient les regards avec un surcroît d'insolence - et me disais qu'il devrait toujours en être ainsi. Dans le bar obscur éclairé de loupiottes rouges beaucoup de têtes connues, des saluts brièvement échangés, mais rien ne devant entraver l'exploration de ce que l'endroit avait à offrir. Comme souvent il était question d'un vague rendez-vous, de ceux qui sont lancés virtuellement de pays en pays à la faveur d'un passage à Berlin, dans l’immense fraternité internationale du plaisir que nous formons… Tu es apparu vite, en tous points semblable à ta version électronique. J'étais frappé par cette équivalence parfaite, de te voir incarné de façon si véridique. Tu étais souriant et le plaisir de ta présence eut raison de toutes mes réticences, l'arrogance mal placée de celui que l’on vient solliciter sur son propre territoire, dans une ville à laquelle sa présence est pourtant de plus en plus instable. Nous avons parlé d’Angleterre, dans cet accent si particulier qui me manque tant quand je viens à l’entendre, l’argot de ma jeunesse - l’anglais de l’estuaire, comme on l’appelle en déférence à la Tamise - étranger à la langue indifférente pratiquée ici, système générique sans relief ni histoire, sans ancrage émotionnel particulier, juste un moyen commode de dire approximativement les choses. Cette union dans les mots a ouvert une nouvelle brêche, le désir d'un retour vers une mémoire encore vive - un retour imbriqué dans un autre, une spirale de retours concentriques. Ce bonheur de me trouver immergé dans la langue et dans tes bras, de te carresser face aux autres, une intimité qui se suffisait à elle-même hors d’un temps de toute façon trop court et qui devais se solder par sa conclusion logique. Je commençais à avoir peur de ne plus coïncider avec ce que j’avais donné à voir, de devoir trahir toutes mes promesses d’une certaine manière - celles véhiculées par le flux mondial des images et des corps. Au mileu de l’arène circonscrite de gradins feutrés, des choses très simples, belles et infantiles se jouaient: des piétinements collectifs, des pompes léchées à plusieurs, dans cet enchevêtrement de réseaux scopiques qui densifiait l’air d'électricité. Des hommes seuls, venus de tout le pays pour cette occasion, regardaient aussi, une dernière chance avant le départ du lendemain. Nous nous en sommes amusés, imaginant ce que la population générale, extérieure à la scène, ferait de tout ça… Tu as dû partir, l’heure avançait. Une autre party centrée sur un fétiche différent - le latex intégral - devait débuter sous peu au Lab. Il y avait bien une petite heure pour la baise, dans un appartement du quartier loué pour quelques jours, ces immeubles d’après-guerre sans distinction convertis en résidences pour touristes. Une partie de tes pensées devaient déjà glisser vers cet autre ailleurs promis par la brochure du week-end. Entre nous une succession d’actes déconnectés dans cette distance instaurée par le fétiche investi de tous les pouvoirs, qui aurait comme contaminé l’ensemble du corps, lui-même réduit à des parties éparses - brièvement saisies, puis délaissées, puis réappropriées dans un plaisir égoïste qui devait à tout prix advenir. Car le temps l'exigeait j’ai joui après toi qui me fixais d’un air figé de semi-dément, une lueur jaune dans les yeux. Puis tu as voulu m’entraîner dans ton changement de 'persona', un ensemble esthétique autre mais interchangeable avec le précédent - et d’autant plus facile à réaliser que nous avions la même taille. J’ai dit non, je ne sais pas vraiment pourquoi… Dans le taxi tu me tenais la main pendant que je me lançais dans ma diatribe favorite pour t'impressionner encore - la banalisation sans rédemption, la fausse modernité de cette ville. Au bout du chemin accidenté la masse du Berghain se tenait là comme chaque week-end, éclairée de l’intérieur comme un tabernacle, mais cette fois, c’étais pour te donner à elle, te voir disparaître dans son antre que je venais. Après ton départ je suis resté une heure à discuter à la porte - l’une de ces portes qui terrifient -, malheureux et en déperdition, te sachant détaché de moi, aspiré dans une autre histoire que tu venais de commencer seul, échangeant des souvenirs avec d’autres qui signifiaient l’effacement du mien. Vous aviez fière allure, tous, le noir luisant des corps gaînés se découpant magnifiquement dans les cavernes de béton rougeoyant, une vision d'un futurisme indépassable. L'ensemble du club était ce soir ouvert, sa face cachée le site d'une théâtralité portée à son paroxysme. Je t’ai trouvé très vite et me suis senti obligé de plaisanter sur mes immenses privilèges pour justifier ma présence parmi vous sans le 'gear', et te dire au revoir... Je suis sorti tard et la file d'attente était déjà considérable, des jeunes gens très beaux dans leurs meilleures tenues. Je la remontais à contresens sans la moindre envie d'entrer, encore ivre du fait d'avoir dû t'abandonner, ému aux larmes de cette remontée de jeunesse lointaine quand je jouais aux peines d'amour. Non, ce soir ce n'était pas nécessaire. De toute façon le lendemain, c'était déjà 'sports party'.

 

[1] Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010).

[2] Murray Healy, Gay Skins. Class, Masculinity and Queer Appropriation (London, New York: Cassell, 1996).

[3] Owen Jones, Chavs: The Demonization of the Working Class (London, New York: Verso, 2011); pour une mise en perspective plus large avec les politiques urbaines et l’intensification de la sécurisation de l’espace pubic en Grande Bretagne: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2012).

[4] Sur l'évacuation du féminin dans la culture gay et l'angoisse liée à son irruption incontrôlée: Peter Hennen, Faeries, Bears, and Leathermen: Men in Community queering the Masculine (Chicago: University of Chicago Press, 2008); David M. Halperin, How to be Gay (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2014), 47-64.

[5] La surenchère formelle est très remarquable chez les gays même dans un ensemble esthétique aussi supposément ‘banal’ et synthétique que le style caillera: les chaussettes bien mises en évidence et rentrées dans le survêt’, l’adulation inconditionnelle de certaines marques associées à des types bien définis de masculinités ‘dures’ (les TNs privilégiées des rebeus de cités, les Airmax plus en vogue chez les Proll de Berlin-Est - quel pédé porterait Jako ou Ellesse?) témoignent d’un investissement symbolique considérable et du queering dans le détail de modes primairement associés à des subcultures working class. De même, après que le look skin a été massivement approprié par les gays dans les annés quatre-vingt, les bottes, systématiquement coquées, n’ont plus cessé de prendre en hauteur, les bleachers de se faire toujours plus moulants (certains poussent la sophistication jusqu'à ménager un zip à l'arrière) avec le zero crop s'imposant comme norme incontournable. Healy s’engage même sur une piste psychanalytique en s’appuyant sur la conception freudienne du fétiche, cette accumulation de signifiants masculinistes pouvant être comprise comme un désamorçage de la menace de neutralisation du phallus consubstantielle au sexe entre hommes. Healy, op., cit., 105-9.

Sur la centralité du style dans la performance d'une masculinité désirée et la stricte adhésion à ses codes sous peine d'expulsion des circuits de l'attractivité, Halperin, op., cit., 197: "... if you are to understand the social logic that renders that particular look or style so powerfully attractive to you, you are going to have to observe it very closely. You will have to define its exact composition, its distinctive features, and the stylistic system in which those features cohere. After all, even a slight deviation from that style, even a slight modification of that look could have momentous consequences: the minutest alteration could ruin the whole effect, puncture your excitement, and deflate your interest. So the details matter. You need to figure out what they are." N'ayant jamais su comment lacer mes bottes correctement, je suis toujours potentiellement menacé de disqualification lors de chacun de mes 'plans skin' - ayant même fait l'objet d'une mesure de 'rééducation' de la part d'un d'entre eux très à cheval sur l'étiquette.

[6] Sur les articulations complexes liant appartenance sociale et sexualité dans un esprit de déromantisation des classes populaires: Didier Eribon, Retour à Reims (Paris: Flammarion, 2010); La Société comme Verdict (Paris: Fayard, 2013).

[7] “The essentialist discourse of the centred individual still dominates common understandings of identity: individuals are required to be comprehensible as consistent personalities, their biographies neat, linear narratives. […] Under the excess of names and identities, irreconcilable within the given parameters of cultural organization, the ‘Man in Leather’ remained a ‘mystery’.” (Healy, op., cit., 8). Le personnage de Wolfgang von Jurgen, au sujet duquel personne d'autre que Healy n'avait jusqu'à présent écrit, a trouvé toute sa place sur Kosmospalast dans l'essai Arboreal Heights.

05 August 2013

Dirty Boys

Novi Beograd, Blok 62

Fanny Zambrano était fin prête, comme chaque mercredi après-midi, pour sa sortie au supermarché des Cascades. C'était l'étape alimentaire de milieu de semaine pour parer au plus urgent, en attendant la grande virée du samedi matin flanquée du père, muré dans un silence dont elle ne parvenait plus à localiser l'origine, et de ce petit con de Lucas qui venait de redoubler deux classes de suite, ce qui la désolait dans son impuissance face à un système éducatif implacable, ce rouleau compresseur indifférent aux difficultés des gosses de banlieue. Parfois elle profitait de l'occasion pour s'accorder un petit plaisir comme passer chez le coiffeur se refaire une couleur. C'est que les racines qui repoussent sous le blond platine, ça fait pute, comme elle aimait à le répéter quand celles-ci commençaient à devenir trop apparentes, et pour rien au monde n'aurait-elle voulu donner prise aux voisines dont elle ne connaissait que trop le penchant insatiable pour les ragots juteux. C'est qu'elle avait une réputation à défendre, une image à maintenir et qui faisait toute sa fierté dans un monde déclassé qu'elle voyait sombrer toujours un peu plus chaque jour, et elle se targuait d'être unanimement admirée dans cette partie de la cité pour son style impeccable et son instinct unique pour la juste coordination des coloris. "Fanny, elle est super belle, elle pourrait faire Secret Story", roucoulaient à l'envi les sœurs d'Hocine, qui rêvaient de pouvoir elles aussi se payer au marché les mêmes fringues dégriffées tombées du proverbial camion. Aujourd'hui elle avait sorti le grand jeu avec sa robe préférée du moment, la mauve affriolante à strass avec les fines bretelles nouées aux épaules et fendue sur le côté. David trouvait ça un peu too much pour juste aller faire ses courses mais c'était pour cette femme tombée jeune dans le devoir matrimonial l'une des rares occasions de se montrer au monde et revivre un peu, un après-midi de liberté rien qu'à elle entre ses shifts au magasin d'ameublement où les clients à conseiller ne lui laissaient aucun répit et les week-ends claquemurés dans l'appartement avec le père, ce monolithe obscur d'autorité usurpée, effondré devant la télé.

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24 April 2012

Cruel and Tender

"Let's dance, for fear your grace should fall
Let's dance, for fear tonight is all"

 

Comme toujours en arrivant à Orly j'ai préféré prendre le 183 vers la Porte de Choisy. C'est sans doute la façon la plus lente de gagner le centre mais le bus express, qui prend directement l'autoroute, ne donne jamais grand-chose à voir. Car j'aime me retrouver au contact de Paris en traversant cette portion de banlieue sud, qui même si seulement large de quelques kilomètres, défile assez lentement pour me donner le plaisir d'observer, le temps de me laisser imprégner du sentiment d'être à nouveau là, rattrapé par un passé que chaque détail microscopique ravive. C'est toujours avec trépidation qu'une fois le complexe de l'aéroport passé avec ses énormes hangars à demi désaffectés, je pénètre dans les premiers quartiers d'habitation, des lotissements ouvriers de petits pavillons lugubres, cadre rêvé de Série Noire me rappelant le minuscule appartement de ma grand-mère où flottaient des odeurs de pots de chambre javellisés, avant que n'apparaisse dans l'énormité de ses empilements la Cité des Aviateurs, dont les tours sont en cours de rénovation. Elles me paraissent démesurées dans ce gigantisme propre aux grandes banlieues françaises, avec leurs verrières de cages d'escaliers dévalant sur toute la hauteur. Je regarde les gens avec insistance, qui reviennent des courses ou rentrent exténués du travail un jour normal de semaine. Ils m'intriguent, eux qui sont restés là tout ce temps, qui ont changé avec le pays. Un groupe de trois laskars passe de l'autre côté de la rue, survêts blancs et doudounes sombres, ils viennent de se faire raser la tête, je le vois immédiatement. Eux n'étaient même pas nés quand je suis parti. Ils habitent un pays que je n'ai en fait jamais connu, la France in absentia, que j’ai longtemps occulté dans la certitude d’un retour impossible. Je voudrais leur parler, à eux et à eux seuls, et qu'ils me racontent les années manquantes.

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24 May 2011

Soupe populaire

"Les vespasiennes dans ce désert sont dejà radieusement ouvertes
et miraculeusement vides."

(Hector Zazou, 'La Soupeuse', La Perversità, 1979)

 

Pissotière at Senefelderplatz, Prenzlauer Berg

La pissotière de Senefelderplatz est une petite curiosité héritée d'un temps lointain. Située juste au bord de Schönhauser Allee à l'épicentre d'un Prenzlauer Berg flambant neuf après des années de gentrification intensive, l'édicule octogonal en fonte a fière allure avec sa géométrie dépouillée et la discrétion de son ornementation néo-classique, un chef d'œuvre de fonctionnalisme qui dans son ouverture - l'intérieur est masqué de la rue par une sorte de paravent surmonté de lanternes - sa facilité d'usage et sa gratuité reste à ce jour un modèle incontestable de civisme municipal - du moins pour les hommes, dont la mainmise séculaire sur l'espace public est exemplairement incarnée là. Il en reste à Berlin quelques dizaines en plus ou moins bon état selon les aléas d'une gestion dorénavant privée, proprettes comme sur les très désirables Gendarmenmarkt et Chamissoplatz, ou crades-alternatives à Friedrichshain - celle de Boxhagener Platz est massive et divisée en deux moitiés Damen & Herren, fait datant vraisemblablement de la DDR et de son égalité des sexes proclamée à l'envi par le régime. Le Pissoir de Senefelderplatz, si parfaitement rénové qu'il en paraît plastique, sent lui toujours bon le détergent et le granite sombre des urinoirs est du plus bel effet contre le vert pimpant de l'intérieur. En somme, cette vespasienne bien élevée, loin d'horrifier ces jeunes couples bourgeois qui, dans la morgue inébranlable d'une classe certaine de son bon droit, sont toujours prompts à combattre la moindre nuisance à leur rêve de pouponnière géante, s'inscrit harmonieusement dans un cadre architectural restauré avec goût et normalisé dans l'obturation de ses vides, sorte de post-haussmannisation parachevant le triomphe d'une urbanité purement familialiste, un déluge de bienséance Biedermeier en plein Ost-Berlin. Mais il flotte toujours autour de ces lieux le goût de désirs anciens et élémentaires, une mémoire sulfureuse de cette 'homosexualité noire' chère à Hocquenghem et pas du tout gentille comme le voudrait l'assimilationnisme contemporain. La résonance collective des chiottes publiques dans la culture gay est telle qu'un Pissoir à l'ancienne a été en partie reconstitué en plein Lab, le plus grand brassage de perversités qu'ait jamais connu Berlin, avec ornements originaux et tags bombés pour en rehausser l'authenticité. À l'intérieur les mecs pissent au travers d'une grille dans la gueule de ceux attendant dessous et dans ce Fun Palace du folklore pédé l'objet, qui fait directement face à une longue rangée de glory holes, est arraché de son contexte d'origine pour être à nouveau investi de la mémoire de ses détournements passés [1].

Certes le choix en apparence infini du Net et la quasi-immédiateté des contacts qui s'y nouent rendent un peu dérisoire la drague à la papa dans les courants d'air et rédhibitoire l'attente d'une hypothétique apparition à l'urinoir voisin. Stupéfiantes ces chorégraphies d'un autre âge que Laud Humphreys décrit dans son classique 'Tearoom Trade' [2], ouvrage aridement sociologique mais légendaire dans son audace méthodologique, qui décortique les rites d'interaction et la complexité des jeux de rôles sexuels dans le microcosme des toilettes publiques d'une ville américaine lambda au milieu des années soixante tout en dressant une typologie détaillée de ces hommes, souvent respectables pères de famille, risquant l'arrestation et le déclassement social pour l'enivrement d'une vision défendue [3]. À présent l'immense self-service des résaux électroniques nous donnent le sentiment d'un contrôle absolu dans nos choix de partenaires, les détails de l'échange érotique étant souvent intégralement scriptés à l'avance. C'est cette illusion d'intimité et l'homogénéisation du désir dans la mise à distance de l'autre que Tim Dean passe au crible dans Unlimited Intimacy, essai vertigineux sur la culture du barebacking à San Francisco: s'appuyant sur les écrits de Samuel Delany sur la gentrification et la provincialisation de New York City sous le coup des politiques de zero tolerance et de disneyification édictées par Rudy Giuliani [4], il élabore toute une éthique de la drague et du sexe public comme mode de vie et ouverture maximale à une altérité pure, c'est-à dire délestée de toute forme d'identification (donc de nomination) réductrice [5]. Avant la réappropriation revanchiste de Times Square, ses cinémas porno, sex-shops et backrooms étaient le site d'une écologie du désir ouverte à toutes les probabilités et permettant l'accès au plaisir entre hommes de groupes généralement invisibilisées - men of colour, working class gays - contacts interclasses redoutés par une société blindée de toutes parts et déstabilisation de l'ordre social à prévenir à coups de discours ultra-sécuritaires. Michael Warner fait état de la même collusion entre redéveloppement urbain, aseptisation d'amusement park au profit de familles sans reproches (à savoir blanches, de classe moyenne et monogames) et aspirations d'une large frange de la communauté gay au bohneur privatisé du mariage, homonormativité à mille lieues des histoires de touche-pipi et calquée sur les valeurs conservatrices majoritaires, au détriment de sexualités dissidentes, non-normatives et proprement queer [6].

Dans la même optique, la disparition ignominieuse des tasses parisiennes moins de vingt ans auparavant relèverait-elle, sous couvert de mesures de salubrité publique, des mêmes mécanismes de régulation sociale, de contrôle et de privatisation du désir errant? De même que sur Times Square, la confusion des genres dans les relents âcres de vieille urine étaient-elles un défi lancé aux ségrégations d'une société structurellement discriminatoire? Évidemment elles ne payaient pas de mine les vespasiennes à la française et loin de l'élégance wilhelminienne des créations berlinoises se résumaient bien souvent à un tambour aveugle monté sur piquets et peint d'un vert glaireux. C'est en tout cas ce à quoi ressemblait celle de la rue Bobillot que j'apercevais souvent dans mon enfance lors de nos redescentes vers la banlieue ('c'est plein d'vieux satyres', se permettait même de commenter ma mère). La seule pissotière à avoir inexplicablement survécu à l'hécatombe se trouve face à la Prison de la Santé (un rien dissuasif) et avec ses deux places séparées d'une cloison (une 'causeuse' dans la terminologie des connaisseurs) semble peu pratique pour même un début de tentative d'approche, alors que la plus culottée était carrément enchâssée dans le mur d'entrée des Tuileries en contrebas de la Terrasse du Bord de l'Eau! Il aura pourtant fallu attendre vingt ans pour les voir complètement disparaître, du premier arrêté de 1961 - contemporain de l'Amendement Mirguet classant l'homosexualité au rang des 'fléaux sociaux' au même titre que l'alcoolisme et la tuberculose et pénalisant plus lourdement le sexe public entre hommes - au coup de grâce hygiéniste des sanisettes Decaux, sortes d'abris antiatomiques coulés d'un bloc dans le béton mais faciles à entretenir, payants (1 franc) et surtout monoplaces [7]. Maintenant il paraît même qu'on y passe de la musique, peut-être les plus grands tubes de George Michael, grand amateur d'impromptus latrinaires [8]... Selon Roger Peyrefitte qui loin des éphèbes antiques y a consacré tout un texte [9], les tasses situées à proximité des casernes et des usines furent les premières à être démantelées - les classes subalternes étant notoirement hypersexuées et incontrôlables mieux valait sans doute les préserver en priorité des dangers d'inversion émanant des cloaques. Ainsi les folles chics gardèrent les leurs plus longtemps comme la fameuse 'Baie des Trépassés' du Trocadéro - 'baie' étant le terme usité dans le 16ème - où l'on pouvait trouver au petit matin des macchabées le nez dans leur pisse [10]. Et on frissonne à l'évocation de 'La Sanguinaire', ainsi nommée de par sa proximité avec l'Institut National de Transfusions Sanguines [11].

Sablières, Quai de Tolbiac, Paris

Pissotière, Boxhagener Platz, Friedrichshain

Et pourtant les tasses auront entre-temps connu leur âge d'or. Les témoignages émus abondent pour décrire ce qui s'apparentait à un véritable Fire Island local et relever l'inhabituelle mixité sociale des hommes qui les fréquentaient. Car à l'instar des établissements de Times Square les pissotières municipales étaient le théâtre de contacts entre catégories que les blocages sociétaux n'auraient jamais rendu possibles autrement: le doyen de fac pouvait cotoyer dans la 'circulaire' du coin (tasse à trois places dont celle du milieu était, on le comprend, particulièrement prisée) l'ouvrier du bâtiment, la folle évaporée dans les effluves d'Eau Sauvage et surtout de nombreux hommes mariés faisant un crochet avant que leur train de banlieue ne les ramène à la respectabilité familiale, en somme tout un petit monde réuni dans sa ginette de façon démocratique et dans le même abandon et court-circuitage des barrières socio-culturelles. Au plus fort des activités du FHAR en 1971-72, baiser dans les tasses était érigé en acte quasi-révolutionnaire dans le mouvement radical de politicisation de ce qui jusqu'alors ne relevait que de la sphère privée. C'est à ce moment qu'émergent dans le discours érotico-activiste 'les Arabes' dont la présence aux urinoirs a l'air d'en avoir ravi plus d'un [12]. Force de travail sur laquelle se sont édifiées les Trente Glorieuses, parqués en bidonvilles et cités de transit avant de jouir du luxe de HLM déjà en pleine décrépitude, invisibilisés car en sursit et à tout moment susceptibles de rentrer au pays, ils conservent dix ans après la fin du déferlement de haine anti-Arabe que fut la Guerre d'Algérie leur statut de colonisés dans une mise à distance et infériorisation mêlées à une fascination érotique trouble, l'articulation des enjeux de pouvoir, de race et de sexualité restant encore dans la société française largement inexplorée, c'est le moins qu'on puisse dire. L'Arabe en tant qu'objet érotisé servant un agenda politique radical revient d'ailleurs régulièrement dans les prises de position du FHAR, qui fait là d'une pierre deux coups tout en prétendant de sa position de centralité parler au nom d'autres populations opprimées: briser le tabou autour du sexe entre hommes et revendiquer l'amour trash avec les anciens colonisés [13], discours qui, malgré ses prétentions à renverser l'ordre patriarcal hétéro-flic et raciste, reprend à son compte la vision commune de l'Arabe construit comme bête de sexe prédatrice et incontrôlable, comme le souligne Maxime Cervulle dans ses recherches sur la pornographie ethnique gay française [14]. Bien après la disparition des vespasiennes ce désir non-canalisé continuaient de circuler dans les derniers interstices d'une ville en mutation accélérée. Avant de devenir la Cité de la Mode et du Design avec son toit vert pomme tarabiscoté, les Grands Magasins du Quai d’Austerlitz étaient un énorme cube de béton délabré et par endroits muré. Ses baies de déchargement donnant sur la Seine avaient des airs de docks abandonnés, de port de San Francisco les jours maussades, avant la tombée du soir où les bagnoles roulaient au pas et pleins phares le long du quai et illuminaient les mecs adossés aux piliers. Les berges de Tolbiac leur ont ensuite succédé, point terminal de Paris avant sa dissolution dans son envers cauchemardesque et fantasme ultime, vestige des anciennes industries portuaires dominé par les appartements de luxe de Paris Rive Gauche, dernier projet gigantesque de régénération et restructuration intra-muros. On y vient de banlieue, les voitures se garent en bas des rampes d'accès pavées. Seul le grondement continu du Périphérique parvient jusque là. La Seine grise défile sous les arches du Pont National tout en vieille meulière, cette meulière de région parisienne dont on construisait les pavillons de banlieue, les bastions, les Fortifs qui servaient à la défense illusoire d'une ville se voyant en état de siège permanent. Là il y a des rebeus qui attendent l'après-midi assis entre les grandes sablières rouillées ou au pied des grues, on sait qu'on les trouvera là, et sur les murs de béton d'énormes bites tracées à la craie signalent le rêve de masculinité pure et incompromise.

En gravitation autour des édicules apparaissent aussi à cette époque les créatures ultimes de ce monde crépusculaire, dont les pratiques érotiques centrées sur les tasses restaient submergées et invisibles aux non-initiés, micro-culture devenue légendaire dans la mythologie d'un Paris interlope. Les soupeuses et leurs homologues masculins, qui au tout-venant devaient avoir l’air de nourrir les pigeons, pénétraient discrètement dans les toilettes inocuppées pour déposer au sol des morceaux de pain qui étaient après plusieurs heures de passages suffisamment imbibés pour être consommés, d'où le nom donné à cette communauté secrète dont l’adoration des sexes d'hommes anonymes allait jusqu’à l’absorption de leurs sécrétions mêlées dans la mie souillée, friandise trempée qui, comme le dit la chanson, 'fleure ah si bon l'ammoniaque pourrie'. Étrangement la soupeuse semble bien chez elle dans cet espace-temps particulier, la France un peu vieillote et défraîchie des années Giscard. Paris dans les années soixante-dix avait encore quelque chose de très flottant dans sa grandeur fanée et crasseuse, puante à plein nez, poreuse et éventrée par les chantiers. Son cœur-même était évidé, le Trou des Halles où rôdaient les premiers punks, l'îlot insalubre du plateau Beaubourg respatialisé par Matta-Clark, l'insurrection libertaire de Themroc sur fond de liquidation des quartiers populaires. Une atmosphère de chiottes pas nettes et de voyeurisme imprègne aussi Une sale Histoire de Jean Eustache, filmé alors que les tasses vivaient leurs dernières heures. Dans un récit en diptyque où les mêmes événements sont retracés par deux personnes différentes, Michael Lonsdale parle face à une assistance féminine subjuguée d’un rade parisien que les clients fréquentent exclusivement pour aller observer par dessous la porte des WC les femmes en train d’uriner, société secrète de mateurs où l'ordre de descente au sous-sol est régi par tout un jeu de regards et de reconnaissance mutuelle implicite. Les soupeuses se reconnaissaient-elles à proximité des rotondes vertes dans la poursuite de leurs fantasmes de dévoration? On voudrait pouvoir imaginer un visage à ces silhouettes fuyantes les après-midis d'orage, des femmes élégantes d'un certain âge vêtues de noir venant recueillir en douce la substance pâteuse transfigurée par des dizaines d'hommes, regagnant leurs appartements bourgeois pour l'ingérer lentement devant le journal de Roger Gicquel, et bientôt emportées avec les lieux mêmes qui avaient généré tant de plaisir.

Comme l'écrit Michael Warner, la volonté de neutraliser la sexualité d'autrui est à la mesure du désir et de la terreur de la perte de contrôle qu'elle inspire, la frontière entre désir et dégoût étant pour le moins ténue [15]. Sites de débordements socialement stigmatisés où la confusion de l'informe et de la dissolution des identités sexuelles établies (à commencer par la binarité homo-hétéro, irrémédiablement mise à mal), classes, races et générations, les pissotières font planer la menace d'une implosion généralisée de l'ordre dominant. Leur destruction et leur remplacement par des blockhaus étanches et opaques signalent la restauration de limites sociales brouillées par une interpénétration dangereuse et menacées de décomposition (tant par la promiscuité des pratiques que les miasmes) et se trouvent être contemporains de l'émergence de la scène gay mainstream au début de la nouvelle décennie. La prolifération d'établissements commerciaux dans un Paris toiletté et de plus en plus ouvertement voué à la consommation touristique inaugure un mode de socialisation plus institutionnalisé - les cafés ouverts sur la rue contribuant à la jolité ambiante et les backrooms importées des États-Unis circonscrivant des pratiques sexuelles potentiellement transgressives à l'intérieur de lieux désignés et contrôlables - marquent le début d’une normalisation spatiale croissante et d’une cristallisation d’identités précisément délimitées [16]. Car pour les jeunes mecs fréquentant le Broad en 1982, tous muscles dehors et casquette de mataf à la Brad Davis rejetée en arrière, les tasses ne devaient évoquer rien de plus qu'un monde trouble déjà distant, de descentes de flics, de loulous casseurs de pédés et de vieux salopards en slip kangourou, à des années lumières du monde mirifique des Halles électrisées par le nouveau Forum et du Marais où une culture de plus en plus normative, concurentielle et excluante se présentait comme l'apothéose des combats de libération [17]. Et si elles étaient encore des nôtres, les soupeuses, dernières héroïnes d'un temps échoué, seraient en France depuis longtemps tombées sous le coup des lois successives pour la sécurité intérieure au même titre que les travailleuses du sexe repoussées dans les bois de province ou autres squatteurs de cages d'escalier. Je leur propose donc l'exil sur Senefelderplatz où trône une pissotière rutilante et refaite à neuf, qui au moment de mes passages n'est jamais le theâtre de rien. Peut-être un lieu de désir en attente de résurgence dans une ville dont on est entre-temps bien déterminé à combler les vides un à un [18].

 

[1] Sur la reconstitution à l'intérieur des sex-clubs gays de lieux extérieurs érotisés dans le fantasme de danger qu'ils véhiculent: Allan Bérubé, 'The History of Gay Bathhouses', in Colter et al., Policing public Sex: Queer Politics and the Future of AIDS Activism (Boston: South End, 1996), 201-2.

[2] Laud Humphreys, Tearoom Trade: a Study of homosexual Encounters in public Places (London: Gerald Duckworth & Co, 1970). Traduit en français par Henri Peretz sous le titre: Le Commerce des Pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans l'Amérique des Années 1960. Préface d'Éric Fassin (Paris: La Découverte, 2007).

[3] La 'folle des pissotières', l'une des quatre catégories définies par Humphreys, était l'objet d'un rejet généralisé de la part des autres 'usagers' en raison de sa propension au scandale et de son goût excessif pour les loubards. Sur la folle comme repoussoir et figure ultimement subversive: Jean-Yves Le Talec, Folles de France. Repenser l'Homosexualité masculine (Paris: La Découverte, 2008).

[4] Samuel R. Delany, Times Square Red, Times Square Blue (New York: New York University Press, 1999).
Le cas tout aussi violent du West Village et de ses jetées sur l'Hudson relève des mêmes politiques municipales répressives avec une dimension ouvertement raciste: "Queers hanging out in public were once considered a staple of West Village culture. Yet within the climate of the Giuliani/Bloomberg 'quality of life' crusade, the presence of gender insubordinate young Black and Latino queer youth, as opposed to white men with moustaches, is often viewed as a problem... "They disproportionately target queer youth of color. It's resulting in increased prison populations of queer youth just for loitering or urination on the streeet."" Benjamin Shepard, 'Sylvia and Sylvia's Children: a Battle for a queer public Space', in Mattilda Bernstein Sycamore (ed.), That's revolting! Queer Strategies for resisting Assimilation (New York: Soft Skull Press, 2008), 123-40. Le texte comprend également un historique clair de la politique urbaine de Giuliani et de ses répercussions sur les communautés directement visées.

[5] "This perspective on erotic impersonality qualifies as ethical by virtue of its registering the primacy not of the self but of the other, and by its willingness to engage intimacy less as a source of comfort than of risk." Tim Dean, Unlimited Intimacy. Reflections on the Subculture of Barebacking (Chicago: The University of Chicago Press, 2009), 211.

[6] Michael Warner, The Trouble with Normal. Sex, Politics, and the Ethics of Queer Life (New York: Free Press, 1999).

[7] Sur l'universalité du droit de pisser et l'aveuglement délibéré des édiles aux besoins fondamentaux de sections entières de la population (femmes, SDF): Julien Danon, 'Les Toilettes publiques. Un droit à mieux aménager', in Droit Social, nº1 (2009), 103-10.

Aux États-Unis, le groupe activiste PISSAR (People in Search of Safe and Accessible Restrooms) vise à rapprocher dans ses revendications des catégories (genderqueer folk, personnes à mobilité réduite) exclues d'une normalisation architecturale au service d'un ordre hégémonique de division des genres et d'un corps considéré comme universel: Simone Chess, Alison Kafer, Jessi Quizar & Mattie Udora Richardson, 'Calling all Restroom Revolutionaries!', in Bernstein Sycamore, op. cit., 216-35.

[8] Après s'être fait gauler en avril 1998 dans une pissotière de Beverley Hills par un jeune flic en civil auquel il s'était exhibé et avoir dans la foulée ému toute l'Angleterre, George a dû venir s'expliquer en prime-time sur la BBC. Juste après l'incident, The Sun en faisait sa une en titrant: "ZIP ME UP BEFORE YOU GO GO". Le flic a quant à lui tenté de saisir la justice pour stress post-traumatique - en vain.

[9] Roger Peyrefitte, Des Français (Paris: Flammarion, 1970).

[10] Anecdote citée dans: Frédéric Martel, Le Rose et le Noir. Les Homosexuels en France depuis 1968 (Paris: Éditions du Seuil, 2008), 125-8.

[11] Merci à Ralf Marsault pour ce détail inédit.

[12] "L'amour avec les Arabes, c'est la rencontre de deux misères sexuelles. Deux misères qui se branchent l'une sur l'autre... C'est aussi ma misère sexuelle. Parce que j'ai besoin de trouver un mec tout de suite. On est obligé parce qu'on est dans une situation pourrie." Philippe Guy, 'Les Arabes et nous' in Recherches, 'Trois Milliards de Pervers', 1973. Cité dans Martel, 127.

[13] Voir le détournement du Manifeste des 343 pour la légalisation de l'avortement: "Nous sommes plus de 343 salopes. Nous nous sommes fait enculer par des arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons. Signez et faites signer autour de vous." Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, Rapport contre la Normalité (Paris: Champ Libre, 1971), 104. Ou encore cette scène de baise furtive et violente entre un adolescent et un Arabe croisé dans la rue: "Tant pis, le type en question, il avait une sale gueule d’arabe, son parfum, c’était pas précisément la rose, mais il en avait sa claque des solitudes de moine... D’abord, il l’a suivi jusqu’à un vieux ciné... Les spectateurs, dans le noir, ils se tapaient du western, l’autre, dans les chiottes, il essayait de se taper le gamin. Mais ça puait... S’étaient foutus à poil tous les deux. L’autre, il agitait sa queue avec un méchant sourire. Ça l’amour avec un homme, ben merde. Et il insistait, l’arabe, il essayait de le foutre sur le ventre, il lui bavait dessus des bons crachats bien huileux. S’est fichu en rogne d’un seul coup. Trop récalcitrant à son goût, finie la rigolade, une bonne paire de tartes et terminée la comédie." ('15 berges', ibid., 102-3).

[14] Cervulle débusque la dimension homonormative du discours du FHAR sur les immigrés d'origine maghrébine et déstabilise une position blanche/mâle/de classe moyenne universalisée et perpétuant, par l'objectification érotique et la prétention de rendre compte de l'expérience subjective d'hommes réduits au silence, les stéréotypes d'hypersexualité (nécessairement active) et de violence: "Thus 'gay pride' for these FHAR members meant a false transgression of white middle-class norms that, far from questioning the commodification of Arab bodies, transforms it into a 'necessary' sign of value for so-called revolutionary politics." Maxime Cervulle, 'French Homonormativity and the Commodification of the Arab Body', in Kevin P. Murphy, Jason Ruiz & David Serlin (eds.), Queer Futures. Radical History Review, nº100 (Durham: Duke University Press, 2008), 176.

[15] Warner, op. cit., 1. "Sooner or later, happily or unhappily, almost everyone fails to control his or her sex life. Perhaps as compensation, almost everyone sooner or later succumbs to the temptation to control someone else's sex life. Most people cannot rid themselves of the sense that controlling the sex of others, far from being unethical, is where morality begins."

Dean part des idées développées par Warner pour aborder la dissolution des limites et le conflit entre identité et désir dans une perspective psychanalytique: 'My libidinous thoughts may be controlled by regulating how others are permitted to exercise their bodily freedoms. The integrity of my consciousness demands that others' liberty be curtailed.' Dean, op. cit., 27.

[16] Un processus de normalisation manifestement déjà enclenché du temps de la rue Sainte-Anne: "La folle traditionnelle, sympathique ou méchante, l'amateur de voyous, le spécialiste des pissotières, tout cela, types hauts en couleur hérités du dix-neuvième siècle, s'efface devant la modernité rassurante du (jeune) homosexuel (de 25 à 40 ans) à moustache et attaché-case, sans complexes ni affectation, froid et poli, cadre publicitaire ou vendeur de grand magasin, ennemi des outrances, respectueux des pouvoirs, amateur de libéralisme éclairé et de culture. Finis le sordide et le grandiose, le drôle et le méchant, le sadomasochisme lui-même n'est plus qu'une mode vestimentaire pour folle correcte... Un stéréotype d'Etat... remplace progressivement la diversité baroque des styles homosexuels traditionnels... Le mouvement est lancé d'une homosexualité enfin blanche, dans tous les sens du terme... Et chacun baisera dans sa classe sociale, les cadres moyens dynamiques respireront avec délices l'odeur d'after-shave de leur partenaire... Le nouveau pédé officiel n'ira pas chercher d'inutiles et dangereuses aventures dans les courts-circuits entre les classes sociales." Guy Hocquenghem, Libération, 29.03.1976. Cité dans Martel, 285-6.

Sur les liens intrinsèques entre espace urbain, identitité gay et visibilité: Michael D. Sibalis, 'Paris', in David Higgs (ed.), Queer Sites. Gay urban Histories since 1600 (London, New York: Routledge, 1999), 10-37. Pose la question de l'homogénéisation des identités dans un espace ultra-commercialisé et les exclusions - relatives à l'origine sociale, l'apparence physique, l'âge, etc. - que celle-ci entraîne.

[17] Jeunisme et racisme ont très tôt fait des émules sur la nouvelle scène, comme au King Night Sauna de David Girard dont l'entrée était interdite aux plus de 40 ans et aux 'étrangers'. Martel, op. cit., 266.

Sur la complexité de la situation des beurs gays de banlieue dans le milieu pédé parisien: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: Le Cherche Midi, 2009).

[18] Un essai brillant sur les vides structurant (de moins en moins) Berlin et leurs usages informels: Kenny Cupers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann, 2002).

06 March 2011

Papy Sucre d'Orge

"He has seen a million ugly scenes
Places where men droop with mould
The backrooms, where soiled goods are sold
Seen with opened eyes since frail fifteen"

(Marc Almond, The Hustler)

 

Hotel, Eisenacher Strasse, Schöneberg

Comme toujours je veillais à ne pas être le dernier à partir. Les dimanches après-midi au bordel ont tendance, il est vrai, à se terminer tôt et les départs à se faire par vagues subites. On se retrouve alors seul avec le sentiment pénible d'avoir raté la fête. Lui, je l'avais remarqué à plusieurs reprises, un grand barbu barraqué à poil en train de se branler au milieu du bar. Il était bien monté et savait se poster aux bons endroits pour en faire profiter tout le monde. Je l'observais de ma lucarne, l'un des nombreux trous percé dans la paroi où de temps à autre les mecs venaient au petit bonheur la chance se faire sucer. Une fois sorti je l'ai aperçu au milieu du terrain vague qui borde Berghain. Il semblait attendre quelqu'un et dans mon ébriété avancée il était évident que c'était moi. Nous avons marché ensemble dans la boue épaisse, moi déterminé à le suivre chez lui, lui tenant des propos confus et se comportant de façon erratique, me laissant penser qu'il n'avait pas absorbé que de l'alcool. Cela ne m'empêchait pourtant pas de jouer les fiers-à-bras et de lui chauffer la queue sur le quai du U-Bahn direction Samariterstrasse. Une fois chez lui il se mit à me dessaper en vitesse et à me travailler le cul. Lui disant que je ne pratiquais pas le bareback il m'ordonna de quitter immédiatement l'appartement. En moins de cinq secondes je me retrouvai à dégringoler les escaliers dans le noir sans même avoir dit un mot. Dehors il faisait un froid glacial, je me sentais vidé et désorienté d'avoir subitement dû m'arracher à son intimité, même à ce point frelatée. C'était dimanche soir, la fin d'un weekend qui se terminait comme beaucoup dans l'incertitude. Les rues sombres et impersonnelles ne promettaient plus aucun amour, il était déjà tard. Déchiré entre rage, tristesse et dégoût je passai devant le Liebig 14, squat évacué quelques jours plus tôt dans un déploiement policier délirant. Des fourgons des brigades anti-émeutes stationnaient encore à l'angle en cas de nouveaux débordements.

L'événement, même s'il fut vite dissout dans le jour revenu, entra en résonance avec d'autres d'une dureté égale. À la Berlinale deux semaines plus tard passait un documentaire superbe de Rosa von Praunheim sur la prostitution masculine à Berlin, Die Jungs vom Bahnhof Zoo. La gare - depuis des décennies connue pour ses rent boys et autres fugueurs en rupture familiale - est pour le cinéaste le point d'ancrage de trajectoires multiples traversant Berlin de part en part et déroulant jusqu'à Vienne une litanie d'enfances fracassées, d'exil et de prédation sur fond de conflits armés et de grand brassage européen des biens et des corps. Les moments les plus troubles se passent toutefois à Schöneberg où toute une scène composée de jeunes Roumains et de gentils papys gâteau brûlés aux UV (comme il se doit dans ce curieux vestige de Berlin-Ouest) se cristallise autour de deux ou trois établissements bien connus. D'un appartement voisin un voyeur, lui aussi friant de Stricher est-européens, surplombe tout le manège d'Eisenacher Strasse la tête couverte d'une cagoule en cuir - qu'il ne quitte jamais, le nez proéminent du masque lui donnant même l'apparence d'un oiseau de proie. J'avais l'impression d'une sorte d'appreciation society très exclusive pour garçons cassés, un micocosme confidentiel de structure quasi néo-coloniale (mais en plus pratique car à deux pas de chez soi) superposé au Schöneberg 'classique' des boutiques pour fétichistes chics, bars de moustachus et autres XXX Kinos. L'équipe de tournage se rend d'ailleurs dans un village de l'est roumain où virtuellement tous les jeunes hommes en âge de le faire 'travaillent' à Berlin (il existe même un service de bus direct). C'est l'envers de Schöneberg, là où ces garçons retrouvent une histoire et un passé auprès des leurs, avec leurs aspirations et désirs propres, loin de l'exotisme toc dans lequel ils se trouvent enfermés, et c'est tout le mérite de Rosa von Praunheim d'avoir su contextualiser ces vies et restituer l'humanité complexe de chacune. L'un des derniers interviewés, un jeune mec de Marzahn, clôt le film de façon glaçante: à la suite d'agressions sexuelles aux mains d'un employé de piscine municipale, il était machinalement devenu une sorte de garçon à louer et à emporter, des hommes âgés sans doute très réceptifs à son état de destruction mentale et émotionnelle le cueillant toujours dans le même square pour l'emmener mater des pornos chez eux. Pour lui tout rapport avec un homme devait nécessairement en passer par là. Il n'y avait rien de plus normal et la reconstruction ne commença à se faire que beaucoup plus tard quand une possibilité d'aide de laissa entrevoir beaucoup plus à l'ouest. À Schöneberg précisément...

Par pure coïncidence je lisais au même moment Un mauvais Fils d'Ilmann Bel, récit des périples d'un jeune beur gay dans les arcanes des rézos de drague téléphonique et de la prostitution parisienne. Ambitieux, dédaigneux des moches et un peu paillettes sur les bords, Zacharia est un jeune homme élégant avec des goûts prononcés pour le luxe mais bien souvent on le préférera en survêt' blanc et Rekins, si possible avec un air méchant et 'l'accent banlieue' même s'il n'en est pas originaire. Et ça marche à tous les coups, entre le bobo créatif de Belleville qui s'entiche de lui à la misérable épave au fin fond du neuf-trois qui bande sous les crachats du beau rebeu qu'il a réussi à se payer. Le style plat et factuel du livre lui donne même à la longue une qualité presque hallucinatoire. Alors que certaines passes au Bois ne sont pas dénuées de tendresse envers des michetons morts de trouille, la multiplication de plans foireux en province avec de vieux dégueulasses achève d'exacerber le sentiment d'une fuite en avant incontrôlable qui peu à peu se mue en aliénation absolue: si on ne le désire que pour sa bite d'Arabe, elle seule régira désormais tout rapport au monde. La fin du roman est d'ailleurs trash à souhait: au bras de son énième sugar daddy, Zacharia s'envole pour New York, fait chauffer la carte de crédit du vieux et réussit même à se taper Árpád Miklós dans son palace dominant Manhattan (mais Árpád, bon prince, refusera l'argent, début peut-être d'une révélation dont on ne saura rien). Il est vrai qu'entre-temps Zach se sera considérablement durci au contact de l'industrie du 'glamour' gay qui entre photographes mythomanes et pornographes véreux lui renvoie toujours le même stéréotype de la racaille juste bonne à faire tourner ces cochons bourgeois de pédés. À cet égard la claustrophobie du Marais et la culture qui y prévaut sont très bien évoquées dans sa frénésie de baise et sa commodification de corps exotiques - ethniquement comme socialement, une sorte de safari sexuel mené électroniquement du confort de chez soi sans les frictions du monde réel [1].

Toujours un peu plus miné par la dureté de l'univers gay dont je suis intégralement partie prenante par ma consommation de corps et de lieux - tellement omniprésente même qu'elle en devient indiscutable - je me laissais gagner par une tristesse amorphe.

 

Mère - La Grande Borne, Grigny

Et il y a quelques jours, une chose que je croyais perdue à jamais, retrouvée du fond d'un âge d'innocence. J'avais quatre ans lorsqu'une équipe de production de ce qui était encore l'ORTF est venue dans ma cité recruter des acteurs potentiels pour une comédie de Noël. Le Père Noël est en Prison est une chose légère et inconséquente racontant l'incarcération d'un vagabond animant les centres commerciaux en robe rouge et fausse barbe et sa libération par la police à la suite d'un soulèvement des enfants de la ville qui craignaient de ne pas recevoir leurs cadeaux. Rien de plus, le tout tient en une heure. Face aux grands classiques invariablement resservis au moment des fêtes depuis des décennies, ce petit téléfilm n'a jamais fait le poids et n'a été diffusé à ma connaissance qu'une fois. Nous l'avions regardé en famille dans le grand lit de mes parents mais j'étais trop jeune pour en garder un quelconque souvenir, si ce n'est que, séparé de ma mère, j'avais pleuré sur le tournage. Le noir et blanc granuleux, le jeu grandiloquent et histrionique des acteurs principaux, les discours militants un rien étranges débités par les enfants révoltés (on sortait juste de soixante-huit et heureusement pour le Père Noël le Groupe d'Information sur les Prisons de Foucault venait d'être créé) et aussi sans doute le côté low budget de la production en ont vite fait quelque chose de daté, de complètement mièvre et pour tout dire de pas drôle du tout.

Des sentiments très forts ont pourtant refait surface lorsque je l'ai vu sur le site des archives de l'INA. Même si le noir et blanc maussade est loin de faire justice à l'exubérance chromatique de la Grande Borne des origines (c'est-à-dire avant les réhabilitations ratées des années suivantes face à la catastrophe qui se profilait) l'architecture de la toute nouvelle cité est omniprésente à travers les défilés des enfants consternés et son étrangeté esthétique a sans doute été retenue précisément par la place qu'elle accordait au jeu et à la découverte émerveillée. L'architecte Émile Aillaud, dans un paternalisme très XIXème plein d'une condescendance un rien précieuse envers les évacués de Paris qui avaient investi sa création, l'avait voulue ainsi et n'avait pas lésiné sur les matériaux semi-précieux pour l'élévation prolétarienne: ça sentait bon le bois verni et la peinture fraîche dans les halls de mosaïque et très jeune j'avais déjà le sentiment d'une modernité extrême rutilant dans une paix et une lumière toutes corbuséennes. Pourtant le grand ensemble, si original qu'il fût, commençait à faire l'objet de critiques très dures peu de temps après sa réalisation. Dans un documentaire télévisé diffusé deux ans plus tard, L'Enfer du Décor, où Aillaud, dérangé exprès de Saint-Germain-des-Prés, expose à nouveau in situ ses bienfaits à l'égard de la classe ouvrière, l'image est tout autre: des loubards à coiffure de Ringo et chemises cloutées décrètent que "c'est la zone", de jeunes sociologues dépêchés de Vincennes nous disent que les petits enfants, ceux-là mêmes qui apparaissent dans Le Père Noël, sont condamnés par les mécanismes du système éducatif aux mêmes schémas d'oppression sociale que leurs parents pendant que des mères désemparées révèlent leurs multiples tentatives de suicide. Car ce qui frappe dans tous les documents d'époque c'est le nombre de femmes aux fenêtres, seules, immobiles, en attente dans une bulle coupée de tout: d'enfants sur le point de rentrer de l'école et de maris travaillant dans la banlieue lointaine et de retour exténués par le car du soir.

Ma mère était l'une de ces femmes tout juste arrivées dans les appartements à peine terminés. On l'aperçoit même brièvement au détour d'une scène avec ses deux enfants près d'elle, jeune femme à la mode de 1971 (jupe plissée écossaise et kinky boots de cuir à zip), devenue mère très tôt, aux traits doux et aux yeux profonds sous le fard. Puis son regard change de trajectoire en une fraction de seconde et brille. Je ne sais pas ce qui se passe en elle, qui vient d'être enfermée là... Au même moment Paris, distant de seulement quelques kilomètres en autoroute, retentissait des cris des Gazolines entonnant "CRS, desserez les fesses!" , le vieux monde était tourné sens dessus dessous dans une recréation radicale du désir et on se demande comment les répercussions de tels bouleversements auraient pu nous affecter, isolés comme nous l'étions. La glaciation patriarcale des siècles recouvrait notre monde comme une chape de plomb et les révolutions sexuelles qui faisaient rage à Paris n'avait pas grand sens dans un milieu de jeunes familles ouvrières dont les priorités étaient tout autres. Tout au plus avait-on entendu parler du MLF mais cela faisait doucement ricaner, prouvant si besoin est que les injonctions à la révolte des classes moyennes blanches éduquées avaient une incidence plus que limitée hors de leur terrain de jeu métropolitain. Dans la scène du film où elle apparaît ma mère sert en bonne épouse le café à un connard qui lui hurle dessus parce qu'il n'y a pas de sucre, et personne n'aurait un instant songé à contester ça. En fait, la réaction pompidolienne battait son plein à la Grande Borne: même les policiers qui appréhendent le Père Noël sont de gentils lourdauds, certes un rien paternalistes mais bonne pâte après tout, et il suffit de regarder les scènes d'émeutes filmées quelque trente ans plus tard - aussi visibles sur le site de l'INA - pour être aussitôt pris de vertige face au devenir de la société française dans son ensemble.

Il y a pourtant dans ce film quelques instants où l'on respire, entre envolées de vieux cabots et mômeries interminables au milieu des folies en béton de M. Aillaud. L'un des enfants, un petit blond à l'air abattu, est dénoncé comme balance (pas moi bizarrement) et est immédiatement expulsé du comité révolutionnaire (une constante dans le petit monde des groupuscules gauchistes). À la suite de quoi on le voit marcher seul sur un air triste d'harmonica le long des esplanades noyées de pluie, toutes les mères ayant regagné avec leurs petits enfants le confort des nouveaux appartements aux papiers peints uniformes. C'est un moment poignant, le seul trou d'air de tout le film où la fragilité de l'utopie urbaine, la peine de ne rien avoir vu durer avant l'entrée dans la violence commune, l'anticipation d'un futur en chute libre, la perte irrémédiable d'un rêve d'harmonie collective s'engouffrent dans le rien de cet après-midi fade et monochrome. Curieusement le gosse se retrouve ensuite à errer le long de sablières de l'autre côté de Paris pour finalement se jeter dans le canal... Et moi? J'apparais sporadiquement, la plupart du temps l'air ahuri (on m'avait réservé deux répliques de nature légèrement anti-cléricale), un beau petit mec doux et charmant qu'on prenait invariablement pour une fille, ce que l'on me fera payer très cher ultérieurement alors que le monde onirique de la Grande Borne se désagrégeait lentement dans une menace suintante de façades daubées et d'écoles incendiées.

 

[1] Sur la figure du garçon arabe réduit à sa simple dimension biologique: Nacira Guénif-Souilamas, 'L'Enfermement viriliste: des garçons arabes plus vrais que nature', in Cosmopolitiques nº2 (oct. 2002).

Sur l'érotisation des corps ethniques et l'énorme industrie pornographique afférente: Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010). Voir sur ce dernier la critique implacable de Didier Lestrade dans Minorités (oct. 2010).

Sur la complexité et l'ambiguïté des rapports de pouvoir et de séduction entre beurs des périphéries qui aiment les hommes et gays blancs aisés des centres-villes, voir les témoignages recueillis dans: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: le cherche midi, 2009) - cité dans Foncedé de Lopsa.

31 December 2009

Foncedé de Lopsa

Am Wriezener Bahnhof, FriedrichshainGreifbar, Greifenhagener Strasse, Prenzlauer Berg

Condamner la pornographie en bloc sous prétexte que sa production commerciale mainstream perpétue les structures et stéréotypes les plus crasses de l'ordre patriarcal, comme le fait Robert Jensen dans son livre 'Getting Off' [1] (voir texte précédent) en basant l’ensemble de son essai sur ce que le gonzo hétéro américain produit de plus extrême - il est vrai que les descriptions par le menu de DPs et autres anal cream pies de masse mènent vite à la nausée - passe sous silence des modes alternatifs de représentation, un porno engagé et radical dans son interaction avec des questions de genre, politiques ou sociales et se réclamant d’un parti pris esthétique différent - qu’il s’inscrive dans une logique commerciale ou non. Un cinéma porno queer-ed qui ferait imploser tous les codes dominants en exposant la mécanique interne et les présupposés sur lesquels reposent les représentations conventionnelles du sexe peut, tout en étant rigoureusement critique et expérimental, ludique et sexy, atteindre le but premier du genre qui est de stimuler et élargir le spectre de l’imagination érotique - un processus en rien antithétique à l’intimité profonde qui selon Jensen doit en une sorte d'eschatologie quasi-religieuse sauver les hommes d’eux-mêmes (les deux besoins s’inscrivant sur deux registres totalement différents et n’étant en aucun cas mutuellement exclusifs) et qui cette fois s’adresserait à tout le monde (rendant par exemple possible l'affirmation d'un porno queer proprement lesbien et transgenre - qui existe déjà en France et en Allemagne).

Ce fut d’ailleurs l’une des approches représentées au dernier Berlin Porn Festival qui cette année encore a démontré l’infinie variété des configurations possibles du désir et de ses expressions. Comme d’habitude la qualité des films programmés était assez inégale mais certains moments se sont avérés d’une réelle fulgurance. Ainsi 'Arcade Trade' de Samara Halperin (2004), un après-midi solaire de course-poursuite entre deux jeunes mecs, un blanc et un noir, dans les rues de San Francisco. La lumière étincelante de la baie, le bonheur des corps s'avançant côte à côte le long de Market Street, leur investissement de lieux désertés le week-end (les chiottes d’un immeuble de bureaux vide puis les toits surplombant Downtown), les enchaînements de musiques chaotiques marquant la progression de l'intimité physique, les désordres et inachèvements des interactions entre les deux hommes - une branlette rapide aux toilettes, une tentative avortée de pénétration sur les toits, l’un qui s’écrase le nez et finit la gueule en sang, tout était d’une simplicité et d’une puissance émotionnelle époustouflantes, l'apparition imprévue d’un corps autre un jour anodin, une poche de temps pleine de l'abandon d’une jeunesse qui ne se serait jamais achevée, de possibles toujours virtuels et d'une promesse insensée de transformation. Au passage 'Arcade Trade', de loin le meilleur de tous les courts-métrages gays que j'aie vus cette année à Berlin, a été réalisé par une femme, ce qui produisit un renversement de perspective supplémentaire et ne fit que rendre plus vive l’intense beauté dépenaillée de ce film.

Il s’agit là de petites productions indépendantes à des années-lumière du business gonzo dont le poids financier et la largeur de diffusion sont considérables. Les modes de production n’ont évidemment rien de comparable mais on peut avoir des visées commerciales, devenir un studio d’importance économique significative et encore réussir à torpiller (jusqu'à un certain point, s'entend) les conventions dominantes du porno. C’est en tout cas l'idée soutenue par un papier que Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts ont consacré à la représentation des hommes arabes dans la pornographie gay en France [2] en contrastant les approches typiques de cinéastes ‘vieille école’ tels que Jean-Daniel Cadinot et Jean-Noël René Clair - qui se limitent invariablement à un tourisme sexuel ouvertement colonialiste avec l’indigène bien membré incarnant une masculinité primordiale et ultimement instrumentalisée - avec les méthodes filmiques du bien plus contemporain studio Citébeur, dont certaines stratégies de représentation injectent un peu de problématique queer dans l’apparente immutabilité des positions, déstabilisant insensiblement (parfois) l’assise du film. Selon eux différents procédés sont utilisés pour égratigner l'homogénéité et la cohérence d'un discours apparemment convenu: de l’exacerbation des styles vestimentaires et des comportements macho 'caillera' (les bling kings cités, forme de drag exposant l’artificialité des attributs de la masculinité dure), l’ironisation sur la relégation sociale et urbaine subie par les populations d'origine immigrée en France, la construction de l’appartenance ethnique [3] et un rapport de séduction ludique très ambigu (notamment par le biais d'adresses directes à la caméra) entre un casting entièrement arabe et un public invisible que l’on suppose blanc et issu d'un milieu social dominant.

Citébeur cumule à lui seul les plus grosses ventes de DVD pornos gay en France, ce qui en dit long sur le cachet érotique et la charge fantasmatique du 'garçon arabe', celui dont la sociologue Nacira Guénif-Souilamas expose la construction dans l'imaginaire collectif comme l’envers absolu du civilisé dont la seule identité reconnue par le monde extérieur se réduit à son enveloppe biologique [4]. Citébeur dramatise la complexité de ces rapports réciproques d’obsession et de désir en se trouvant au confluent de multiples contradictions. D’un côté la perpétuation de l’image ultra-violente du beur - conséquence ultime du rapport passionnel qui lie encore le Maghreb à l'ancien pouvoir colonial où l’évocation du traumatisme de la perte reste largement taboue - comme bête de sexe qui ne pense qu’à ça - et n’est d’ailleurs capable que de ça - et dont les désirs échappant à tout contrôle social culminent nécessairement dans la pratique des 'tournantes', très fortement médiatisées il y a quelques années. Certains ne s’y trompent d'ailleurs pas et combien de jeunes gays arabes se trouvent objectivés du simple fait de leur appartenance socio-ethnique et de tout ce qui est sexuellement supposé en découler [5]. À l'inverse on peut arguer que les pornos Citébeur ouvre un espace unique dans un environnement social où les questions de sexualité et d'ethnicité sont vérouillées à un point inimaginable [6]. Il serait assez renversant de penser que l'appropriation active de la sexualité et la formulation désinhibée d'un érotisme radical seraient le fait de pédés des cités (ou présentés comme tels - et d'ailleurs peu importe) alors que partout ailleurs abjection, misère et refoulement sexuels continuent de tuer tout le monde à petit feu. Loin de les enfermer dans une caricature néfaste la dissémination rapide de ces images sur les réseaux contribuerait alors à la construction d'identités sexuelles chez les jeunes hommes des périphéries en donnant forme visible à un désir sytématiquement tu.

Il existe une théorie bien ancrée dans certains milieux académiques anglo-saxons selon laquelle le porno gay n'est globalement qu'une sinistre resucée du pire trash hétorosexiste, la seule présence d'hommes biologiques ne changeant rien à l'affaire. Et pour des universitaires tels que Christopher N. Kendall, dont la rhétorique est en tous points identique à celle de Robert Jensen quand il s'agit de dénoncer les ravages humains causée par ce type de cinéma, la chose est entendue: les gays, en tant que mâles, ont un intérêt évident à conserver intact l'ordre hétéropatricarcal dont ils tiennent de par leur marginalisation encore plus à jouir, ce que leur permet le porno dans sa déshumanisation du féminin [7]. L'erreur de Kendall est comme Jensen de se concentrer exclusivement sur une forme fixe de production pornographique où la polarisation extrême du pouvoir en fonction du genre - l'homme gay et passif étant invariablement féminisé et humilié - reprend les schéma sexistes du gonzo straight et qui, même si elle pèse disproportionnellement en termes économique, n'en demeure pas moins un genre fossilisé grotesquement caricatural. Même s'il sont tous deux farouchement opposés à l'idée, d'autres types de porno échappent de manière évidente à cette dichotomie de genre en court-circuitant manifestement la logique oppositionnelle entre actif butch et passif féminisé. Citébeur montre des mecs virils se faire défoncer dans des caves par d'autres mecs également virils sans que personne ne soit à aucun moment diminué par le genre qui lui est attribué. Certains acteurs alternent même positions top et bottom, démontrant par là l'extrême fluidité et instabilité des rôles sexuels. La problématique semble davantage se cristalliser sur des questions d'ethnicité et de statut social, et si dans 'Matos de Blackoss' ou autre un céfran au physique de crevette se fait régler son compte par un groupe de keblas bien chauffés, on ne fait là qu'exploiter et jouer avec des formations fantasmatiques créées par la culture dominante.

Bien plus que la représentation cinématographique elle-même c'est l'imagination pornographique [8] dans la vie en général et la dramatisation des dynamiques de pouvoir inhérentes au BDSM qui posent problème aux tenants d'un féminisme radical historique dont l'aspect prescriptif et normalisateur en a depuis les années soixante-dix échaudé plus d'unE. Et de plus infantilisant puisque dans l'omniprésence de schémas oppressifs l'idée de consentement entre adultes semble ne jamais réellement entrer en ligne de compte. Si selon un scénario convenu d'avance  je me trouve coincé dans les chiottes en train de me faire enculer pas deux molosses qui me forcent à lécher le bord de l'urinoir (une scène filmée semblable causant la sidération indignée de C. N. Kendall), je ne vois pas en quoi la relation serait nécessairement structurée par une inégalité intrinsèque de genre (les échanges de pouvoir survenant dans l'interaction de paramètres infiniment plus complexes), ni en quoi elle serait dégradante et moralement répréhensible puisqu'être soumis exige une force et un contrôle de soi qui sont contraires au manque de pouvoir, un investissement physique et émotionnel actif sans rapport avec la passivité inerte et bafouée dépeinte par les pourfendeurs de ces pratiques. De façon bien plus élémentaire l'imagination pornographique est le véhicule de tous les archaïsmes qui nous habitent, d'un désir irrépressible d'obscénité où se dilue notre être socialement constitué, un jeu de mythes que l'espoir d'égalité, si lumineuse et joyeuse qu'on nous la présente, serait bien incapable d'éveiller de quelque manière que ce soit.

 

[1] Robert Jensen, Getting off. Pornography and the End of Masculinity (Cambridge, MA: South End Press, 2007).

[2] Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, 'Queering the Orientalist Porn Package: Arab Men in French Gay Pornography', in New Cinemas: Journal of Contemporary Film Vol. 6 #3 (Bristol: Intellect Ltd, 2008), 197-208.

[3] Ibid., 204. Artifice osé, François Sagat, star planétaire issue de Citébeur au début de la décennie, fut à ses débuts présenté comme beur (ce qu’il n’est ethniquement pas), subterfuge assez convaincant pour rester indétecté des années durant. De même ‘Boris’, autre recrue des studios et l’un de mes favoris ('Boris et ses Potes' lui est entièrement dévolu), ne l’est pas plus mais tout dans le personnage constitué, des vêtements à la gestuelle et tics langagiers, le rend effectivement arabe - selon l’une de mes sources il serait originaire d’Europe de l’Est. Une autre connaissance a aussi avancé que c’étaient tous des fakes passant leur temps à se trémousser le cul en Prada. Un jaloux peut-être…

[4] 'Par une lente décomposition des rapports sociaux aux marges de la cité, des fils d'immigrants arabes ont perdu tous les attributs sociaux, ont vécu le rétrécissement progressif de leur horizon social, voyant du même coup tarir leur gisement de définition identitaire jusqu'à n'être plus que des corps sociaux indexés sur leur seul sexe, phallus menaçants et obscènes pour notre imaginaire collectif.' Nacira Guénif-Souilamas & Éric Macé, Les Féministes et le Garçon Arabe (La Tour d'Aigues: Éditions de l'Aube, 2004), 63.

[5] Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: le cherche midi, 2009). Deux témoignages reflétant la construction du fantasme sexuel de l'autre racialisé: "Pour certains, nous sommes leur fantasme, ils rêvent de se 'faire tourner'. Un mec m'a donné 50 euros et m'a demandé de mettre une vieille paire de baskets 'qui pue bien' pour me la bouffer pendant qu'il se branlait, il l'a léchée, je l'ai laissé faire. Moi, c'est pas une cave à vin, c'est une cave à vieille chaussure que j'ai!" (Majid, pp.23-4); "Tu comprends vite que tu représentes un trip, le trip de la racaille. On m'a demandé si j'étais une 'grosse chienne passive, racaille de quartier qui fait tout', avec qui on peut faire une tournante. Tu as aussi le mec qui rêve que je suis un 'macho hyperchaud qui le baise comme un ouf dans une cave avec son survêt'. La cave est un gros mythe. On m'a souvent demandé: 'Ça te dit, un plan cave?'..." (Nadir, p.36).

[6] Pour une analyse très circonstanciée (et échappant à l'hystérie habituelle) des rapports entre les sexes et de la répression sexuelle dans les cités: Didier Lapeyronnie, Ghetto Urbain. Ségrégation, Violence, Pauvreté en France aujourd'hui (Paris: Robert Laffont, 2008).

[7] On retrouve là la griffe de Sheila Jeffreys, pilier incontournable du féminisme radical anti-porno: Christopher N. Kendall, 'Educating Gay Male Youth: since when is Pornography a Path towards Self-Respect?', in Todd G. Morrison (ed.), Eclectic Views on Gay Male Pornography: Pornucopia (New York, London, Victoria (AU): Haworth Press, 2004), 101.

[8] Expression empruntée à Susan Sontag qui fut la première à évoquer la validité artistique de la sensibilité pornographique en relation avec l'Histoire de l'Œil de Bataille. Susan Sontag, 'The Pornographic Imagination', in Styles of Radical Will (Farrar Straus Giroux; First UK Edition, 1969).

12 November 2005

L'Enfer et son Double

Cité des 4000, La Courneuve - Centre commercial

Les périphéries occupent une place fondamentale dans la mythologie parisienne et incarnent l''envers abject' du centre radieux et apollinien du pouvoir politique. Hors les murs les actes les plus inqualifiables et extrêmes sont fantasmés par des habitants fortement titillés mais retranchés derrière un dispositif de protection visible ou plus diffus contre ces excès et débordements criminels (des fortifications démesurées de Thiers aux contingents de CRS détachés à la surveillance continuelle des espaces publics - présence policière ayant hier atteint son paroxysme paranoïaque lorsque l'état d'urgence fut décrété intra-muros par la Préfecture de Police, qui n'en est en la matière pas à son premier coup d'essai) [1]. Déjà au-delà du Mur des Fermiers Généraux s'étendait une zone incertaine autour des boulevards extérieurs où beuveries et prostitution attiraient toute une faune en quête de sensations. De même la 'zone' proliférant au pied de Fortifs désaffectés pour cause d'inutilité flagrante cristallisait toutes les frayeurs et les désirs de la ville bourgeoise dans son incarnation d'une brutalité authentique. Cette fascination pour l''authentique' ouvrier - plus c'est lumpen, mieux c'est - de l'Apache au Laskar en passant par les Blousons Noirs, est une constante de l'imaginaire et atteint aujourd'hui, notamment grâce à l'internet, des sommets libidinaux inégalés [2].

Car l'on attribue fantasmatiquement à la banlieue des qualités extrêmes: outre son caractère intrinsèquement criminogène elle est le site d'une sexualité monstrueuse et incontrôlée, porteuse de la destruction des valeurs d'ordre et de civilisation incarnées par Paris, de la prostitution autour des Fortifs aux tournantes dans les locaux à poubelles. Et c'est bien de cette terreur ultime qu'il est question, et que les événements récents portent à incandescence: la prise de Paris par la jeunesse, son viol et sa mise à sac, comme Constantinople brillant au milieu d'une mer de sauvagerie. C'est la sur-qualification de ces lieux qui - par rapport par exemple aux banlieues anglaises proprettes, qui, dans l'uniformité fade et mortifère de leur confort, souffriraient presque au contraire d'une sorte de sous-détermination, même si elles sont d'ailleurs elles aussi 'sexuellement fantasmées' - plus wife-swapping entre thé et petits gâteaux que gang-bang dans une cave pisseuse, c'est vrai - les rend uniques et en fait le réceptacle de craintes protéiformes - une sorte de refoulé peut-être, où terreurs de la marginalisation, du déclassement et du chaos qui nous menacent tous dans notre fragilité se projètent sur ces lieux - et sont à l'origine d'un rejet radical, d'une stigmatisation fatale dont la France ne se relèvera jamais sans un travail de fond considérable sur elle-même (à commencer par sa relation troublée avec son passé colonial), qui nécessiterait une impulsion et une vision inédites de la part du pouvoir et de la société civile en général, un peu à la manière des mouvements citoyens allemands qui ont à partir des années quatre-vingt permis une confrontation progressive au passé dans une sorte de Verarbeitung collective. Seulement, voyant le gouvernement actuel à l'œuvre, la tentation de faire du chiffre risque encore une fois de tout emporter dans un tout sécuritaire et un quadrillage policier plus exorbitants que jamais.

L'avancée pionnière de la Région Parisienne se poursuivit jusque dans les champs de betteraves de la grande couronne. Grigny s'est posée dans ce nulle part informe telle une cité merveilleuse et mythique, prête à accueillir les prolétaires de Paris et leurs petits enfants. Il existe un documentaire fascinant sur la vie à la Grande Borne quelques années tout juste après son inauguration: L'Enfer du Décor (1973), une production de l'ORTF à forte approche sociologisante et imprégnée des théories très à gauche alors en vogue. Aillaud lui-même y apparaît dans son rôle de démiurge à la carrure de vieux lion fourbu, intervention contrastée avec une jeunesse en gros ceinturons cloutés et coiffure à la Ringo qui déplore déjà l'ennui assommant de l'endroit et l'ingratitude du cadre urbain, malgré sa grande charge onirique voulue par l'architecte. On y voit aussi des mères évoquant leurs tentatives de suicide ratées dans le lac de Viry et quelques jeunes gens 'spontanément' mis en scène dans des accès de rage anti-architecturale et faisant part de la discrimination à l'empoi dont ils sont les victimes. Devant la télé où Cloclo passe au même moment, l'un des ces jeunes raconte comment une place de manutentionnaire lui a été refusée au supermarché de Grigny 2 (un autre quartier transfiguré par le fameux '2' - le top du futurisme dans les années soixante-dix et sans doute aussi la plus haute marque de standing, cet ensemble gigantesque était destiné à une population plus 'aisée' et était ainsi doté d'un grand centre commercial et d'une connection au réseau ferré) à la simple évocation de son lieu de résidence. Ça fait froid dans le dos et l'on finit par se questionner sur le pourquoi d'une stigmatisation aussi forte des lieux dont la France semble avoir la spécialité. Ce qui est encore plus choquant c'est que cela se passait en 1973, donc bien avant les effets du choc pétrolier et les phénomènes de chômage de masse qui quelques années plus tard allaient décimer ces quartiers. Ce qui laisse penser que la disqualification et la mise en orbite dans les périphéries urbaines des franges sociales les plus vulnérables est endémique et systématique, consubstantielle même à la société française et à la vision de ses élites.

Il existait aussi des rumeurs de prostitution dans les caves, ce qui évoque Deux ou trois Choses que je sais d'elle de Godard et son articulation des ségrégations urbaines à la commodification omniprésente de la sexualité féminine. Dans une de ces caves se déroule une autre scène de L'Enfer du Décor, qui est à la fois choquante et extraordinaire de virulence par la colère et le ressentiment qui s'en dégagent 'déjà en 1973'. Une rangée d'adolescents exhibent sur leurs avant-bras de gros tatouages baveux façon centrale de Fleury et entre deux slows (la musique est déchirante) avec des jeunes filles à l'air triste se lancent dans une diatribe violente contre le cynisme d'une société qui les maintient dans une misère ignoble et le cadre urbain qu'ils sont condamnés à occuper. Aillaud en prend plein son grade, lui qui, errant seul dans sa cité, semble par ailleurs commencer à comprendre que son œuvre est vouée au naufrage. Dans la danse les couples s'agrippent, prélude à l'amour qu'ils iront faire plus tard dans un des blocs en courbe au nom de phénomène cosmique, traversant les pelouses désertes et plongées dans le noir, à des années-lumières de Paris qui irradie au loin. Avant le désastre qui allait frapper, le mépris intolérable du pouvoir, les réhabilitations tape-à-l'œil, l'abandon final des années quatre-vingt. Car que la droite giscardienne se fût lavé les mains de lieux et de populations qu'elle infantilisait n'a rien d'étonnant - c'était dans sa nature même. Mais que la gauche, si longtemps restée au pouvoir et sous le règne de laquelle la misère sociale s'est considérablement aggravée, ait si ouvertement perpétué le scandale est un constat impardonnable qui devrait  aujourd'hui forcer ses ténors à la plus grande humilité.

 

[1] Sur la débauche des périphéries et les migrations de la turpitude: Nicholas Hewitt, 'Shifting Cultural Centres in Twentieth-Century Paris', in Michael Sheringham (ed.), Parisian Fields (London: Reaktion Books, 1996).

[2] Sur les différentes incarnations des limites de Paris et une évocation détaillée de la 'zone' des Fortifs, le tout enrichi de très belles cartes: Jean-Louis Cohen & André Lortie, Des Fortifs au Périf. Paris, les Seuils de la Ville (Paris: Éditions du Pavillon de l'Arsenal, 1991).

19 September 2005

Black and White Town

Heygate Estate, Elephant & Castle

Boxer Prollboy

Just as I was about to leave London a new cultural phenomenon was rapidly taking hold, spawning in its wake what would become in my absence the latest addition to British youth subculture. The Chav had arrived and to my consternation he didn't look good at all. In actual fact he and his female version had been knocking around for quite a while before being even termed 'chavs' - apparently an old word dating back to the original Indo-European pool with equivalents all over the European linguistic family. Having lived on Islington's notorious Packington Square and witnessed the slow agony of the Marquess Estate down the road (a classic amongst Pevsner obsessives but sadly no longer with us) during which whole generations of proto-chavs seemingly vanished without trace - a chav culling secretly conducted by the council? - I'd become accustomed to the stylistic idiosyncrasies of what only beleaguered remnants of old white, working class communities in the midst of galloping gentrification could come up with. The teasing sight of ankles left uncovered by elasticated tracksuit-bottoms for boys and the obligatory, lonely stuck-to-the-forehead-kiss curl and supersize hoops for strangely boyish-looking girls, screaming their heads off late at night in the not-so-lovely-anymore streets of Islington to the music of the delightful Mike Skinner aka The Streets - had become a vague object of curiosity for me, something intrinsically English in its inward-lookingness, something from another age, the last of the working-class youth archetypes, as incongruous and endangered as their decrepit, asbestos-infested flats.

How they came to be fetishised by the media is not quite clear. All I know is the that The Sun started devoting whole spreads to the subject with Jordan crowned as the Über-Chav with a full hierarchy of lesser incarnations cascading all the way down to the most anonymous Romford pissheads. Then Julie Burchill, in a groundbreaking piece of writing for The Times, came to their defence and even claimed to be one herself. Thus a whole stratum of society became almost overnight the object of intense media scrutiny and in the process lost the little mystique it may have had in the first place. For the chav, unlike the first mods, skinheads or punks, who upon their sudden appearance startled and scared the nation senseless, is fundamentally a media construct and is therefore instantly absorbed and domesticated by them, and for all its disastrous social skills and poor hygiene credentials, turned into an almost cuddly creature. He is tame and helpless as he becomes the target of national ridicule, all smelly trainers, inarticulacy and promiscuous sex, which nicely ties in with previous discourses on the working class - above all the exclusive preserve of The Daily Mail: aberrant, monstrous sexuality with boys and girls alike relentlessly at it. It is actually interesting to put the figure of the chav into perspective with that of the skinhead, who started terrorising populations in 1969 and underwent a number of transformations and appropriations over the following decades. A cursory comparison of the two is indeed revealing of the way the perception of the working class has changed over the years, leading to its complete neutralisation and infantalisation. As the first skins emerged in East London the working class was still an awesome social force to be reckoned with and the docks were still in relative activity. Their appearance was otherworldly, like nothing else seen before, and their sense of elegance unmatched. Their alienness and ultra-violence took British society by surprise which saw in them the high level of danger and aggravation the working classes were still capable of.

A thatcho-blairite revolution and a few property boom-busts at Canary Wharf later and not much is left of them in that elusive, global pursuit of middle-class belonging. That's why I feel very sorry for chavs as far as their iconic status is concerned because on top of looking shoddy they have entirely been recuperated by the media and the construction of their image can now be only determined by its own rules - whereas the skinhead, in all his haughtiness, could still have enough defiance and charisma to evade all reductive representations of himself - he did at least lend itself to the wildest romanticising as the Richard Allen novels testify. No such thing with the chavs, whose horrendous tastes and low spending-power irremediably position them at the shabby end of the consumerist chain, as a debased descendant of older youth subcultures, the laughing stock of a nation hellbent on prole-bashing. However they seem to have found an sympathetic audience in some gay circles who, prone to eroticise all that is deemed authentic in the working class - as their ongoing flirtation with skinhead imagery has shown - have let out the chav in them and discovered a penchant for bling, dirty sneakers and smelly feet. Even a trendy gay porn production company has released an entire chav-themed collection. And just like with gay skins in the good old nineties, knives are out between those who ARE the genuine article from Bermondsey and those for whom it's just a weekend look to get cock. As I was staying in East London a couple of weeks ago I couldn't help fantasising about the exact whereabouts of the chavs, like some mythical territory that lay beyond my personal mapping of the city, just like it was a few years ago when men were roaming in the dark on Hoxton Square and the whole of London felt like an immense sexual magnetic field. That I could be magnetised by a Burberry-clad, weedy youth from Basildon might be pushing it a bit, though.

Prollboy asleep

Heygate Estate, Elephant & Castle