Ère glaciaire
Le durcissement politique a été voulu par une grande partie de la population française. Il a été ardemment désiré par ceux qui voient en lui un rêve nouveau capable de porter la France vers une grandeur auparavant décriée et battue en brèche par le doute et le repentir. C’est une rhétorique d’un autre âge, pleine d’emphase et d’ardeur conquérante, qui les a éblouis au point de les pousser vers celui le plus à même d’incarner ce renouveau historique. L’idée de nation, coulée dans le béton et simplifiée au point de devenir aussi obsolète que risible (La France, aimez-la ou quittez-la), émeut donc encore les masses bercées par le parler onctueux et hypnotique de l'homme providentiel. Le premier ennemi à abattre dans ce climat de ferveur retrouvée est bien l’héritage de Mai 68 et son relativisme mortifère, ce qui laisse mesurer la mégalomanie du programme. La France a été trop ébranlée et régénérée en profondeur par ces événements pour revenir à un quelconque état antérieur, car ce que les forces de la réaction proposent dans ce démantèlement fantasmé n’est ni plus ni moins qu’un retour vers la France de papa, infantilisante et autoritaire à souhait.
Il a été dit dans la même foulée que l’éducation avait été la première victime de cet étiolement des valeurs, ce qui ne concorde pas vraiment avec le souvenir (très net) que j’ai de mes premières années à l’école républicaine. Certes les classes étaient mixtes (ce qui m’épargna sans doute des pensées suicidaires prématurées), on ne portait pas l’uniforme (fini le col Claudine, bienvenu aux synthétiques criards) et l’on ne se levait pas à l’arrivée de la maîtresse - nul besoin puisque ces femmes d’une force et d’une intelligence formidables savaient parfaitement allier douceur, compréhension et fermeté. Donc on aurait pu en 1972 s’attendre au bordel généralisé dans l’expérimentalisme à tous crins dont nous aurions été les cobayes sans défense, mais c’est plutôt le contraire qui se produisit dans une sorte d’ordre paisible où la brutalité de pratiques dépassées avait laissé place à une douceur et une facilité propices au développement de facultés personnelles, un juste milieu entre une culture générale d’un niveau très élevé (y compris dans les écoles de cités HLM) et des méthodes éducatives plus progressistes (ce que l’on appelait l’éveil). Au lieu de me contraindre à la gymnastique collective pour laquelle je n’était pas fait, on préférait me laisser seul dans le bâtiment où je pouvait penser et peindre à mon aise. Tous ces clowns dont je recouvrais les murs (menant au premier prix d’un concours de coloriage au supermarché local), ces instants précieux de solitude, l’approbation de mes pairs devant les œuvres achevées, tout cela était-il le résultat de la permissivité délétère d’une aberration historique condamnée à la déroute comme on voudrait nous le laisser croire? Et en serais-je l’enfant hideux et asocial?
Cette affirmation tonitruante du renouveau national est récemment allée de pair avec quelques déclarations pour le moins ’malheureuses’. Déplorant la tendance excessive à l’auto-flagellation de la France d’aujourd’hui, le futur nouveau président pensait ces mauvaises habitudes infondées puisque ce n’était pas la France qui avait après tout inventé la solution finale - l’argument étant réitéré à plusieurs reprises lors de la campagne. Voilà de quoi ravir ici en Allemagne, mais surtout imagine-t-on Mitterrand (ou même Chirac) capables de tels arguments pour proclamer leur amour du pays? C’est non seulement sidérant de ringardise mais aussi indigne de la fonction d’homme d’état qui exige au minimum une appréhension sereine et raisonnée des réalités historiques. Tout cela est arrivé au moment ou j’amorçais la lecture de ce recueil d’essais fabuleux intitulé Mémoires Allemandes [1], qui met précisément l’accent sur le partage et l’imbrication inextricable des mémoires nationales françaises et allemandes alors qu'un esprit d’ouverture toujours plus fructueux mène à la convergence profonde des deux destinées. Ce que ces déclarations lamentables imposent en revanche dans leur évidence péremptoire c’est le clivage entre histoires et l’affirmation d’une identité par la négative, donc tout l’inverse de ce qu’un vériatble statesman avec un peu de hauteur se doit d’incarner. Et pour reprendre Marc Bloch repris par Fernand Braudel - cités en introduction de l'ouvrage et dont les propos ne feront pas plaisir à tout le monde: "Il n’y a pas d’histoire de France (ou d’Allemagne), il n’y a qu’une histoire d’Europe." [2]
Enfin reste la question pas si accessoire que ça de l’’esprit’ (on pourrait dire de la Zeitgeist esthétique) de la nouvelle France. Considérant l’ultra-libéralisme décomplexé de la droite au pouvoir, son culte de l’enrichissement et de la ’valeur travail’, peut-on s’attendre à une nation élevant l’individualisme compétitif au rang de vertu suprême au détriment du bien commun, un mélange très bling de petits propriétaires dans leur HLM décrépit et de Golden Boys en lotissements ultra-sécurisés, montre de luxe au poignet comme le boss et grosses pétoires? Le pays est-il prêt pour tout ce tape-à-l’œil qui caractérisa si intégralement les années Thatcher et dont l’électrochoc idéologique semble sur le point d'être infligé à une France moribonde? En contrepoint au gonflage de biceps national que compte montrer la nouvelle présidence, verra-t-on ainsi la fin de ce mélange d’élégance discrète et de distinction indicible hostile à toute forme de vulgarité ostentatoire dont la France se targue depuis toujours et que l’on appelle, sans pouvoir le définir véritablement, le goût. Les premières heures de la nouvelle ère le laissent bien craindre.
Poster: Act Up-Paris
[1] Étienne François & Hagen Schulze (eds.), Mémoires Allemandes (Munich: Verlag C.H. Beck oHG, 2001; Paris: Gallimard, 2007 pour la traduction française).
[2] Fernand Braudel, L’Identité de la France: Espace et Histoire (Paris: Arthaud, 1986), 14.