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21 August 2014

X-mal Deutschland

Storkower Strasse

Dans mon imaginaire urbain, la Storkower Strasse occupe une place exceptionnelle, comme dans l'esprit de milliers d'autres citoyens infortunés du Bezirk de Pankow, qui incorpore depuis les fusions territoriales de 2001 Prenzlauer Berg lui-même. Bien que faisant partie de cet arrondissement bien plus connu pour son opulence Gründerzeit et l'arrogance infecte des familles bien nées qui désormais l'occupent presque exclusivement, elle n'en a aucun des charmes, droite et raide comme la justice, se déroulant en une succession implacable et particulièrement assommante de non-lieux - stations-service, magasins hard-discount, et surtout l'immense complexe administratif entièrement dévolu à la dèche et l'humiliation étatique organisées: les différentes divisions de l'agence nationale pour l'emploi et l'organe régulateur du Finanzamt. Il est difficile de savoir à quoi a pu ressembler cette avenue avant sa reconstruction sous la DDR, un régime obsessionnellement résolu à punir son peuple criminel par l'extirpation méthodique de toute forme de jouissance esthétique. On imagine tous les blocs qui la bordaient absolument identiques, dissimulant on ne sait trop quoi et seulement différenciés par d'énormes numéros aux entrées, avant d'être camouflés de revêtements plastique aux tons pastel, comme pour amortir la violence des nouvelles institutions qui en avaient pris possession. Mais l'illusion ne tient pas longtemps: ici, comme dans les supermarchés de ce pays, c'est no frills, no fun. What you see is what you get.

Ayant il y a des années dû m'y rendre fréquemment à la suite d'un licenciement largement mérité, 'la Storkower' m'était surtout familière de bon matin, généralement l'heure à laquelle l'Arbeitsamt m'invitait pour une petite discussion, sybillinement appelée 'clarification'. La notification m'en arrivait toujours sous la forme d'une lettre de deux ou trois pages imprimée sur ce PQ gris de recyclage qui est devenu la marque de fabrique de l'administration allemande et où, usant du langage officiel le plus abscons à grand renfort de composites monstrueux et de réglementations brandies à tout-va, on me priait simplement de me présenter. Car là aussi tout est conçu dans le but d'induire la culpabilité la plus irrationnelle et inspirer une terreur maximale, ce qui me faisait immanquablement songer aux méthodes de convocation employées par la Stasi, quand le courrier arrivait pile le vendredi pour laisser au destinataire tout le loisir de se chier dessus pendant le week-end. Et en effet, ces lundis matin givrés de janvier avaient là-bas de quoi serrer le cœur, l'estomac étant déjà noué depuis la veille à l'idée de me retrouver face à l'un des cerbères du système - indifférent, robotique et inhumain -, épreuve me ramenant invariablement au matraquage originel de l'Ausländerbehörde, où je compris que l'Allemagne, impérieuse et paranoïaque dans la primauté absolue accordée à un droit du sang séculaire, ne me voulait pas forcément du bien.

À Berlin, je ne me suis jamais autant senti à l'est qu'en sortant de la station Landsberger Allee, lorsque longeant une désolation d'immeubles déglingués, de trottoirs défoncés et de files d'entrepôts aveugles abritant des supermarchés à moins d'un euro - une banlieue de Kharkiv telle qu'elle aurait pu être photographiée par Boris Mikhaïlov -, j'anticipais mon dépeçage bureaucratique imminent. Car il m'arrivait, lors de certains de ces rendez-vous, de passer un mauvais quart d'heure, comme la fois où je fus accueilli par cette jeune préposée pour une autre de ces 'clarifications', une petite blonde aux longs cheveux de soie qui devait avoir tout récemment intégré le service. J'avais par négligence excédé la limite de rémunération autorisée pour garder mon chômage - une déclaration de salaire inopinément sortie de derrière les fagots et datant de mon apparition surprise dans Sneaker Addikt IV, la dernière Grosse Produktion de Pig Kino, alors leader incontesté de ce créneau porteur que commençait à être le Berlin-Proll-Porn. Ayant failli à signaler ma prestation aux autorités, je violais ouvertement la loi et risquais gros. Affichant ostensiblement un petit air fâché pour bien me rappeler son statut, mais ce jour-là disposée à la magnanimité pour moi et moi seul, la princesse cracha:

- Vous avez de la chance d'être tombé sur moi, sinon je peux vous dire qu'avec les collègues ça aurait chauffé pour vous!... Bon, et vous faisiez quoi pour... Pig Kino?

- Performeur... enfin, en guest star.

Je dus pour cet écart rembourser l'intégralité de mon allocation du mois.

Un autre matin, je m'étais par erreur engagé dans le plus élevé et terrifiant des bâtiments du complexe, le grand rectangle blanc, celui où les abus de pouvoir commis par les agents de l'État sont les plus gratifiants dans la délectation - les insuffisances de langue étant avidement exploitées pour rabaisser et disqualifier - car c'est à travers sa machinerie opaque que sont trimbalés dans un état d'hébétude hagarde les candidats à Hartz IV, le dernier garde-fou d'un welfare state à l'agonie avant la déchéance et le néant social. Perdu dans les étages, je tombai sur deux employées en pleine discussion à l'extérieur d'une des cellules, et, prenant mon air d'enfant de chœur, la raie au milieu et de belles subordonnées conjonctives plein la bouche, leur demandai mon chemin. Ces cousines directes des dames de la BVG, aux amples textiles multicolores et coiffures déconstructivistes, me faisaient secrètement penser aux Bonnes Femmes du roman de Wolfgang Hilbig, ces travailleuses désexualisées par l'idéologie communiste et qui avaient d'un seul coup mystérieusement disparu du pays, réduisant le 'héros' à se palucher seul dans les poubelles de quelque trou du Brandebourg. Entendant mon accent, l'une d'elle entreprit de me répondre dans un français incompréhensible - les pauvres mots de ses dernières vacances -, quand elle, le stéréotype de la bonne Allemande, gigantesque et fagottée comme l'as de pique, devenait sans même s'en apercevoir l'objet du mépris silencieux des autochtones. Pas plus éclairé et m'éloignant vers les ascenseurs, j'entendai la conversation reprendre de plus belle derrière moi:

- Voyez, c'est bien quand ils parlent comme ça. C'est pas comme tous ces Polonais!

C'est donc avec une incrédulité horrifiée que j'appris il y a deux jours que le premier cas de contamination par le virus Ebola à toucher le sol allemand s'était déclaré dans ces mêmes locaux. Une chômeuse s'était subitement trouvée mal durant un entretien, et présentant tous les signes physiques de l'infection - comme elle était d'origine nigériane, j'imagine qu'on devait la tenir à l'œil depuis un bon moment - avait déclenché à elle seule tout le branle-bas de combat prévu en pareilles circonstances - les secours affluant sur place en costumes de scaphandriers pour embarquer la malade sous vide, tandis que les proles venus comme d'habitude réclamer leur dû à la société étaient évacués en masse dans la panique. Dans la soirée l'excitation retombait pourtant d'un cran: la malheureuse n'aurait en fait été victime que d'une mauvaise gastro-entérite, ce qui me semble finalement assez raccord avec le cadre stérile et profondément hostile du Jobcenter, la détestation viscérale qu'il suscite, la peur liquide qui y est sciemment distillée. Et une vision s'est alors imposée à moi: la contamination fulgurante du corps sain de la nation aurait bel et bien commencé là, en ce point précis de putréfaction sociale - l'agence pour l'emploi de Storkower Strasse, la tristesse de son modernisme au rabais, la banalité du cynisme qui y corrode tout rapport humain, le pathétique des maigres enjeux de pouvoir qui l'animent -, ravivant les images de ces condamnés ukrainiens qui, protégés de leurs seules combinaisons de travail, avaient frénétiquement tenté il y a longtemps d'étouffer le cœur ardent de Tchernobyl sous de simples pelletées de sable.

28 August 2013

Brillante et Glacée

"Like oceanic amoeba chocking on granulated shopping bags,
the spectacle can now only go forward by evolving the ability to eat its own shit."

(McKenzie Wark, The Spectacle of Disintegration, 2013)

 

Hauptkolonnade, Marienbad (Mariánské Lázně)

J’ai voulu revoir Marienbad. La première fois c’était à la recherche des restes lointains d’un monde germanique implosé, cette Mitteleuropa mythique dont Berlin, que j’avais tout juste commencé à habiter, était redevenue l’épicentre étincelant. Un imaginaire comme les autres fait d’images disparates, de films, d’intuitions de ce que j’aurais pu être en d’autres temps et en d’autres lieux. De quelle classe sociale aurais-je été issu? Sans aucun doute de l’élite cosmopolite cultivée, une haute bourgeoisie devenue maîtresse du monde avant la démocratisation de ses plaisirs réservés: la sensation de la crème artistique transeuropéenne, un révolutionnaire du désir foulant au pied l’hypocrisie bourgeoise? Un petit allumeur en costume marin façon Mort à Venise ou juste un gentil garçon un peu fade et frivole à la Felix Krull? Tant de façons d’être encore possibles sur le terrain de jeu des avant-gardes… Bien plus: le nom de Marienbad résonnait de façon particulièrement exquise comme le paradis perdu d’une élégance parvenue à son ultime perfection avant quelque chute indéfinie, dont Resnais avait réussi à capter les lumières finissantes avec ces femmes glaciales à choucroute figées au son de l’orgue, une haute société oisive réduite à des jeux purement mathématiques. L’Année dernière à Marienbad fut tourné dans divers palais de Munich (Le Nymphenburg, l’Antiquarium de la Residenz) mais c’est cette ville invisible sans cesse évoquée dans l’incertitude d’un événement passé qui se prêtait aux fantasmes les plus entêtants et représentait dans le mystère même de sa sonorité (reprise à l’envi dans la variété française ‘classe’ des années quatre-vingts) l’ultime destination pour finir seul et cynique en digne héritier de Des Esseintes et du Thin White Duke réunis. Voilà en tout cas le genre de garçon que j'étais, prisonnier de ma chambre dans l'atmosphère pesante de La Lugubre Gondole, me décomposant peu à peu dans l’indifférenciation d’une banlieue pourrie par l'emprise des normes.

Alors que Karlsbad à quelques kilomètres de là resplendit de son opulence de pièce montée grâce à la présence de nouveaux riches russes dont aucun étalage ne semble suffire à satisfaire la vanité, Mariánské Lázně, de taille plus modeste mais au pittoresque paysager plus achevé, semble bel et bien flotter entre deux eaux. Le long de ses avenues impeccablement soignées et bordées d’énormes hôtels habsbourgeois déliquescents, c’est un troublant sentiment d’irréalité qui domine dans le décalage entre la grandeur extravagante du décor et une absence humaine presque totale. Tout comme ses palaces monumentaux émergeant comme des songes des forêts de Bohême, les groupes de visiteurs apparaissent de façon aléatoire tels des bancs de poissons en déplacement d’une source thermale à l’autre. Ce sont en très grande majorité des retraités allemands en cure que leur sens vestimentaire no nonsense rend immédiatement identifiables - des coloris déclinant toutes les tonalités du beige, des textiles criards dont la persistance depuis les seventies demeure une énigme esthétique totale et le classique qui faisait jadis beaucoup rire mes parents sur la plage: les sandales à chaussettes. Une musique triste flotte par intermittences au dessus du parc, des rengaines connues (It's Now or Never d’Elvis, Le beau Danube bleu) jouées sur des sortes d’Ondes Martenot synthétiques. C’est la Fontaine Chantante qui repart pile à chaque heure, composition sculpturale du communisme tardif qui par ses jeux d’eau féériques - en fait un seul jet giclant selon les impulsions de la bande-son - attire les foules fascinées. C'est un spectacle à fendre le cœur qui ne fait que rendre plus poignante la fragilité de ce petit monde de fantaisie, confection acidulée qui a résisté à toutes les tragédies de l’Histoire pour s’échouer hallucinée dans une époque pour laquelle elle n’était plus faite.

C’est en effet un véritable miracle qu’après les cataclysmes de deux conflits mondiaux, la reconfiguration des frontières dans cette poudrière de revendications nationalistes qu’était l’Autriche-Hongrie et les expulsions sanglantes d’Allemands autochtones durant l'effondrement du Reich, le décor tienne encore debout dans une relative cohérence visuelle. Même au plus fort de la domination communiste, dont le credo fonctionnaliste aurait pu avoir raison de cette folie décadente impérialo-bourgeoise, la ville d’eau continuait à vivoter malgré une décrépitude croissante et une vague de destructions qui ne prirent fin qu’à la faveur d’un facelift glam (avec la fameuse fontaine musicale en pièce maîtresse) entamé dans les dernières décennies de ce qui était encore la Tchécoslovaquie. L’ambiance devait alors être formidablement morbide dans la Marienbad d’après-guerre, brouillée de pluie dans un silence couvrant l’horreur encore vive. Les cendres étaient à peine retombées et Vienne, ex-capitale d’empire et repaire d’anciens nazis suintant de haine, était condamnée à sombrer pour longtemps dans une insignifiance provinciale comme elle semble l’être dans cet autre film ‘chic’ mais complètement dévoré par son délire SM en KZ: Portier de Nuit… Ces jours-ci Marienbad n’est plus qu’une fiction creuse et surfaite, une parodie grossière des fastes d’un monde étouffant dans son propre vomi et parsemée de ruines en attente d’une dernière incarnation lucrative pour quelque oligarque en mal de prestige, comme l’ancien King of England, un colosse historiciste explosif mâtiné de Jugendstil, ou l’Hotel Mondorf dans l'axe de la promenade dont l’inhabituelle sobriété classique se désintègre depuis des années sous un voile à la Christo. Saturée de boutiques de souvenirs et de fast foods graisseux qui ne dépareilleraient pas à Blackpool, Marienbad se trouve toute entière prise dans la triangulation infernale de la classe sociale, du goût et du recyclage spectaculaire.

Car si à la faveur d’un coup marketing un investisseur aventureux décidait de radicalement transformer la ville - vider tous ses petits vieux et en faire une station thermale haut de gamme, un peu comme Budapest tente d’attirer dans ses établissements de bains les super players du business mondial? Si des nymphettes en Prada faisaient elles aussi leur Marienbad, titubant sur leurs talons le long des avenues comme autant d’avatars de A. (le petit nom de Delphine Seyrig) et que sous la Grande Colonnade néo-rococo les magasins chinois de knick-knacks en tous genres laissaient place aux enseignes de luxe ou à une pépinière de ‘jeunes créateurs’ comme il est devenu courant pour ‘régénérer’ des quartiers en perdition (le spectacle a une capacité infinie à se retourner sur/contre lui-même comme le montre la métamorphose actuelle des alentours de Zoo Bahnhof visant à sauver Berlin-Ouest… City West, d’une déchéance sans fond sous le poids du tourisme de masse), Marienbad en serait-elle pour autant préservée de la vulgarité de notre siècle où tout est généré et réabsorbé à l’état de commodité, au-delà duquel plus rien ne peut exister? Le lieu, né d’une logique de spéculation et de rentabilité, n’est-il pas depuis ses débuts qu’une spirale de spectacles en miroir, une œuvre d’auto-phagocytage ressassant jusqu’à l’épuisement une grandeur originelle? Et moi, qui n’en suis plus à une contradiction près, comment me positionner entre ma haine envers tout revanchisme de classe, des inclinations proprement bobo et un faible remontant à l'enfance pour les excès esthétiques des régimes passés? Finalement, en tant que ‘fantasmagorie du capital’, à l’instar des arcades ou des grands magasins de la bourgeoisie triomphante, Marienbad s’inscrit dans une longue lignée des lieux de consommation du plaisir dont Las Vegas représenterait l’apothéose. Sous le déluge de stuc flasque, de meringue sucrée et de néons livides, sa condition présente révèle peut-être enfin sa véritable nature marchandisée, sans masque ni illusion de goût, d’une irréductible vulgarité à laquelle il serait vain de vouloir échapper. À moins de s’enfermer à jamais dans la chambre hermétique du film fantasmé par Robbe-Grillet, joyau noir propulsé dans le rien, et d’attendre comme ses protagonistes indolents et immobiles la fin qui ne saurait tarder.

Ancien hôtel 'King of England', Marienbad (Mariánské Lázně)

21 June 2009

Galerie des Victoires

Ils avaient été trois à arriver à intervalles réguliers jusqu’à la fermeture. Ils se ressemblaient tous assez, d’allure jeune et d’un style tout-à-fait conforme à celui en vigueur dans ce bar de Schönhauser Allee - tendance prolo avec une composante fortement fétichiste. La clientèle y est en fait très diverse mais la reconnaissance immédiate qui s’opère à l’intérieur de cette communauté érotique marque d’invisibilité tout ce qui ne s’y apparente pas. Certains prennent forme réelle à partir de la grande base de données électronique qui nous sert de soupe primordiale, d’autres me sont encore inconnus, mais à un moment ou un autre nous aurons tous joué ensemble, profitant des recoins sombres et inconfortables menagés dans l’enchaînement spartiate de backrooms qui occupe l’arrière du lieu. Au travers des volets tirés on voyait que le jour s’était déjà levé et qu’il était gris. Dans quelques heures je devrais partir pour la Baltique dans l’hébétude du manque de sommeil mais cela n’avait aucune importance. Mon corps s’était habitué à répéter la même routine, reproduisant les mêmes gestes, encore prêt à se laisser saisir, approchant des peaux différentes mais toutes invariablement douces, de cette douceur des jeunes hommes qui me trouble toujours car fondamentalement étrangère à la mienne, une fragilité de corps adultes pas encore vraiment extraits de l’adolescence dont ils gardent les traces lointaines. Les étreintes se faisaient étrangement lentes et précises, et parfois je voyais qu’on me souriait dans le noir, des rangées de dents carrées et parfaitement alignées. Il était inouï qu’on imagine faire une chose pareille, sourire à un partenaire si transitoire, ou à le serrer contre soi, à le garder dans ses bras contre les intrusions incessantes de ceux dont on ne veut rien savoir et qui rôdent tout autour dans l’espoir de se joindre à ce fragment d’amour lancé dans la bourrasque.

Proll boy, Prenzlauer Berg

Je m’étais retrouvé le soir suivant à l’entrée d’un port de Lituanie. Les installations industrielles, les pinèdes sur la lagune, les containers de couleurs vives nettement empilés défilaient lentement dans une lumière d'incendie qui me fit vaciller dans une compression affolée de l'espace-temps. M. et moi nous dirigions vers ce que nous savions avoir été l’Allemagne à différents moments de l’histoire mais s’était peu à peu délité par lambeaux entiers, avait basculé dans d’autres devenirs après l’implosion catastrophique du reflux.  Il était incroyable que ce pays ait pu être si immense. Après vingt-quatre heures de traversée on se trouvait encore dans son ancienne empreinte, identifiant ça et là les signes d’une appartenance antérieure. Le centre restitué de Klaipéda paraît fragile, une sorte de petite théâtralisation d’un passé idyllique fermée sur elle-même et masquant à peine la sauvagerie de l’histoire récente. Tant d’apprêt semble futile à l’échelle de la dévastation passée et de l'indifférence d'un avenir qui se jouera ailleurs.

Les corps de la nuit passée étaient encore proches. Je les avais traînés avec moi aussi loin et à la tombée du jour je tentais de les imaginer si peu de temps après la séparation dans leurs trajectoires retrouvées. D’autres sont venus s’y superposer entre-temps et ont fini par se fondre dans l'immense vortex orange du port. Fucking Berlin de Jeff Keller, dont cela semble être la première publication, est un opuscule dense et concis dont le format s’était parfaitement prêté au temps de la traversée. Le récit est tout entier axé autour d’un week-end de baise non-stop de quatre Français en visite à Berlin à l’occasion du dernier Folsom. Le rythme en est haletant et frénétique à l’image des innombrables scènes d'orgies scandant les festivités de bout en bout. En fait on ne respire pratiquement pas dans cette succession ininterrompue de défonces improbables, et c'est d’autant plus éprouvant que le style en est le plus souvent indigeste, un déluge de lieux communs et de formules toutes faites lardé de traits d’humour lourdingue avec ça et là quelques accès de clairvoyance métaphysique autour de l’immanquable dialectique Éros-Thanatos. Mais passés ces désagréments le livre laisse tout de même une drôle de trace et dans son passage furtif fait d’autant plus sentir sa perte qu’il vient en contenir d'autres qui sont comme amplifiées à son contact, leur communauté étant abruptement mise à nue. Dans son exploration du Berlin hard, le narrateur - celui des quatre dont on comprend qu’il est le plus bandant, le plus exclusivement actif et le mieux monté - n’aime rien tant que ces moments de communion extatique avec ses semblables venus de toute l’Europe et qui au fil des soirées (toutes ayant immanquablement lieu dans quelque friche industrielle, comme il est de mise ici) prennent place tout naturellement dans une sorte d’immense mécanique infernale. Le désir primaire d’identification et d’appartenance à une communauté de pairs est exprimé de façon très forte, entraînant même des parallèles incessants avec l’amitié et le sens du sacrifice à l’antique dont la germanité contemporaine serait l'héritière directe, le mythe du mâle brut et sans états d’âme dans l’expression de son désir étant glorifié sans partage. Car loin de Paris, de ses afféteries et faux-semblants avec les 'folles du Marais' en prenant copieusement pour leur grade (le féminin étant à tout prix évacué pour permettre la survie du mythe), c’est à Berlin qu’une masculinité quasi-primordiale se laisse découvrir, et partant une authencité essentielle autour de laquelle construire une identité d’homme impossible dans un milieu d’origine jugé oppressif et mensonger. Il est d’ailleurs intéressant de constater comment le lieu de Berlin, même si porté aux nues dans les possibilités sexuelles qu'il offre en permanence, reste étrangement absent du récit en ce qu’il ne fait l’objet d’aucune réflexion sur son devenir historique ou sa signification profonde, quelques remarques aussi brèves qu’étranges sur la Stasi mises à part.

Mais le plus stupéfiant reste cette capacité des corps à une suractivité frénétique dans une infaillibilité physiologique qui rendrait même envieux. L’étalon évolue avec facilité entre lopes prêtes à la saillie et gueules à jus dans un scénario parfait où tout le monde semble heureux de tenir un rôle invariable et prédéterminé. Défaillance, flottement et doute n’ont aucune place dans ce monde fantastiquement bien huilé et vertigineux. Tom of Finland avait au moins quelque chose de léger et de mutin même dans l’excès. Ici chaque party qui débute se fait dans l'appréhension d'une avalanche imminente d'épisodes trash qui dans leur répétition effrénée annulent toute possiblilté de fantasme et sont relatés dans une absence assez troublante de recul vis à vis des masculinités 'performées' dans ces lieux. Dans cette dynamique du désir une position centrale est occupée par la figure emblématique du skinhead, qui même quarante ans après son émergence en Angleterre continue d’incarner l’idéal insurpassé du salaud intégral, bien au-delà des cuirs devenus trop dociles dans leur antiquité ou des proles sport qui même si très appréciés ce côté-ci de Prenzlauer Berg sont loins d'être visuellement si incisifs. Car en plus d’être un baiseur hors-pair, le skin a un sens inaliénable de la loyauté et de la camaraderie, une sorte de noblesse intrinsèque hérité de ses origines prolétariennes qui le distingue des folles langues de putes (forcément bourgeoises) ou bien pire, des 'faux' skins qui n’usurpent l’uniforme sacré qu’en vue de s'en taper des 'vrais'. En lisant tout ça j’ai aussi pensé à Stuart Home chez qui les descriptions de baise sont tout aussi graphiques (et bien plus désopilantes) et le skinhead également omniprésent dans sa valeur archétypale, même si la démarche littéraire et théorique le transformant en vecteur de forces subversives visant à radicalement renverser l'ordre existant est bien sûr très éloignée de Fucking Berlin et sa ferme implantation dans le premier degré. Pourtant des éclats de lucidité affleurent ça et là, brefs et noyés dans le déluge mais bien plus véridiques dans ce qu’ils révèlent de désirs cachés et de doutes inavoués. Le sentiment d’être lancé dans une fuite en avant insensée, la brutalité de la perte quand tout le monde déserte subitement le théâtre des opérations, la révélation d’une intimité fulgurante qui laisse pantelant dans les rues ensoleillées le matin et cette arrogance jubilatoire face aux familles hétéros en promenade qui ne comprendront jamais rien à rien, l’horreur - et là on ne peut que dire merci - de voir à quel point la pratique du bareback est répandue à Berlin et surtout à quel point ceux qu’elle entraîne sont jeunes! Et encore et toujours un rêve de communauté, de vérité et d’authencité pour lequel on serait prêt à tout dans l'épuisement d'actes qui ont oublié jusqu'à leur sens intime.

Reconstruction de l'Altstadt (Königsberg), Kaliningrad

Kaliningrad fut fondée sur la négation radicale de ce qui avait existé depuis des siècles et l’expulsion dans le carnage de la population allemande vers le cœur ruiné et calciné des origines. Dans un exercice de marketing assez osé visant à mettre fin à une dérive mémorielle perpétuelle et à réinsérer le lieu dans un narratif destiné avant tout à la consommation touristique, on se remet à rêver de Königsberg, dont l’évocation dans le tissu urbain est omniprésente, des posters géants de l’Altstadt dans les cafés aux fouilles archéologiques sur le site de l’ancien Schloss. Un morceau entier de la vieille ville est même en train d’être recréé de toutes pièces, un ensemble monumental de bâtisses prussiennes aux tons pastel devant culminer dans une réplique du campanile de San Marco, ce qui laisse songeur sur la nature de la mémoire invoquée... À l’opposé, la carcasse überbrutaliste du Palais des Soviets a été camouflée sous différentes nuances de bleu, sans soute pour faciliter sa dilution dans le ciel et atténuer l'évidence de l'oblitération qu'il symbolise. Dans certaines lumières il est vrai qu’il disparaît presque totalement. Cette réappropriation fictive et mercantile d’un passé aussi douloureusement absent va de pair avec la prolifération de shopping centres gargantuesques destinés à recréer l’illusion d’une urbanité depuis longtemps ravagée. L’un d’entre eux se nomme simplement le Kaliningrad Plaza et au premier étage Paris Hilton, meilleure approximation du vide, vient d’y ouvrir une petite boutique toute rose.

16 August 2007

Ces Corps vils

English version

"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone
situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord."

(Robert Musil, L'Homme sans Qualités)

 

1. Köztársaság tér

Köztársaság tér, Budapest

Dans le hall sombre des voix radiophoniques viennent des appartements. C'est un flux continu de nouvelles énoncées dans un timbre nasillard et légèrement surrané, des voix que l'on dirait d'état d'urgence et qui débiteraient en boucle les mêmes instructions à suivre en cas d'attaque imminente. Je m'arrête souvent pour les écouter. Provenant d'un endroit mystérieux de la ville elles résonent dans la cage d'escalier où l'on ne croise âme qui vive, émission ininterrompue de voix monotones dans un fouillis astral d'interférences et de signaux qui finissent par occuper toute la bande sonore comme dans Le Vent d'Est de Godard, ce film de guérilla d'après le cataclysme. Le soir cependant c'est une atmosphère un peu différente qui gagne l'immeuble. La télévision déverse dans les étages les jingles tonitruants de quiz shows et autres attrape-couillons qui sévissent dans n'importe quel autre pays du monde. Derrière les portes closes c’est à n’en pas douter le même mélange d’abrutissement et de renoncement dans un affalement généralisé. L'ascenseur est un ancien modèle à battants en bois qu'il faut en hâte refermer derrière soi pour pouvoir décoller. En se mettant en marche il émet un vrombissement de vieille machinerie qui est identique à celui qu'on entend en arrière-fond dans certaines scènes de Repulsion. Dans le bloc victorien de Kensington les départs d'ascenseur signalent les affaissements psychiques d'une Deneuve piégée dans sa chambre à cauchemards et attendant l'irruption du prochain homme. Cet immeuble, la percée la plus spectaculaire du Bauhaus à Budapest, semble se prêter avec ses couloirs et paliers déserts à de tels confinements.

 

2. Király Gyógyfürdő

Le Király est l'un des quelques bains publics datant de l'occupation ottomane du XVIème siècle. Bien qu'étant largement intact dans sa structure originelle il se distingue aussi par les transformations menés à l'époque communiste, des mosaïques monochromes et fonctionnelles à la tuyauterie branlante qui lui donnent l'air de flotter dans une dimension spatio-temporelle autre, impression renforcée par la lumière quasi exraterrestre qui tombe des coupoles. Il y a quelque temps l'établissement fut l'épicentre d'une déflagration médiatique qui secoua la nation. Un journaliste avait réussi à introduire une caméra dans l'enceinte et en était reparti avec un butin explosif, car comme d'habitude au Király les jours mâles, on s'en donnait a cœur joie dans les bassins. Le reportage fut diffusé au journal du soir et souleva dans l’opinion une vague d'indignation sans précédent. Comment se faisait-il qu'un établissement de détente public financé par le contribuable profite à une minorité de pervers? Le tollé fut tel que les bains prirent d'eux-mêmes les mesures nécessaires afin de devancer les autorités et éviter leur fermeture pour outrage aux bonnes mœurs. C'est ainsi que fut introduite une espèce de tablier destiné à couvrir le sexe des clients mais laissant l'arrière curieusement ouvert à tous les dangers. En plus d'être ridicule et très désagréable à porter une fois mouillé, il présente de par sa couleur chair la particularité de 'gommer' les parties incriminées et de se fondre avec le reste du corps, ce qui donne à tous l'apparence d'androïdes emasculés comme ces mannequins à poil en attente de vêtements dans les vitrines des grand magasins. C'est aussi un peu l'équivalent du floutage à la télé où on laisse croire que la réalité technologiquement occultée n'existe plus. Donc ces hommes devaient être repris en main par la collectivité de par l'usage déviant qu'ils faisaient de leurs bites. Que cela arrivât par le biais d'un spectacle télévisé aussi manipulateur que putassier - car nul doute ici que l’on misait à fond sur les instincts réactionnaires de la population - ajoute a l'ampleur cataclysmique de l'événement, car loin d'être le fait de quelques fondamentalistes religieux ou autres organisations de protection de la famille c'était bien l'ensemble du corps social qui, dans un acte simultané de voyeurisme, s'unissait unanimement dans la condamnation de ces hommes. Le Király, de petite rotonde incendiée de lumière dorée, était devenu le théâtre amer où s'exerçait le droit de regard le plus exorbitant, le rappel à l’ordre d'hommes adultes infantilisés et diminués dans l’exposition publique de leur vice. À la fermeture des bains - c’est-à-dire très tôt pour un soir d'été - certains clients devaient se diriger vers les gares pour réintégrer les quartiers périphériques où ils passeraient le reste de la soirée. Après ces quelques heures d’un plaisir désormais de plus en plus incertain que l’obsession collective pour tout ce qui de près ou de loin touche à l'homosexualité à réussi à infiltrer et dénaturer, il ne restait qu’un soir arrivé prématurément, le souvenir de ce qui aurait pu même de façon infime transfigurer le jour, une nuit à attendre dans les appartements noirs et silencieux loin du joyau de Budapest, à continuer de vivre dans la négation sans appel de son désir par une société hostile.

Kőbánya-Kispest Metro

Köztársaság tér

 

3. Keleti Pályaudvar

Budapest-Keleti Pályaudvar

Il y a trois ans, au moment de quitter Budapest pour l’Allemagne, j’avais remarqué une photo glissée dans l’un des casiers des consignes automatiques. C’était le polaroïd d’un jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de quinze ans. Celui-ci se tenait droit dans une chambre à coucher à peine meublée, le crâne ras et ne portant qu’un short rouge très court et moulant. Son corps avait encore une gracilité infantile alors que la posture séductrice et pleine d'une assurance étrange était celle d’un petit balèze exhibant ses muscles. J’ai laissé l’image à sa place, les raisons de sa présence dans un tel endroit m'étant totalement inconnues. C’était un samedi aux alentours de minuit. La gare était pleine de monde, de voyageurs comme de fêtards rentrant chez eux loin dans les grands ensembles de Kispest ou Köbánya. C’était sans doute là, dans l’un des bâtiments lépreux hérités du communisme, que la chambre devait se trouver, celle où ce garçon avait grandi et se laissait photographier par des inconnus dans la conscience croissante du plaisir à tirer de ce corps. Il paraît que les bains sont devenus inabordables pour les jeunes prostitués qui y batifolaient en compagnie de leurs clients âgés, et autour de la statue de Petöfi  la promenade des bords du Danube n’est plus fréquentée par grand-monde au coucher du soleil, si ce n'est par de jeunes roumains qui ont pris la relève. L’occultation et la périphérisation du désir dans des chambres closes et invisibles semblent opérer de façon croissante dans la ville en pleine mutation.

 

4. Rudas Gyógyfürdő

Après des années de fermeture pour cause de rénovation et d'excavations archéologiques le Rudas a récemment été restitué au public dans sa nouvelle incarnation rutilante, son complexe monumental de bains ayant été augmenté d’un ensemble labyrinthique de saunas, de salles de massages et autres prestations médicinales ultra-pointues. Même si sa lumière filtrant du dôme incrusté de fragments colorés est tout aussi irréelle et si l’édifice est structurellement le plus achevé de tous les bains ottomans que compte Budapest, le Rudas, à cause précisément de sa taille, manque de l’intimité et de la simplicité légèrement délabrée qui rendent le Király unique dans son atmosphère d'entre deux mondes. En fin d’après-midi l’endroit ne désemplissait pas, les groupes d’hommes, dotés du même tablier cache-misère réglementaire (certains très soucieux de leur intégrité en disposant même un deuxième à l’arrière), évoluant d’un bassin à l’autre. Avec M. nous avions décidé d’en profiter encore un peu avant de partir. Nous tenant côte-à-côte dans un coin du grand bain octogonal nous fûmes soudainement approchés par trois hommes qui, venant du côté opposé, nous encerclèrent et se mîrent à nous agonir d’injures. Dans un long flottement la raison d’un tel déploiement nous resta d'abord incompréhensible mais dans le durcissement du climat dont les bains municipaux semblent actuellement être le théâtre, il devenait clair que leur motivations - sans doute aussi exarcerbées par le fait d’avoir affaire à deux étrangers - étaient purement homophobes. Tout entier investi de sa mission d'extirper du corps social tout élement allogène, le chef de file, un type énorme à la face rougeaude et au cou de bœuf, avait les yeux d’un bleu très clair et hideusement exorbités par la colère. C’est lui qui gueulait sans relâche alors que les deux autres nous tenaient en respect, s’obstinant à user du Hongrois malgré nos tentatives de parler Allemand (qu’il comprenait pourtant), façon de réaffirmer son appartenance fondamentale en nous marginalisant encore plus. Après avoir asséné deux claques à M. qui tentait de rendre tout le monde à la raison, il nous laissa sortir du bassin dans un flot renouvelé de récriminations et l'indifférence générale du reste de l'assistance (ce genre d'incidents est-il donc si fréquent?), le compère du milieu brandissant sa sandale dans un geste vengeur aussi dérisoire que tragique alors que le troisiéme, sans doute le boute-en-train de la bande, mimait de façon obscène tout ce que son imaginaire du sexe entre hommes lui inspirait. La scène me fit penser plus tard aux dernières minutes des Harmonies Werckmeister de Béla Tarr alors que les villageois, rendus déments par les exhortations subversives du Prince, parcourent les rues en hordes et ravagent l’hôpital, passant à tabac et tuant quiconque se trouve sur leur passage. Il y avait en effet quelque chose de profondément archaïque dans cette chaussure levée, un geste venu du fond des siècles, d’exclusions, de meurtres et d'épurations, et dont nous étions maintenant les cibles, nous qui nous targuons de vivre dans une des villes les plus libérales du monde où toute sécurité ne pourrait bien être qu'illusoire. Vu du Pont Élizabeth le Danube immense dévorait l’espace. Des deux côtés les mêmes vues époustouflantes d’une ville adorée que nous ne voulions en aucun cas ternie par la bigoterie de trois braves pères de familles (qui ont ensuite dû aller battre leurs femmes pour célebrer leurs faits d'armes), une détermination que nous affirmions haut et fort malgré la honte qui nous étreignait sourdement l’un et l’autre.

Palatinus Strandfürdő, Margit-Sziget, Budapest

 

5. Millennium City

Millennium City, Budapest

Dans le district industriel de Ferencváros au bord du Danube une entreprise de régénération urbaine audacieuse doit faire entrer Budapest dans la ligue des grandes capitales européennes. Autour d’institutions culturelles de prestige (le Musée Ludwig et l’estomaquant Théâtre National, croulant sous une orgie d’allégories historicisantes et autres pitreries postmodernes) un nouvel ensemble immobilier est en train de prendre forme. Certes, rien de très spectaculaire quand on sait ce qui se fait à Londres ou Moscou, mais tout de même un bouleversement certain dans la texture de ce quartier ouvrier. Le projet, que l’on croirait tout droit sorti d’un catalogue d'urbanisme clés-en-main, présente tout ce qu'un quartier d'affaires contemporain, petit ou grand, se doit d’offrir, des shopping malls aux appartements dits de luxe en passant par l'incontournable casino. C’est le côté Tativille et standard de l'opération qui commence singulièrement à lasser (les panneaux publicitaires montrent les mêmes merveilles transposées de Bucarest à Cracovie). De l’autre côté du fleuve le Rác, autres thermes ottomans jadis très prisés des gays, est reconstruit de fond en comble pour être incorporé à un complexe hôtelier haut de gamme, un de plus dans une ville déterminée à devenir la capitale thermale européenne et attirer la fine fleur surstressée de la haute finance internationale, et ce au prix de la diversité de ses espaces urbains, par l’éradication de ses indésirables dans un processus parallèle de rentabilisation à outrance et de flicage intensif - sexuel ou autre.

Millennium City, Budapest

 

Vile Bodies

"A depression was announced over the Atlantic; it was moving from West to East toward an anticyclone
situated over Russia, and so far showed no signs of avoiding it by swerving to the north."

(Robert Musil, The Man without Qualities)

 

1. Köztársaság tér

Coming from within the flats the voices of radio announcers are drifting off in the dimly lit hall. In its tones Hungarian has an otherworldliness that conjures up vague memories of virtual films. I sometimes sit on the steps to listen to what sounds like a state of emergency news bulletin broadcast from some secret part of town, in which the population is instructed what to do in the event of an impending nuclear attack. After unusually long silences, re-emerging from a void of interferences and bleeps, the same metallic, peremptory voices resume their logorrhoea, maybe delivering the same message all over again. In the evening the atmosphere in the block is slightly jollier, as the happy jingles of quiz shows are taking over across concourses and landings, the same dream of millions to be made and luxury homes mesmerising a captive audience into the same apathy and subservience as anywhere else. The lift is an old model with a double set of doors which must be slammed shut so that the heavy machinery is set in motion. It gives out a muffled, humming noise that strangely evokes the ominous atmosphere in Polanski's Repulsion. Whenever the lift goes another fragment of sanity gives way in Deneuve's ravaged mind, as, trapped in her opulent Kensington mansion block, she awaits the next male intrusion into her chamber of nightmares. Almost bereft of life, even in the communal spaces that were in their modernist ideal supposed to foster unexpected interactions, the Bauhaus block is smothered in the same silence where unknown scenarios are played out behind closed doors.

 

2. Király Gyógyfürdő

Király Gyógyfürdő, Budapest

The Király bathhouse, an architectural gem dating from the Ottoman occupation in the XVIth century, has retained its original structure whilst still bearing the traces of communist-era refurbishments with its monochrome, no-nonsense mosaics and rickety plumbing, an immaterial time-space capsule floating in the most alluring light streaming down from its cupola. A while ago the establishment found itself at the epicentre of a national scandal after a TV reporter had sneaked a camera into the baths and filmed some untoward goings-on between men in the thernal pools. The report was aired on the evening news and sparked off a wave of outrage from many sections of society. For not only was homosexual activity rampant in a public place but it was also doing so at the expense of the innocent, morally irreproachable taxpayer. The indignation was such that the Király, whose very survival depended on public subsidies, took it upon itself to implement drastic measures in order to avert closure. Hence the reappearance of the modesty apron, an ungainly piece of cloth tied around the waist and aimed at concealing male genitals whilst leaving the rear alarmingly exposed to all sorts of dangers. Apart from looking absurd and being deeply unpleasant to wear once wet, it also strangely blends in with people's skin complexion, making everyone resemble emasculated androids like naked dummies in a shop window (which is probably the desired effect), and constitutes the low-tech equivalent to pixelation on television, a make-believe device whereby the blurred offensive bits are supposed never to have existed in the first place. The goal was clear: those men, whose deviant usage of their cocks was so repulsive to the great majority, had to be taken in hand and in the most blatant act of collective voyeurism bore the brunt of society's seemingly unanimous condemnation - for there is little doubt that the news report, in its barefaced attempt at pandering to reactionary instincts, was only intent on stirring up a well orchestrated wave of hatred amongst an audience already prone to the slightest titillation around the subject of homosexuality. The Király's small rotunda, awash with magical light, became an uncertain territory after whose media exposure the most  exorbitant public intrusion required the infantilisation of grown men in the public reviling of their perversion. The baths close relatively early and on a warm summer evening it feels like a sad, premature end to a day full of promises. Some of the clients, finding themselves at a loose end, must then head for the railway stations to return to the peripheral districts and just wait for nightfall after a few hours looking for a pleasure made more and more elusive by public scrutiny and internal policing - with staff actively sniffing around for evidence of misbehaviour and a real potential for violence in the event of someone getting caught. The surrounding areas are plunged into darkness as if uninhabited whilst the memory of Budapest gleams in the far distance, a city closed in on itself and revelling in the mirage of its own show. Nothing remains of a day that could have been transfigured by even the slightest gesture, the briefest contact between bodies. It's dark in the room and all around the blocks where the self-appointed vigilantes of a society oozing contempt from every pore lurk like a pack of demented dogs.

 

3. Keleti Pályaudvar

Three years ago, as I was leaving the city from Keleti Station, I came across a picture slid into the door of a left-luggage locker. It was the polaroid of a young bare chested skinhead boy who didn't look older than fifteen and only wore tight, red shorts whilst standing in front of an unmade bed. What was strange bar the photo's presence in such a place was the sheer, almost defiant confidence of the boy's posture. He was obviously striking a sexy pose for whoever was hiding behind the camera, which was distinctly at odds with his small, hardly pubescent body. I left the picture there, anxious not to disrupt some mysterious arrangement I didn't know the terms of. It was about midnight at Keleti. The terminal was bustling with tourists and revellers waiting for their trains back to the peripheral estates of Kispest or Köbánya. The bedroom was to be found there somewhere in one of the crumbling flats inherited from communist times. Lights were off in most of them and that's where the body, full of the growing awareness of its nascent seduction, was exposed and photographed by strangers. Increasingly geared towards the tourist market the bathhouses are financially out of reach for rent boys who are now conspicuous by their absence. Nor are they anywhere to be seen on the promenade along the Danube where they used to congregate at sunset, save for a few newly arrived Romanian hustlers. I don't know what happened in the intervening years. A sudden hardening of the general climate, the confinement into closed chambers of sexual practices whose proliferation in a rapidly changing city is so feared that they must be forced into invisibility and systematically removed?

Budapest-Nyugati Pályaudvar

 

4. Rudas Gyógyfürdő

After years of closure for renovation and archaeological excavations the Rudas baths have finally reopened to the public, its finely restored Turkish core being complemented with an array of steam rooms, massage parlours and other state-of-the-art 'wellness' facilities. Although the same ethereal light suffuses the building from a multitude of small coloured fragments set in the dome it somehow lacks the slightly dilapidated cosiness of the Király, with its air of floating between two worlds. However the place was packed and groups of men (some of whom were also sporting the regulatory apron at the back in a desperate bid to protect their modesty from unspecified threats) made their way from pool to pool in what must constitute the most monumental Ottoman complex of all. After two hours in the water M. and I decided to soak in the atmosphere a bit longer and as we were standing side-by-side in one corner of the central bath chatting, a group of three men suddenly swam across from the other end and after deftly taking position on all sides set out to yell abuse at us. For a few seconds it wasn't at all clear what had motivated such a deployment of beefy bodies and display of aggression but thinking of the extremely degraded climate that seems to be engulfing Budapest's public baths we realised the homophobic nature of the operation - a punitive expedition probably further justified by the fact that we were also foreigners. Maybe they'd watched telly and been outraged by those pixelated scenes of aquatic wanking so now was their time to shine and cleanse the social body of all alien filth. The leader of the pack, an old fat bloke with a crew cut and a scarily contorted red face had very pale blue eyes that were bloodshot under the effect of uncontrollable fury. He was the most vocal of the three and kept barking at us in Hungarian despite our attempts at reasoning with him in German - a language he did understand - in what was clearly a way to reassert his legitimate belonging to the land whilst marginalising us even further. M., who had the misfortune to stand near him, got slapped in the face twice and it was under a renewed stream of insults that we managed to get out of the pool, with everybody else looking away as we got past (has this kind of intimidation become so frequent and the violence so par for the course for the pools to be taken over by thugs?). One of the assailants, probably the happy chappy of the lot, was miming obscenities with his hand and mouth in what was a very personal rendition of gay sex whilst the third one was brandishing a sandal high in the air, a tragically ludicrous posture that stuck in my mind and conjured up something very archaic, a gesture harking back to centuries of violence, expulsions and inter-ethnic massacres. It later reminded me of the last few minutes in Béla Tarr's Werckmeister Harmonies, as gangs of peasants from a small Hungarian town, egged on by the inflammatory rhetorics of a misshapen dwarf called 'the Prince', embark on a rampage and devastate the local hospital, beating up and killing whoever crosses their path. Seen from the Elizabeth Bridge the river was aglow in the most fantastic light and it was painful to reconcile so much beauty with the violent bigotry of three brave citizens - who probably went on to beat up their wives to celebrate their deeds. The disturbing question of how safe we really are, even in the most liberal cities we pride ourselves so much on living in, started to rear its ugly head. A security that may well be plain illusory.

 

5. Millennium City

Millennium City, Budapest

In the old working-class district of Ferencváros by the river a massive redevelopment programme is underway, which is set to herald a new phase in Budapest's plans to enter the top league of European capitals. Following in the wake of prestige cultural institutions (the Ludwig Museum and the hallucinatory National Theatre, collapsing under the weight of its orgy of historiscist/nationalistic allegories - and much else beside) the self-styled Millennium City, although pretty modest in scale compared to what may be seen in London or Moscow, is ambitious enough to deeply alter the already brutalized texture of the area. Looking at the computerised impressions displayed on placards all around the building site it's hard to repress a sigh of lassitude before the blandly generic quality of yet another office estate that passes itself off as as the city's new face to the world (the developers even boast quasi-identical makeovers of Krakow and Bucarest), a kind of poor rnan's Tativille articulated around the obligatory shopping malls, so-called luxury apartments and this being a project where financial success really has to be seen by all, the ubiquitous casino. Across the river the Rác, once a public bathhouse popular amongst gays, is after years of closure and dilapidation being entirely rebuilt to be incorporated into an upmarket hotel complex, another one in a city hellbent on becoming the 'wellness' capital of Europe and thus attracting the elite of an overworked financial jet set. In the resulting urban homogenization deviance is ruthlessly policed at the borders of a contested space within which the social/sexual other becomes a threat to be eradicated in the name of decency and returns on investments.

20 October 2005

Bleu de Prusse

English version

Turgeneva iela, Riga Die Zauberflöte, K.F. Schinkel Riga

Königsberg is Dead de Max & Gilbert est un film tout entier consacré à l'histoire chaotique et grandiose de l'ancienne capitale de Prusse Orientale, devenue une province semi-secrète et délaissée de Russie. Cette 'exclave' se trouve maintenant encerclée par deux nouveaux membres de l'Union européenne, la Pologne et la Lituanie, qui contemplent cette curiosité géo-politique avec un mélange de crainte et de fascination, alors que l'Allemagne, un temps soupçonnée de visées expansionnistes, a depuis longtemps renoncé à toute convoitise. Une certaine mystique auréole en effet Kaliningrad, la capitale des Chevaliers Teutoniques très hâtivement renommée et remodelée à l'issue de la dernière guerre, arrachée au Reich par les Soviétiques et devenue l'archétype tragique et radical de la brutalité du déracinement et de l'ingénierie ethnique. À travers un montage kaléidoscopique d'interviews d'anciens rapatriés et d'extraits de films (notammment l'Alexander Nevski d'Eisenstein) c'est une image stridente et éclatée de la ville qui est présentée, dans ce que les réalisateurs décrivent comme un documentaire Guerilla-Style et Punk-Lounge. Certains passages sont extrêmement frappants, comme lorsque la caméra s'introduit à l'intérieur du Palais des Soviets, articulation gigantesque de cubes de béton brut érigée à l'emplacement de l'ancien palais royal et délaissée dès son achèvement pour cause d'affaissement, ou quand elle s'attarde sur un projet d'autoroute abandonné s'arrêtant net au milieu d'un complexe d'immeubles sans fin.

Malgré son esthétique délibérément déstructurée le film progresse selon une logique linéaire classique et s'attarde peut-être un peu trop longuement sur la logistique des opérations militaires menant à la prise de la ville par l'Armée Rouge. Il n'aborde surtout à aucun moment la période soviétique d'après la reconstruction, moins homogène et monolithique qu'il n'y paraît, Kaliningrad étant alors le site complexe où se développent des mémoires conflictuelles et des conceptions antithétiques du passé - une théorie brillamment exposée par Olga Sezneva dans Socialist Spaces: le Point Zéro du triomphe socialiste promu par le pouvoir soviétique - construction idéologique doublée d'une reconfiguration architecturale dramatique de la ville - contre la résurrection fantasmée du passé allemand vécue comme acte de résistance par une population en quête d'un autre imaginaire. De même les enjeux politiques actuels de Kaliningrad et l'ambiguïté de son devenir - poudrière de l'Europe et source de toutes les catastrophes ou zone d'expérimentation de nouveaux modes d'organisation commerciale et politique - ne restent qu'effleurés, si bien que l'on garde l'impression d'une complexité non-explorée, d'une fin prématurée. Ce qu'en revanche Königsberg is Dead évoque superbement, c'est l'entrecroisement des rêves des deux côtés de la Baltique: d'une part une communauté allemande dépossédée de son passé et accrochée à l'image d'une ville jadis somptueuse; de l'autre une jeunesse tournée vers l'ouest qui parle l'anglais avec le même accent texan générique et pourrait, dans une hybridité historique pleinement transcendée, marquer le renouveau d'une ville situé bien au-delà des anciennes appartenances et dislocations.

 

fast forward Königsberg is Dead, un film de Max & Gilbert (Tabula Raza, do4D!, 2004). Le site internet inclut une recherche historique et philosophique très élaborée sur le devenir de Königsberg/Kaliningrad.

Sur les conflits de mémoires et la reconstruction d'un passé allemand mythique à l'époque soviétique: Olga Sezneva, 'Living in the Russian Present with a German Past: the Problems of Identity in the City of Kaliningrad', in David Crowley & Susan E. Reid (eds.), Socialist Spaces. Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc (Oxford: Berg, 2002).

Sur les remous historiques survenus dans l'aire d'influence prussienne et leurs conséquences présentes: James Charles Roy & Amos Elon, The Vanished Kingdom: Travels through the History of Prussia (New York: Basic Books, 2000).

 

Prussian Blue

Gilbert's Königsberg is Dead deals with the chaotic, rather grandiose history of the former East Prussian capital city, which after WWII became a closed-off, forsaken patch of ultra-militarised land. The province (or oblast) is now set in the midst of the newly extended European Union, with bordering Poland and Lithuania regarding the geopolitical oddity with a mixture of fascination and anxiety, and further afield a unified Germany which was at one point suspected of harbouring expansionist ambitions but has long since given up such hopes. The fact remains that a powerful mystique surrounds the city of Königsberg, the seat of the Teutonic Knights which was hastily renamed and physically transformed beyond recognition after its annexation by Stalin in 1945 and may have become in the process one of the most harrowing symbols of uprooting and ruthless ethnic engineering. Through a kaleidoscopic montage of interviews with former denizens, archive and film footage (in particular from Eisenstein's Alexander Nevsky) a fast-edited, fragmented vision of the city is shown in what the authors describe as a Guerrilla-Style, Punk-Lounge documentary. There are really striking moments when, hand-held and spinning madly to a groovy soundtrack, the camera explores the dilapidated remains of the former House of Soviets, a gigantic concrete structure of interconnected towers and walkways built on the foundations of the old royal palace and declared unsound because of subsidence before it was even finished, or when it lingers around the ruins of a never completed highway stopping dead in the middle of a sprawling housing complex.

In spite of its wilfully deconstructed aesthetics the film remains largely structured along traditional, chronological lines and in my opinion dwells a bit too much on the strategic intricacies of the city's fall to the Red Army. It also fails to examine in any depth the Soviet period, which far from being monolithic or homogeneous was the site of a complex process of memory production where differing versions of history competed - a theory brilliantly exposed by Olga Sezneva in D. Crowley and S. E. Reid's Socialist Spaces: the Year Zero of socialist victory over fascism - an ideological narrative grandly emphasised by the destruction of the old German city and its replacement by a generic, socialism-friendly form of urbanism - pitted against the secret rediscovery and fantasised re-imagination of the Prussian past experienced as an act of cultural resistance against the regime. Likewise the ambiguity of the city's present situation and possible futures - flash point of Eastern Europe and source of numerous disasters or a zone where new forms of commercial, political organisation can be experimented - remain hinted at and never fully investigated, so that the viewer is left with a faint impression of incompleteness and lost opportunities. However Königsberg is Dead magnificently explores the dual process of dreaming on both sides of the Baltic Sea: on the one hand an ageing German community of dispossessed expats yearning for the lost beauty of their city; on the other the city's Russian, westward-looking young people who all speak English with the same, generic American accent and may become, in a kind of fully transcended historical hybrid, the makers of a renewed, international city whose future lies well beyond old allegiances and tragic dislocations.

 

fast forward Königsberg is Dead, a film by Max & Gilbert. (Tabula Raza, do4D!, 2004). The website includes a fascinating historico-philosophical exploration of the city's past.

On the conflictual productions of memory and the fantastical reconstruction of a mythical German past under Soviet rule: Olga Sezneva, 'Living in the Russian Present with a German Past: the Problems of Identity in the City of Kaliningrad', in David Crowley & Susan E. Reid (eds.), Socialist Spaces. Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc (Oxford: Berg, 2002).

On historical upheavals within the Prussian sphere and their present consequences: James Charles Roy & Amos Elon, The Vanished Kingdom: Travels through the History of Prussia (New York: Basic Books, 2000).

24 January 2005

La Ville-Archipel

English version

Wroclaw Glówny Wroclaw, Monopol Hotel Wroclaw, Plac Grunwaldzki Wroclaw, Century Hall

Qu'est-ce que le nom de Breslau éveillerait aujourd'hui à Wroclaw? Sa simple prononciation susciterait-elle le dégoût, la condamnation ou une incompréhension muette? À travers son histoire, la ville a assumé un certain nombre d'identités suivant l'origine du pouvoir en place. Son nom latin était Vratislavia. Avant même qu'un nom lui fût donné on parlait d'une ville insulaire, une constellation d'îlots, un archipel en flotaison sur les eaux froides d'une terre inconue. Un changement de nom est toujours violent et radical. C'est probablement l'acte le plus extrême d'effacement et de réappropriation.

Le passage de Breslau à Wroclaw fut fulgurant de brutalité. C'était le résultat final d'une des entreprises staliniennes de purification ethnique les plus systématiquement menées. Après la défaite nazie la communauté allemande séculaire fut forcée de quitter la Silésie et de regagner une Allemagne ravagée et géographiquement remaniée. Des milliers périrent dans ces déracinements et migrations gigantesques avant comme après le siège de la Forteresse-Breslau par l'Armée Rouge. En même temps les provinces de l'Est de la Pologne tombaient sous le coup d'une politique soviétique de déportation semblable et les populations furent menées de force vers Breslau, qu'elles étaient vouées à occuper. La plupart venaient de Lvov en Ukraine.

Les convois arrivèrent par les chemins de fer dans une région hostile et inhospitalière, la Silésie, qui venait d'être rattachée å la Pologne réincarnée. Les formes architecturales de la ville incendiée étaient étrangères à leur vue. Les réfugiés s'établirent dans les vieux immeubles de pierre grise calcinés et les familles allemandes encore présentes, si elles n'avaient pas été expulsées d'emblée, devaient parfois cohabiter avec les arrivants. Le processus de dégermanisation et de 'reconfiguration' culturelle était total et frappait l'ensemble du passé allemand. De façon très symbolique de nombreux édifices encore intacts après les combats furent démantelés pour aider à la reconstruction de la Vieille Ville de Varsovie.

À la vue de Wroclaw, des idés et sentiment très diffus gravitant autour des notions de mémoire et d'appartenance s'engouffrent dans les interstices de la ville et la gagnent dans sa totalité. On ne peut s'empêcher de penser à la jeunesse du passé de la population face à l'ancienneté des rues. C'est comme si la ville était une conque vide que l'on aurait repeuplée de mémoires multiples venues d'une terre étrangère, une membrane translucide et étrange où seraient prises les présences immatérielles de populations depuis longtemps disparues. Wroclaw est architecturalement une ville allemande - les environs de la vieille Kaiserstrasse (Plac Grunwaldzki) ressemblent à Kreuzberg avec leurs rangées de hauts immeubles lourdement ornés. Les surfaces architecturales renvoient constamment à des souvenirs de dépossession, de déracinement et de catastrophe historique.

De façon plus fondamentale la mémoire ultime de la population de Wroclaw semble trouver son origine autre part, comme un point excentré qui serait étranger à la ville présente. Peut-être Lvov ou une ville baltique, mais pas Breslau. Si bien que l'on a l'impression que la ville est peuplée d'habitants sans longue mémoire d'elle, flottant dans un espace pas encore totalement possédé, dans une sorte de non-coîncidence des histoires - celle de la ville physique et celle de la population - qui constituent le lieu, un télescopage de plaques mémorielles d'origines différentes. Au moment des grandes innondations de 1997 personne ne s'attendait à un tel désastre car personne ne savait. La mémoire des anciens débordements de l'Oder s'était éteinte avec les populations allemandes qui la véhiculaient.

Le vieil Hôtel Monopol est au centre de Wroclaw. C'est une pièce montée de l'époque impériale prussienne, mais d'une taille assez modeste pour lui donner un air vaguement intime. Ses longs couloirs aux tapis rouges, ses colonnes et escaliers monumentaux témoignent des fastes de l'époque mais un certain sens de la cérémonie survit dans le silence écrasant de ses étages. Le temps en est comme décéléré, embourbé dans la lenteur générale qui a gagné l'endroit par tous ses interstices. Le vieux luxe figé par des années de pénurie. Les chambres aux plafonds hauts ont été divisées et réaménagées de façon aléatoire, une démocratisation par les bruits de salles de bain d'un espace jadis exclusif. La vue donne sur l'opéra, qui paraît desert et en chantier pour une durée infinie. C'était là, dans la pénombre des fins d'après-midis d'hiver, que l'esprit de Breslau/Wroclaw se laissait voir dans toute son intensité. C'était là que j'ai lu son histoire.

 

fast forward Sur la complexité historique de Breslau/Wroclaw: Norman Davies & Roger Moorhouse, Microcosm: Portrait of a Central European City (London: Pimlico, 2003).

 

Archipelago City

Wroclaw, Plac Grunwaldzki

What would the name 'Breslau' mean in today's Wroclaw? Would its utterance be frowned upon, condemned or would it simply not conjure anything up to the city's inhabitants? The place assumed many identities throughout its history, depending on who was ruling the area at the time. Its Latin name was Vratislavia. Before any name was ever given it was known as the Island City, a constellation of islets, an archipelago floating on the cold waters of a faraway land. A change of name is something violent and radical, probably the most extreme act of erasure and re-appropriation.

The transition between Breslau and Wroclaw was harrowing in its brutality and the result of one of Stalin's most thorough operations of ethnic engineering. After the Nazi defeat the century-old ethnic German community was forced to flee and resettle in a much reduced motherland. Thousands lost their lives in those gigantic displacements, before as well as after the siege by the Red Army. Concurrently the eastern reaches of Poland were being ethnically cleansed by the Soviets and the expelled natives resettled in Breslau. Most came from Lvov in the Ukraine.

The new populations came to a hostile, inhospitable Silesia, which had by then been integrated into the new Polish state. The architectural forms of the charred city were alien in their strangeness. The refugees took possession of deserted blocks of flats and German families would sometimes co-exist with newcomers until their eventual departure, unless they had been forcibly expelled in the first place. The process of de-germanisation and 're-culturation' was total and indiscriminate. In a very symbolic act a number of relatively unscathed buildings were torn down in order to supply building material for the reconstruction of Warsaw's old centre.

Walking through today's Wroclaw ideas and feelings around the issues of memory and place surge into the physical fabric of the city. One can't help thinking that the community is far younger than the place it inhabits. It is as if the city were an empty vessel that had been repopulated with memories from another land, a strange, alien envelope full of the traces of its invisible, previous dwellers. Visually Wroclaw is unmistakably German -  the surroundings of the former Kaiserstraße (Plac Grunwaldzki) look like Kreuzberg with their rows of tall, ornate Mietskasernen. Architectural surfaces are a constant reminder of stories of dispossession, displacement and historical rupture.

More fundamentally Wroclaw's ultimate memory must originate somewhere else, in Lvov or the Baltic lands, but not in Breslau itself, so that one has the vague feeling of a city inhabited by people who have no actual far-reaching memory of it, who are historically 'floating' in it, so complex is the configuration of the strata of successive pasts, between the physical city and its people, the collision of trajectories of radically different origins. When the floods happened in 1997 no one was prepared for the devastation that ensued as no one knew what the Oder had wreaked earlier in the century. The knowledge of former catastrophes had long gone with the city's German population.

The old Monopol Hotel stands in the centre of Wroclaw. It is an extravagant, Wilhelmine affair but is small enough to feel intimate. Its long, carpeted corridors, columns, pilasters and sweeping staircase testify to its past grandeur but it has the tranquillity and genteel air of a place where time is coiled upon itself after the slow descent of silence in the recesses of its history, in the muted memory of old luxury and celebrations. The small converted, flimsily partitioned bedrooms look out onto the old Opera House, which looks empty and in the throes of an endless renovation project. It was there, in the twilight of premature winter evenings, and nowhere else, that the spirit of Breslau/Wroclaw was flickering at its most intense. It was there that I read its story.

 

fast forward On the complexity of Breslau/Wroclaw's history: Norman Davies & Roger Moorhouse, Microcosm: Portrait of a Central European City (London: Pimlico, 2003).