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Berliner Stadtschloss

fast forwardCOMMUNIQUÉ

Les Nébuloses Mécaniques s'élèvent à nouveau dans le ciel de Berlin après dix ans d'investigations intenses et de dérives dans la nuit. Elles regagnent un cosmos indéfini dans la seule perspective de retours sporadiques.

La ville a entre-temps connu des mutations profondes qui l'éloignent toujours plus de l'utopie sociale et urbaine qu'elle semblait pouvoir devenir à la Chute du Mur en renouant avec sa modernité et puissance de transformation.

Son statut de terrain de jeu hédoniste dépolitisé l'a rendue vulnérable à un programme de normalisation délibéré, alors que l'élite au pouvoir tenait une chance unique de la rendre cohérente dans le reflet des valeurs nationales.

Le rêve d'un espace ouvert et inclusif où circule un désir non entravé a vécu. Berlin est une petite caricature de ville néo-libérale, reproduisant avec ses pauvres moyens ce que d'autres appliquent avec bien plus de violence.

Le plaisir, loin d'être source de connaissance et de révélation à soi, est une commodité qui s'exploite et se vend sur le marché planétaire, les cultures politiques et sexuelles séditieuses réduites à l'état d'arguments touristiques.

Dans le bétonnage et l'obturation des vides comme des expériences, la dernière éventualité d'une ville autre, New Babylon chère aux avant-gardes, tombe sous le coup de processus qui n'ont rien de naturel ni d'inévitable.

L'entreprise d'occultation des passés multiples et d'éradication de futurs possibles n'est autre que frauduleuse et ne constitue qu'un aspect de la mainmise revanchiste et sécuritaire des classes dominantes sur l'espace urbain.

08 October 2012

Aux Jardins d'Arlequin

Galerie de l'Arlequin, La Villeneuve, Grenoble

La Villeneuve de Grenoble/Échirolles fait de nouveaux les gros titres suite au meurtre de deux jeunes du quartier, Kevin Noubissi et Sofiane Tabirt, tous deux âgés de 21 ans et amis d'enfance, lors d'un lynchage en règle perpétré par un gang d'une dizaine de personnes armées de couteaux, de manches de pioche et de battes. L'une des victimes aurait même été poignardée à trente reprises. L'expédition punitive de nuit dans le parc paysager de la cité clôturait une série d'incidents qui avaient émaillé la journée et dont les causes affligent par leur trivialité: apparemment un 'mauvais regard' jeté par un petit frère à un autre et un honneur à restaurer sur fond de rivalités entre quartiers qui selon les dires remonteraient aux années soixante-dix.

Bâtie sur le site des Jeux Olympiques d'Hiver de 1968, La Villeneuve est partagée entre les villes de Grenoble et d'Échirolles, un énorme complexe commercial séparant les deux entités, physiquement très semblables et toutes deux noyées dans les espaces verts. Mais c'est l'ensemble de Grenoble qui aura le plus grand retentissement, tant pour ses ambitions et expérimentations sociales que pour sa contribution des années plus tard à la rhétorique sécuritaire sarkozyste. Si bien qu'elle peut à elle seule synthétiser le devenir des cités françaises, et ce de la façon la plus dramatique puisque de modèle urbanistique révolutionnaire et émancipateur à sa genèse, elle est en quarante ans devenue site de relégation, de violence sociale et d'interventions policières d'une brutalité inouïe. La Galerie de l'Arlequin, ainsi nommée à cause des nappes de couleurs vives structurant ses façades de hauteurs graduées, fut la première à voir le jour au début des années soixante-dix, et l'effet fut immédiat. On a beaucoup parlé de la portée avant-gardiste du projet puisque par ses agencement formels il visait ni plus ni moins à créer des pratiques sociales inédites: brassage des populations de milieux sociaux, d'origines et d'âges variés (les retraités se retrouvant par exemple au centre de la vie urbaine et non plus rejetés à ses marges), esprit communautaire entretenu par une foule d'initiatives et d'équipements collectifs, dont un ahurissant centre audio-visuel d'où émettait une chaîne de télévision locale en plein monopole étatique - la fameuse Vidéogazette, entreprise autonome ultra-politisée qui fera date -, et ce qui semble le plus avoir frappé les esprits à l'époque, des établissements scolaires en statut expérimental où l'accent était mis sur l'autonomie de l'enfant, l'osmose du milieu éducatif et du monde extérieur avec une ouverture totale aux familles (si une maman voulait venir y pousser la chansonnette, elle y était apparemment la bienvenue), l'abolition des rapports d'autorités traditionnels à la base d'un apprentissage contraint, des distinctions entre éducation et loisir, le libre choix donné à l'enfant sur sa propre socialisation... Inutile de dire que tout cela serait dans le contexte réactionnaire actuel inenvisageable, tout comme le serait d'ailleurs le fait d'allouer une superficie démesurée à un parc paysager, de mobiliser des artistes de renom pour agrémenter les espaces publics (les tubes coloristes de Guy de Rougemont) ou les façades du shopping centre (fresques des Malassis et leur critique anti-capitaliste - un comble!) - dont les réalisations se sont plus ou moins volatilisées au gré des entreprises de réhabilitation -, et encore moins de voir un cinéaste de la carrure de Godard, alors intéressé par le potentiel de la vidéo émergente, venir s'y établir (c'est là que Numéro Deux fut tourné en 1975).

Un documentaire de 1973 tiré des archives de l'INA montre bien la prise de possession d'un espace informe et boueux par les nouvelles populations, dont l'école primaire, encore à l'état de labyrinthe de béton vide et investie par ses jeunes élèves en quête d'aventures spatiales. Il est stupéfiant d'y apprendre que l'on pouvait même vouloir quitter Paris pour scolariser ses enfants à La Villeneuve. Les méthodes pédagogiques en vigueur ont en effet séduit certaines couches d'une population culturellement aisée (et la mixité sociale semble y avoir été au tout début une réalité tangible, avec des contrastes de statuts socio-économiques importants), avec cet esprit d'expérimentation à tout va caractéristique de l'après-68. Que penser également de ces festins entre voisins dans les coursives qui rassemblaient autour d'un énorme couscous tout l'étage, ou de ces rencontres 'spontanées' entre mômes et personnes âgées autour d'un impromptu artistique à la Maison de Quartier? Peut-être tout cela était-il d'une naïveté certaine, peut-être aussi le résultat artificiel de stratégies un rien dirigistes de la part des concepteurs, mais le désir profond de connexion était lui bien réel, la conviction que les contacts humains pouvaient reposer sur des rapports authentiques d'échange et de solidarité, de proximité et d'ouverture à l'altérité. Et on a comme un pincement au cœur devant l'enthousiasme béat des nouveaux occupants, convaincus d'être les pionniers d'un ordre social nouveau, tournés vers un futur en plein avènement dans leur cité encore embryonnaire. C'est qu'il n'aura pas fallu longtemps pour que tout se désagrège, et à une vitesse effarante. Un reportage diffusé sur FR3 en octobre 1981 donne le ton: 'Faut-il détruire La Villeneuve?' Hormis le titre sensasionnaliste, le propos y est relativement mesuré et bien informé sur les enjeux urbanistiques du projet, ses ambitions, échecs et réussites, loin des discours formatés qui depuis n'ont eu de cesse de plomber les banlieues. Même si dix ans après sa construction la Galerie de l'Arlequin montre des signes d'usure évidents, elle n'en garde pas moins son allure résolument futuriste et toutes ses couleurs - rouges et terreuses du côté du parc, bleu électrique et vert acide à son envers, jeux chromatiques oblitérés par les rénovations successives - et porte ni plus ni moins les traces d'une communauté vivante et jeune, les aggrégats du temps, hétéroclites et détonants, s'étant greffés à sa perfection moderniste. On est cependant déjà loin de l'optimisme utopique des premiers temps et les expériences personnelles du lieu s'avèrent bien plus mitigées, sur fond d'anxiété sécuritaire et de déclassement social. Face à la détérioration du cadre de vie, les plus avantagés, écœurés que leur beau rêve de société ouverte n'ait pas abouti, avaient déjà entamé leur exode.

Il est tristement ironique de constater que La Villeneuve commençait à atteindre son point d'équilibre à un moment de forte dégradation du climat social - les premières grandes émeutes urbaines de Vaulx-en-Velin et Vénissieux étaient dans toutes les mémoires, le chômage de masse causait toujours plus de ravages dans les classes les plus vulnérables avec pour conséquence quasi automatique des tensions raciales ravivées. Le quartiers des Baladins était en cours d'achèvement de l'autre côté du parc et visait à corriger les erreurs conceptuelles de son prédécesseur: des blocs bas en gradins disposés autour d'esplanades à rampes contraient l'effet de muraille brutaliste de l'Arlequin avec ses montées vertigineuses ultra-densifiées et ses gouffres à courants d'air, et là encore une pléthore d'équipements collectifs et d'interventions artistiques spectaculaires comme la fameuse Place des Géants, où d'immenses créatures désarticulées parsemaient les espaces, avec une main ou un pied surgissant par-ci par-là dans la verdure. Ce penchant pour l'onirisme urbain n'est d'ailleurs pas sans rappeler la Grande Borne d'Émile Aillaud où d'énormes sculptures animalières tentaient de créer de la même façon un univers vaguement surréaliste dont l'enfant aurait été le centre. Mais malgré ces innovations formelles il était sans doute déjà trop tard tant la conjoncture globale s'était assombrie, malgré l'arrivée des socialistes au pouvoir et les espoirs de transformation radicale que ceux-ci ont un temps incarnés. Bâtir des communautés prend du temps et nécessite un déploiement de moyens humains colossaux, a fortiori si ces populations déjà fragilisées sont frappées de plein fouet par les bouleversements d'un monde du travail en pleine mutation. Tout est toujours affaire de choix politiques, et si La Villeneuve a sombré dans les années quatre-vingt, cela resultait largement d'une stratégie politique très claire au niveau local qui n'a fait qu'accélérer sa marginalisation. De même, c'est une faute impardonnable de la gauche que de ne pas avoir voulu prendre la mesure du désastre qui se jouait dans les banlieues, notamment dans ses tentatives de neutralisation et de récupération d'une parole urgente venue de ces quartiers et porteuse de revendications propres - que l'on pense à la Marche pour l'Égalité et contre le Racisme de 1983... J'ignore ce qu'il est advenu de La Villeneuve dans les années qui suivirent, sans doute quelque chose de très ordinaire et visible partout ailleurs, la descente lente et la normalisation insensible d'une cité vivotant entre projets de réhabilitation hâtifs et autres dispositifs de politique de la ville décrétés au gré des gouvernements, avec entre-temps, il est vrai, un classement en zone d'éducation prioritaire - naufrage amer et pathétique d'une vision engagée et militante du savoir.

Depuis quelque temps le débat fait rage sur la forme à donner aux réhabilitations promises dans le cadre d'une convention de rénovation signée avec l'ANRU, entre la municipalité qui défend un projet de désenclavement et de restructuration profonde avec la démolition du 50 Galerie de l'Arlequin et sa fameuse montée, et les habitants regroupés en collectif qui contestent la destruction de logements sociaux. Une prise de parole essentielle qu'ils entendent porter vers les plus hautes instances de l'État et qui marquerait la reprise de contrôle d'un destin commun dans un contexte de relégation et de tensions sociales extrêmes. En juillet 2010, La Villeneuve était en effet le théâtre d'une intervention policière d'une ampleur sans précédent à la suite du braquage d'un casino de la région et de la mort d'un des auteurs lors d'un échange de coups de feu avec la BAC. S'en étaient suivies plusieurs nuits d'affrontements très durs entre jeunes et forces de l'ordre, qui pour regagner le contrôle du quartier avaient fini par déployer un véritable dispositif d'état d'urgence: encerclement concentrique de la cité avec checkpoints aux points d'entrée, fouille systématique des véhicules, assignation à résidence des habitants. Les scènes retransmises par les médias étaient d'une violence incroyable, les troupes d'élite de la police et la gendarmerie carapaçonnées de noir pénétrant dans les immeubles, architecture devenue à force de stigmatisation et de déshumanisation transparente et forçable à merci, comme le faisait en son temps la Brigade 'Z', qui au moment de la guerre d'Algérie s'introduisait dans les bidonvilles autour de Paris pour dévaster les habitations de fortune. L'espace aérien lui-même était circonscrit par un hélicoptère en rotation permanente alors que la nuit les faisceaux de lumière blanche provenant d'énormes projecteurs balayaient les façades multicolores de l'Arlequin. Dans les appartements on y voyait apparemment comme en plein jour, même les volets tirés. Ces images de La Villeneuve restent parmi les plus emblématiques d'un régime à la dérive et c'est à la suite de ces événements que Nicolas Sarkozy prononça son 'discours de Grenoble' de sinistre mémoire, marquant une intensification des politiques sécuritaires avec un ensemble de dispositions visant à la déchéance de nationalité des délinquants d'origine étrangère. Mais c'est surtout sa désignation des Roms (terme générique recouvrant des réalités très diverses, mais on n'allait pas s'embarrasser de ça) comme le nouveau bouc émissaire de choix qui avait semé la consternation. Le 'discours de Grenoble', incarnation radicalisée d'une xénophobie d'État décomplexée et d'une Weltanschauung quasi obsidionale, n'était finalement que le pendant intérieur de celui de Dakar quelques années plus tôt, où l''homme africain' était enjoint de briser la malédiction le soumettant aux cycles de la nature et d'entrer enfin dans l'Histoire.

À la suite de l'émotion soulevée par le drame d'Échirolles, François Hollande s'est rendu sur place à la rencontre des familles des victimes, non sans être interpellé par des habitants bouleversés réclamant autant le droit de vivre en paix que de pouvoir redonner espoir et perspective d'avenir à une jeunesse perdue - car eux aussi étaient 'des Français comme les autres'. Ainsi Manuel Valls, qui était du déplacement, annonçait peu après que La Villeneuve serait classée au nombre des toutes nouvelles zones de sécurité prioritaires, un dispositif technocratique de plus dont on nous dit qu'il mobilisera dans une même synergie tous les acteurs locaux mais dont le volet policier semble d'ores et déjà largement prendre le dessus - mais qu'on se rassure, l'école aura aussi la part belle car cette politique inédite ne saurait se confondre avec les excès répressifs de l'ancien gouvernement! Puis, dans un instant flottant d'instrospection, le ministre de se demander comment on avait pu en arriver là, dans quel état d'abandon on avait laissé ces territoires, et de poursuivre qu'une telle violence interpellait chacun de nous au-delà des questions de ressources matérielles. Interrogation ontologique sur l'essence même d'un système social en chute libre et la brutalité qui le gangrène à tous les niveaux. Peut-être aussi espoir confus d'une véritable transformation humaine et sociétale, comme elle pu être entrevue à La Villeneuve même il y a des années, une vision éclairée dont la gauche à nouveau aux affaires serait bien avisée de s'inspirer. Car ici comme ailleurs, c'est toujours et encore une question de courage politique.

10 September 2012

De Chagrin, de Vent et de Frissons

Centre Commercial Créteil-Soleil

L'ouverture est à elle seule un morceau d'anthologie, présageant le déroulement ininterrompu de scènes hallucinatoires qui constituent le Série Noire d'Alain Corneau: Patrick Dewaere en pardessus beige, engagé dans une gestuelle bizarre à mi-chemin entre arts martiaux et cha cha cha sur la mélodie désuète de Moonlight Fiesta sortant de l'autoradio, planté au milieu d'un terrain vague lugubre environné des silhouettes familières des tours de Créteil. C'était un jour d'hiver désolé, un lundi matin glacial ou une fin d'après-midi chargée d’électricité négative dans cette ville opaque aux lignes tranchantes. Cette lumière, je la connaissais bien, c'était celle des samedis pluvieux passés dans les centres commerciaux de la région, l'un des seuls passe-temps auxquels la famille s'adonnait en collectivité, avec le père ouvrant toujours le petit cortège éclaté et douloureux. Errer sans but particulier dans les galeries marchandes et en ressortir les mains vides pour ensuite aller rendre visite à quelque oncle ou aux deux grand-mères dans les communes voisines, tout cela avait quelque chose d’étrangement angoissant - une expérience à la fois entêtante par la modernité sans concession de ces banlieues et porteuse d’un malaise sournois, tant la tension était palpable à l'intérieur de l'unité familiale dont l'implosion programmée venait de s'amorcer. En fait la nervosité était décelable tant dans notre étouffant quatuor que dans le monde ambiant, l'exaspération lancinante d'un corps social se débattant dans le cauchemar frais d'un pays aux mythes ternis, l’impression constante de se trouver au bord d’un désastre indéfini - une catastrophe écologique ou politique, quelque chose de final et de sanglant. Après tout tant de gigantisme et d’hyperactivité insensés se paieraient un jour au prix fort, un peu comme le prophétise Roland Dubillard dans La Ville-Bidon de Jacques Baratier (1971/75), une attaque acerbe de la corruption institutionnelle à l’œuvre derrière les grandes opérations immobilières des villes nouvelles, lorsqu’à la fin du film la plus grande partie du nouveau Créteil est sortie de terre et que ces 'grandes bites', comme elles sont nommées, semblent déjà vouées à un pourrissement et une désintégration inéluctables. Ces instants solitaires entre flâneries tristes et devoirs familiaux me laissaient prendre la mesure de l’immensité de la banlieue parisienne, invariable dans le défilé de ses noms évoquant aux parents des choses très diverses - la haine, le dégoût, l'envie -, une épaisseur urbaine réconfortante dans l'écrin protecteur qu'elle formait autour de moi.

Dewaere a trouvé en Franck Poupart - "Poupée pour les intimes" - le rôle de sa vie, quatre ans avant son suicide (selon Corneau lui-même, il était hors de question que le film existe sans lui). Dans l’énorme ouvrage que les Cahiers du Cinéma ont consacré à la villle dans ses multiples incarnations à l’écran, Série Noire figure en bonne place dans le chapitre sur la banlieue, un genre cinématographique à lui tout seul s'il en est: célinien - l'adjectif le plus usité pour rendre compte de son atmosphère unique -, terminal de noirceur dans l'exposition de rapports humains ne reposant que sur la tromperie, l'exploitation et la violence, l’absurdité d’existences minables et laminées par une misère généralisé - à ce titre, c'est 'la vieille' (la grande Jeanne Herviale, l'une de ces actrices cantonnées aux rôles mineurs mais inoubliable de dégueulasserie) qui l'emporte haut la main. L'effet dramatique est décuplé par la présence récurrente et frontale des ensembles architecturaux de Créteil sur lesquels le réalisateur avait jeté son dévolu (avec Saint-Maur pour ses rues pavillonaires poisseuses). Il y reviendra d'ailleurs pour Le Choix des Armes deux ans plus tard (1981) avec la scène du braquage de banque tournée en plein Mont-Mesly, ma cité première - tout comme quelques années auparavant l'avait été l'extraordinaire navet Du Mou dans la Gâchette (1967)! La ville était manifestement très prisée des auteurs de polars à portée un peu métaphysique puisque Buffet froid de Bertrand Blier, réalisé à près au même moment, fut filmé dans l'une des tours des Philippines, récemment inaugurées dans le secteur résidentiel du lac. Il est vrai que les nouveaux quartiers environnant les cylindres suspendus de l'hôtel de ville et son terre-plein carrelé d’un immense Vasarely zébré avaient de nuit quelque chose d'uniquement classe et même d'inquiétant quand plongés dans l'obscurité il n'en restait que des petites veilleuses rouges pour signaler leur présence aux avions en descente vers Orly. Dans ses formes audacieusement futuristes, Créteil était comme aucune autre ville contemporaine emblématique de cette forte poussée d’angoisse à l’encontre de la modernité architecturale qui caractérisa l’ensemble des années soixante-dix (voir pour cela le moins cutting edge mais très efficace Peur sur la Ville d'Henri Verneuil (1975), utilisant La Défense et le Front de Seine comme décors urbains, tous deux sites d'une féminité dégradée et méritant châtiment, et pour cela violemment pénétrés par un Belmondo cuirassé dans son rôle de flic incarnant les valeurs sûres et le bon sens à la papa).

C’est donc le nouveau complexe civique de la jeune préfecture qui apparaît à plusieurs reprises lors des sorties frénétiques d’un Franck Poupart en crise, dont la caisse déglinguée vient s'échouer dans les miasmes glacés d'un terrain vague gigantesque: l’hôtel de ville et ses volumes de verre fumé, la Maison de la Culture en forme de colimaçon avec en contrepoint la forteresse aveugle du Centre Commercial Régional ’Créteil Soleil’ (à l’époque le plus grand d’Europe et lieu central du roman de Philippe Di Folco, My Love Supreme), le tout connecté par un réseau d'esplanades et de coursives en faisant une sorte de Brasillia à la française dans le silence et l'immobilité atemporels qui semblent l'avoir irrémédiablement aspirée. Au loin, le Mont-Mesly paraît plus menaçant que jamais, un empilement cyclopéen de volumes cubiques où dominent des effets graphiques alternant le noir et le blanc dans une composition d’ensemble classique de perspectives, de boulevards et de places. Le terrain vague sépare du nouveau centre institutionnel cette cité toute en hauteur, immense projet technocratique des 'Trente Glorieuses' à leur apogée qui ferait presque vieux jeu par son côté collet monté tout droit sorti d'une France gaullienne ultra-paternaliste. On ne savait pas très bien ce que cette étendue informe cachait parce qu’il n’y avait aucun moyen d’y accéder. Dans La Ville-Bidon on en fait un repère de loulous et de filles un peu allumées (Bernadette Lafont en prêtresse des décharges et muse des cités d'urgence), une constellation informe de ferrailleurs, de bidonvilles et de circuits pour rodéos improvisés. Des rangées de pylones électriques parcouraient la steppe qui s’étendait jusqu’à la route nationale et de loin la vue était à couper le souffle, l’ailleurs urbain absolu, la ville-totalité toute droit sortie de quelque imagination démiurgique, Babylone scintillante et irréelle qui tranchait cruellement avec les banlieues pépère habitées par nos grand-mères, ses pavillons de meulière pour petits vieux incontinents, un manque criant de distinction hermétique à toute modernité. La silhouette de Créteil au loin est imprimée au plus profond de mon imaginaire, archétype mental d’une puissance fabuleuse. Lors de mes passages à Paris je scrute toujours l’horizon où elle m'apparaît de façon furtive, brouillée dans les couleurs confuses d'opérations de réhabilitation successives, ayant à jamais perdu la magie visuelle que tous ces cinéastes avaient magnifiquement restituée dans leurs accusations apocalyptiques et invocations poétiques d'une société française désormais condamnée.

L’odyssée funeste de Franck Poupart se déroule à l'extrême fin des années soixante-dix, période marquée par une incertitude croissante face à un chômage de masse aux effets de plus en plus tangibles, la peur panique du déclassement, une crispation des rapports sociaux dans les cités avec un racisme endémique mettant à mal les relations entre communautés, un retournement soudain des uns contre les autres, la guerre de tous contre tous - et la gauche avait encore à prendre le pouvoir, d'où les espoirs faramineux placés dans son avènement. À cet égard, Série Noire se rapproche d’un autre chef-d’œuvre du film noir, britannique celui-ci, dans sa description froide d'une violence sociale sans fond et de la faillite de la civilisation promise: Get Carter de Mike Hodges (1971), situé dans un Newcastle bétonné et partant déjà en sucette, une sale gueule de bois après l’hubris brutaliste des Swinging Sixties. De même Créteil, pétrifée dans sa monumentalité hiératique, marque le point de glaciation irréversible, la mise à nu de la ville dans sa structure essentielle, sa cruauté, son côté irrémédiablement toc malgré l’emphase de son lyrisme formel, son impénétrabilité monolithique, les multiples oppressions inscrites dans sa constitution même, le mensonge fondamental d’un ordre hors de contrôle et voué à se renouveler dans les infinies pauvretés intellectuelles, sexuelles et sociales d’une population exsangue. À l’obsédante présence de la ville vient se superposer une bande originale qui renforce brillamment l’aliénation générale et la rend par sa simplicité d’autant plus insoutenable - un procédé efficacement déployé par Corneau dans plusieurs de ses films: au lieu de compositions inédites des postes de radio débitent sans discontinuer les tubes du hit-parade, variété formatée et stridente venant baigner ces vies rabougries dont l’horreur, loin d’être atténuée par ces bluettes, n’en devient que plus cinglante. D'une Sheila atterrissant de nuit à Kennedy Airport et d'un Gérard Lenorman roucoulant son amour à une Lilas “au goût spécial de framboise“ jusqu'à une Karen Cheryl pleine d’interrogations dans le sobrement nommé Si, c’est, par-delà l’effet accessoirement nostalgique produit par ces chansons à moitié oubliées, le vertige d'un système se révélant dans son absolu cynisme, l’anesthésie maintenue par tous les moyens possibles, l’abrutissement lénifiant trouvé dans la vie des stars. Chez nous, la radio était aussi presque toujours allumée, les grosses périphériques essentiellement - les parents n'auraient rien écouté d'autre, Radio France étant dans son élitisme supposé réservée 'aux riches'. Depuis l’offre s’est diversifiée au-delà de leurs espérances les plus folles: au milieu du salon trône à présent un grand écran plat, d’un noir profond et d’une géométrie implacable, les déferlements satellitaires qui en émanent les maintenant, éternels captifs, dans 'l'émotion vraie', celle de leurs années-bonheur.

29 July 2012

Arm aber spießig

Mediaspree, Köpenicker Strasse

Au début des années quatre-vingt Taxi Girl chantait 'P.A.R.I.S', ode amère à une capitale vidée de ses forces vitales et de son humanité, sclérosée dans un déclin et une insignifiance accélérés face aux mégalopoles essentielles du moment - du moins celles qui comptaient aux yeux du beau Daniel - Londres, Tokyo, New York, et même Amsterdam. Dépotoir urbain inhospitalier aux nouvelles générations et jonché de vieilles gloires fanées, Paris avait laissé passer son moment et étouffée dans son ennui ne comptait désormais plus dans l’économie du cool mondial. Son image de ville-musée ne cesserait de lui coller à la peau, et cela d’autant plus tenacement que de nouvelles venues, d’une créativité et d’une énergie insolentes, ne tarderaient pas à l’enterrer vivante, Barcelone pour commencer, puis des années plus tard Berlin. Ah ville de mes rêves! / Que diras-tu demain quand tu resteras seule, pourrie /Des ruines un peu partout?, clamait-il de cette voix traînante et étrangement accentuée de Delphine Seyrig réincarnée en mec.

Les ruines, à Berlin, micro-capitale tardive aux ambitions mondiales, on n’aime justement plus trop ça. Elles en ont trop longtemps constitué le tissu primaire - la plus emblématique et controversée d’entre elles, le Palast der Republik, ayant depuis longtemps mordu la poussière - et ce qui a amusé un temps dans l’infinité de réinventions possibles ne pouvait durer éternellement: d’aire de jeu de la jeunesse hip internationale au siège rutilant du seul véritable pouvoir restant en Europe, il était temps que la capitale se montre à la hauteur de son rôle symbolique, et nulle part n’est-ce si criant que dans son expression architecturale contemporaine. Car ce qui fut très longtemps masqué par des projets emblématiques de grande ampleur - les reconstructions de Potsdamer Platz et du Reichstag, la création d’un nouveau cœur institutionnel, le Jüdisches Museum - et des choses moindres mais franchement belles - la tour GSW de Sauerbruch Hutton - se révèle de la façon la plus crue dans le remplissage systématique et brutalement cynique de ses vides.

Rien de vraiment nouveau ici puisque les débats sur la forme future à donner à Berlin n’ont cessé de faire rage depuis sa restauration au rang de capitale fédérale, et ont fini par se condenser en tout un système de normes et de prescriptions esthétiques désigné par le concept fumeux de Kritische Rekonstruktion, qui doit bientôt connaître son couronnement dans la réédification de la pièce montée baroque des Hohenzollern sur les ruines du Palast en plastique de la DDR. Tout comme Paris est immédiatement identifiable dans l’unité de ses façades hausmanniennes, Berlin se devait ainsi de présenter au monde un style uniforme bien à soi, un marqueur visuel clair et monosémique, même si rien de tel n’avait jamais existé dans la frénésie de son devenir architectural. Hans Stimmann, le pape de la Rekonstruktion et inflexible gardien du dogme, aurait été en son temps bien inspiré de passer cinq minutes devant Die Symphonie der Großstadt pour saisir l’aberration de ses théories urbanistiques, et surtout de leur effet mortifère sur l'avenir de cette ville.

On en voit tous les jours les résultats dans leur déprimante invariabilité. Car selon le principe one size fits all, c’est la presque totalité des nouvelles constructions qui se conforme à une uniformité formelle accablante, des hôtels conçus pour un secteur touristique de masse en pleine explosion aux derniers grands projets gouvernementaux - dont l'énorme QG du Bundesnachrichtendienst représente dans sa prolifération l’apothéose délirante - en passant par la somme de petites nuisances mesquines et de non-événements qui constitue la pseudo opération de régénération nommée Mediaspree. Ce sont les mêmes pâtés parfaitement cubiques qu’on nous chie régulièrement dans les coins, percés de rangées d’ouvertures en meurtrières, avec leurs surfaces imitation pierre de taille sans relief ni expressivité, dans une bienséance de Spießer faux-cul qui ne doit offenser personne mais abrutit l’âme de son omniprésence fade. À la vue de tout nouveau chantier à Berlin, c’est désormais l’estomac qui se noue et non plus le coeur qui s’emballe.

Mais ce que les architectes et leurs commanditaires ont depuis longtemps entamé, c’est la GEMA qui risque bien de le parachever en beauté. Voilà quelques semaines que les médias et les professionnels de la nuit sont en émoi devant ce qui s’annonce ni plus ni moins comme l’arrêt de mort de la scène berlinoise. La GEMA, équivalent allemand de la SACEM, envisage en effet une refonte de son système de collecte des droits d’auteur qui devrait entrer en vigueur dès l’année prochaine, ce qui pour les clubs ligués contre cette mesure signifie une hausse des contributions à la puissance dix, et donc une condamnation certaine. Dans l'indignation générale c’est le Berghain qui est le premier monté au créneau et dans une dramatisation adroite du débat a annoncé en fanfare sa fermeture la nuit de la Saint-Sylvestre. Berlin ne se relèverait évidemment jamais d’une telle perte, et celles et ceux pour qui une telle éventualité est inimaginable feraient bien d’y réfléchir à deux fois en prenant la mesure des mécanismes à l’œuvre dans cette affaire.

Sans doute du fait de son histoire atypique, de son état de sinistrée économique chronique et de sa tradition de radicalisme politique, on pensait Berlin éternellement à l’abri de phénomènes affligeant le reste des métropoles occidentales - gentrification, loyers prohibitifs, expulsions de squats. Mais depuis que le bobo-enfanteur de Prenzlauer Berg et le Kiezkiller de Neukölln (plus symptômes que causes réelles d’un imbriquement complexe de processus socio-économiques) sont devenus les hate figures favorites du folklore local, ces thèmes sont d’une actualité brûlante, et on ne compte plus dans la presse les cas de résistance collective contre les menaces d’expropriation et les contes de grand-mères courage luttant jusqu’au dernier souffle contre les spéculateurs. C’est une évolution d’autant plus brutale qu’exponentiellement rapide, une accélération de signes alarmants allant des fermetures de clubs au contrôle privé d’espaces longtemps restés fluctuants, prémisses probables d'un saccage culturel d’une ampleur inédite.

Dans cette mainmise du complexe politico-financier sur la ville, rappelant les plus vifs combats menés à Kreuzberg il y a des années, persiste le sentiment que Berlin se trouve terminalement livrée à une nomenklatura de technocrates placés aux postes-clés des institutions - au niveau régional comme fédéral -, et bien déterminés à la modeler à leur image, de lobbies revanchistes et nostalgiques de l’ordre impérial dont l’influence exorbitante atteste de leur infiltration des sphères du pouvoir (d’où seraient sinon venus les millions promis à la construction de leur palais clownesque?), auxquels il faut maintenant ajouter les barbons de la GEMA, sûrement plus dans leur élément à Bayreuth qu’à Friedrichshain. Ces groupes ont tous en commun une sensibilité essentiellement anti-urbaine, un dégoût mêlé de terreur pour tout ce qu’une métropole anarchique comme Berlin peut générer d’incontrôlable et de fracturé, éclats forcément sublimes d'énergie primale. Dans leur décencefondamentale, c’est à une ville sans qualité et transparente qu'ils nous condamnent, un champ de ruines bieder où sourd, pour utiliser les termes de Johannes Willms, cette 'maladie allemande'.*

 

*Johannes Willms, Die deutsche Krankheit. Eine kurze Geschichte der Gegenwart (München: Carl Hanser Verlag, 2001). Traduit en français par Bernard Lortholary sous le titre: La Maladie allemande: une brêve Histoire du Présent (Paris: Gallimard, 2005).

 

fast forwardUPDATEfast forward 15.08.12. Rien qu'une fausse alerte, mais une méthode terriblement efficace: Berghain restera ouvert passé le Nouvel An. Selon les dernières déclarations de ses gérants, l'extortion planifiée par la GEMA n'entraînerait en aucun cas sa disparition, si drastique soit la saignée, mais repousse sine die ses projets d'extension avec l'ouverture du Kubus, moitié vacante de l'ancienne centrale, qui devait devenir un espace polyvalent de performances et sans aucun doute ce que Berlin aurait compté de plus hip. Une perte terrible quand on connaît la beauté du lieu et un point en plus pour ceux ont juré d'avoir d'avoir la peau de cette ville.

20 June 2012

Stinky Toy Town

Il y a quelques années je découvrais l'existence dans un désert de l'Utah des vestiges d'un camp d'expérimentation militaire surnommé 'German Village' [1]. Bâti durant la Seconde Guerre mondiale dans le but de tester les dernières armes de destruction massive mises au point par le complexe militaro-industriel américain (bombes incendiaires et chimiques), Dugway Proving Ground, de son nom officiel, reconstituait grandeur nature des rues entières d'un quartier ouvrier de Berlin dans toute son authenticité architecturale. C'est qu'après des campagnes de bombardements acharnées la capitale du Reich s'avérait étrangement irréductible aux attaques, et semblait même ressurgir plus forte que jamais de ces épreuves. La robustesse et l'ingéniosité structurelle de ses Mietskasernen, ces bâtiments d'habitation massifs d'une opulence toute wilhelminienne et aggrégés en îlots compacts, étaient selon les experts militaires à l'origine de ces échecs répétés: le feu ne s'y propageait que faiblement, ce qui était frustrant après les firestorms effroyablement meurtrières auxquelles Hamburg et tant d'autres avaient déjà succombé. Sans compter le coût en hommes et munitions que Berlin faisait à elle seule subir aux forces alliées. Dans sa précision et son goût du détail poussé au paroxysme (des décorateurs d'Hollywood avaient été mobilisés à cette intention) 'German Village' offrait enfin la possibilité de frapper la métropole en plein cœur, tout devant maximiser l'impact destructeur des bombes, du degré d'humidité du bois de charpente au type de mobilier utilisé. Rien ne fut laissé au hasard et le simulacre de Kiez fut même reconstruit par des forçats du coin plusieurs fois après avoir été calciné, to get it just right. Un 'Japanese Village' y avait aussi été érigé, soumis aux mêmes tests incendiaires, mais vu la nature infiniment plus légère et diaphane de l'architecture traditionnelle niponne on imagine sans mal les méthodes plus expéditives et les résultats plus immédiats.

On s'est beaucoup questionné sur le rôle et les motivations profondes de l'architecte en chef de cet anti-Berlin, son envers de mort: Erich Mendelsohn, l'un des plus brillants modernistes de l'ère Weimar. Beaucoup de ses réalisations survivent à ce jour, de l'Einsteinturm de Potsdam à la Kaufhaus Schocken de Chemnitz, mais on suppose aussi certaines de ses créations berlinoises pulvérisées par les raids dévastateurs, rendus plus terribles encore par sa connaissance intime d'une ville qu'il avait contribué à façonner dans sa modernité radicale - même si sa fameuse Columbushaus de Potsdamer Platz survécut au martyr avant d'être incendiée, puis rasée dans les années cinquante. À la suite de l'arrivée des Nazis au pouvoir, Mendelsohn émigra en Angleterre, entité insulaire notoirement allergique à toute influence continentale - et surtout allemande -, où il laissa (en collaboration avec Serge Chermayeff) un joyau moderniste d'une classe rare: le De La Warr Pavillion de Bexhill on Sea, une station balnéaire pépère sur la Manche. Mais en tant que 'consultant', Mendelsohn œuvrait activement à un projet qui dans ses visées meurtrières (causer le pire carnage dans l'espoir de provoquer un soulèvement populaire contre le régime hitlérien - qui n'advint jamais) frappait exclusivement les quartiers prolétaires de Berlin - dont les enclaves rouges de Wedding et Pankow -, qui par un heureux hasard étaient aussi les plus densément peuplés. Ces Mietskasernen colossales aux lourdes maçonneries ornées et organisées autour de réseaux d'arrière-cours profonds pouvaient, si frappées par les armes adéquates, se transformer instantanément en un maelstrom de feu et d'horreur. C'est ainsi que les magnifiques villas de dignitaires nazis (et leurs occupants) survécurent en masse au carpet bombing allié de la fin de la guerre - les viser eût été 'un gâchis de bombes', de l'aveu même d'un conseiller de Churchill. Ce qui n'empêcha personne de pilonner le zoo et d'y causer une hécatombe.

L'ombre de 'German Village' continue de planer sur nous puisqu'en ces temps de guerre totale menée contre la menace persistante du terrorisme islamiste, l'Empire s'est doté, sur les terriroires de nations amies, d'un réseau d'infrastructures parallèle où le test des technologies de contrôle et de destruction les plus sophistiquées sont mises au service de stratégies ouvertement urbicides dans les pays déclarés ennemis. Là, on frise le gigantisme dans le déploiement de forces armées, de moyens logistiques et de figurants (d'origine arabe par souci de véracité), et de Fort Knox, Kentucky, à Fort Polk, Louisiane, c'est la même logique de parc d'attraction à la Disney qui donne une légitimité toute ludique à la violence d'État dans une débauche d'effets spéciaux (même l'odeur de cadavres brûlés y est synthétiquement recréée) et de clichés orientalistes. Israël n'est elle non plus pas en reste puisque le site de Baladia dans le désert du Néguev s'enorgueillit d'installations d'une authenticité confondante, sorte de ville arabe générique revue et corrigée à la sauce hollywoodienne et reconfigurable à l'infini suivant les nécessités des conflits en cours [2]. Et, suprême ironie, même Berlin-Ouest disposa en son temps de son propre terrain d'entraînement antiguérilla dans le secteur d'occupation britannique, une entreprise certes plus modeste et discrètement enfouie dans les bois, la 'Ruhleben Fighting City', qui comprenait un petit village très sommaire, une cité d'habitation moderne avec sa superette et était curieusement dominée par deux wagons du Berliner U-Bahn perchés sur un monticule de gazon. C'est ici que les tactiques de reprise de contrôle du terrain urbain en Irlande du Nord furent expérimentées, et même la Princesse Anne de passage par là y conduisit un tank. Le complexe militaire est depuis la réunification utilisé par différentes divisions de la police, dont les troupes d'élite des Spezialeinsatzkommandos, et apparemment inapprochable tant la sécurité y est dissuasive.

Mais c'est bien la France, championne toutes catégories du matage des troubles urbains, qui depuis des décennies assoit en douce une autorité et une expertise enviées de tous - et surtout des États-Unis. Car on pourrait croire que la notion de 'conflit de basse intensité' avec tout ce qu'elle implique - abolition des distinctions entre temps de guerre/de paix, combattant ennemi extérieur/population civile locale, état d'urgence permanent - n'est apparue qu'à la faveur des guerres néo-coloniales lancées par l'administration Bush. Et pourtant, cet arsenal doctrinaire était déjà largement existant en France depuis la Guerre Froide, après que l'ex-puissance se fut trouvée confrontée aux risques simultanés d'expansion soviétique et de dislocation impériale. C'est une longue histoire compliquée et sidérante que celle de la 'doctrine de la guerre révolutionnaire' (DGR) [3], dont les politiques d'exception furent pensées et appliquées lors de la guerre d'Algérie, et une fois réimportées en métropole selon l'effet boomerang théorisé par Foucault [4], survécurent sous une forme ou une autre au gré des crises internes et des turbulences extérieures - de Mai 68 aux dangers du terrorisme islamiste en passant par l'explosion des banlieues. Les inflations sécuritaires délirantes de l'ère Sarkozy n'en représentent que le point culminant et rien pour l'instant ne porte à croire que le retour des socialistes aux affaires marquera une quelconque inflexion de la doctrine d'État en la matière, malgré le déferlement de bons sentiments et de déclarations embuées sur les valeurs éternelles de la République. Quoi qu'il en soit c'est bien le renforcement et l'omniprésence du dispositif de contrôle et de quadrillage militaro-policier des quartiers populaires ségrégués, conjugués à la désignation d'un ennemi intérieur - jeune, maghrébin, mâle, essentiellement violent, inassimilable, forcément délinquant donc terroriste en puissance - qui sont au cœur des principes de la contre-subversion en France.

Il n'est donc pas surprenant que tous les 'German Village', 'Fighting City' et Fort Knox du monde soient sur le point de trouver une nouvelle incarnation dans une création bien française. Cette année l'armée doit théoriquement inaugurer un nouveau complexe d'entraînement antiguérilla au CENZUB (Centre d'entraînement aux actions en zone urbaine) du camp de Sissonne (Aisne), avec le village de Jeoffrecourt [5], simulacre d'ensemble urbain comprenant champs de tir, immeubles de grande hauteur et quelques bidonvilles pour compléter l'ambiance misérabiliste. Peut-être cette ville artificielle prendra-t-elle pour modèle la Villeneuve de Grenoble, qui fut en juillet 2010 le théâtre d'interventions policières d'une exceptionnelle violence lors de plusieurs nuits d'émeutes (un jeune du quartier abattu par les forces de l'ordre à la suite d'un braquage foiré). La Galerie de l'Arlequin - toujours cet onirisme évaporé d'un autre temps d'innocence - fut ainsi mise en état de siège dans une opération contre-insurectionnelle digne de l'état d'urgence (lui-même décrété lors des révoltes de 2005 pour la première fois depuis la guerre d'Algérie): déploiement des unités d'élite de la police et de la gendarmerie, bouclage du quartier et fouille systématique des habitants, escadron d'helicoptères tournoyant de nuit, tous projecteurs braqués sur la cité. Les images télévisées étaient spectaculaires et clairement destinées à inspirer la terreur. Mais plus dure encore est la prise de conscience que le cadre le plus intimement familier peut à tout moment basculer dans le Grand-Guignol d'une irréalité orchestrée en haut lieu, que la texture fragile du quotidien n'est rien face à l'infériorisation institutionnalisée des classes subalternes (et racialisées), dans des lieux devenus transparents et pénétrables à merci. Et nul doute que les gesticulations de Jeoffrecourt, si elles ne préconisent pas encore le recours aux bombes, seront riches d'enseignements vite mis en pratique dans de vraies cages d'escaliers, avec de vraies gens pris pour cibles, ou comme les désigne Mathieu Rigouste, 'des espaces et des corps d'exception' [6].

Industrial wasteland, Greenwich, London

 

[1] Mike Davis, Dead Cities (New York: The New Press, 2002), 62-83.

[2] Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010), 183-99.

[3] Une critique implacable des antécédents historiques et de l'intensification contemporaine des politiques sécuritaires en France, ainsi que de la perpétuation des paradigmes de domination coloniaux: Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).

[4] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997).

[5] Rigouste, op. cit.,  283-4.

[6] Ibid., 110.

12 May 2012

Âme câline

Chochotte

Notre école primaire était un havre de paix qui selon ma mère jouissait dans la ville d'une bonne réputation. Car tout comme banlieues nord et sud s'affrontaient dans son imaginaire dans une geste entre ‘gens bien’ et 'zonards', certains secteurs de notre propre cité concentraient à ses yeux toute la lie de la terre. Mais comme d’habitude le hasard avait bien fait les choses en nous parachutant dans un quartier sans problèmes apparents - ce qui vu le degré d'interaction des parents avec le voisinage n'avait rien d'étonnant: "Nous, on se mêle de rien. C'est chacun chez soi" était dans leurs bouches un leitmotiv tenace et sans appel. Ainsi donc cette école bien fréquentée était divisée en deux bâtiments distincts, l'un pour les CP et les sections dites 'de perfectionnement', dont on disait ouvertement qu'elles accueillaient 'tous les fous', et l'autre pour les grandes classes, les deux étant connectés par un préaut où s'effectuait l'appel. Les pavillons aux proportions généreuses étaient entièrement ouverts sur le dehors, soit par des rangées de petites fenêtres rectangulaires enchâssées dans un maillage continu de béton, soit par de hautes verrières à lamelles laissant pénétrer à l’intérieur un maximum de lumière. Ces dernières étaient particulièrement vulnérables et faciles à enfoncer comme le prouvera des années plus tard la dévastation systématique des salles lors d’incursions nocturnes répétées, alors que l'école maternelle en préfabiqué était à son tour incendiée, les aquariums et les œuvres d’art des gosses intégralement cramés dans le sinistre, la douceur de ce petit monde irrémédiablement mise à mal. J'étais un enfant vivace et populaire, toujours entouré d'une bande de filles avec lesquelles nous répétions les chorégraphies vues le week-end chez Guy Lux ou les Carpentiers. Sylvie, Sheila et Cloclo étaient bien sûr nos favoris alors que Polnareff montrant ses fesses à la France, un galure à fleurs sur la tête, était encore ancré dans toutes les mémoires et que David Bowie trouvait en Patrick Juvet un joli clone nettement plus abordable pour nos shows de variétés. La vie était douce pour l'enfant star qui, virevoltant entre bête curieuse étourdissant les instits de son savoir et chéri de ses dames - un Felix Krull des cités - jouissait dans toute l'école d'un statut unique, inclassable, sa primauté érigée en droit absolu et inaliénable.

C'est ainsi que dans cette grande indifférenciation du désir je draguais ouvertement les filles, réussissant en cela l'exploit d'être ‘hétérosexuel’ avant que des cristallisations identitaires ultérieures ne me cantonnent à une catégorie exclusive et hermétique. Je me souviens de l'une d'elle, Corinne, qui à elle seule synthétisait tous les traits de la perfection: de jolies dents blanches bien alignées, des cheveux blonds ondulés et soyeux ainsi qu'un ciré vert pomme à fleurs qui dans ses couleurs sucrées rehaussait sa plasticité de poupée mannequin. Dans la cour de récré je n'avais d'yeux que pour elle et puisqu’en ce temps-là je ne doutais vraiment de rien décidai un jour de le lui faire savoir. C'est que je ne voyais aucune différence entre moi et les beaux gosses, participais des mêmes lois de l'attraction qui régissaient le monde. Un jour je lui fis suivre un billet doux à travers la classe avec 'Corinne je t'aime' inscrit dessus - ce qui la fit pouffer de rire. Je crois qu’elle en savait à mon sujet bien plus que moi, et elle m'ignora royalement le reste de l’année. Puis la rentrée suivante vint Sylvie, qui elle m'attirait pour d'autres raisons: elle avait toujours tout bon. Non seulement scolairement mais toutes ses affaires personnelles étaient du meilleur goût - ses feutres multicolores, sa trousse à stylos, son cartable avec Picsou cousu dessus, que je passais mon temps à mater. Je tannais ma mère pour avoir les mêmes mais, selon un principe étrange qui se démentirait rarement par la suite, finissais toujours avec la honte, les copies toc du supermarché faisant triste mine face aux articles classe de Sylvie. C'était aussi à l'époque la mode des sabots danois, noirs à coutures blanches, que tous les beaux gosses arboraient du bout de leurs guiboles rachitiques. Moi je les avais assortis à un petit short court en éponge, ce qui dans la canicule de 1976 était aussi bath que nécessaire, et surtout devait rendre Lakhdar fou d'amour pour moi quand je lui montrais ma descente de reins. Désireux de dévoiler mon corps aussi à Sylvie, je l’invitais à plusieurs reprises à venir à la piscine le samedi avec mon père - ce qu’elle déclinait invariablement. Était-ce aussi pour l'épater que je décidai un jour d'intégrer 'la bande à Karim'? Cette nébuleuse informelle de mômes était apparemment très redoutée et ne semblait rien faire d’autre que galoper d'un bout à l'autre de la cour en poussant des cris de Sioux. Je me souviens avoir été en tant que nouvelle recrue présenté à Karim, qui ne parut pas très impressionné par le truc qui se dandinait en minaudant devant lui. Je me joignis pour la forme à la queue du peloton, courus deux minutes avec la horde pour ne plus jamais réapparaître.

On sentait bien les choses se durcir à l'extrême fin de la décennie: le sport devenu obligatoire chaque après-midi - je m’obstinais à ne pas me mettre en tenue, résidu d'anciens privilèges qui n’avaient plus cours -, certains garçons se couvrant sur les jambes de poils sombres et fournis - ce qui me dégoûtait - et Sylvie finissant par confier à une copine qu’elle avait ses règles - une seule ne suffisait-elle donc pas? Sylvie faisait décidément tout mieux que les autres! Mon ciel s’obscurcissait densément avant le coup de grâce des années de collège et c’est comme si la société entière avait choisi de sombrer avec moi tant l'atmosphère de la cité s’était détériorée. Le climat de défiance entre communautés était devenu délétère, des rancœurs viscéralement racistes surgissant sans retenue dans les échanges familiaux. L'environnement bâti s'était lui aussi fortement dégradé dans un vandalisme généralisé et obscène, rien ne résistant dans la cité de verre à ces attaques d'une violence inouïe qui m'exposait en retour dans ma vulnérabilité ouverte à tous les abus. Dans ce contexte il devenait périlleux de me promener en short moulant vu les épithètes salées qui commençaient à fuser autour de moi: "Hé, tantouze. Il est où ton mec?". La première fois que j'entendis ce mot de la bouche d'une pétasse nommée Jennifer, j'en fus tétanisé de dégoût, ça sonnait comme 'ventouse', une chose franchement dégueulasse que j’étais censé être devenu. Je pense que cet instant fut inaugural et que rien par la suite n'y survécut... C'est pour cela que j'ai pas mal tremblé en regardant Tomboy de Céline Sciamma, qui nous est venu un an après sa sortie en France et avait été présenté dans la section Panorama de la Berlinale, avec en pendant - coïncidence de la programmation - un film allemand, Romeos, occupé lui aussi par le thème de la trans-identité et situé au tout début de l'âge adulte. Gravitant autour d'une bande d’enfants d’une douzaine d’années, Tomboy se place lui au point précis de basculement où le jeu mouvant des identités, la fantaisie de l'invention personnelle et la polyvalence du désir propres à l'enfance laissent brusquement place à la définition et la nomination univoques, l’espace d’un été vacillant à l’approche d’une rentrée scolaire dont on ne verra rien. C'est un film maigre qui ne s'encombre d'aucun détail qui puisse le faire dévier de sa trajectoire et qui laisse longtemps après sa fin une traînée de fragment solaire.

Dans sa compacité et son économie de moyens maximale Tomboy a pour unique cadre une banlieue indéfinie, assoupie dans le calme estival d'une résidence privée tapie dans la luxuriance de forêts et de plans d'eau - le milieu idéal auquel mes parents aspiraient pour effacer le stigmate de leur jeunesse en HLM. Déjà Naissance des Pieuvres, le premier film de la réalisatrice, se déroulait à Cergy, le modernisme cool de ses villages urbains alangui les soirs d'été dans une poétique de ville nouvelle toute rohmérienne (L'Ami de mon Amie avait été filmé dans les complexes résidentiels flambant neufs et les centres de plaisance de la jeune préfecture). Ça sent partout le neuf, la caméra s’attardant en silence sur les intérieurs, la sensualité des matériaux, et rendant délicieusement tangible la prise de possession d’un nouvel espace dans la torpeur statique des vacances d'été. Après notre déménagement en banlieue lointaine je rêvais d’un nouveau départ incognito loin de la cité, imaginais qu'avec la fin des tourments la normalité de mon enfance serait rétablie sans comprendre que j'en savais déjà beaucoup trop. Et tout comme pour Laure-Michaël c'est la question de mon acceptation par les autres qui s'est immédiatement posée. Lui s'en sort d'ailleurs magistralement au jeu de l'intégration: il n'a aucun problème à être sélectionné dans les équipes de foot, crache par terre, est estimé de ses potes comme le cool cat du gang et épate les filles, avec la petite Lisa s’auto-décrétant chérie en titre dès son arrivée. J'y étais aussi parvenu avec les voisins du dessous, deux super beaux keums qui en jetaient avec leurs fringues classe et aux côtés desquels j'étais fier d'être vu, jusqu'au jour où ceux-ci réalisèrent que leur réputation avait davantage à en souffrir et se détournèrent de moi. Mais dans Tomboy l'ordre de genre savamment construit par Michaël est constamment menacé d'exposition - lorsqu'il est supris dans les bois en train de faire pipi accroupi ou que le zizi en pâte à modeler glissé dans le slip de bain risque à tout moment de se faire la malle -, avec la perspective de la rentrée scolaire prochaine agissant comme facteur majeur d'anxiété, une menace sourde planant sur tout le film derrière les jours ensoleillés comme un bulldozer normalisateur s'avançant implacablement pour tout emporter, et à quelques heures de laquelle l'action s'arrête net. On ne sait pas ce qui s'y passera dans cette école, et c'est sans doute l'un des tours de force de ce film que de présenter des situations d'une violence glaçante dans la douceur aimante du cocon familial, des civilités entre voisins et la sérénité radieuse d'un bel été bruissant.

Sur ce registre c'est bien la scène du port de la robe qui est la plus terrible, rituel conjuratoire d'une précision insoutenable tant la mère, dans le calme méthodique qu'elle y emploie, est déterminée à réinstaurer l'ordre hégémonique, tour à tour empreinte de bienveillance complice envers sa fille ("C'est pour toi que je le fais, ça pouvait pas durer") et d'égard embarrassé pour ses voisines d'immeuble. Et cette robe, un truc bleu immonde à froufrous et manches ballon, l'humiliation ne pouvait être plus cinglante... Ma mère, sa lubie c'était la raie au milieu. Un jour elle m'avait presque baffé avec la photo de classe après s'être aperçue que je m'étais improvisé une raie sur le front qui selon elle me faisait ressembler à une fille alors que les autres garçons arboraient uniformément une frange bien droite. C'était une rage froide, quelque chose de rentré et venant de très loin, tout comme la mère de Michaël-Laure découvrant sa subversion d'identité verse des larmes amères, les mâchoires serrées. Être assimilée aux zonards pour cause de vie en cité est une chose, mais se retrouver avec un garçon-fille passant son temps à faire des grâces devant tout le voisinage en est une autre, manifestement plus dure à encaisser. C'est étrange, cette ambiguïté des mères, animées d'un amour inconditionnel et pourtant terrorisées à l'idée de trahir l'idéal de conformisme familial, de respectabilité vis-à-vis des autres mamans dont on craint le jugement, comme s'il n'existait transgression plus grande que de faire disjoncter les normes de genre et renverser l'ordre symbolique qui régit la reproduction des rôles sociaux. Comme le déclarait avec justesse Céline Sciamma à Libé, les parents, loin de représenter des instances immuables d'autorité et de normalisation, sont eux aussi traversés de questionnements concernant leur identité sexuelle et leur rôle dans l'entité familiale qu'ils ont constituée. Plus tard, la mise à nu de Michaël dans les bois par les membres de la bande est tout aussi impressionnante de sobriété: ici encore aucun déluge d'insultes ou de coups, seuls quelques gestes nets et définitifs suffisent à rétablir le sens et la cohésion de groupe dont la dissolution avait failli être précipitée par la présence d'un corps étrange. Lisa, la petite amoureuse, résume tout à elle seule dans un regard où se mélangent peine, mépris et incompréhension, avant pourtant de refaire surface dans les dernières minutes du film, apparemment apaisée et prête à véritablement connaître son ami-e. Elle lui demande simplement son nom et c'est peut-être ici que se trouve la seule longueur de Tomboy - seulement quelques secondes, mais elles sont cruciales. On se surprend alors à imaginer que le silence tombe précisément là avant toute réponse, que Michaël ne se reconfonde avec Laure puisque maintenant bien au-delà de ça. Que la plongée dans un futur multiple soit totale.

24 April 2012

Cruel and Tender

"Let's dance, for fear your grace should fall
Let's dance, for fear tonight is all"

 

Comme toujours en arrivant à Orly j'ai préféré prendre le 183 vers la Porte de Choisy. C'est sans doute la façon la plus lente de gagner le centre mais le bus express, qui prend directement l'autoroute, ne donne jamais grand-chose à voir. Car j'aime me retrouver au contact de Paris en traversant cette portion de banlieue sud, qui même si seulement large de quelques kilomètres, défile assez lentement pour me donner le plaisir d'observer, le temps de me laisser imprégner du sentiment d'être à nouveau là, rattrapé par un passé que chaque détail microscopique ravive. C'est toujours avec trépidation qu'une fois le complexe de l'aéroport passé avec ses énormes hangars à demi désaffectés, je pénètre dans les premiers quartiers d'habitation, des lotissements ouvriers de petits pavillons lugubres, cadre rêvé de Série Noire me rappelant le minuscule appartement de ma grand-mère où flottaient des odeurs de pots de chambre javellisés, avant que n'apparaisse dans l'énormité de ses empilements la Cité des Aviateurs, dont les tours sont en cours de rénovation. Elles me paraissent démesurées dans ce gigantisme propre aux grandes banlieues françaises, avec leurs verrières de cages d'escaliers dévalant sur toute la hauteur. Je regarde les gens avec insistance, qui reviennent des courses ou rentrent exténués du travail un jour normal de semaine. Ils m'intriguent, eux qui sont restés là tout ce temps, qui ont changé avec le pays. Un groupe de trois laskars passe de l'autre côté de la rue, survêts blancs et doudounes sombres, ils viennent de se faire raser la tête, je le vois immédiatement. Eux n'étaient même pas nés quand je suis parti. Ils habitent un pays que je n'ai en fait jamais connu, la France in absentia, que j’ai longtemps occulté dans la certitude d’un retour impossible. Je voudrais leur parler, à eux et à eux seuls, et qu'ils me racontent les années manquantes.

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29 March 2012

Berlin loves you not

Murals @ Cuvrystrasse, Kreuzberg

À Kreuzberg-Friedrichshain, cette entité administrative créée il y a quelques années lors de la refonte des Bezirke de la capitale, l’esprit de résistance qui a longtemps fait la fierté de cette ville a de nouveau marqué un point. Dernière cible en date: le BMW Guggenheim Lab, non pas une collaboration inattendue entre le constructeur de Munich, la prestigieuse institution muséale et un club très prisé d’une certaine frange de la communauté gay berlinoise, mais un projet de consultation expérimental au rayonnement international. Sur une durée de six ans trois structures nommées ‘Labs’ doivent en effet parcourir la terre entière, telles des modules nomades se posant élégamment dans neuf métropoles triées sur le volet et au sein desquelles débats, conférences et toutes sortes d’interventions 'interdisciplinaires' se proposent de formuler de façon transversale des solutions aux problèmes et défis - urbanistiques, technologiques, écologiques - posés à nos grands centres urbains globaux dans un contexte de crise généralisée. En somme un think tank très rock ‘n’ roll, un incubateur d’idées où de nouvelles voies d’investigation sont ouvertes et explorées en étroite synergie avec les communautés locales, comme le montre la dernière étape du périple dans l’East Village new-yorkais - quartier à l’avant-garde de beaucoup de choses et certainement très marqué socialement, nous y reviendrons. L’une de ces structures devait selon les prévisions atterrir parmi nous le 24 mai, plus précisément au milieu du terrain vague de la Cuvrystrasse en plein Kreuzberg, immense Baulücke en bord de Spree à deux pas de l’Oberbaumbrücke et du Watergate, et dont on imagine qu’il représente de par sa situation l’ultime wet dream de tout promoteur immobilier.

J’avoue que j’aime beaucoup cette idée de structures migrantes, démontables et remontables à volonté, qui parcourent la planète comme de beaux insectes futuristes et viennent rendre visite aux terriens ébaudits, leur apprennent des choses incroyables et magiques, pour repartir en silence quelques semaines plus tard. C’est d’une poésie rare, ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’une institution aussi classe que le Guggenheim. Seulement Kreuzberg est sans doute plus dur à dompter que l’East Village et il semble que la mission civilisatrice soit gravement compromise après que des groupes autonomes locaux ont menacé de mettre à mal la structure qui dans sa légèreté aérienne n’aurait pas tenu longtemps après quelques bons coups de massue. Le risque d’attaque est en tout cas pris très au sérieux par les organisateurs (et surtout le sponsor) qui ont préféré renoncer purement et simplement au site. Des emplacements alternatifs ont par la suite été avancés, de Prenzlauer Berg à Lichtenberg, ce dernier n’étant pas vraiment habitué au glamour raréfié de ce type d’événement, ce qui en fait pour cette raison une proposition intéressante. Il est vrai qu’à part la récente vague de feux de poussettes Prenzlauer Berg représente un lieu sûr et relativement à l’abri d’un coup de poing de l’ultra-gauche, qui ne se dérange même plus: on imagine sans mal le Lab perché délicatement sur le Pfefferberg (lieu originellement retenu pour le projet et à présent reconsidéré), entre bureaux de jeunes architectes en vogue et le très distingué Institute for Cultural Inquiry (ICI). Certes, on se retrouverait entre gens de bonne compagnie mais dans l’hermétisation d’un espace qui se voulait ouvert sur le monde l’opération aurait-elle encore une quelconque raison d’être?

Cela fait un certain temps que le torchon brûle des deux côtés de la Spree, dans un climat de plus en plus tendu où le mot ‘gentrification’ - concept longtemps associé à ces métropoles occidentales intimement intégrées aux flux et circuits du capitalisme global, excluant donc dans une large mesure Berlin - est devenu omniprésent, où les évictions de squats historiques donnent lieu à de véritables batailles rangées, où des communautés se trouvent disloquées du fait d’une augmentation sans précédent des loyers, où un ressentiment croissant envers l'afflux de touristes dans Kreuzkölln (surtout de jeunes hipsters friqués) suscite des réactions pas toujours très heureuses (voir l'action 'Hilfe, die Touristen kommen' des Verts lors des dernières élections locales). Les préoccupations sont réelles et urgentes, et là où d’autres villes ont depuis longtemps capitulé, Berlin semble vouloir prouver qu'une mobilisation soutenue comme celle déployée contre Mediaspree peut avoir des résultats retentissants et proposer des alternatives bénéfiques à l'ensemble de la population. En l'absence d'une quelconque intervention publique pour contrer l'envolée des loyers et lorsqu'un laissez-faire d'essence néo-libérale se substitue à toute poltique urbaine, l'action directe et citoyenne semble être la seule voie restante... Mais le Guggenheim Lab? Premièrement, il est évident que l'apposition du nom de BMW à l'événement a été très mal perçue, l'irruption d'un Konzern d'envergure internationale (et polluant) dans ce qui se présente comme un forum inclusif et soucieux de l'avenir de la collectivité décrédibilisant d'emblée de telles prétentions. Car même sous couvert de mécénat engagé et désintéressé ce sont les impératifs du financier qui primeront encore et toujours.

Ensuite, il est ridicule d’affirmer, comme il a été rapporté dans la presse, que le Lab, structure éphémère vouée à se volatiliser comme elle est venue, aurait à lui tout seul contribué à renforcer l'attractivité de Kreuzberg - et donc à la flambée de l'immobilier -, ce qui en soi justifierait une menace d'action violente. Des voix se sont élévées (dont le maire Grün de Kreuzberg-Friedrichshain) pour condamner le chantage exercé par quelques groupuscules radicaux semant leur terreur au mépris de l'esprit de tolérance incarné par Berlin. On peut effectivement imaginer que prendre la construction pour cible avec trois pots de peinture n'aurait pas changé grand-chose à un mouvement de fond aux causes complexes et aggravé par un manque d'intérêt flagrant des pouvoirs publics. Mais face à l'abandon précipité du site de Cuvrystrasse et au déménagement probable vers Prenzlauer Berg, dans un milieu socio-économique bien plus homogène (entendre privilégié) et friand de ce type de manifestations érudites*, on ne peut que regretter une occasion perdue de réappropriation urbaine et de prise de parole. Situé là où il l'était, visible et aisément accessible aux communautés locales, le Lab synthétisait des enjeux de pouvoir considérables en tant que site de friction et de confrontation des vécus. Un détournement activiste grassroots aurait pu tirer profit de l'infrastructure transformée en lieu de transfert et de circulation de savoirs où précisément ces problématiques (gentrification, ségrégation sociale, invisibilisation) auraient pu être articulées, disséminées et donc amplifiées. Le Guggenheim Lab (sans BMW, ça va sans dire), loin d'être le conservatoire d'un discours scripté à l'avance, se prêtait à des détournements inédits, lieu de diffraction d'une multiplicité d'optiques et de subjectivités, de contestation d'un type de pensée hégémonique (académique, middle-class) dont les mécanismes d'exclusion propres à une société élitiste auraient pu être clairement exposés. Une stratégie de reprise de contrôle salutaire à l'opposé de gesticulations ennuyeuses et d'identités figées.

 

*Dans un développement assez stupéfiant, une opposition à la venue de la structure mobile s'organiserait même à Prenzlauer Berg. Craint-on des allées et venues continuelles autour du Lab et les troubles du sommeil qu'elles ne manqueraient de causer?

22 March 2012

Unknown Pleasures

Kubus am Berghain

Ce n'est que très récemment que l'architecture des sex-clubs pédé berlinois est devenu pour moi un sujet sérieux de préoccupation et ce sont deux articles tirés d'un même recueil d'essais publié aux US, Policing Public Sex [1], qui ont servi de détonateurs. Ce sont à ma connaissance les tous premiers à aborder un thème bien moins anodin qu'il n'y paraît et dans leur exploration des scènes new-yorkaise et californienne leurs auteurs ne faisaient que confirmer ce que je commençais à vaguement soupçonner ici à Berlin, capitale mondiale tant vantée de la scène masculine hard: que l'agencement spatial et l'imaginaire visuel déployé dans ces lieux ont un impact direct sur la nature des interactions sociales et sexuelles qui y ont cours. Rien de bien fracassant pour qui est familier avec les diverses théories de production de l'espace développées depuis des décennies (la formulation d'une architecture du désir par les Situationnistes, ou l'articulation proprement queer des interconnexions entre genre, architecture et espace urbain), mais vu le temps que j'y passe et ma sidération croissante devant le type d'humanité qui s'y fait jour, l'urgence à recentrer une culture sexuelle terminalement commodifiée sur l'intime et l'interpersonnel, la solidarité et la notion (toujours très débattue) de communauté se retrouve subitement au centre de mes questionnements. Et cela semble devoir commencer par une critique des espaces de plaisir que nous créons pour nous-mêmes.

Dans 'Public Space for Public Sex' John Lindell déplore l'uniformité miteuse des sex-clubs new-yorkais et le cynisme mercantile des exploitants d'établissements devenus plus ou moins souterrains depuis le grand toilettage de Manhattan (la désastreuse Quality of Life Campaign de Giuliani [2]) et la fermeture massive des lieux de plaisir gays au plus fort du backlash puritain qui a accompagné l'épidémie du sida. Il cite l'exemple du redoutable 'Club 82' dans l'East Village, aussi connu sous le doux nom de 'Bijou', un ancien drag cabaret ayant attiré en leur temps ces princes de la décadence qu'étaient Lou Reed et Bowie et depuis transformé en un bouge comme Times Square a dû bien en connaître dans les seventies. À 'Bijou' c'est un orange dégueulis qui dès l'entrée vous prend à la gorge, puis à mesure que l'on s'enfonce dans le secteur réservé à la baise, une obscurité sépulcrale à peine percée de quelques loupiottes que l'on associe au désir masculin sous sa forme la plus brute - esthétique généralisée que les barons du business semble considérer comme allant de soi -, des cabines en enfilade ouvrant sur un boyau exigu le long duquel les mecs scrutent le passage de chaque nouveau venu en se branlant. Je me souviens avoir trouvé la traversée de cette backroom interminable et dans l'atmosphère de menace sourde et de délabrement physique n'avais pas tenu plus de dix minutes. Ainsi, à l'opposé de cette configuration classique en cellules isolées et closes sur elles-mêmes (la norme dans tout Porno Kino qui se respecte), John Lindell se fait le chantre de dispositions spatiales flexibles et polyvalentes qui tout en facilitant une plus grande diversité de jeux sexuels et d'interactions entre clients assurent également une visibilité propice à la promotion de pratiques safe. Des partitions amovibles nommées Social Structures et Permeable Cells garantissent à la fois ouverture et intimité tout en insistant sur l'aspect avant tout social de ces espaces, leur fluidité générant toute une gamme d'échelles, de transitions et de contrastes, une transparence favorable aux errances nomades de 'machines désirantes' et à la dérive, autre concept situ décrivant le passage aléatoire du flâneur dans différentes unités d'ambiance selon ses propres intuitions, une dialectique du soft (chill-out areas conçus pour la sociabilité) et du hard. Cette modulation créative de l'espace contribuerait même selon Lindell à ressusciter l'enfant qui sommeille en chacun de nous dans l'investissement ludique de lieux réinventés. Sans aller jusque là, j'avoue parfois friser l'overdose dans ce déferlement monolithique de signifiants hyper-masculinistes et de désirer quelque chose d'un peu plus conceptuellement déviant - un salon de pavillon de banlieue coquet, un environnement lumineux immersif à la Eliasson, ce genre de choses...

Cela doit faire partie de l'image véhiculée par Berlin, cet immense terrain de jeu post-industriel amoché par l'Histoire, jungle de béton brut antithétique à l'idée même de douceur. Et le fait est qu'ici les sex-clubs sont légion: ils se présentent dans des tailles, des configurations et des degrés de qualité esthétique variés, le roi d'entre eux étant sans conteste le 'Lab' qui, niché dans les entrailles de la centrale désaffectée du Berghain, couvre a lui tout seul tout le spectre de l'imaginaire pédé hard. Dans son essai sur l'histoire des saunas aux États-Unis Allan Bérubé s'attache à montrer comment la recréation d'environnements traditionnellement oppressifs pour les homosexuels est précisément ce qui est fétichisé dans cette mise en scène des symboles d'une histoire clandestine commune. Le rapport complexe et ambigu qu'entretiennent les pedés avec les structures de pouvoir et d'oppression déborde largement du cadre de cet article mais n'en demeure pas moins central dans la constitution de ces espaces, et au 'Lab' rien ne manque à l'appel: une esthétique brut de décoffrage que l'architecture vertigineuse de l'ancienne Kraftwerk de la Karl-Marx-Allee glorifie sans retenue, une orgie de vieilles tuyauteries rouillées et de vestiges industriels laissés en l'état, des armoires de métal cabossées rappelant à la fois le vestiaire, la caserne et la prison, les camouflages suspendus évoquant un boot camp le dimanche dans les bois, à moins que ce ne soit les frondaisons de quelque parc municipal la nuit - Villa d'Este à la berlinoise, le 'Lab' dispose même de son propre jardin d'agrément à flanc de bunker, un simulacre de labyrinthe parsemé de pneus de camion et de lits d'hôpitaux désossés pour un confort maximal -, une rangée entière de glory holes pour cet autre classique gay que sont les chiottes publiques et merveille des merveilles, une pissotière à l'ancienne remontée de toutes pièces et restée fidèle à sa vocation comme pièce maîtresse des soirées yellow. De plus on y trouve ce que l'on pourrait là aussi appeler Social Structures - de loin l'élément le plus réussi du dispositif -, sortes de grandes cages de métal servant aussi bien de reposoirs pour ceux qui comme moi n'en peuvent plus de dériver, de postes d'observation d'où jeter ces regards langoureux ou se faire sucer dressé sur son socle, c'est selon, que de plates-formes pour partouzes improvisées, et qui dans leurs dispositions aléatoires servent à reconfigurer l'immense nef à colonnes et créer un effet de surprise permanent. Enfin, jusqu'à un certain point... Circuler à travers le 'Lab' est une expérience déroutante, et passé l'effet Sturm und Drang initial produit par le sublime architectural du lieu, se révèle un fatras symbolique délicieusement tacky, un musée de l'iconogaphie pédé à travers les âges comme seule Las Vegas pourrait en créer.

Mais bien plus que ça, le sex-club constitue selon l'argument de John Lindell un espace privilégié d'interférences entre architecture, modes de sociabilité entre hommes et culture sexuelle [3], un lieu total où se trouve tout entière inscrite l'histoire de la marginalité gay [4] et où très souvent les définitions de genre croulent sous une surdétermination des marqueurs de la masculinité pure et dure. Le 'Lab' en particulier est un lieu hautement ambigu dont la disposition physique peut mener dans des directions simultanées et contradictoires, générer une foule de possibles au-delà de l'usage monosémique qui en est (presque toujours) fait. Espace d'exploration individuelle et d'affirmation collective, caisse de résonance colossale de la condition gay contemporaine, c'est aussi un champ fantasmatique de premier ordre (tout l'arrière du bâtiment, sorte de face cachée de la lune, n'est par exemple accessible qu'en de rares occasions), un dédale de révélations potentielles où aller à la recherche de sa propre vérité érotique. Par contraste, on peut aussi le voir comme un espace hyper-contrôlé où le bombardement sensoriel sans merci et l'absence regrettée de zones de repos et de socialisation intime promettent non plus la dérive ludique tant espérée mais une sorte de fuite en avant à travers un supermarché surdimensionné où la satisfaction du désir est constamment différée, un monde implacablement huilé et ultra-normalisé tant dans les codes vestimentaires et corporels que dans les pratiques (l'ubiquité et la primauté de l'anal sur toute autre forme de sexualité sont frappantes). Et que ce soit parmi les Social Structures, aux alentours des urinoirs ou dans l'anonymat délibérément entretenu des glory holes je produis moi aussi cette culture tout en ayant le sentiment d'être de ces corps téléguidés, machinalement saisis et presque immédiatement délaissés, et nourris dans mon égocentrisme un climat d'indifférence pourtant profondément contraire à mes besoins de connexion et d'intimité. Dans ces échanges brutaux l'espace physique du sex-club ne serait-il dès lors qu'une extension des sites de drague sur Internet où l'abstraction des êtres, la commodification du désir et des identités s'effectuent dans une désensibilisation et un déficit de responsabilité manifestes [5]? En somme, serions-nous en l'absence de toute empathie à ce point déconnectés de nous-mêmes et des autres, réduits au stade de touristes crétinisés de theme parks du cul où il est juste et tout-à-fait ok de se traiter mutuellement en parfaits salauds? L'espace des sex-clubs est un maillon fondamental dans le mécanisme global d'une culture sexuelle fondée sur une optimisation des profits, leur univers symbolique mettant en scène tous les attributs d'une masculinité conquérante et paroxystique, the hardest possible image. Tout ça me fait soudain penser au tableaux que Constant a peint dans l'horrible descente qu'ont dû être les années soixante-dix, son Erotic Space (1971) dramatisant une violence sexuelle qui serait devenue la norme dans une New Babylon jadis idéale et vite transformée en cauchemar éveillé.

Il serait sans doute hasardeux de se tourner vers le passé dans l'espoir d'y trouver un âge d'or de la sociabilité et du sexe public gays, où inclusivité, diversité et solidarité auraient été des valeurs dominantes face à un monde largement discriminant, même si on peut être facilement pris de nostalgie pour des époques épiques, inconnues et lointaines [6]. Peut-être 'Bijou', malgré (ou par) son côté rough 'n' ready décrépit, offrait-il un tel espace à des hommes marginalisés d'une scène gay mainstream basée sur un système de privilèges socio-économiques et de types corporels hégémoniques. Ou peut-être que mon sentiment premier de violence latente et de misère sexuelle était plus proche de sa réalité, je n'en sais rien. Déçu de ne rien trouver d'un décor de vieux cabaret queer de l'East Village je suis reparti. À regret...  Il ne s'agit pas non plus de revisiter l'idéal moderniste de déterminisme spatial (d'une architecture nouvelle naîtra une humanité nouvelle) mais relever les ambiguïtés, points de basculement et potentialités d'un espace où des connectivités inattendues peuvent surgir - la stratégie du détournement chère aux Situationnistes -, un sens de l'être et de l'agir ensemble dans le plaisir, le respect et ce que par manque d'équivalent français on nommera un esprit d'empowerment. Pour cela et tous les espaces de désir à réinventer, les Fun Palaces et Pleasure Gardens à venir - The Haçienda must be built - quel autre endroit, dans son caractère rétrospectif et ses prétentions expérimentales, synthétiseur d'histoire, de fantasme et d'ignominie, qu'un 'Lab', à Berlin, Labor der Moderne?

 

[1] John Lindell, 'Public Space for Public Sex' + Allan Bérubé, 'The History of Gay Bathhouses', in Dangerous Bedfellows (eds.), Policing public Sex: Queer Politics and the Future of AIDS Activism (Boston: South End Press, 1996).

[2] Sur les effets dévastateurs des politiques de Tolérance Zéro de la municipalité new-yorkaise sur les communautés queer les plus fragilisées: Benjamin Shepard, 'Sylvia and Sylvia's Children: a Battle for a queer public Space', in Mattilda Bernstein Sycamore (ed.), That's revolting! Queer Strategies for resisting Assimilation (New York: Soft Skull Press, 2008), 123-40.

[3] Lindell établit en effet une corrélation très nette entre le design architectural des sex-clubs, les types de sociabilité qui y sont produits et l'image que se font les gays de leur sexualité: 'Beyond the function of facilitating sex, we need to consider what kinds of societal messages about sexually active gay men are revealed and constructed by the architecture of sex clubs (...) If our attitudes about sex club spaces are indicative of how sexually active gay men see our sex lives, perhaps we should pay closer attention to our expectations of these spaces, not only of what they look like, but also how they might facilitate better sex.' Lindell, op. cit., 73-4.

[4] L'expression est empruntée à: Adrian Rifkin, 'Gay Paris: Trace and Ruin', in Neil Leach (ed.), The Hieroglyphics of Space. Reading and Experiencing the modern Metropolis (London, New York: Routledge, 2002), 133. Il y est question des designs de John Lindell dans le contexte de nouvelles 'politiques spatiales queer' évacuant toute trace de l'abjection historique traditionnellement inscrite dans les lieux de plaisir gays.

[5] Sur les limitations et catégorisations du désir imposées par Internet: Michael J. Faris & ML Sugie, 'Fucking with Fucking online: advocating for indiscriminate Promiscuity' + D. Travers Scott, 'Fierce.net: imagining a faggotty Web', in Mattilda Bernstein Sycamore (ed.), Why are Faggots so afraid of Faggots? Flaming Challenges to Masculinity, Objectification, and the Desire to conform (Oakland, Edinburgh, Baltimore: AK Press, 2012).

[6] Sur les espaces d'expérimentation sexuelle que représentaient les bars de Folsom Street, où gays of colour et working class se retrouvaient dans un environnement safe et inclusif avant les vagues successives de gentrification: Tim Dean, Unlimited Intimacy. Reflections on the Subculture of Barebacking (Chicago: The University of Chicago Press, 2009), 196-204. Sur New York et les disjonctions de l'ordre social dominant dans les porn theatres de Times Square: Samuel R. Delany, Times Square Red, Times Square Blue (New York: New York University Press, 1999).

06 January 2012

The Fall and Fall of Hipsterdom

Greifbar, Greifenhagener Strasse, Prenzlauer Berg

Un récent article de Minorités intitulé Le Hipster est un Cupcake suscite bien des émois - et à en juger par sa prolifération sur les réseaux sociaux semble avoir appuyé là où ça fait mal. L'auteur, Stéphane Delaunay, part de la métaphore patissière nauséeuse du cupcake pour tailler un short au hipster moderne (en particulier parisien, même s'il trouve ses origines à New York), se basant pour cela sur l'exercice de démolition entamé il y a quelques années par Adbusters. Aristocrate auto-proclamé de l'intelligence et du goût, early adopter toujours sur le qui-vive avant que le reste du monde n'ouvre les yeux, le hipster - trop lâche pour en assumer même le titre - flotte dans la vacuité d'un esthétisme hyperconscient et délesté de toute pertinence sociale - contrairement, disons, au hip-hop, où esthétique et contestation violente venue des classes les plus discriminées étaient intrinsèquement liées. Non qu'il représente une nouveauté en soi: dans leurs obsessions formelles les Mods ne brillaient pas vraiment par leur conscience politique, ni les décadents de la fin du XIXème. Ou les Incroyables et Merveilleuses du Directoire. Pire, le hispter ne serait que la marionnette veule et inoffensive d'un capitalisme déliquescent qui trouverait en lui la créature rêvée pour perpétuer son vampirisme sur le monde... De plus sa propension à l'ironie en jeux de miroirs infinis, sa régurgitation de sources éparses (et du même coup dénaturées) pour se constituer une identité fragmentée en perpétuel changement n'a rien de très nouveau non plus depuis la grande rigolade post-moderne - qui remonte quand même à des lustres - ce qui en soi suffit à faire du hispter un has been assez réussi. À l'exact opposé de cet enculage de mouches élitiste et parano l'avenir résiderait donc dans le réinvestissement politique, le partage généreux et la solidarité.

Mais l'article va plus loin. Les hipsters seraient à eux seuls responsables de la gentrification du petit Paris populaire et de sa mise en coupe réglée par une caste de privilégiés le vidant de sa substance et ne laissant derrière elle qu'une uniformité de lifestyle, fût-il d'un goût exquis. Le concept de 'gentrification' est invoqué pour tout et n'importe quoi et cristallise des vues très diverses - processus d'exclusion et de colonisation de classe sciemment mené et à contester par tous les moyens pour les uns, phase obligée du devenir organique de toute grande ville contre lequel on ne peut rien pour les autres - mais on ne peut nier son accélération et les bouleversements qu'il entraîne dans les grandes métropoles occidentales depuis le retour en leurs centres des classes dites créatives. Certes c'est accorder à une poignée de petits cons un pouvoir énorme mais l'équation hipsters=gentrification est un thème actuellement très fédérateur à Berlin et nulle part n'est-il aussi brûlant qu'à Neukölln ou, depuis une campagne de reniement assez gonflée d'Exberliner, No-kölln! Rien ne va plus sur la Weserstraße alors que les loyers crèvent le plafond et que le quartier, dans sa nouvelle notoriété internationale, est sur le point de perdre tout ce qui le rendait cutting edge. Sound familiar? Dans ce crépage de chignon entre jeunes gens bien mis c'est le bar écrit 'Ä' qui semble attirer les foudres de beaucoup de monde - mécontents graffitant Yuppies fuck off!  sur la façade ou hipsters de la première heure ulcérés de voir, du fait de l'afflux massif d'autres co-hipsters, leur Reuterkiez chéri tourner mainstream. Mais le pompon de la connerie va au 'Freies Neukölln' qui a signé un petit film faux-cul et plein de venin - et narré d'une voix à se tirer une balle - sur la perte de caractère du quartier causée par les déferlantes d'étudiants étrangers, de jeunes branleurs de Prenzlauer Berg et de familles souabes à poussettes, oubliant un peu vite que tous ces gens n'ont pas atterri là par hasard et que derrière des bouleversements démographiques et culturels aussi rapides opèrent des mécanismes depuis longtemps connus - au pif, la spéculation, la marchandisation des lieux par le tourisme de masse, ce genre de choses... La figure du hipster tueur de quartier s'est ainsi joint à la typologie du Berlin contemporain avec le Kiezkiller, aisément identifiable à sa dégaine et ses habitudes de consommation. J'avoue qu'en lisant l'énumération de ses caractéristiques (le Mac, les gros écouteurs pour iPod, les sneakers rapportés de l'étranger) j'ai eu comme une grosse sueur: serais-je moi aussi l'un de ces fossoyeurs de lieux autrefois authentiques? Suis-je partie prenante de mécanismes d'exclusions propres à la gentrification même si je passe mon temps à en déplorer les effets? Est-il possible d'être un hipster tout en pouvant virtuellement être leur père à tous?

Les hipsters et moi avons une histoire commune qui remonte à très loin. Déjà dans mon enfance ils faisaient des ravages dans la cour du collège avec cette distinction unique qui les rendaient si formidablement cool - je n'en faisais hélas pas partie, ma mère préférant nous vêtir de copies grossièrement approximatives des originaux si convoités, ce qui faisait rire tout le monde. Puis ce furent les branchés des Halles que j'enviais plus que tout dans leur identification totale avec Paris et tous les fantasmes d'émancipation dans le style que la ville incarnait alors, surtout vue de banlieue. Bien sûr l'idée d'une communauté de pionniers sexuellement aventureux (du moins dans mon imagination) et si intimes avec la géographie urbaine avait tout pour m'éblouir et dans l'isolement abyssal où je me trouvais il me tardait de les connaître. Mais c'est quelques années plus tard à Londres que le premier vrai clash avec les hipsters survint. Dès le milieu des années quatre-vingt-dix le secteur Hoxton/Shoreditch, situé à la lisière de la City et jusqu'alors une no-go zone de rues étroites et de places cabossées clairsemée de vieilles gloires victoriennes et d'ensembles de logements sociaux décatis, devenait l'épicentre mondial du cool avec la nouvelle scène artistique britannique en pleine explosion - tout ce cirque médiatique autour d'une Cool Britannia ressuscitée et coïncidant avec l'ascension de Blair au pouvoir, qui a largement su exploiter le battage pour se donner un surcroît de street cred. Entre autres hipsters qui y déferlaient chaque soir tous mes amis se voyaient en pionniers d'une grande aventure urbaine et ne se privaient plus pour souligner le lourd handicap que représentaient mes anachronismes: ma choucroute Morrissey faisait sourire face à l'aérodynamique Hoxton fin (une coupe asymétrique assez affreuse alliant une iroquois de travers à une nuque longue de footballer allemand) alors que mes bottes de skin faisaient de moi une incongruité embarrassante quand tout le monde se mettait de concert à porter des sneakers. La pression était si forte que j'ai dû consentir à un make-over (raté) pour ne plus me sentir échoué au bord de la route. Finalement Shoreditch est sans surprise devenu effroyablement cher une fois que les spéculateurs eurent mis leurs grosses mains potelées sur le pactole et que les rues pleines de meufs le cul à l'air et de mecs bourrés achevèrent de vider l'endroit de son attractivité. Peut-être No-Kölln! connaîtra-t-il un sort identique quand tout le Brandebourg y débarquera le samedi soir, mais les hipsters seront déjà bien loin et l'on susurre depuis déjà quelque temps le nom de Moabit comme nouvelle terre promise - et pourquoi pas Lichtenberg, ils y seront très bien accueillis?

Me voilà rassuré sur mon compte, pas l'ombre d'un soupçon de hipsterisme en moi. De plus, et ce n'est pas le moindre des problèmes, se pose une question d'ordre esthético-sexuel. Pour les filles c'est déjà pas top avec les leggings en Spandex et bottines de mamie à semelles compensées, mais les mecs se posent vraiment là: un côté nerdy limite weedy - les fameux Dickheads de la chanson - avec leur tignasses déstructurées selon des lois seulement connues d'eux, leurs grosses lunettes à monture épaisse et leurs petits frocs moule-burnes (l'été c'est un short au-dessus du genoux et des mocassins sans chaussettes - ils sont drôles avec leur mollets maigres tout pâles). Pas trop un truc pour pilier de bordel comme moi, donc... Avant tout ma relation avec mes mythes fondateurs est trop profonde et mon système référentiel trop dense et enchevêtré pour me laisser porter au gré des légèretés du temps et supporter de vivre dans la crainte constante du déclassement - car quoi de plus terrible qu'être rejeté d'une scène à laquelle on raccroche son identité même? Car c'est finalement cette mystique auto-perpétuée qui tourne les têtes, la certitude de 'faire une ville', de voir, entendre, sentir mieux que tout le monde, d'être doté d'une perception sur-aiguë de la Zeitgeist et d'une abilité au retournement de sens telle que le désagrément d'apparaître comme un pauvre con à leur yeux est suffisant pour éviter tout contact - et le fait est qu'on doit singulièrement s'emmerder dans des soirées où l'acte même de danser est  vécu comme l'ultime ironie.

Mais ce n'est pas fini, loin de là. Le bruit court que les gays seraient eux aussi les premiers catalyseurs de la gentrification accélérée de nos capitales, ce qui à son tour soulève pas mal de questions sur ma propre position à Berlin, et encore plus dans un quartier tel que Prenzlauer Berg. Il est en effet communément admis que ces dissidents sexuels à l'avant-garde de tout ont une tendance innée à dénicher les coins les plus louches des centres-villes et à s'y établir en intrépides éclaireurs qu'ils sont - car on n'est pas des pédés, comme dirait Johnny. Et ce ne sont pas les exemples qui semblent manquer, le plus éclatant étant sans doute SoMa à San Francisco où, avec ses établissement cuir établis le long de Folsom Street, s´était développée dans les interstices d'une ville désindustrialisée à moitié délaissée une communauté de pervers radicaux tournant cul par dessus tête les lois du désir. Les offensives successives du big business ce côté-ci de Market Street ont énormément fait pour amoindrir l'unicité du lieu, certains bars où se retrouvaient des gays working class et/ou of colour et où toutes sortes de pratiques sexuelles avaient cours dans un grand mélange des catégories sociales, laissant progressivement place à des lounges exclusives et hors de prix pour jeunes gens bien élevés. Pour revenir à Shoreditch, il n'existait avant l'arrivée des hipsters qu'un établissement pédé attirant tout ce que l'East End comptait de beaux mecs, punks et skins majoritairement. Tout comme Berghain est pour moi devenu le nec plus ultra dans l'osmose de la musique, de la danse et du cul, le London Apprentice répondait de façon plus modeste aux mêmes besoins de socialisation, de mise en scène et d'expérimentation sexuelle. Le grand pub edwardien de brique rouge à pignons était situé à l'angle de Hoxton Square, un véritable coupe-gorge plongé dans le noir, et le management nous mettait souvent en garde contre la tentation de baiser à l'arrière des bagnoles ou sous les arches de chemins de fer. L'arrachement à ce lieu des origines (transformé en club-lounge pour une clientèle jeune friquée se donnant les apparences du contraire) fut vécu comme une perte énorme et mon ressentiment face à l'exploitation autant médiatique que mercantile du lieu inextinguible. Quant à la Wesertraße le Silver Future et sa radicalité queer ont-ils été parmi les déclencheurs de la vague de fond qui a suivi? Et on se souvient qu'Ostgut, l'ancêtre autrement plus hard du Berghain, avait élu domicile dans une vieille gare de triage à Ostbahnhof avant que le secteur entier ne soit rasé pour une 'régénération' à grande échelle - à ce jour une jungle d'entrepôts aveugles, une Arena où se produira bientôt André Rieu et une Mediaspree qui peine à arriver. Autant pour la diversité des écologies humaines et la finesse du tissu urbain.

L'idée du gay en tant que facteur constitutif de toute poussée gentrificatrice a trouvé sa validation théorique dans une thèse assez alarmante développée par Richard Florida dans un best-seller qui a fait date, The Rise of the creative Class. Cette théorie basée sur une méthodologie très compliquée et indigeste à lire, peut se résumer ainsi: la désirabilité d'un quartier urbain précédemment sinistré est déterminée par la conjonction de différents facteurs dont principalement l'établissement d'artistes et de gays pionniers. Deux mécanismes concomitants sont ainsi rendus possibles, nommés aesthetic-amenity premium (de belles maisons rénovées avec goût et des galeries/bars à chaque coin de rue) et tolerance or open culture premium (personne ne va leur taper sur la gueule et les étrangers y sont les bienvenus), dont la synthèse, le Bohemian-Gay Index, sert à mesurer le standing et la hipness du lieu - et nous amène dangereusement à une nouvelle équation: gay=hipster. Un déterminisme commode et surtout révélateur d'une fainéantise intellectuelle un rien portée sur le cliché: les gays sont donc génériquement créatifs, beaux et sensibles, et surtout d'excellents décorateurs d'intérieur (d'où, j'imagine, la flambée des prix de l'immobilier). Richard y va un peu fort dans l'essentialisation, et dans la collusion systématique entre gays (out lesbiennes et autres dissidentEs, il n'a mot pour vous), classes créatives et populations bohèmes il est évident qu'il n'est ici question que d'une catégorie bien précise de pédés - urbains, dotés d'un capital culturel important, socio-économiquement privilégiés. Ce sont en effet ces invertis-là que l'on aime voir dans nos centres-villes (le Marais, au hasard), ceux qui ouvrent des boutiques super stylées, qui s'habillent comme personne et surtout s'avèrent être des consommateurs hors pair. Exit donc les queers of colour chômeurs de banlieue (à moins qu'on ne les exoticise pour un bon plan cul), les vieux mal fagottés parce que franchement, ceux dont le corps s'éloigne trop dans la mobilité ou la morphologie des normes dominantes, les folles perdues parce qu'elles font trop désordre. Le système s'auto-alimente en permanence de sa propre surchauffe dans la mesure où l'urban vibe d'origine est automatiquement repackagée et revendue à une catégorie de gays plus aisés et désireux eux aussi de vivre le lifestyle - et comme le porno, ce révélateur fabuleux des mécanismes sociétaux, l'a déjà maintes fois mis en scène, rêveront du confort de leur loft tout blanc de se taper l'électricien rebeu ou le plombier polonais. Mais je m'égare... En fait c'est un peu comme les hispters à qui les marketeurs, qui on flairé le bon coup, revendent ce qu'ils croient avoir eux-mêmes inventé.

La boucle est ainsi bouclée mais la question de départ subsiste: suis-je un affreux gay gentrificateur? Je dirais simplement: je tire profit de mutations sociales en cours depuis un certain temps et dont je suis un acteur indirect (ou un passeur direct). Parce que Prenzlauer Berg était devenu si désirable avec des rues grandioses et de beaux cafés, je pouvais jouir d'un environnement urbain safe, mon intégrité physique étant moins susceptible d'y être compromise - bien qu'il y a quelques jours encore deux jeunes mecs se soient fait tabasser par des néo-nazis à Friedrichshain. Ensuite j'achète bio et conforte les habitudes de consommation propres au statut socio-économique de mon 'hood (certains de ces supermarchés ont remplacé des lieux de vie nocturne ayant dû fermer suite à une augmentation de loyer ou plus sûrement à une plainte du voisinage), même si de temps à autre je fais un saut à Marzahn pour mes fringues pur Proll, car j'ai un fétiche très sérieux à satisfaire pour briller une fois mon vendredi soir venu. Mais je déplore réellement la disparition de la mixité de classes et d'âges qui était encore celle des débuts - la mainmise des jeunes familles middle class avec bébés n'étant encore une fois que la résultante de processus propres au capitalisme le plus basique, même si j'adore me foutre de leur gueule. L'activisme grassroots contre la hausse des loyers ou la grosse artillerie visant à couler Mediaspree seraient donc un avenir à considérer pour moi. Avec un bouquin d'Henri Lefebvre dans ma poche arrière, ma casquette de Che dégueu et mes TNs bleues électrique achetées à Milan, je sens que je vais faire un tabac.

17 December 2011

Schnaps Hazard

"Bad taste is real taste, of course,
and good taste is the residue of someone else's privilege."

(Dave Hickey, Air Guitar: Essays on Art & Democracy)

 

Alexanderplatz Weihnachtsmarkt

Comme chaque année Alexanderplatz est depuis quelques semaines envahie de Weihnachtsmärkte. Et ce n'est jamais une mince affaire, dans l'avalanche d'effets spéciaux évoquant la magie des Noëls d'antan et le village labyrinthique de cahutes à colombages et de chalets alpins. Ce marché-ci pourrait gentiment être qualifié de 'populaire', par opposition à Gendarmenmarkt, plus policé et opulent dans son écrin baroque, ou Sophienstraße et ses stands bio plus en phase avec les goûts dominants de cette partie de Mitte/Prenzlauer Berg. Mais sur l'Alex on ne fait pas les choses à moitié comme le prouve l'incroyable folie pyramidale trônant en plein milieu, sorte de superstructure occupée à l'étage par un énorme Kneipe et coiffée d'un clocher en pièce montée où défilent les figures brinquebalantes de la Nativité. L'ensemble est majestueusement surplombé d'une hélice d'hélicoptère géante en rotation, qui donne l'impression bizarre que tout ce petit monde va subitement décoller de la place. Le spectacle serait même assez saisissant avec l'austérité monochrome des blocs de Behrens en arrière-fond, d'une abstraction hautaine face au délire ambiant, si bien qu'on se demande comment une telle débauche visuelle peut encore être possible en Allemagne près d'un siècle après la création du Bauhaus - un Noël revu et corrigé par Gropius et Mies, ça ça aurait eu de la gueule. L'être humain serait-il donc naturellement disposé à l'accumulation ornementale et à un refus instinctif de l'idéal moderniste, illumination réservée à une élite de cérébraux coincés du cul et imposant au monde leurs normes esthétiques bourgeoises?

C'est tard dans la nuit que le marché, maintenant déserté par les foules de shoppers, prend une dimension plus inquiétante. Alors que la superstructure tourne dans tous les sens et brille de ses mille feux, des groupes de fêtards débordent des pubs caverneux et trinquent dans de grands éclats de rire gutturaux. Des vigiles en uniforme noir et béret de milicien vissé sur le crâne inspectent les allées pour prévenir tout débordement et l'intrusion d'éléments indésirables (et nécessairement marginaux) qui pourraient gâcher les réjouissances - ce qui sur l'Alex est une possibilité bien réelle - alors que des patrouilles de police passent en trombe tous feux éteints autour de la place. L'illusion de la douceur de Noël et de la bienveillance humaine est sous-tendue par un dispositif sécuritaire massif dans la perpétuation d'un ordre familialiste que rien ne doit venir troubler dans son auto-célébration. La démarcation est ainsi nettement tracée entre ceux dotés du droit d'occuper cet espace (d'une apparence non-suspecte, prêts à consommer) et les 'autres' qui doivent être tenus à bonne distance dans ce qu'ils ont d'irrémédiablement queer. Mais aucune limite n'est si étanche comme le prouve le cas du mystérieux empoisonneur en costard de Père Noël qui plonge depuis quelques jours tous les marchés berlinois dans la psychose (et surnommé dans la presse der Giftschnapsmixer car il offre des verres de vin chaud aux promeneurs sans méfiance). Treize personnes ont ainsi été prises de malaise et ont dû être hospitalisées. Quel monde pourri... Mais tout n'est peut-être pas si sombre. Parfois un jeune couple tiré à quatre épingles que j'imagine venu des grands ensembles périphériques de Lichtenberg ou Marzahn s'attarde devant un stand d'attractions, lui avec ses Airmax neuves et immaculées, elle fraîchement teinte en noir-corbeau et toute de rose pâle vêtue. Peut-être voulaient-ils en faire une occasion spéciale, comme une sortie au bal. Une fête foraine gigantesque est en effet installée à quelques pas de là, derrière le centre commercial d'Alexa. Lui offre une peluche à sa copine qui semble ravie. Je pense aux fairgrounds de Rusholme Ruffians, ces histoires immémoriales de boy meets girl, un geste d'amour vieux comme le monde. Je les regarde s'amuser du jouet dans un mélange de désir et de déréliction, seul dans la noirceur néfaste du village lilliputien.

 

Humboldt-Box + Berliner Dom

Mais c'est l'autre marché du quartier, implanté un peu plus loin face au Rotes Rathaus, que je préfère. Certes la reconstitution en grands panneaux de carton d'une Gasse d'avant-guerre avec ses maisons basses et ses petits commerces - vraisemblablement des façades du Mitte historique d'avant les bombardements - y est pour beaucoup. Loin des extravagances bavaro-tyroliennes de l'Alex cette partie-ci tenterait plutôt de jouer la carte intimiste et nostalgique d'un Berlin révolu et 'typique', celui-là même décrit dans Berlin Alexanderplatz - ce qui fait aussi un malheur auprès des shoppers de Noël qui se pressent aux échoppes d'artisanat 'traditionnel'. Ce trompe-l'œil primaire, plus décor de Far West que Königstrasse, pourrait en fait être plus proche de l'avenir qu'on ne le pense. Cela fait des années que les plans de redéveloppement se succèdent dans le Marienviertel, actuellement une immense étendue verte pelée où se nichait encore récemment le Marx-Engels-Forum avant que les travaux de prolongement de l'U5 ne poussent les deux penseurs sur le bord de la route comme des malpropres. C'est que l'endroit est éminemment stratégique pour les intégristes de la Kritische Rekonstruktion qui, fidèles à leur projet de whitewashing mémoriel, y verraient bien une reconstitution - même fantaisiste - de l'Altstadt médiévale Kaliningrad-style, sans compter les convoitises financières qu'un site aussi central et symbolique ne manquerait d'éveiller. C'est qu'après la destruction du Palast la voie était libre pour les ambitions les plus folles, à commencer par celles d'une municipalité rêvant de glitz et de prestige international. Seul le récent projet de Graft a eu le cran de submerger l'endroit et d'en finir une bonne fois pour toutes.

Lorsque la formule 'Arm aber Sexy' fut lancée il y a quelques années par un Klaus Wovereit tout grisé de son audace, l'émoi fut général. Rien ne semblait mieux décrire la vérité intime de cette ville que ces mots, et nous étions tous fiers de participer d'une façon ou d'une autre à cette sexiness collective - du moins ceux d'entre nous assez privilégiés économiquement pour se le permettre -  à tel point que le slogan devint un temps l'argument marketing choc pour vendre Berlin à la jeunesse étrangère, la fameuse génération des Easyjetsetters. Mais que ce temps est lointain et que Wovi doit maintenant regretter ce moment d'égarement. Finis la rigolade, la capitale de bric et de broc et les squats, Berlin veut tenir la dragée haute à New York, Londres et Paris, et pour cela rien de tel qu'une bonne vieille politique réactionnaire de laissez-faire d'essence néo-libérale (dépeçage et vente au rabais de biens publics, une gentrification cinglante laissant sur le carreau une partie toujours plus grande de la population, création de business parks dans l'espoir d'attirer les multinationales comme toute la portion située au nord de Hauptbahnhof). Ces phénomènes concomitants ont pour seule finalité la normalisation de l'espace urbain dont l'indétermination mouvante et les fractures/diffractions ont longtemps été la marque de fabrique de Berlin, laboratoire alternatif des modernités. Il est donc approprié que le point culminant de cette entreprise de re-cohérence narrative soit la recréation du Schloß des Hohenzollern dont l'aspect final reste encore incertain, même s'il est acquis que le pastiche baroque ne couvrira que trois côtés de la façade. Il est vrai que la chantilly coûte cher et il n'est même pas dit qu'une coupole vienne couronner le chef-d'œuvre, qui ne se résumerait alors à guère plus qu'une grosse caserne prussienne. Et ce n'est pas la Humboldt-Box, ce petit objet très vulgaire essayant désepérément d'être cool dans son déconstructivisme super fashion qui nous fera oublier que ce projet - qui fera de nous la risée du monde - n'est que le wet dream d'une poignée de nostalgiques de l'ère aristocratique dont le pouvoir d'influence est manifestement assez étendu parmi les élites pour pétrifier le cœur de cette ville dans une rémanence d'autoritarisme, de bellicisme et d'impérialisme européens. Un peu cher payé pour un décor de Noël.