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17 January 2015

Le Pays des Enfants Soleils

La Grande Borne, Grigny

L'un des meurtriers des attentats de Paris était originaire de La Grande Borne de Grigny. Au journal du soir, des images de la cité, ses horribles façades aux motifs criards résultant d'une rénovation bâclée menée dans les années quatre-vingt. C'est que dix ans après son inauguration l'utopie visionnaire n'était plus que l'ombre d'elle-même, ses couleurs intenses et savamment modulées irréversiblement ternies par les infiltrations et la pourriture. Même si des projets de requalification doivent la transformer du tout au tout - désenclavement, dédensification, résidentialisation, tout l'arsenal des politiques urbaines sera mis en œuvre pour sauver ce qui sur place passe sans conteste pour la cité 'la plus ghetto' d'Île-de-France. En tout cas celle où les faits d'armes de chacun sont supposés plus ouf qu'ailleurs.

Il y avait quelque chose d'enfantin et d'onirique dans le concept de départ. Émile Aillaud avait hérité du haut modernisme une vision paternaliste de son rôle de créateur - l'homme de demain modelé par une architecture nouvelle, une condescendance de classe difficilement déguisée en altruisme dans le fait d'offrir aux prolos vides-ordures dernier cri et carrelage marbré. Toutes ces folies parsemées dans les espaces ouverts, les monstres des sables et les fruits géants, le pseudo vernis cosmologique qui donnait à l'ensemble son unité. Comment une réalisation si délicate aurait-elle pu résister à la brutalité entière de ceux qui étaient appelés à en prendre possession? Le démiurge lui-même semblait avoir compris que rien de tout cela ne subsisterait, déglingué comme un rien et recouvert d'inscriptions de merde.

L'assassin de Montrouge et de la Porte de Vincennes a vu cela, il a grandi au milieu. Les bacs à sable remplis des vestiges pathétiques et maculés d'un temps d'innocence déjà si lointain où l'on croyait encore à la magie de l'émerveillement. Les pauvres que l'on avait accumulés là n'avaient pas été changés: ce qui les préoccupait c'était l'humidité qui niquait le papier peint et les invasions de cafards, l'impossibilité à s'extraire d'une cité isolée de tout, la misère qui se répandait comme une lèpre maintenant que les 'gens bien' étaient partis. Nous étions en 1982, c'est-à-dire il y a longtemps, sous le premier gouvernement de gauche qui devait à jamais révolutionner le monde. J'ai tout vu, et peut-être savions-nous cet abandon définitif, peut-être nous étions nous résignés à une violence sans issue.

C'est l'époque où Cabu passait à la télé: en salopette colorée il apprenaît le dessin aux gamins invités sur le plateau. Il chariait souvent Dorothée sur son nez en trompette entre deux dessins animés aux musiques tristes. Celles-ci signalaient le naufrage de l'enfance, la révélation du monde tel qu'il était réellement constitué dans le déchirement d'un voile de fiction qui devait nous en préserver, nous, les petits enfants d'ouvriers souriant sans dents sur les photos de classe. Et si tout cela n'avait été qu'un mensonge, toute cette douceur, ces histoires enchantées d'un monde égal et bienveillant. Un dimanche soir l'école maternelle en préfabriqué fut incendiée, n'en restait au lever du jour qu'une pauvre carcasse noircie à moitié effondrée. On avait commencé à comprendre les règles pipées du jeu social, à vouloir faire payer.

J'avais cru à une ascension infinie, entouré d'adultes aimants et attentifs qui me mèneraient là où mes dons me destinaient naturellement. Jusqu'à ce que le stigmate de la déviance me détourne catastrophiquement de ma trajectoire, forcé de quitter contre mon gré le monde connu, impuissant et fragile face à l'indifférence d'institutions - famille, école - qui ne protégeaient plus contre rien. La découverte d'une violence sociale exercée de toutes parts me fit imploser: le réconfort était ailleurs, dans une culture alternative extérieure à mes origines. Ce sentiment de trahison et d'humiliation en poussa d'autres à trouver légitimité et statut dans les bandes de pairs, des communautés de substitution. Rien ne serait plus désastreux que de croire cette fureur étrangère, comme infligée d'un fantasme d'ailleurs incivilisé.

J'ai peur que l'on n'ait rien appris, que le stigmate ne s'intensifie dans la surenchère sécuritaire. Je pleure le fait que l'on n'ait pu faire mieux, que les aspirations au bonheur collectif portées par La Grande Borne se soient abîmées de façon si tragique, ses allées, places et havres de paix hantés de jeunes hommes qui, la tête basse et le pas lourd, n'ont plus rien à perdre et sont prêts au pire. Que l'on ait osé refuser de voir, dans la permanence d'un ordre de privilèges exorbitants, dans un mépris raciste de classe ancré au plus profond, que l'on ne générait là que rancœur, défiance et désespoir. Il n'y a rien de plus terrifiant que la mort sociale, aucun être humain ne saurait supporter cela. Dans le vide laissé par ses fausses promesses comme ses aveuglements, la République n'aura fait qu'engendrer ses propres monstres.

02 January 2014

Caveman Head

Marseille Luminy, École Nationale Supérieure d'Architecture

Monsieur Du... était professeur de mathématiques. Un enseignant style vieille école, sachant asseoir son autorité de sa grosse voix et sa stature imposante. Un adepte de la baguette, tout ce qu'il fallait pour prendre en main les classes difficiles de cette cité en perdition qui en quelques années deviendrait l'une des plus incontrôlables du pays.

Le respect, sa longue expérience au service de l'État l'inspirait naturellement. Portant la blouse blanche comme un vrai maître, un hussard de la République comme on en a la nostalgie. Rien à voir avec ces jeunes péteux tout juste sortis de l'institut de formation et aussitôt envoyés au casse-pipe. Non, Monsieur Du... était robuste comme le chêne.

Comme son collègue le prof de gym, qui aimait se rincer l'œil devant les mômes dans les douches pourries du stade, Monsieur Du... portait des verres fumés à la mode de l'époque. À l'un comme à l'autre ces lunettes donnaient un air de parfait vicelard. Un côté type pas net comme sur ces photos de chefs de la Stasi du musée de Lichtenberg.

Les enfants étaient sages comme des images. C'est qu'on leur avait très tôt appris à respecter les hommes de savoir - le docteur, l'instituteur, le fonctionnaire communal. On ne songerait jamais à contester ces gens de distinction dans les milieux prolos inéduqués. Leur parole était sacrée et définitive. Tout ça, Monsieur Du... le savait à merveille.

Monsieur Du... n'avait pas son pareil pour repérer les jolis enfants. Il y en avait bien un qui lui faisait quelque chose de très spécial, même s'il n'aurait su expliquer précisément quoi. Des ondes infra-cérébrales venaient de lui, qu'on disait effacé, assis au dernier rang près des fenêtres avec ses grands yeux de fille. Des maths, il pigeait que dalle.

Le temps de la récitation était venu. Les petits y mettaient du cœur, heureux de prouver qu'ils avaient bien appris leur leçon. Oh come to me, my pretty one. L'enfant ne trouvait pas ses mots pour parler de choses insensées. Monsieur Du... affichait ce même sourire fixe. C'était inouï cette force qu'il sentait monter en lui, cette envie de lui faire mal.

Qu'il était léger ce petit garçon, une plume. Et si malléable, on en faisait ce qu'on voulait. Perché sur les épaules, renversé la tête en bas, tournoyant joyeusement au-dessus de Monsieur Du... dont les mains potelées glissaient sur l'ensemble de son corps, pantin impassible et glacé de l'intérieur. Ce qu'on lui faisait là, il le connaissait bien.

L'odeur nauséeuse du tabac à pipe que dégageait Monsieur Du..., le double menton coulant du col de chemise dont débordaient ses poils de torse, la chevalière dorée enserrant le doigt en forme de petit boudin dégoûtant, sa grosse face goguenarde, totale et dévorante, son haleine qu'il sentait frôler sa bouche. Tout ça, oui, il le connaissait bien.

Le spectacle était bien rodé, un enchaînement impeccable de figures imposées devant l'assemblée tétanisée des enfants qui n'en trahiraient rien. Quand Monsieur Du... en eut fini avec sa position préférée de l'hélicoptère, l'enfant regagnait sa place en silence, si calme et bien élevé. Il le savait: cela recommencerait fatalement, et de la même manière.

Monsieur Du... occupait toujours la même salle, la verte épinard. Elles étaient toutes de couleurs et de tailles différentes dans la longue enfilade de l'étage des mathématiques. Mais les grands ne savaient pas se tenir et cassaient tout -  les portes défoncées à coups de lattes, les boules puantes jetées à l'intérieur, les doigts obscènement dressés.

Des fenêtres on apercevait les autres bâtiment du complexe scolaire à l'architecture si originale, dont celui, à part et tout petit, réservé aux débiles mentaux - les 'mauvais', les 'bêtes' comme disait la mère. Il nous était déconseillé d'y aller. Tout y était déjà démoli, ces gosses-là avaient la rage. Peut-être que Monsieur Du... allait enseigner là-bas aussi.

L'enfant commençait à comprendre que tout ne serait plus comme avant. Quand il passait devant le pavillon d'art, ravagé et maculé de peintures multicolores, les tables renversées. Quand les filles se plaignaient que les garçons leur mettent par surprise le doigt à la chatte. Lui se contentait de regarder, voyant là l'avènement d'un avenir sans forme.

C'était les soirs d'hiver que la tristesse était la plus grande, à la sortie de cours désespérés et sans amour, une succession d'adultes qui lui disaient des choses cruelles, comme cet autre garçon qui l'enculait à coup de javelot après le sport. No limits and free for all. Au dehors la cité sombrait complètement, abandonnée dans une mer de sexe.

Des photos satellite récentes montrent que le complexe scolaire d'origine a été rasé. Peut-être était-il trop fragile, trop translucide. Il a fallu le transformer en place forte, cette population-là était devenue trop violente. Quelque temps plus tôt, la prof de musique, une rêveuse filiforme qui en prenait plein la gueule de la part des grands, s'était suicidée.

C'est vrai que Monsieur Du... a salement déconné. Que l'on pouvait faire tout et n'importe quoi aux enfants des pauvres, ceux qui de toute façon s'écraseraient. Comme dans l'Église, on se savait couvert par une hiérarchie omnipotente et impénétrable. Mais que la République soit avertie: dans les cités tout se sait vite, et là elle pourrait bien payer.

23 November 2013

Topographie de la Terreur

Topographie de la Terreur - Le gymnase

C'est un fait qui n'a rien de divers qui attira il y a quelques jours mon attention et me fit à nouveau mesurer la puissance phénoménale des mécanismes de normalisation à l'œuvre dans la société à travers ses institutions. Il s'agissait du suicide d'une adolescente de 13 ans, victime de harcèlement dans le soi-disant 'sanctuaire' de l'école et qui à bout de force face au déferlement de violence quotidienne de ses 'camarades' de classe fut acculée au pire et retrouvée par sa mère pendue au porte-manteau de sa chambre. C'était en région parisienne, une commune pavillonnaire coquette des confins de l'Essonne, un de ces territoires dits 'périurbains' qui semblent depuis quelque temps beaucoup intéresser les sociologues - champ de concentration de toutes les crispations et anxiétés de déchéance sociale des classes moyennes 'inférieures', en faisant un milieu propice au vote d'extrême droite. Elles portent pourtant de jolis noms ces bourgades paisibles, qui dénotent une certaine douceur de vivre à la française loin de la fournaise parisienne et du cercle dantesque des cités de proche banlieue: Boissy-sous-Saint-Yon, Saint-Sulpice-de-Favières, Souzy-la-Briche (ma préférée), Briis-sous-Forges, là où se trouvait le collège incriminé. D'après la description de l'article, il ne me semblait pourtant pas se distinguer fondamentalement de n'importe quel autre établissement du pays: le cadre d'une cruauté ordinaire ne faisant que refléter l'immense violence d'une société en pleine déliquescence, une machinerie indifférente au bien-être de ceux qu'elle (met en) forme et paralysée par son incurie, exonérant les acteurs administratifs de toute responsabilité en invoquant invariablement la hiérarchie. Peut-être l'universalisme républicain y est-il aussi pour quelque chose, cette croyance romanticisée en une perfection abstraite de l'école comme puissant intégrateur social, aveugle - c'est le mot - aux différences, l'injonction de se conformer à un modèle dominant idéal et la non-reconnaissance de besoins individuels, même dans des situations d'extrême détresse, car nul besoin de psychodrame tant que tout le monde s'écrase et que la mécanique, une fois les choses rentrées dans l'ordre, puisse continuer à broyer les nouveaux arrivages tranquillos. En somme, et on la reconnaît bien là, la France dans tous ses immobilismes et vérouillages sociétaux, son obstination à ne rien vouloir savoir de ses minorités les plus vulnérables - car justement trop minoritaires et trop coûteuses (faisant partie de cette génération de kids qui s'est pris l'arrivée du sida en pleine gueule, l'inertie des autorités françaises est pour moi chose connue) et sa surdépendance aux grands discours aussi vains que globalisants. En Grande-Bretagne les premières campagnes de sensibilisation sur les brutalités dans le cadre scolaire ont été lancées il y a bien longtemps (même EastEnders, le soap phare de la BBC avait traité du sujet), et l'anglais dispose comme très souvent d'un terme précis pour désigner des réalités pour lesquelles le français n'a recours qu'à de vagues succédanés: bullying.

Les mots tuent, ce qui peut sonner comme une formule facile tellement ressassée qu'elle en perd toute signification, mais leur pouvoir de dévastation, les véritables dislocations intérieures que provoquent ces bombes à fragmentation dont on ne sait jamais ce qui reste logé au creux des êtres, sont presque toujours dévalués comme de simples embrouilles entre ados comme il en arrive tout le temps. Elle, qui s'appellait Marion, semble avoir eu droit à presque tout: 'pute' (un classique indémodable), 'grosse' (an all-time favourite même pour les fluettes), 'autiste' (car imaginant sa vie hors du monde trivial et médiocre de cette banlieue idyllique où un conformisme sans failles est une précondition à la survie sociale) et surtout 'boloss'. Ce dernier semble avoir gagné en prééminence dans la gamme supérieure des insultes et recouvre à peu près le sens du 'bouffon' d'antan (c'est-à-dire de mon époque, si saisissante est la rapidité des mutations linguistiques) qui désigne une personne faible et indigne de respect dont on peut abuser à merci - un peu comme le plus explicite Opfer ('victime') ici en Allemagne et qui représente dans les cours d'écoles de Neukölln à Bielefeld le dernier seuil de la dégradation. L'origine de 'bolos(s)', que j'ai entendu pour la première fois sur France Culture, reste un mystère - le terme proviendrait de la métamorphose en plusieurs phases de 'lobotomisé' [1]. Ça laisse songeur, et il est même terrifiant de voir comment un vocable à l'origine obscure, météorite aveugle embrasant dans sa trajectoire le champ lexical, puisse acquérir une telle puissance de frappe. De même, l'évolution du terme gay prouve de façon troublante l'imprévisibilité du devenir des mots et leurs détournement à des fins stigmatisantes. De qualificatif valorisant porté en étendard depuis la libération homosexuelle, il a opéré il y a quelques années une étrange mutation parallèle dans les cours d'école anglaises (là encore!) au point de devenir un terme générique dépréciatif signifiant en gros 'nul', 'naze' (Your mobile's so gay = ton portable, c'est de la merde), glissement sémantique dont on devine sans mal l'impact sur le taux de suicide déjà extrême chez les jeunes pédés. Alors voilà: c'était une 'boloss' parce qu''intello' et créative, pleine d'une fantaisie déconnectée des enjeux de pouvoir et de la tyrannie de groupe. Mais qu'on ne s'y trompe pas: si elle avait été 'rouquemoute', 'binoclarde' ou 'gouinasse', son sort n'aurait en rien été différent. Les nazillons de cours de récré, armés jusqu'aux dents des dernières technologies - puisque dès que le harcèlement physique cessait, Facebook prenait la relève -, ne laissent rien passer dans l'affirmation d'un ordre glacial, celui qu'ils ont déjà dans leur jeune âge parfaitement intégré et perpétuent dans la reproduction mécanique de la crétinerie familiale.

 

 

"Et elle chancelle, fuit du regard, pique du nez comme sous l'effet de l'héroïne, la France.
Mais il faut bien cesser, d'une manière ou d'une autre, de téter ce sein malin, cette pipe à crack du «tout va bien».
Du Blanc gris, ivre de lui-même, devenu aveugle aux couleurs du sol, et qui, minutieusement,
mais de tout son soûl, condamne cette fenêtre censée être grande ouverte sur l'espoir.
Les lendemains qui chantent se sont parés de brouillard et l'obscur ne fait que croître, croître..."

(Abd al Malik, La Guerre des Banlieues n'aura pas lieu, 2011)

Topographie de la Terreur - La piscine

Ce n'est finalement pas très loin de Briis-sous-Forges que les parents ont décidé de se téléporter un beau jour de 1981, fatigués d'une jeunesse passée dans deux des cités les plus hard de banlieue sud, et surtout mortifiés de devoir être symboliquement associés aux casoces (on disait alors 'zonards') qui sortaient promener le chien carrément en robe de chambre et avaient supplantés les premières familles, plus fréquentables, qui s'étaient peu à peu fait la malle. C'est ainsi qu'un autre monde nous attendait à quelques kilomètres de là, à l'orée d'une ceinture périurbaine en pleine expansion, là où vivent les 'gens bien'. Je n'aimais pas cette ville, au nom bucolique comme beaucoup dans la région, que je sentais chargée d'une électricité négative et dont je parcourais cet été-là les rues endormies et couvertes d'inscriptions menaçantes - des slogans politiques cryptiques, des croix gammées, des bites démesurées qui me tenaient captif de leur obscénité, elles en étaient saturées -, et jour après jour se révélaient à moi les champs sensibles d'une géographie cognitive redoutablement précise. De l'appartement familial à la salle de classe se succédaient sur mon parcours une série ininterrompue de pièges potentiels d'où l'agression, qui semblait être là comme ailleurs le comportement par défaut des populations, pouvait jaillir à tout instant: le terrain vague boueux où les vieux allaient faire chier leurs cleps, étendue dense de ronces enchevêtrées auxquelles on ne s'accrochait que dans la confusion et l'égarement, à moins d'y avoir été poussé de force; les allées pavillonnaires et boisées, véritables culs-de-sac sécuritaires dont on ne pouvait s'extraire en cas de danger; et sutout l'immense complexe institutionnel à la sortie de la ville où étaient rassemblés les appareils de domination et de manipulation des petits êtres qui l'intégraient chaque année - un ensemble sportif composé d'un stade, de plusieurs gymnases et d'une piscine articulé au groupe scolaire collège-lycée - une facilité de circulation et un gain de temps considérable pour une efficacité maximale. Vue dans sa globalité, cette Topographie de la Terreur ressemblait à un agglomérat de structures aveugles d'une qualité architecturale extrêmement primaire, à mi-chemin entre l'entrepôt de zone industrielle et l'usine d'abattage de volailles, un peu comme ces bases secrètes en pays ennemi que l'on voit aux infra-rouges dans les viseurs des drones [2]. Dans son uniformité tristement banale, ses teintes d'un jaune orangé chimique déjà maculé, chaque partie du dispositif fonctionnait comme l'incubateur d'une infinité de petits abus dans lequel l'enfant déclaré faible, ou étrange, ce 'bouffon', allait découvrir le vrai visage de la vie en société, ces violences microscopiques et abrasives qui dans leur répétition machinale finiraient par lui déchirer l'âme.

Au lieu de me saouler avec Molière et ses boloss en costume, ou ces philosophes abscons dont on se tape depuis des lustres, l'Éducation Nationale aurait bien fait de me parler de Foucault (tiens, au hasard), de ces mécanismes de surveillance en espace confiné où le corps est le site d'enjeux de pouvoir entremêlés. Je pense que j'en serais ressorti définitivement renforcé, illuminé et intraitable, bogosse bien coiffé et intouchable dans ses grosses bottes, ce qui n'était évidemment pas dans l'intérêt de l'institution. Peut-être aurais-je saisi ce qui se tramait dans ces installations où j'étais traîné sans raison apparente, et ce que l'on faisait véritablement de moi, alors que cloué sous un regard hermétique je déclinais dans une équivalence sans éclat. Un œil absent se superposant à la bouche des oppresseurs: "Sale pédé, on va t'la niquer ta gueule!", s'exclamèrent-ils en entrant bruyamment dans la salle, devant la prof de maths, une coco bloquée sur Staline comme beaucoup de ses collègues, qui me fixait en riant (la pédérastie, ce vice bourgeois); ou celle d'anglais, pourtant maquée avec une autre du bahut, qui détournait la tête à chaque irruption des keums. Non-assistance à personne en danger, ça s'appelle. Mais c'est naturellement dans les unités de formation physique du complexe que le pouvoir s'exerçait dans sa force optimale puique le corps entier y était soumis à un régime de dressage social dans la séparation irréversible des sexes. Le garçon-fille ne s'y retrouvait pas, lui qui voulait forcer ces frontières arbitraires d'un autre âge, pour qui il était désormais trop tard dans un monde ordonné et policé de toutes parts, et qui pour cela redoutait plus que tout l'obscurité fétide et moite des vestiaires où toute transgression se paye cash. Mais c'est à la piscine, fierté de la commune qui n'aurait pas dépareillé à Kiev ou Minsk, que l'entreprise de contrôle et de mise à nu se déployait intégralement, implacable. Le prof de gym, une espèce de dégueulasse en survêt moule-burnes et lunettes fumées, aimait plus que tout contraindre les gamins à se foutre à poil et les mater sous la douche, pétrifiés de peur dans la lumière blanche comme de pauvres insectes épinglés par le regard humide du représentant de l'autorité publique, cet État qui dans les effluves de chlore et de moisi jauge, évalue la conformité des corps, la bonne longueur de teub, dévoile ce qui ne doit se soustraire aux pulsions scopiques de sa machine à égaliser [3]. Oui, j'aurais aimé qu'on me parle de Foucault - et pas du seul connu de notre monde périurbain, Jean-Pierre -, elle ne m'aurait plus jamais filé les foies, cette piscine de malheur. Il était encore tôt quand j'en ressortais tout fripé et démangé par mon training synthétique trouvé au rayon bonnes affaires. Je déballais du papier alu la part de quèque que ma mère m'avais préparé, quittant lentement la Topographie par les rues résidentielles désertes. À mon arrivée le brouillard retombait sur le terrain vague, et au loin je voyais les pièces de l'appartement déjà illuminées, là où maman attendait. Puis, en une seconde inconsciente, je me suis retrouvé perdu dans la pénombre, cerné de cette végétation d'horreur et de bouillies d'ordures. Autour des branches, des lambeaux de sacs plastique déchiquetés formaient avec les amas de bandes magnétiques de sinistres guirlandes. L'espace de quelques minutes je me suis tenu dans la boue épaisse, désemparé et étreint par quelque chose que je ne connaissais pas, une lassitude encore sans nom, l'intuition d'un départ imminent. Une première déperdition intérieure.

Topographie de la Terreur - Le terrain vague

 

[1] Jean-Pierre Goudaillier, grand expert en argot des cités venu à la rescousse sur le forum du Dictionnaire de la Zone, n'a pu qu'hasarder cette hypothèse étymologique. Jean-Pierre Goudaillier, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités (Paris: Maisonneuve & Larose, 2001); Abdelkarim Tengour, Tout l'Argot des Banlieues. Le Dictionnaire de la Zone en 2 600 Définitions (Paris: Les Éditions de l'Opportun, 2013), une véritable merveille augmentée d'une introduction en linguistique zonarde et d'un glossaire pour les sensibilités plus classiques.

[2] Il existait un second complexe à l'autre extrémité de la ville, esthétiquement identique mais réduit essentiellement à un collège d'enseignement technique, sans doute parce que de tels élèves, qui avaient trahi les espoirs que la nation plaçait en eux, ne méritaient pas de bénéficier d'équipements collectifs flambant neufs comme tous les autres. Ils longeaient le terrain vague en sens inverse et ma mère, toujours aux aguets dans son grand désœuvrement, trouvait que les filles faisaient 'mauvais genre' - elle qui, maquillée comme un camion volé, s'était fait virer de la communale! On ne pouvait non plus manquer de noter une proportion élevée de renois et de rebeus, souvent venus de cités lointaines et transbahutés là, dans ce lieu relégué en lisière de forêt, par la grâce de la machinerie bureaucratique.

[3] Les institutions de la santé et de l'éducation s'associaient une fois l'an lors de visites médicales aussi absurdes qu'expéditives. Chez les garçons c'était le moment de baisser son froc qui occupait immanquablement tous les esprits - le zizi étant palpé, examiné, décalotté et jugé conforme aux normes physiques établies par le corps professionnel en vue d'une reproduction future. Je connus la même répulsion face à l'intrusion du regard étatique durant la mascarade des 'trois jours' de l'armée, pour laquelle on m'avait dérangé exprès en pleine cambrousse et forcé à regarder 'la vraie France' dans les yeux - pas celle de ces tafioles de Parisiens -, celle qui fait froid dans le dos.

05 August 2013

Dirty Boys

Novi Beograd, Blok 62

Fanny Zambrano était fin prête, comme chaque mercredi après-midi, pour sa sortie au supermarché des Cascades. C'était l'étape alimentaire de milieu de semaine pour parer au plus urgent, en attendant la grande virée du samedi matin flanquée du père, muré dans un silence dont elle ne parvenait plus à localiser l'origine, et de ce petit con de Lucas qui venait de redoubler deux classes de suite, ce qui la désolait dans son impuissance face à un système éducatif implacable, ce rouleau compresseur indifférent aux difficultés des gosses de banlieue. Parfois elle profitait de l'occasion pour s'accorder un petit plaisir comme passer chez le coiffeur se refaire une couleur. C'est que les racines qui repoussent sous le blond platine, ça fait pute, comme elle aimait à le répéter quand celles-ci commençaient à devenir trop apparentes, et pour rien au monde n'aurait-elle voulu donner prise aux voisines dont elle ne connaissait que trop le penchant insatiable pour les ragots juteux. C'est qu'elle avait une réputation à défendre, une image à maintenir et qui faisait toute sa fierté dans un monde déclassé qu'elle voyait sombrer toujours un peu plus chaque jour, et elle se targuait d'être unanimement admirée dans cette partie de la cité pour son style impeccable et son instinct unique pour la juste coordination des coloris. "Fanny, elle est super belle, elle pourrait faire Secret Story", roucoulaient à l'envi les sœurs d'Hocine, qui rêvaient de pouvoir elles aussi se payer au marché les mêmes fringues dégriffées tombées du proverbial camion. Aujourd'hui elle avait sorti le grand jeu avec sa robe préférée du moment, la mauve affriolante à strass avec les fines bretelles nouées aux épaules et fendue sur le côté. David trouvait ça un peu too much pour juste aller faire ses courses mais c'était pour cette femme tombée jeune dans le devoir matrimonial l'une des rares occasions de se montrer au monde et revivre un peu, un après-midi de liberté rien qu'à elle entre ses shifts au magasin d'ameublement où les clients à conseiller ne lui laissaient aucun répit et les week-ends claquemurés dans l'appartement avec le père, ce monolithe obscur d'autorité usurpée, effondré devant la télé.

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15 April 2013

Des Enfants tristes et heureux

"The problem is not architecture.
The problem is the reorganization of things which already exist."

(Yona Friedman)

 

Héliogabale - Cité du Mont-Mesly, Créteil

Ce soir-là, la cité semblait inhabituellement déserte le long de la route nationale. Certains blocs étaient déjà condamnés et les alignements évidés autour des esplanades avaient dans la lumière rosée de cet été tardif quelque chose de terriblement poignant. Les couleurs vives de ses origines, les grandes mosaïques animalières, étaient brièvement réapparues intactes, comme des fresques enfouies depuis des siècles et ramenées à la lumière, après le démontage des revêtements successifs et juste avant le premier coup de pelleteuse. C'est ainsi qu'elle avait été imaginée, la Cité des Enfants, en un temps reculé d'innocence et de paternalisme étatique, une utopie onirique devant rompre avec le rationalisme sans âme d'un Modernisme corrompu dans ses principes humanistes. La Grande Borne de Grigny fait depuis quelques années l'objet d'un vaste projet de rénovation qui doit se conclure par le 'désenclavement' de ses secteurs autarciquement tournés vers sa 'Grande Plaine' centrale - une voie de circulation tranchera l'immense pelouse de part en part, nécessitant la destruction de plus de 350 logements - et la 'résidentialisation' de l'ensemble, qui achèvera de fragmenter la composition visionnaire et propice à la dérive (au sens situationniste) en une constellation sub-urbaine de jardinets et de blocs repliés sur eux-mêmes dans le contrôle permanent des allées et venues. Cette visibilité intégrale sera rendue possible par l'installation d'un système de vidéosurveillance, parachevant ce condensé des politiques de réhabilitation urbaine lancées en France ces dernières années. Des incidents ont certes marqué le déroulement des travaux - un chantier fut placé sous contrôle policier après un incendie de matériel -, mais les autorités se disent résolues à mener les transformations à bien malgré les agissements d'une poignée de 'voyous'.

La Villeneuve de Grenoble est également en effervescence à la suite de plans similaires de remodelage de cet ensemble emblématique à plus d'un titre: utopie urbanistique et sociale que l'on venait à ses débuts visiter du monde entier, elle est devenue en quarante ans le symbole de tous les excès sécuritaires de l'État après l'intervention massive de 2010 restée dans toutes les mémoires. La restructuration présente n'étant évidemment pas étrangère à ces événements, on parle là aussi de désenclavement, de segmentation de la masse bâtie et de résidentialisation pour donner 'taille humaine' à cet aggrégat complexe de bâtiments, notamment les montées vertigineuses de la Galerie de l'Arlequin qu'il s'agit de dédensifier par de grandes percées. Mais la mobilisation d'habitants de la cité, contestant une politique municipale plus soucieuse d'effets spectaculaires que de leurs intérêts propres, et d'autant plus coûteuse qu'elle implique la destruction de logements de qualité, fut immédiate. Leur constitution en collectif par des militants de terrain agissant en catalyseurs d'énergies leur a permis d'interpeller les pouvoirs publics et leurs nuées de technocrates et d'être considérés comme des interlocuteurs à part entière, eux les véritables experts du lieu qui, unis, y cultivent un puissant sentiment d'appartenance. À Poissy, c'est la cité de La Coudraie qui devait disparaître dans son intégralité. Perché sur un coteau en périphérie elle était devenue une ville fantôme oubliée de tous et vouée à être rasée pour laisser place à un projet commercial juteux. La municipalité UMP se voyait déjà faire un carton, mais la mobilisation des derniers locataires entrés en résistance eut raison du mépris des politiques en s'alliant à des étudiants en architecture pour proposer un projet alternatif basé sur leurs expériences et aspirations, cheminement tortueux où les rapports de force n'ont cessé de fluctuer mais à l'issue duquel la détermination de quelques unEs a réussi à forcer les institutions au respect [1].

Ce type de mobilisation impliquant les habitants des quartiers populaires dans le processus décisionnel est une chose très nouvelle en France, un pays connu pour l'extrême centralisation de son pouvoir politique et défendant contre vents et marées son idéal d'universalisme républicain omniscient face auquel la notion même de community building, le fait qu'une communauté se donne les moyens d'affirmer sa singularité et d'être entendue, est vu comme une tentative de sécession pure et simple - le 'spectre du communautarisme' provoquant immanquablement des sueurs froides parmi les élites - a fortiori s'il s'agit de populations issues des anciennes colonies, socialement stigmatisées et occupant les territoires d'exception que sont devenues les banlieues, les 'damnés de l'intérieur' comme les nomme Mathieu Rigouste [2]. Dès la fin des années cinquante à New York, Jane Jacobs définit les principes de ce type de bottom-up activism et sauve Greenwich Village, à l'époque un quartier encore socialement très mixte, d'une oblitération certaine [3]. À Londres on a le souvenir des mobilisations grassroots pour arracher Coin Street de l'emprise des promoteurs et enterrer à jamais un projet délirant de Motorway Box qui aurait ravagé une grande partie du centre. À Berlin, cela a pris la forme plus radicale de confrontations entre squatters et police antiémeute (qui se poursuivent depuis avec une intensité variable) et plus récemment de comités de soutien contre les expulsions dans un contexte tendu de gentrification accélérée. Mais à Paris, c'est bien Malraux qui a sauvé le Marais d'une folie corbuséenne imminente et les Halles de Baltard ont malgré quelques actions menées pour leur sauvegarde quand même mordu la poussière.

Si bien qu'on se s'étonnera pas de ce que le pays connaisse un engouement soudain pour le concept anglo-saxon d'empowerment [4], actuellement brandi à tout-va, et notamment par le Ministre délégué à la Ville au moment où le gouvernement socialiste dévoilait son plan d'action pour les banlieues, censé, à la différence des programmes antérieurs, éviter tout 'saupoudrage' en se concentrant sur une intervention forte de l'État dans un nombre de quartiers bien ciblés. Pour l'instant on a surtout retenu les nouvelles Zones de Sécurité Prioritaires tellement vantées par l'Intérieur et dont la nature essentiellement policière est assortie, sans doute pour ne pas effrayer les gens, de toutes sortes de 'volets' travaillant 'en synergie' - socio-éducatif, emploi, justice... Mais ne gâchons pas la fête, l'heure est à la consultation citoyenne et au constat que ces populations, jusqu'alors réduites à l'état de masse indistincte et passive, sont douées d'agency - cette capacité à influer politiquement sur son propre destin comme sur celui de la collectivité, concept également dénué d'équivalent en français, et pour cause. C'est que les politiques de la ville et les nombreux dispositifs mis en place sur le terrain ont toujours émané des sommets de la machine étatique et se sont succédés aussi frénétiquement que les gouvernements, des programmes de développement social des quartiers suivant les premières émeutes en 1981 à la haute voltige intellectuelle du 'Banlieues 89' de Roland Castro, des ZUS, ZRU et autres ZFU à l'opération 'Espoir Banlieues', hochet de Fadela Amara offrant une façade respectable et soft à l'ordre policier sarkozyste. Même Bernard Tapie s'y était collé un temps avant que des affaires plus pressantes ne le rattrapent.

Depuis les émeutes de 2005, il semble pourtant s'opérer en France un renversement sensible où la visibilité accrue de collectifs tels qu'ACLEFEU et le FSQP a permis de porter la parole des quartiers à l'attention des autorités et des médias, et des initiatives resistantes telles que la Coordination Anti-démolition des Quartiers populaires marquent un tournant important dans la conscience d'un pouvoir à saisir face aux organes officiels de rénovation urbaine. C'est qu'en termes de politique de la ville le gouvernement dispose d'outils redoutables pour imposer sa volonté de restructuration sociale par l'urbanisme, et le dernier dispositif en date (l'ANRU créée en 2004 sous Jean-Louis Borloo et dotée d'un budget titanesque) continue de faire la démonstration de sa puissance de feu auprès des communes en quête de financements. Le positionnement idéologique de l'agence publique, en rupture totale avec toute approche sociale de ces territoires (concept honni sous Sarkozy car sans doute pas assez viril), est largement inspiré de tout un arsenal théorique sécuritaire venu des États-Unis et connu en France sous l'euphémisme vaporeux de 'prévention situationnelle' (et tout le lexique abscons qui l'accompagne: 'résidentialisation', 'requalification', etc.), selon lequel les problèmes de criminalité, et donc les stratégies de sécurisation à y opposer, sont uniquement affaire de forme urbaine et d'agencements spatiaux, certains types de lieux (comprendre les cités dans leur proliférations labyrinthiques et le caractère public de leurs espaces) étant intrinsèquement criminogènes. Ce n'est donc pas un hasard si la police est très largement associée au processus de consultation accompagnant chaque projet de réhabilitation, son aval étant devenu incontournable dans toute allocation de crédits [5].

Ce type de déterminisme spatial représente évidemment la limite ultime de l'action de l'État en l'absence de tout projet radical de société et dans la perpétuation des mécanismes de domination et de marginalisation qui lui sont consubstantiels. Ainsi une ville faite d'architectures transparentes et n'offrant aucune résistance au regard inquisiteur, contrôlables et pénétrables à merci par la force policière, est la condition première à la grande entreprise de reprise en main des territoires colonisés de l'intérieur par un pouvoir bourgeois, blanc et patriarcal. Et face aux exigences sécuritaires de l'ANRU, nombre de communes se résignent (ou consentent volontiers, c'est selon) à procéder à des destructions massives de leur parc social sans alternative possible [6], remodelage et requalification allant de pair avec le déplacement et la relégation accrue des populations les moins désirables. Cette logique de reconquête policière et de social engineering perpétue des formes de domination et d'oppression antithétiques à la notion même d'empowerment, qui repose sur la reconnaissance d'une réelle capacité d'action politique et la valorisation de liens sociaux forts sans recourir à l'enfumage idéologique de la mixité sociale [7], qui n'est qu'une façon de fracturer des communautés entières et de les disperser dans un au-delà toujours plus distant, et dont on sait qu'elle se heurte à de très vives résistances de la part des communes les plus aisées, soucieuses de préserver leur entre-soi. Plus fondamentalement, la politique de la ville telle qu'elle est conçue en France depuis le milieu des années 1970 est la traduction dans l'espace urbain de la contre-révolution coloniale et d'un ordre policier intimement liés à la désignation d'un 'ennemi intérieur' racialisé [8] et à l'expansion de la ville néolibérale revanchiste [9].

Nightingale Estate's blowdown, Hackney, 1998

Ça se passait toujours les dimanches après-midi, parfois l'été. La mairie offrait à ses administrés une attraction exceptionnelle, du genre de celles qu'on n'oublie pas, et il y en avait pour tous les goûts: un atelier de maquillage de clowns pour les petits, une buvette bien en vue, des attractions sous le chapiteau avec une actrice de soap en star du jour avant que ne retentisse une sirène digne d'une nuit de Blitz et qu'une grannytriée sur le volet pour venir dire tout le mal qu'elle pensait des monstres qu'on s'apprêtait à abattre, n'appuie enfin sur le détonateur. Une déflagration claquant comme un coup de tonnerre, une déstabilisation presque gracieuse des structures et un énorme cumulus de poussière grise engloutissant les arbres à toute vitesse, l'exécution publique n'avait jamais duré plus de quelques secondes, et l'on restait là, triste et amer devant une obscénité d'une telle fulgurance, humilié de voir le cadre magique de sa propre enfance rabaissé au rang de spectacle au rabais. À Hackney, dans l'East End londonien, ce sont des estates entiers qui dans les années quatre-vingt dix se sont trouvés décimés dans des dynamitages aussi spectaculaires que politiques - la gauche municipale montrait qu'elle reprenait la main, certes avec le couteau sous la gorge puisque d'importantes subventions dépendaient de son inclination à mettre à bas ce qui avait jadis fait sa fierté. À peu près au même moment et non loin de là, à Stepney, Old Flo, la sculpture nomade de Henry Moore, se retrouvait privatisée après la démolition de son cadre architectural d'origine et sa recréation en joli village du Dorset. La destruction de logements sociaux est un acte revanchiste dissimulant des motifs inavouables mais présentés comme une nécessité pour le bien commun. C'est avant tout nier à ces lieux un passé et une densité de vécu, comme s'ils n'avaient jamais été que des abstractions issues de quelque imagination technocratique et dont on peut faire n'importe quoi car peuplés de gens interchangeables aux histoires flottantes, comme ces figurines minuscules à têtes d'épingle égayant les maquettes architecturales.

En Angleterre c'était la deuxième fois depuis la guerre qu'on s'attaquait aussi frontalement aux quartiers ouvriers, tout d'abord lors des slum clearances menées dans l'euphorie d'un Modernisme alors à son apogée, puis dans les vagues récentes de destruction de grands ensembles, ultime expression d'un mépris de classe décomplexé et intensifié durant l'interlude néo-travailliste Blair-Brown, avant les saignées budgétaires actuelles touchant les communautés les plus vulnérables. Avec cette violence propre au néo-libéralisme d'inspiration étasunienne - en France on continue de jouer les saintes-nitouches mais les méthodes sont bien les mêmes - les villes sont restructurées à une vitesse prodigieuse (la transformation pharaonique et l'épuration sociale de Stratford à l'occasion des Jeux Olympiques [10] et la privatisation partielle de centres-villes comme celui de Liverpool) dans une obsession sécuritaire généralisée. C'est en effet la même théorie du Defensible Space qui est à l'origine d'un programme de sécurisation promu par la police, Secured by Design, selon lequel l'éradication de la criminalité (à laquelle l'underclass est évidemment naturellement prédisposée) ne peut passer que par le contrôle spatial - et au Royaume-Uni la tendance semble davantage à la bunkerisation de type carcéral qu'aux perspectives cristallines chères à la sensibilité française. Là aussi, c'est la prévalence de la vidéosurveillance et des technologies d'exclusion qui s'impose de façon quasi systématique, et aucun projet public ou privé ne voit le jour sans être certifié 'Secured by Design' par les autorités [11]. Dans les deux cas le contrôle policier des populations ségréguées est arrivé à son terme dans une restructuration purement utilitaire des cités et la dépossession de tout attachement émotionnel au lieu [12] - the undeserving poor abusant d'un reliquat de Welfare State opposés à ceux qui aspirent à s'extraire de leur condition subalterne pour accéder à l'utopie consumériste. Et pendant ce temps des drones survolent les banlieues de Merseyside après avoir fait leurs preuves en Irak et en Afghanistan [13].

Foucault a théorisé ce phénomène d''effet retour' - boomerang effect - selon lequel les dispositifs de coercition militaire utilisés dans les territoires dominés du Sud global sont redéployés dans les métropoles occidentales dans une logique de conflit de basse intensité permanent où les élites néolibérales au pouvoir assurent leur mainmise sur les populations par la terreur [14]. Dans un climat paranoïaque où tout citoyen est un criminel/contestataire/terroriste en puissance, ce sont les quartiers populaires les plus pauvres et habités en grande majorité par des non-blancs qui sont en première ligne de ce régime d'encerclement et de répression, la destruction méthodique de l'environnement physique ne représentant qu'une facette de ce projet global d'assujetissement [15]. L'annihilation des villes par l'atteinte aux architectures et infrastructures vitales - ou 'urbicide', terme repris notamment par Stephen Graham - est une constante dans les conflits néocoloniaux. Baghdad, totalement restructurée par les forces d'occupation en un système 'cohérent' de secteurs séparés les uns des autres par un dispositif militaire de fortifications et de checkpoints, en est un exemple extrême [16], tout comme les villes palestiniennes où la destruction-reconfiguration de la densité urbaine informe une tactique guerrière d'une efficacité redoutable. Eyal Weizman a montré comment l'armée israélienne a inauguré un mode inédit d'attaque dans les territoires occupés en se frayant un passage à la dynamite à travers les murs et les planchers des habitations, portant la violence meurtrière au plus profond de l'intimité domestique. Les concepts de 'géométrie urbaine inversée' et d''urbanisme par la destruction' servent d'armature théorique à cette stratégie d'invasion et de subjugation [17].

Cette ambition de visibilité intégrale à travers un espace pur dépourvu d'obstacles a mené en 2002, dans le cadre de l'Opération Rempart, à la destruction partielle du camp de Jénine au centre duquel d'immenses espaces furent dégagés et de larges artères creusées pour briser toute volonté de résistance. Cette mise en transparence d'un environnement urbain fait d'accrétions multiples et complexes a pour but de consumer la substance même de la ville arabe, conçue dans l'imaginaire occidental comme un labyrinthe inquiétant, insondable et infesté de dangers, qui doit être contrôlé, rationalisé et embourgeoisé par la force [18] - et à quoi d'autre la politique de la ville à la française aspire-t-elle? Le plus terrifiant est que les autorités militaires israéliennes font dans leurs théorisations largement appel aux idées et pratiques radicales nées de la contestation de la ville capitaliste bourgeoise et des rapports de pouvoir générés par sa forme même: les défenseurs de la Commune de Paris - les insurgés se déplaçaient de la même manière à travers les murailles, initiant une révolution du rapport à l'espace urbain qui inspirera grandement les dérives situationnistes -, Deleuze et Guattari avec leurs concepts d'espaces 'lisses' et 'striés', Gordon Matta-Clark et ses sublimes anarchitectures déstructurées et, dans une ironie accablante, Guy Debord dont les méditations et désorientations psychogéographiques ont posé les bases d'une conception profondément poétique de la ville. Les visions les plus fulgurantes et émancipatrices sont dans cette appropriation sinistre mises au service de la brutalisation, du confinement, de l'élimination de populations désignées comme intrinsèquement inférieures et ennemies. Et la France néocoloniale, sommet de civilisation fort de son passé impérial et de son expertise sécuritaire reconnue dans le monde entier [19], continue de montrer la voie.

 

[1] Michel Kokoreff & Didier Lapeyronnie, Refaire la Cité. L'Avenir des Banlieues (Paris: Éditions du Seuil et la République des Idées, 2013), 97-99.

[2] Mathieu Rigouste, La Domination policière. Une Violence industrielle (Paris: La Fabrique Éditions, 2012). Les mécanismes des politiques de rénovation urbaine y sont examinés dans une perspective globale d'expansion impérialiste de nature néocoloniale. On y voit comment la destruction concertée des quartiers populaires s'inscrit à la jonction de processus historiques majeurs: les stratégies de normalisation sociospatiale menant à la relégation des classes subalternes hors des centres urbains, l'extension de la répression policière à toute forme de contestation menaçant l'ordre dominant (les territoires d'exception des cités servant de laboratoire aux nouvelles techniques de coercition policière) et la carcéralisation généralisée des corps d'exception racialisés (évoquant l'Homo Sacer de Giorgio Agamben).

[3] Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities (New York: Random House, 1961). En une sorte de pendant historique amer, le film de Su Friedrich, Gut Renovation (2012), retrace par le menu la yuppification effrénée du quartier de Williamsburg à Brooklyn et montre une communauté résignée et abasourdie par la force de frappe financière de promoteurs alliés aux pouvoirs politiques locaux, véritable Shock and Awe urbanistique.

[4] Marie-Hélène Bacqué & Carole Biewener, L'Empowerment, une Pratique émancipatrice (Paris: La Découverte, 2013).

[5] Hacène Belmessous, Opération Banlieues. Comment l'État prépare la Guerre urbaine dans les Cités françaises (Paris: La Découverte, 2010), 103-25.

[6] Il a maintes fois été prouvé que l'amélioration du bâti basée sur le recyclage créatif de qualités architecturales existantes était bien moins onéreuse qu'une opération radicale de destruction-reconstruction. Voir le très bel (et sans doute unique) exemple de la Tour Bois-le-Prêtre dans le XVIIe arrondissement de Paris, où la revalorisation du cadre de vie s'est accompagnée d'une consultation de tous les instants de la communauté de locataires, dont la cohésion fut préservée durant les travaux. Cette approche 'douce' insistant sur l'importance du capital humain n'a, on s'en doute, que peu de chance d'impressionner l'ANRU dans son exigence de bruit, de fureur et de gravats. L'exemple parfait de violence étatique par intimidation est fourni par la Cité des Poètes de Pierrefite-sur-Seine, projet visionnaire d'une grande qualité formelle - mais peu apprécié des autorités car trop compliqué à policer - et résumant à lui seul la spirale de déclin et de négligence délibérée qui signera l'arrêt de mort de tant d'autres cités: gâchis écologique, financier et humain, cynisme et impéritie des pouvoirs publics, pouvoirs exorbitants de l'ANRU avec sa prime à la casse, brutalisation des habitants pour accélérer leur départ et mépris complet de toute opposition aux démolitions par l'acharnement procédurier.

[7] "... la politique urbaine contemporaine, fondée sur la localisation et visant la mixité, nous montre comment la -ségrégation (mélange social, dispersion spatiale) est devenue une stratégie spatiale clé de domination politique. Il est impossible de comprendre cette stratégie sans faire référence à ses dimensions coloniales, racialement codées." Stefan Kipfer, 'Ghetto or not ghetto, telle n'est pas la seule question. Quelques remarques sur la 'race', l'espace et l'État à Paris', in Félix Boggio Éwanjé-Épée & Stella Magliani-Belkacem (coord.), Race et Capitalisme (Paris: Éditions Syllepse, 2012), 128. Dans sa lecture croisée de Lefebvre et Fanon, cet essai est particulièrement précieux pour saisir les modes de spatialisation de la racialisation dans le contexte français, et en particulier le caractère essentiellement néocolonial et racialisé des politiques de la ville menées depuis le milieu des années 1970 - l'ANRU et les injonctions perpétuelles à la mixité sociale ne représentant que l'étape ultime de ce processus de normalisation sociospatiale.

[8] Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).

[9] Sur la ville néolibérale revanchiste et le régime de terreur militarisée qu'elle instaure contre ses pauvres: Neil Smith, 'Revanchist City, Revanchist Planet', in BAVO (ed.), Urban Politics Now. Re-imagining Democracy in the Neoliberal City (Rotterdam: NAi Publishers, 2007).

[10] Loin des millions de regards tournés vers les festivités des J.O., Stratford, un quartier ouvrier parmi les plus pauvres de Londres surtout caractérisé par l'extrême chaos visuel de son centre, connaissait à la faveur de l'événement un bouleversement social profond avec des projets de démolition de grande ampleur et le relogement (parfois à des centaines de kilomètres) de la communauté existante - sorte de version architecturale de la Shock Doctrine théorisée par Naomi Klein. C'est ainsi que le Carpenters Estate, cité dressée insolemment en plein milieu du site olympique, vit ses tours vidées sous prétexte d'être inhabitables (avant d'héberger à leurs sommets la BBC pour les retransmissions mondiales) et que d'autres immeubles de cette partie de l'East End eurent des lance-missiles installés sur leurs toits. Ou comment tourner une célébration de la fraternité humaine en sinistre dystopie sécuritaire.

[11] Sur les politiques urbaines, la relégation sociale et l'explosion du tout-sécuritaire en Grande Bretagne: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2012).

[12] Dernier outrage dans le démantèlement méthodique de l'État-providence, le gouvernement Cameron, achevant en beauté l'œuvre de démolition entreprise par Thatcher, vient d'introduire toute une série de coupes claires dans les aides sociales, dont la déjà tristement célèbre bedroom tax qui vise à rentabiliser l'espace habitable au maximum, renforçant ainsi le contrôle et l'humiliation des familles pauvres dans une organisation quasi technocratique de leur vie privée. Ce chantage aux allocs ne fera qu'aggraver la précarité de nombre d'entre elles qui risqueront de perdre leur logement ou les forcer carrément au départ, errance imposée rendant quasi impossibles le développement et la valorisation d'une quelconque idée de communauté - et donc de résistance structurée - dans les cités. Mais comme l'a un jour déclaré celle qu'on s'apprête à enterrer avec tous les honneurs de la nation: "There is no such thing as society."

[13] N'oublions pas qu'en 2007, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l'Intérieur, préconisait sans ciller l'usage des drones pour prévenir tout débordement dans les banlieues - celle-là même qui exaltait le savoir-faire contre-insurrectionnel français lors de la révolution populaire en Tunisie. Sur le début de l'utilisation des drones dans un contexte civil: Rigouste 2012, op. cit., 118-9.

[14] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997). Sur le boomerang effect et la réimportation au coeur de l'Occident de techniques de contrôle développées dans ses territoires colonisés: Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010).

[15] Sur la ville contemporaine reconfigurée par les forces du néolibéralisme sur fond de militarisation et de catastrophe écologique: Lieven De Cauter, The Capsular Civilization. On the City in the Age of Fear (Rotterdam: NAi Publishers, 2004).

[16] Graham, op. cit., 128-31.

[17] "Une brèche ouverte dans le mur qui constitue une frontière physique, visuelle et conceptuelle révèle de nouveaux horizons au pouvoir politique, et fournit du même coup la représentation physique la plus claire qui soit du concept d''état d'exception'." Eyal Weizman, À travers les Murs. L'Architecture de la nouvelle Guerre urbaine (Paris: La Fabrique Éditions, 2008), 69.

[18] Ibid., 60.

[19] Sur la doctrine de la contre-subversion élaborée en France lors des conflits coloniaux et son retentissement mondial, en particulier au sein de l'establishment militaire étasunien: Rigouste 2011, op. cit., 35-7.

09 April 2013

Glitter and Blood

Un soir de juillet 1972 l'Angleterre fut tournée sens dessus dessous: Bowie dévoilait à la nation sa création la plus redoutable, Ziggy Stardust, dans une interprétation de Starman qui changea pour toujours la trajectoire de la pop. Dans un pays sinistré en proie à un climat de violence politique et de déliquescence industrielle, l'apparition de la créature à la peau d'albâtre et en combinaison moulante à Top of the Pops - le show télévisé que personne n'aurait osé manquer - produisit une onde de choc phénoménale, et d'autant plus retentissante que parmi les jeunes spectateurs sagement assis en famille se trouvait la fine fleur de la future scène punk et tous ses dérivés, dont les goûts musicaux furent condensés en ces trois minutes parfaites. C'est que sous son aura d'irréalité propice à tous les fantasmes, Ziggy avait aussi un côté bricolé très high street - des tissus criards molletonnés de chez Liberty's, du shampooing colorant, un peu d'ombre à paupières et le tour était joué -, permettant une identification immédiate des ados qui pouvaient recréer l'image sexuellement ambiguë de leur idole pour trois fois rien à Woolworth's. Pour les queer kids en tous genres, l'instant ne fut rien de moins qu'une épiphanie... Starman est sans doute la chanson la plus attachante de The Rise and Fall of Ziggy Stardust, qui, malgré la fulgurance du contenu, m'a toujours paru assez faible dans sa production. Il y a une sorte de merveilleux enfantin dans cette histoire d'homme stellaire s'adressant aux kids à la radio, un élan plein de passion amplifié par les envolées de cordes saccharines et une allure résolument anthémique. Cette chanson regorge d'une générosité débordante, émouvante et consolatrice à la fois: Starman veille sur nous de ses hauteurs, il n'y a rien à craindre des atteintes du monde extérieur. Sur le chemin du lycée, écouteurs sur les oreilles pour ne rien entendre des cris qui fusaient autour de moi, je me savais protégé par lui. Un peu moins toutefois à Paris, dont les rues était infestées de milices fachos assurant la préservation de l'ordre sexuel dominant. Après avoir été jeté à terre, la tête éclatée à coups de bottes coquées et ignoré des passants lorsque je me relevais tout honteux, il était impossible de distinguer les effets du carnage du rouge à lèvres dont j'aimais, dans mon penchant pour le junky chic bowiesque, me cerner les yeux.

Depuis quelques mois ces mêmes rues sont le théâtre de démonstrations de force de plus en plus radicales du courant réactionnaire qui déchaîne une certaine France contre la légalisation du mariage homo. La dernière 'Manif pour Tous' du 24 mars a mobilisé un nombre record de participants, les organisateurs ne visant ni plus ni moins qu'une descente martiale des Champs-Élysées (demande rejetée par la police en plein plan Vigipirate rouge 'renforcé'), dans une recréation de la vague populaire de soutien à De Gaulle pendant les insurrections de soixante-huit - symbole qui ne doit rien au hasard puisqu'il s'agit bien là pour les têtes 'pensantes' du mouvement de s'ériger en fers de lance de la contre-révolution. Des débordements violents ont clôturé la marche et des gosses, poussés en première ligne par des parents prévenants tels des boucliers humains, se sont fait gazer par les CRS alors que Christine Boutin, dans la position du gisant, donnait à la débâcle une touche vaguement sacrificielle. Loin de constituer un cortège de retraités déphasés et réfractaires à tout progrès social, les manifestants comptaient dans leurs rangs des gens très jeunes dont on se demande avec effarement comment ils ont pu laissé des idées si brutales et définitives se cristalliser en eux si tôt, une jeunesse dure, altière et précocément figée venue d'une France diffuse et générique, un monde reproduit à l'identique au fil des générations dans une succession biologique machinale. Je les avais déjà connus à vingt ans, naïf et un peu perdu dans un milieu étudiant privilégié, venu d'une banlieue dépolitisée et tout à mon émerveillement devant une ville qui s'était révélée impérieuse et cinglante à travers ceux qui avaient la légitimité de l'occuper par la grâce de leurs origines sociales, une violence historique qu'on ne m'avais pas apprise, une réaction prête à mordre que les pédés comme moi feraient bien de ne pas perdre de vue au-delà de leur entourage si soigneusement choisi, et à laquelle nous inspirons une répulsion sans nom. Quelque chose de très archaïque et d'animal qu'ils ne sauraient nommer eux-mêmes, mais qui les remplit d'une terreur telle que la destruction physique est la seule issue capable de soulager la tension.

De même, il serait faux de limiter ce mouvement à sa frange catholique la plus intégriste tant il semble agréger toutes sortes de ressentiments revanchistes envers une 'gauche' revenue au pouvoir, même si les organisations religieuses extrêmistes noyautent ce qu'on essaie de faire passer pour un soulèvement populaire spontané. Et eux aussi je les ai connus, ces jeunes gens bien mis et rasés de près, adeptes des tabassages du dimanche au moment de la messe, alors que des mamans en serre-tête et carré Hermès défilaient impassibles devant la scène du dépeçage avec Côme et Éloïse en souliers cirés à leurs côtés. C'est qu'ils savaient y faire dans les techniques d'encerclement et de subjugation, sans doute toutes ces descentes et ratonnades de nuit en défense d'une France immémoriale et éternelle, celle qui écrase les pédés-racailles de banlieue allant finir en backroom des week-ends un peu trop longs. Mais 'La Manif pour tous' ayant pris un tour franchement monstrueux, c'est à son propre délitement en tumeurs filandreuses et putrides qu'on assiste à présent: dans une parodie des Femen - qui s'étaient fait salement cogner par des fafs écumants lors d'une des premières mobilisations anti-mariage et qui depuis peu multiplient les dérapages islamophobes dans leur fixation sur les femmes à impérativement dévoiler - un groupe de papas en colère imaginativement baptisés les Hommen criaient il y a deux semaines leur indignation devant la Préfecture de Police pour déni de démocratie suite aux bastonnades de l'Étoile. Sans avoir la plastique avantageuse (ivres d'audace, eux aussi enlèvent le haut), l'exubérance païenne ou même le courage des walkyries féministes (tous arborent des masques blancs pour garder l'anonymat, ce qui fait bizarre et un rien malsain avec tous ces jouets d'enfants), leur ambition est le rétablissement d'une hétéronorme masculiniste à l'intérieur d'un espace identitaire strictement circonscrit (ce qu'ils nomment le 'Printemps français', sorte de renouveau familialiste visant à régénérer une entité nationale blanche et chrétienne) à travers les pires provocations et alors que les violences homophobes de toutes sortes ont fait un bond terrifiant ces derniers mois.

Ce bouillon toxique de nationalisme, d'homophobie et de catholicisme fielleux remonte actuellement à la surface à la faveur d'un climat délétère qui voit un pouvoir politique affaibli en butte à une offensive anti-démocratique tenace, une France dont on est toujours sidéré de constater l'immutabilité sinistre après des années passées à l'étranger. C'est sans doute ce substrat ignoble de la conscience nationale que je rejetais avec le plus de force lorsque j'ai décidé de m'exiler, dégoûté à l'idée d'y être associé ne serait-ce que par mes origines. Entre-temps la violence générique envers les LGBT a-t-elle réellement baissé en intensité avec la soi-disant décontraction de la société sur ces questions? L'hystérie actuelle autour du projet de loi permet d'en douter. Internet a-t-il réduit l'isolement et l'ostracisme dont sont victimes nombre d'adolescents 'un peu différents'? Absolument pas au vu du taux de suicide effrayant parmi les jeunes gays et lesbiennes. Alors j'imagine qu'encore et toujours la vie ne tient qu'à des actes infimes d'enchantement et de résistance, dans quelques instants de fantaisie colorée et crépitantes d'électricité qui peuvent faire toute la différence entre tenir debout et sombrer. Une confection pop lumineuse qui émancipe le désir de devenir son propre chef d'œuvre, hors de toute détermination d'identité et de passé, une machine à s'inventer des histoires qui donne un culot de trompe-la-mort dans l'affrontement au monde - à la famille et l'école qui ne protègent de rien, à la ville où il ne fait pas bon errer et que les 'gens bien' policent de leur décence, quitte à en appeler au meurtre... Starman a de nouveau été détecté sur les écrans radar après une décennie de silence dans les hauteurs de Hunger City. Et il n'est pas venu seul faire craquer les kids orphelins de visions surhumaines: Tilda Swinton, Saskia De Brauw et l'époustouflant Andrej Pejić font des cabrioles dans l'orgie pansexuelle qu'est The Stars (are out tonight), jeu d'interférences et de diffractions infinies de Bowie en ses avatars voluptueux. Je suis resté stupéfait devant ça, heureux et bouleversé, porté par la légèreté plastique de ces trois minutes de perfection. Les quelques jours qui ont suivi je ne pensais plus qu'à elles, mes créatures de rêve.

08 October 2012

Aux Jardins d'Arlequin

Galerie de l'Arlequin, La Villeneuve, Grenoble

La Villeneuve de Grenoble/Échirolles fait de nouveaux les gros titres suite au meurtre de deux jeunes du quartier, Kevin Noubissi et Sofiane Tabirt, tous deux âgés de 21 ans et amis d'enfance, lors d'un lynchage en règle perpétré par un gang d'une dizaine de personnes armées de couteaux, de manches de pioche et de battes. L'une des victimes aurait même été poignardée à trente reprises. L'expédition punitive de nuit dans le parc paysager de la cité clôturait une série d'incidents qui avaient émaillé la journée et dont les causes affligent par leur trivialité: apparemment un 'mauvais regard' jeté par un petit frère à un autre et un honneur à restaurer sur fond de rivalités entre quartiers qui selon les dires remonteraient aux années soixante-dix.

Bâtie sur le site des Jeux Olympiques d'Hiver de 1968, La Villeneuve est partagée entre les villes de Grenoble et d'Échirolles, un énorme complexe commercial séparant les deux entités, physiquement très semblables et toutes deux noyées dans les espaces verts. Mais c'est l'ensemble de Grenoble qui aura le plus grand retentissement, tant pour ses ambitions et expérimentations sociales que pour sa contribution des années plus tard à la rhétorique sécuritaire sarkozyste. Si bien qu'elle peut à elle seule synthétiser le devenir des cités françaises, et ce de la façon la plus dramatique puisque de modèle urbanistique révolutionnaire et émancipateur à sa genèse, elle est en quarante ans devenue site de relégation, de violence sociale et d'interventions policières d'une brutalité inouïe. La Galerie de l'Arlequin, ainsi nommée à cause des nappes de couleurs vives structurant ses façades de hauteurs graduées, fut la première à voir le jour au début des années soixante-dix, et l'effet fut immédiat. On a beaucoup parlé de la portée avant-gardiste du projet puisque par ses agencement formels il visait ni plus ni moins à créer des pratiques sociales inédites: brassage des populations de milieux sociaux, d'origines et d'âges variés (les retraités se retrouvant par exemple au centre de la vie urbaine et non plus rejetés à ses marges), esprit communautaire entretenu par une foule d'initiatives et d'équipements collectifs, dont un ahurissant centre audio-visuel d'où émettait une chaîne de télévision locale en plein monopole étatique - la fameuse Vidéogazette, entreprise autonome ultra-politisée qui fera date -, et ce qui semble le plus avoir frappé les esprits à l'époque, des établissements scolaires en statut expérimental où l'accent était mis sur l'autonomie de l'enfant, l'osmose du milieu éducatif et du monde extérieur avec une ouverture totale aux familles (si une maman voulait venir y pousser la chansonnette, elle y était apparemment la bienvenue), l'abolition des rapports d'autorités traditionnels à la base d'un apprentissage contraint, des distinctions entre éducation et loisir, le libre choix donné à l'enfant sur sa propre socialisation... Inutile de dire que tout cela serait dans le contexte réactionnaire actuel inenvisageable, tout comme le serait d'ailleurs le fait d'allouer une superficie démesurée à un parc paysager, de mobiliser des artistes de renom pour agrémenter les espaces publics (les tubes coloristes de Guy de Rougemont) ou les façades du shopping centre (fresques des Malassis et leur critique anti-capitaliste - un comble!) - dont les réalisations se sont plus ou moins volatilisées au gré des entreprises de réhabilitation -, et encore moins de voir un cinéaste de la carrure de Godard, alors intéressé par le potentiel de la vidéo émergente, venir s'y établir (c'est là que Numéro Deux fut tourné en 1975).

Un documentaire de 1973 tiré des archives de l'INA montre bien la prise de possession d'un espace informe et boueux par les nouvelles populations, dont l'école primaire, encore à l'état de labyrinthe de béton vide et investie par ses jeunes élèves en quête d'aventures spatiales. Il est stupéfiant d'y apprendre que l'on pouvait même vouloir quitter Paris pour scolariser ses enfants à La Villeneuve. Les méthodes pédagogiques en vigueur ont en effet séduit certaines couches d'une population culturellement aisée (et la mixité sociale semble y avoir été au tout début une réalité tangible, avec des contrastes de statuts socio-économiques importants), avec cet esprit d'expérimentation à tout va caractéristique de l'après-68. Que penser également de ces festins entre voisins dans les coursives qui rassemblaient autour d'un énorme couscous tout l'étage, ou de ces rencontres 'spontanées' entre mômes et personnes âgées autour d'un impromptu artistique à la Maison de Quartier? Peut-être tout cela était-il d'une naïveté certaine, peut-être aussi le résultat artificiel de stratégies un rien dirigistes de la part des concepteurs, mais le désir profond de connexion était lui bien réel, la conviction que les contacts humains pouvaient reposer sur des rapports authentiques d'échange et de solidarité, de proximité et d'ouverture à l'altérité. Et on a comme un pincement au cœur devant l'enthousiasme béat des nouveaux occupants, convaincus d'être les pionniers d'un ordre social nouveau, tournés vers un futur en plein avènement dans leur cité encore embryonnaire. C'est qu'il n'aura pas fallu longtemps pour que tout se désagrège, et à une vitesse effarante. Un reportage diffusé sur FR3 en octobre 1981 donne le ton: 'Faut-il détruire La Villeneuve?' Hormis le titre sensasionnaliste, le propos y est relativement mesuré et bien informé sur les enjeux urbanistiques du projet, ses ambitions, échecs et réussites, loin des discours formatés qui depuis n'ont eu de cesse de plomber les banlieues. Même si dix ans après sa construction la Galerie de l'Arlequin montre des signes d'usure évidents, elle n'en garde pas moins son allure résolument futuriste et toutes ses couleurs - rouges et terreuses du côté du parc, bleu électrique et vert acide à son envers, jeux chromatiques oblitérés par les rénovations successives - et porte ni plus ni moins les traces d'une communauté vivante et jeune, les aggrégats du temps, hétéroclites et détonants, s'étant greffés à sa perfection moderniste. On est cependant déjà loin de l'optimisme utopique des premiers temps et les expériences personnelles du lieu s'avèrent bien plus mitigées, sur fond d'anxiété sécuritaire et de déclassement social. Face à la détérioration du cadre de vie, les plus avantagés, écœurés que leur beau rêve de société ouverte n'ait pas abouti, avaient déjà entamé leur exode.

Il est tristement ironique de constater que La Villeneuve commençait à atteindre son point d'équilibre à un moment de forte dégradation du climat social - les premières grandes émeutes urbaines de Vaulx-en-Velin et Vénissieux étaient dans toutes les mémoires, le chômage de masse causait toujours plus de ravages dans les classes les plus vulnérables avec pour conséquence quasi automatique des tensions raciales ravivées. Le quartiers des Baladins était en cours d'achèvement de l'autre côté du parc et visait à corriger les erreurs conceptuelles de son prédécesseur: des blocs bas en gradins disposés autour d'esplanades à rampes contraient l'effet de muraille brutaliste de l'Arlequin avec ses montées vertigineuses ultra-densifiées et ses gouffres à courants d'air, et là encore une pléthore d'équipements collectifs et d'interventions artistiques spectaculaires comme la fameuse Place des Géants, où d'immenses créatures désarticulées parsemaient les espaces, avec une main ou un pied surgissant par-ci par-là dans la verdure. Ce penchant pour l'onirisme urbain n'est d'ailleurs pas sans rappeler la Grande Borne d'Émile Aillaud où d'énormes sculptures animalières tentaient de créer de la même façon un univers vaguement surréaliste dont l'enfant aurait été le centre. Mais malgré ces innovations formelles il était sans doute déjà trop tard tant la conjoncture globale s'était assombrie, malgré l'arrivée des socialistes au pouvoir et les espoirs de transformation radicale que ceux-ci ont un temps incarnés. Bâtir des communautés prend du temps et nécessite un déploiement de moyens humains colossaux, a fortiori si ces populations déjà fragilisées sont frappées de plein fouet par les bouleversements d'un monde du travail en pleine mutation. Tout est toujours affaire de choix politiques, et si La Villeneuve a sombré dans les années quatre-vingt, cela resultait largement d'une stratégie politique très claire au niveau local qui n'a fait qu'accélérer sa marginalisation. De même, c'est une faute impardonnable de la gauche que de ne pas avoir voulu prendre la mesure du désastre qui se jouait dans les banlieues, notamment dans ses tentatives de neutralisation et de récupération d'une parole urgente venue de ces quartiers et porteuse de revendications propres - que l'on pense à la Marche pour l'Égalité et contre le Racisme de 1983... J'ignore ce qu'il est advenu de La Villeneuve dans les années qui suivirent, sans doute quelque chose de très ordinaire et visible partout ailleurs, la descente lente et la normalisation insensible d'une cité vivotant entre projets de réhabilitation hâtifs et autres dispositifs de politique de la ville décrétés au gré des gouvernements, avec entre-temps, il est vrai, un classement en zone d'éducation prioritaire - naufrage amer et pathétique d'une vision engagée et militante du savoir.

Depuis quelque temps le débat fait rage sur la forme à donner aux réhabilitations promises dans le cadre d'une convention de rénovation signée avec l'ANRU, entre la municipalité qui défend un projet de désenclavement et de restructuration profonde avec la démolition du 50 Galerie de l'Arlequin et sa fameuse montée, et les habitants regroupés en collectif qui contestent la destruction de logements sociaux. Une prise de parole essentielle qu'ils entendent porter vers les plus hautes instances de l'État et qui marquerait la reprise de contrôle d'un destin commun dans un contexte de relégation et de tensions sociales extrêmes. En juillet 2010, La Villeneuve était en effet le théâtre d'une intervention policière d'une ampleur sans précédent à la suite du braquage d'un casino de la région et de la mort d'un des auteurs lors d'un échange de coups de feu avec la BAC. S'en étaient suivies plusieurs nuits d'affrontements très durs entre jeunes et forces de l'ordre, qui pour regagner le contrôle du quartier avaient fini par déployer un véritable dispositif d'état d'urgence: encerclement concentrique de la cité avec checkpoints aux points d'entrée, fouille systématique des véhicules, assignation à résidence des habitants. Les scènes retransmises par les médias étaient d'une violence incroyable, les troupes d'élite de la police et la gendarmerie carapaçonnées de noir pénétrant dans les immeubles, architecture devenue à force de stigmatisation et de déshumanisation transparente et forçable à merci, comme le faisait en son temps la Brigade 'Z', qui au moment de la guerre d'Algérie s'introduisait dans les bidonvilles autour de Paris pour dévaster les habitations de fortune. L'espace aérien lui-même était circonscrit par un hélicoptère en rotation permanente alors que la nuit les faisceaux de lumière blanche provenant d'énormes projecteurs balayaient les façades multicolores de l'Arlequin. Dans les appartements on y voyait apparemment comme en plein jour, même les volets tirés. Ces images de La Villeneuve restent parmi les plus emblématiques d'un régime à la dérive et c'est à la suite de ces événements que Nicolas Sarkozy prononça son 'discours de Grenoble' de sinistre mémoire, marquant une intensification des politiques sécuritaires avec un ensemble de dispositions visant à la déchéance de nationalité des délinquants d'origine étrangère. Mais c'est surtout sa désignation des Roms (terme générique recouvrant des réalités très diverses, mais on n'allait pas s'embarrasser de ça) comme le nouveau bouc émissaire de choix qui avait semé la consternation. Le 'discours de Grenoble', incarnation radicalisée d'une xénophobie d'État décomplexée et d'une Weltanschauung quasi obsidionale, n'était finalement que le pendant intérieur de celui de Dakar quelques années plus tôt, où l''homme africain' était enjoint de briser la malédiction le soumettant aux cycles de la nature et d'entrer enfin dans l'Histoire.

À la suite de l'émotion soulevée par le drame d'Échirolles, François Hollande s'est rendu sur place à la rencontre des familles des victimes, non sans être interpellé par des habitants bouleversés réclamant autant le droit de vivre en paix que de pouvoir redonner espoir et perspective d'avenir à une jeunesse perdue - car eux aussi étaient 'des Français comme les autres'. Ainsi Manuel Valls, qui était du déplacement, annonçait peu après que La Villeneuve serait classée au nombre des toutes nouvelles zones de sécurité prioritaires, un dispositif technocratique de plus dont on nous dit qu'il mobilisera dans une même synergie tous les acteurs locaux mais dont le volet policier semble d'ores et déjà largement prendre le dessus - mais qu'on se rassure, l'école aura aussi la part belle car cette politique inédite ne saurait se confondre avec les excès répressifs de l'ancien gouvernement! Puis, dans un instant flottant d'instrospection, le ministre de se demander comment on avait pu en arriver là, dans quel état d'abandon on avait laissé ces territoires, et de poursuivre qu'une telle violence interpellait chacun de nous au-delà des questions de ressources matérielles. Interrogation ontologique sur l'essence même d'un système social en chute libre et la brutalité qui le gangrène à tous les niveaux. Peut-être aussi espoir confus d'une véritable transformation humaine et sociétale, comme elle pu être entrevue à La Villeneuve même il y a des années, une vision éclairée dont la gauche à nouveau aux affaires serait bien avisée de s'inspirer. Car ici comme ailleurs, c'est toujours et encore une question de courage politique.

10 September 2012

De Chagrin, de Vent et de Frissons

Centre Commercial Créteil-Soleil

L'ouverture est à elle seule un morceau d'anthologie, présageant le déroulement ininterrompu de scènes hallucinatoires qui constituent le Série Noire d'Alain Corneau: Patrick Dewaere en pardessus beige, engagé dans une gestuelle bizarre à mi-chemin entre arts martiaux et cha cha cha sur la mélodie désuète de Moonlight Fiesta sortant de l'autoradio, planté au milieu d'un terrain vague lugubre environné des silhouettes familières des tours de Créteil. C'était un jour d'hiver désolé, un lundi matin glacial ou une fin d'après-midi chargée d’électricité négative dans cette ville opaque aux lignes tranchantes. Cette lumière, je la connaissais bien, c'était celle des samedis pluvieux passés dans les centres commerciaux de la région, l'un des seuls passe-temps auxquels la famille s'adonnait en collectivité, avec le père ouvrant toujours le petit cortège éclaté et douloureux. Errer sans but particulier dans les galeries marchandes et en ressortir les mains vides pour ensuite aller rendre visite à quelque oncle ou aux deux grand-mères dans les communes voisines, tout cela avait quelque chose d’étrangement angoissant - une expérience à la fois entêtante par la modernité sans concession de ces banlieues et porteuse d’un malaise sournois, tant la tension était palpable à l'intérieur de l'unité familiale dont l'implosion programmée venait de s'amorcer. En fait la nervosité était décelable tant dans notre étouffant quatuor que dans le monde ambiant, l'exaspération lancinante d'un corps social se débattant dans le cauchemar frais d'un pays aux mythes ternis, l’impression constante de se trouver au bord d’un désastre indéfini - une catastrophe écologique ou politique, quelque chose de final et de sanglant. Après tout tant de gigantisme et d’hyperactivité insensés se paieraient un jour au prix fort, un peu comme le prophétise Roland Dubillard dans La Ville-Bidon de Jacques Baratier (1971/75), une attaque acerbe de la corruption institutionnelle à l’œuvre derrière les grandes opérations immobilières des villes nouvelles, lorsqu’à la fin du film la plus grande partie du nouveau Créteil est sortie de terre et que ces 'grandes bites', comme elles sont nommées, semblent déjà vouées à un pourrissement et une désintégration inéluctables. Ces instants solitaires entre flâneries tristes et devoirs familiaux me laissaient prendre la mesure de l’immensité de la banlieue parisienne, invariable dans le défilé de ses noms évoquant aux parents des choses très diverses - la haine, le dégoût, l'envie -, une épaisseur urbaine réconfortante dans l'écrin protecteur qu'elle formait autour de moi.

Dewaere a trouvé en Franck Poupart - "Poupée pour les intimes" - le rôle de sa vie, quatre ans avant son suicide (selon Corneau lui-même, il était hors de question que le film existe sans lui). Dans l’énorme ouvrage que les Cahiers du Cinéma ont consacré à la villle dans ses multiples incarnations à l’écran, Série Noire figure en bonne place dans le chapitre sur la banlieue, un genre cinématographique à lui tout seul s'il en est: célinien - l'adjectif le plus usité pour rendre compte de son atmosphère unique -, terminal de noirceur dans l'exposition de rapports humains ne reposant que sur la tromperie, l'exploitation et la violence, l’absurdité d’existences minables et laminées par une misère généralisé - à ce titre, c'est 'la vieille' (la grande Jeanne Herviale, l'une de ces actrices cantonnées aux rôles mineurs mais inoubliable de dégueulasserie) qui l'emporte haut la main. L'effet dramatique est décuplé par la présence récurrente et frontale des ensembles architecturaux de Créteil sur lesquels le réalisateur avait jeté son dévolu (avec Saint-Maur pour ses rues pavillonaires poisseuses). Il y reviendra d'ailleurs pour Le Choix des Armes deux ans plus tard (1981) avec la scène du braquage de banque tournée en plein Mont-Mesly, ma cité première - tout comme quelques années auparavant l'avait été l'extraordinaire navet Du Mou dans la Gâchette (1967)! La ville était manifestement très prisée des auteurs de polars à portée un peu métaphysique puisque Buffet froid de Bertrand Blier, réalisé à près au même moment, fut filmé dans l'une des tours des Philippines, récemment inaugurées dans le secteur résidentiel du lac. Il est vrai que les nouveaux quartiers environnant les cylindres suspendus de l'hôtel de ville et son terre-plein carrelé d’un immense Vasarely zébré avaient de nuit quelque chose d'uniquement classe et même d'inquiétant quand plongés dans l'obscurité il n'en restait que des petites veilleuses rouges pour signaler leur présence aux avions en descente vers Orly. Dans ses formes audacieusement futuristes, Créteil était comme aucune autre ville contemporaine emblématique de cette forte poussée d’angoisse à l’encontre de la modernité architecturale qui caractérisa l’ensemble des années soixante-dix (voir pour cela le moins cutting edge mais très efficace Peur sur la Ville d'Henri Verneuil (1975), utilisant La Défense et le Front de Seine comme décors urbains, tous deux sites d'une féminité dégradée et méritant châtiment, et pour cela violemment pénétrés par un Belmondo cuirassé dans son rôle de flic incarnant les valeurs sûres et le bon sens à la papa).

C’est donc le nouveau complexe civique de la jeune préfecture qui apparaît à plusieurs reprises lors des sorties frénétiques d’un Franck Poupart en crise, dont la caisse déglinguée vient s'échouer dans les miasmes glacés d'un terrain vague gigantesque: l’hôtel de ville et ses volumes de verre fumé, la Maison de la Culture en forme de colimaçon avec en contrepoint la forteresse aveugle du Centre Commercial Régional ’Créteil Soleil’ (à l’époque le plus grand d’Europe et lieu central du roman de Philippe Di Folco, My Love Supreme), le tout connecté par un réseau d'esplanades et de coursives en faisant une sorte de Brasillia à la française dans le silence et l'immobilité atemporels qui semblent l'avoir irrémédiablement aspirée. Au loin, le Mont-Mesly paraît plus menaçant que jamais, un empilement cyclopéen de volumes cubiques où dominent des effets graphiques alternant le noir et le blanc dans une composition d’ensemble classique de perspectives, de boulevards et de places. Le terrain vague sépare du nouveau centre institutionnel cette cité toute en hauteur, immense projet technocratique des 'Trente Glorieuses' à leur apogée qui ferait presque vieux jeu par son côté collet monté tout droit sorti d'une France gaullienne ultra-paternaliste. On ne savait pas très bien ce que cette étendue informe cachait parce qu’il n’y avait aucun moyen d’y accéder. Dans La Ville-Bidon on en fait un repère de loulous et de filles un peu allumées (Bernadette Lafont en prêtresse des décharges et muse des cités d'urgence), une constellation informe de ferrailleurs, de bidonvilles et de circuits pour rodéos improvisés. Des rangées de pylones électriques parcouraient la steppe qui s’étendait jusqu’à la route nationale et de loin la vue était à couper le souffle, l’ailleurs urbain absolu, la ville-totalité toute droit sortie de quelque imagination démiurgique, Babylone scintillante et irréelle qui tranchait cruellement avec les banlieues pépère habitées par nos grand-mères, ses pavillons de meulière pour petits vieux incontinents, un manque criant de distinction hermétique à toute modernité. La silhouette de Créteil au loin est imprimée au plus profond de mon imaginaire, archétype mental d’une puissance fabuleuse. Lors de mes passages à Paris je scrute toujours l’horizon où elle m'apparaît de façon furtive, brouillée dans les couleurs confuses d'opérations de réhabilitation successives, ayant à jamais perdu la magie visuelle que tous ces cinéastes avaient magnifiquement restituée dans leurs accusations apocalyptiques et invocations poétiques d'une société française désormais condamnée.

L’odyssée funeste de Franck Poupart se déroule à l'extrême fin des années soixante-dix, période marquée par une incertitude croissante face à un chômage de masse aux effets de plus en plus tangibles, la peur panique du déclassement, une crispation des rapports sociaux dans les cités avec un racisme endémique mettant à mal les relations entre communautés, un retournement soudain des uns contre les autres, la guerre de tous contre tous - et la gauche avait encore à prendre le pouvoir, d'où les espoirs faramineux placés dans son avènement. À cet égard, Série Noire se rapproche d’un autre chef-d’œuvre du film noir, britannique celui-ci, dans sa description froide d'une violence sociale sans fond et de la faillite de la civilisation promise: Get Carter de Mike Hodges (1971), situé dans un Newcastle bétonné et partant déjà en sucette, une sale gueule de bois après l’hubris brutaliste des Swinging Sixties. De même Créteil, pétrifée dans sa monumentalité hiératique, marque le point de glaciation irréversible, la mise à nu de la ville dans sa structure essentielle, sa cruauté, son côté irrémédiablement toc malgré l’emphase de son lyrisme formel, son impénétrabilité monolithique, les multiples oppressions inscrites dans sa constitution même, le mensonge fondamental d’un ordre hors de contrôle et voué à se renouveler dans les infinies pauvretés intellectuelles, sexuelles et sociales d’une population exsangue. À l’obsédante présence de la ville vient se superposer une bande originale qui renforce brillamment l’aliénation générale et la rend par sa simplicité d’autant plus insoutenable - un procédé efficacement déployé par Corneau dans plusieurs de ses films: au lieu de compositions inédites des postes de radio débitent sans discontinuer les tubes du hit-parade, variété formatée et stridente venant baigner ces vies rabougries dont l’horreur, loin d’être atténuée par ces bluettes, n’en devient que plus cinglante. D'une Sheila atterrissant de nuit à Kennedy Airport et d'un Gérard Lenorman roucoulant son amour à une Lilas “au goût spécial de framboise“ jusqu'à une Karen Cheryl pleine d’interrogations dans le sobrement nommé Si, c’est, par-delà l’effet accessoirement nostalgique produit par ces chansons à moitié oubliées, le vertige d'un système se révélant dans son absolu cynisme, l’anesthésie maintenue par tous les moyens possibles, l’abrutissement lénifiant trouvé dans la vie des stars. Chez nous, la radio était aussi presque toujours allumée, les grosses périphériques essentiellement - les parents n'auraient rien écouté d'autre, Radio France étant dans son élitisme supposé réservée 'aux riches'. Depuis l’offre s’est diversifiée au-delà de leurs espérances les plus folles: au milieu du salon trône à présent un grand écran plat, d’un noir profond et d’une géométrie implacable, les déferlements satellitaires qui en émanent les maintenant, éternels captifs, dans 'l'émotion vraie', celle de leurs années-bonheur.

20 June 2012

Stinky Toy Town

Il y a quelques années je découvrais l'existence dans un désert de l'Utah des vestiges d'un camp d'expérimentation militaire surnommé 'German Village' [1]. Bâti durant la Seconde Guerre mondiale dans le but de tester les dernières armes de destruction massive mises au point par le complexe militaro-industriel américain (bombes incendiaires et chimiques), Dugway Proving Ground, de son nom officiel, reconstituait grandeur nature des rues entières d'un quartier ouvrier de Berlin dans toute son authenticité architecturale. C'est qu'après des campagnes de bombardements acharnées la capitale du Reich s'avérait étrangement irréductible aux attaques, et semblait même ressurgir plus forte que jamais de ces épreuves. La robustesse et l'ingéniosité structurelle de ses Mietskasernen, ces bâtiments d'habitation massifs d'une opulence toute wilhelminienne et aggrégés en îlots compacts, étaient selon les experts militaires à l'origine de ces échecs répétés: le feu ne s'y propageait que faiblement, ce qui était frustrant après les firestorms effroyablement meurtrières auxquelles Hamburg et tant d'autres avaient déjà succombé. Sans compter le coût en hommes et munitions que Berlin faisait à elle seule subir aux forces alliées. Dans sa précision et son goût du détail poussé au paroxysme (des décorateurs d'Hollywood avaient été mobilisés à cette intention) 'German Village' offrait enfin la possibilité de frapper la métropole en plein cœur, tout devant maximiser l'impact destructeur des bombes, du degré d'humidité du bois de charpente au type de mobilier utilisé. Rien ne fut laissé au hasard et le simulacre de Kiez fut même reconstruit par des forçats du coin plusieurs fois après avoir été calciné, to get it just right. Un 'Japanese Village' y avait aussi été érigé, soumis aux mêmes tests incendiaires, mais vu la nature infiniment plus légère et diaphane de l'architecture traditionnelle niponne on imagine sans mal les méthodes plus expéditives et les résultats plus immédiats.

On s'est beaucoup questionné sur le rôle et les motivations profondes de l'architecte en chef de cet anti-Berlin, son envers de mort: Erich Mendelsohn, l'un des plus brillants modernistes de l'ère Weimar. Beaucoup de ses réalisations survivent à ce jour, de l'Einsteinturm de Potsdam à la Kaufhaus Schocken de Chemnitz, mais on suppose aussi certaines de ses créations berlinoises pulvérisées par les raids dévastateurs, rendus plus terribles encore par sa connaissance intime d'une ville qu'il avait contribué à façonner dans sa modernité radicale - même si sa fameuse Columbushaus de Potsdamer Platz survécut au martyr avant d'être incendiée, puis rasée dans les années cinquante. À la suite de l'arrivée des Nazis au pouvoir, Mendelsohn émigra en Angleterre, entité insulaire notoirement allergique à toute influence continentale - et surtout allemande -, où il laissa (en collaboration avec Serge Chermayeff) un joyau moderniste d'une classe rare: le De La Warr Pavillion de Bexhill on Sea, une station balnéaire pépère sur la Manche. Mais en tant que 'consultant', Mendelsohn œuvrait activement à un projet qui dans ses visées meurtrières (causer le pire carnage dans l'espoir de provoquer un soulèvement populaire contre le régime hitlérien - qui n'advint jamais) frappait exclusivement les quartiers prolétaires de Berlin - dont les enclaves rouges de Wedding et Pankow -, qui par un heureux hasard étaient aussi les plus densément peuplés. Ces Mietskasernen colossales aux lourdes maçonneries ornées et organisées autour de réseaux d'arrière-cours profonds pouvaient, si frappées par les armes adéquates, se transformer instantanément en un maelstrom de feu et d'horreur. C'est ainsi que les magnifiques villas de dignitaires nazis (et leurs occupants) survécurent en masse au carpet bombing allié de la fin de la guerre - les viser eût été 'un gâchis de bombes', de l'aveu même d'un conseiller de Churchill. Ce qui n'empêcha personne de pilonner le zoo et d'y causer une hécatombe.

L'ombre de 'German Village' continue de planer sur nous puisqu'en ces temps de guerre totale menée contre la menace persistante du terrorisme islamiste, l'Empire s'est doté, sur les terriroires de nations amies, d'un réseau d'infrastructures parallèle où le test des technologies de contrôle et de destruction les plus sophistiquées sont mises au service de stratégies ouvertement urbicides dans les pays déclarés ennemis. Là, on frise le gigantisme dans le déploiement de forces armées, de moyens logistiques et de figurants (d'origine arabe par souci de véracité), et de Fort Knox, Kentucky, à Fort Polk, Louisiane, c'est la même logique de parc d'attraction à la Disney qui donne une légitimité toute ludique à la violence d'État dans une débauche d'effets spéciaux (même l'odeur de cadavres brûlés y est synthétiquement recréée) et de clichés orientalistes. Israël n'est elle non plus pas en reste puisque le site de Baladia dans le désert du Néguev s'enorgueillit d'installations d'une authenticité confondante, sorte de ville arabe générique revue et corrigée à la sauce hollywoodienne et reconfigurable à l'infini suivant les nécessités des conflits en cours [2]. Et, suprême ironie, même Berlin-Ouest disposa en son temps de son propre terrain d'entraînement antiguérilla dans le secteur d'occupation britannique, une entreprise certes plus modeste et discrètement enfouie dans les bois, la 'Ruhleben Fighting City', qui comprenait un petit village très sommaire, une cité d'habitation moderne avec sa superette et était curieusement dominée par deux wagons du Berliner U-Bahn perchés sur un monticule de gazon. C'est ici que les tactiques de reprise de contrôle du terrain urbain en Irlande du Nord furent expérimentées, et même la Princesse Anne de passage par là y conduisit un tank. Le complexe militaire est depuis la réunification utilisé par différentes divisions de la police, dont les troupes d'élite des Spezialeinsatzkommandos, et apparemment inapprochable tant la sécurité y est dissuasive.

Mais c'est bien la France, championne toutes catégories du matage des troubles urbains, qui depuis des décennies assoit en douce une autorité et une expertise enviées de tous - et surtout des États-Unis. Car on pourrait croire que la notion de 'conflit de basse intensité' avec tout ce qu'elle implique - abolition des distinctions entre temps de guerre/de paix, combattant ennemi extérieur/population civile locale, état d'urgence permanent - n'est apparue qu'à la faveur des guerres néo-coloniales lancées par l'administration Bush. Et pourtant, cet arsenal doctrinaire était déjà largement existant en France depuis la Guerre Froide, après que l'ex-puissance se fut trouvée confrontée aux risques simultanés d'expansion soviétique et de dislocation impériale. C'est une longue histoire compliquée et sidérante que celle de la 'doctrine de la guerre révolutionnaire' (DGR) [3], dont les politiques d'exception furent pensées et appliquées lors de la guerre d'Algérie, et une fois réimportées en métropole selon l'effet boomerang théorisé par Foucault [4], survécurent sous une forme ou une autre au gré des crises internes et des turbulences extérieures - de Mai 68 aux dangers du terrorisme islamiste en passant par l'explosion des banlieues. Les inflations sécuritaires délirantes de l'ère Sarkozy n'en représentent que le point culminant et rien pour l'instant ne porte à croire que le retour des socialistes aux affaires marquera une quelconque inflexion de la doctrine d'État en la matière, malgré le déferlement de bons sentiments et de déclarations embuées sur les valeurs éternelles de la République. Quoi qu'il en soit c'est bien le renforcement et l'omniprésence du dispositif de contrôle et de quadrillage militaro-policier des quartiers populaires ségrégués, conjugués à la désignation d'un ennemi intérieur - jeune, maghrébin, mâle, essentiellement violent, inassimilable, forcément délinquant donc terroriste en puissance - qui sont au cœur des principes de la contre-subversion en France.

Il n'est donc pas surprenant que tous les 'German Village', 'Fighting City' et Fort Knox du monde soient sur le point de trouver une nouvelle incarnation dans une création bien française. Cette année l'armée doit théoriquement inaugurer un nouveau complexe d'entraînement antiguérilla au CENZUB (Centre d'entraînement aux actions en zone urbaine) du camp de Sissonne (Aisne), avec le village de Jeoffrecourt [5], simulacre d'ensemble urbain comprenant champs de tir, immeubles de grande hauteur et quelques bidonvilles pour compléter l'ambiance misérabiliste. Peut-être cette ville artificielle prendra-t-elle pour modèle la Villeneuve de Grenoble, qui fut en juillet 2010 le théâtre d'interventions policières d'une exceptionnelle violence lors de plusieurs nuits d'émeutes (un jeune du quartier abattu par les forces de l'ordre à la suite d'un braquage foiré). La Galerie de l'Arlequin - toujours cet onirisme évaporé d'un autre temps d'innocence - fut ainsi mise en état de siège dans une opération contre-insurectionnelle digne de l'état d'urgence (lui-même décrété lors des révoltes de 2005 pour la première fois depuis la guerre d'Algérie): déploiement des unités d'élite de la police et de la gendarmerie, bouclage du quartier et fouille systématique des habitants, escadron d'helicoptères tournoyant de nuit, tous projecteurs braqués sur la cité. Les images télévisées étaient spectaculaires et clairement destinées à inspirer la terreur. Mais plus dure encore est la prise de conscience que le cadre le plus intimement familier peut à tout moment basculer dans le Grand-Guignol d'une irréalité orchestrée en haut lieu, que la texture fragile du quotidien n'est rien face à l'infériorisation institutionnalisée des classes subalternes (et racialisées), dans des lieux devenus transparents et pénétrables à merci. Et nul doute que les gesticulations de Jeoffrecourt, si elles ne préconisent pas encore le recours aux bombes, seront riches d'enseignements vite mis en pratique dans de vraies cages d'escaliers, avec de vraies gens pris pour cibles, ou comme les désigne Mathieu Rigouste, 'des espaces et des corps d'exception' [6].

Industrial wasteland, Greenwich, London

 

[1] Mike Davis, Dead Cities (New York: The New Press, 2002), 62-83.

[2] Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010), 183-99.

[3] Une critique implacable des antécédents historiques et de l'intensification contemporaine des politiques sécuritaires en France, ainsi que de la perpétuation des paradigmes de domination coloniaux: Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).

[4] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997).

[5] Rigouste, op. cit.,  283-4.

[6] Ibid., 110.

12 May 2012

Âme câline

Chochotte

Notre école primaire était un havre de paix qui selon ma mère jouissait dans la ville d'une bonne réputation. Car tout comme banlieues nord et sud s'affrontaient dans son imaginaire dans une geste entre ‘gens bien’ et 'zonards', certains secteurs de notre propre cité concentraient à ses yeux toute la lie de la terre. Mais comme d’habitude le hasard avait bien fait les choses en nous parachutant dans un quartier sans problèmes apparents - ce qui vu le degré d'interaction des parents avec le voisinage n'avait rien d'étonnant: "Nous, on se mêle de rien. C'est chacun chez soi" était dans leurs bouches un leitmotiv tenace et sans appel. Ainsi donc cette école bien fréquentée était divisée en deux bâtiments distincts, l'un pour les CP et les sections dites 'de perfectionnement', dont on disait ouvertement qu'elles accueillaient 'tous les fous', et l'autre pour les grandes classes, les deux étant connectés par un préaut où s'effectuait l'appel. Les pavillons aux proportions généreuses étaient entièrement ouverts sur le dehors, soit par des rangées de petites fenêtres rectangulaires enchâssées dans un maillage continu de béton, soit par de hautes verrières à lamelles laissant pénétrer à l’intérieur un maximum de lumière. Ces dernières étaient particulièrement vulnérables et faciles à enfoncer comme le prouvera des années plus tard la dévastation systématique des salles lors d’incursions nocturnes répétées, alors que l'école maternelle en préfabiqué était à son tour incendiée, les aquariums et les œuvres d’art des gosses intégralement cramés dans le sinistre, la douceur de ce petit monde irrémédiablement mise à mal. J'étais un enfant vivace et populaire, toujours entouré d'une bande de filles avec lesquelles nous répétions les chorégraphies vues le week-end chez Guy Lux ou les Carpentiers. Sylvie, Sheila et Cloclo étaient bien sûr nos favoris alors que Polnareff montrant ses fesses à la France, un galure à fleurs sur la tête, était encore ancré dans toutes les mémoires et que David Bowie trouvait en Patrick Juvet un joli clone nettement plus abordable pour nos shows de variétés. La vie était douce pour l'enfant star qui, virevoltant entre bête curieuse étourdissant les instits de son savoir et chéri de ses dames - un Felix Krull des cités - jouissait dans toute l'école d'un statut unique, inclassable, sa primauté érigée en droit absolu et inaliénable.

C'est ainsi que dans cette grande indifférenciation du désir je draguais ouvertement les filles, réussissant en cela l'exploit d'être ‘hétérosexuel’ avant que des cristallisations identitaires ultérieures ne me cantonnent à une catégorie exclusive et hermétique. Je me souviens de l'une d'elle, Corinne, qui à elle seule synthétisait tous les traits de la perfection: de jolies dents blanches bien alignées, des cheveux blonds ondulés et soyeux ainsi qu'un ciré vert pomme à fleurs qui dans ses couleurs sucrées rehaussait sa plasticité de poupée mannequin. Dans la cour de récré je n'avais d'yeux que pour elle et puisqu’en ce temps-là je ne doutais vraiment de rien décidai un jour de le lui faire savoir. C'est que je ne voyais aucune différence entre moi et les beaux gosses, participais des mêmes lois de l'attraction qui régissaient le monde. Un jour je lui fis suivre un billet doux à travers la classe avec 'Corinne je t'aime' inscrit dessus - ce qui la fit pouffer de rire. Je crois qu’elle en savait à mon sujet bien plus que moi, et elle m'ignora royalement le reste de l’année. Puis la rentrée suivante vint Sylvie, qui elle m'attirait pour d'autres raisons: elle avait toujours tout bon. Non seulement scolairement mais toutes ses affaires personnelles étaient du meilleur goût - ses feutres multicolores, sa trousse à stylos, son cartable avec Picsou cousu dessus, que je passais mon temps à mater. Je tannais ma mère pour avoir les mêmes mais, selon un principe étrange qui se démentirait rarement par la suite, finissais toujours avec la honte, les copies toc du supermarché faisant triste mine face aux articles classe de Sylvie. C'était aussi à l'époque la mode des sabots danois, noirs à coutures blanches, que tous les beaux gosses arboraient du bout de leurs guiboles rachitiques. Moi je les avais assortis à un petit short court en éponge, ce qui dans la canicule de 1976 était aussi bath que nécessaire, et surtout devait rendre Lakhdar fou d'amour pour moi quand je lui montrais ma descente de reins. Désireux de dévoiler mon corps aussi à Sylvie, je l’invitais à plusieurs reprises à venir à la piscine le samedi avec mon père - ce qu’elle déclinait invariablement. Était-ce aussi pour l'épater que je décidai un jour d'intégrer 'la bande à Karim'? Cette nébuleuse informelle de mômes était apparemment très redoutée et ne semblait rien faire d’autre que galoper d'un bout à l'autre de la cour en poussant des cris de Sioux. Je me souviens avoir été en tant que nouvelle recrue présenté à Karim, qui ne parut pas très impressionné par le truc qui se dandinait en minaudant devant lui. Je me joignis pour la forme à la queue du peloton, courus deux minutes avec la horde pour ne plus jamais réapparaître.

On sentait bien les choses se durcir à l'extrême fin de la décennie: le sport devenu obligatoire chaque après-midi - je m’obstinais à ne pas me mettre en tenue, résidu d'anciens privilèges qui n’avaient plus cours -, certains garçons se couvrant sur les jambes de poils sombres et fournis - ce qui me dégoûtait - et Sylvie finissant par confier à une copine qu’elle avait ses règles - une seule ne suffisait-elle donc pas? Sylvie faisait décidément tout mieux que les autres! Mon ciel s’obscurcissait densément avant le coup de grâce des années de collège et c’est comme si la société entière avait choisi de sombrer avec moi tant l'atmosphère de la cité s’était détériorée. Le climat de défiance entre communautés était devenu délétère, des rancœurs viscéralement racistes surgissant sans retenue dans les échanges familiaux. L'environnement bâti s'était lui aussi fortement dégradé dans un vandalisme généralisé et obscène, rien ne résistant dans la cité de verre à ces attaques d'une violence inouïe qui m'exposait en retour dans ma vulnérabilité ouverte à tous les abus. Dans ce contexte il devenait périlleux de me promener en short moulant vu les épithètes salées qui commençaient à fuser autour de moi: "Hé, tantouze. Il est où ton mec?". La première fois que j'entendis ce mot de la bouche d'une pétasse nommée Jennifer, j'en fus tétanisé de dégoût, ça sonnait comme 'ventouse', une chose franchement dégueulasse que j’étais censé être devenu. Je pense que cet instant fut inaugural et que rien par la suite n'y survécut... C'est pour cela que j'ai pas mal tremblé en regardant Tomboy de Céline Sciamma, qui nous est venu un an après sa sortie en France et avait été présenté dans la section Panorama de la Berlinale, avec en pendant - coïncidence de la programmation - un film allemand, Romeos, occupé lui aussi par le thème de la trans-identité et situé au tout début de l'âge adulte. Gravitant autour d'une bande d’enfants d’une douzaine d’années, Tomboy se place lui au point précis de basculement où le jeu mouvant des identités, la fantaisie de l'invention personnelle et la polyvalence du désir propres à l'enfance laissent brusquement place à la définition et la nomination univoques, l’espace d’un été vacillant à l’approche d’une rentrée scolaire dont on ne verra rien. C'est un film maigre qui ne s'encombre d'aucun détail qui puisse le faire dévier de sa trajectoire et qui laisse longtemps après sa fin une traînée de fragment solaire.

Dans sa compacité et son économie de moyens maximale Tomboy a pour unique cadre une banlieue indéfinie, assoupie dans le calme estival d'une résidence privée tapie dans la luxuriance de forêts et de plans d'eau - le milieu idéal auquel mes parents aspiraient pour effacer le stigmate de leur jeunesse en HLM. Déjà Naissance des Pieuvres, le premier film de la réalisatrice, se déroulait à Cergy, le modernisme cool de ses villages urbains alangui les soirs d'été dans une poétique de ville nouvelle toute rohmérienne (L'Ami de mon Amie avait été filmé dans les complexes résidentiels flambant neufs et les centres de plaisance de la jeune préfecture). Ça sent partout le neuf, la caméra s’attardant en silence sur les intérieurs, la sensualité des matériaux, et rendant délicieusement tangible la prise de possession d’un nouvel espace dans la torpeur statique des vacances d'été. Après notre déménagement en banlieue lointaine je rêvais d’un nouveau départ incognito loin de la cité, imaginais qu'avec la fin des tourments la normalité de mon enfance serait rétablie sans comprendre que j'en savais déjà beaucoup trop. Et tout comme pour Laure-Michaël c'est la question de mon acceptation par les autres qui s'est immédiatement posée. Lui s'en sort d'ailleurs magistralement au jeu de l'intégration: il n'a aucun problème à être sélectionné dans les équipes de foot, crache par terre, est estimé de ses potes comme le cool cat du gang et épate les filles, avec la petite Lisa s’auto-décrétant chérie en titre dès son arrivée. J'y étais aussi parvenu avec les voisins du dessous, deux super beaux keums qui en jetaient avec leurs fringues classe et aux côtés desquels j'étais fier d'être vu, jusqu'au jour où ceux-ci réalisèrent que leur réputation avait davantage à en souffrir et se détournèrent de moi. Mais dans Tomboy l'ordre de genre savamment construit par Michaël est constamment menacé d'exposition - lorsqu'il est supris dans les bois en train de faire pipi accroupi ou que le zizi en pâte à modeler glissé dans le slip de bain risque à tout moment de se faire la malle -, avec la perspective de la rentrée scolaire prochaine agissant comme facteur majeur d'anxiété, une menace sourde planant sur tout le film derrière les jours ensoleillés comme un bulldozer normalisateur s'avançant implacablement pour tout emporter, et à quelques heures de laquelle l'action s'arrête net. On ne sait pas ce qui s'y passera dans cette école, et c'est sans doute l'un des tours de force de ce film que de présenter des situations d'une violence glaçante dans la douceur aimante du cocon familial, des civilités entre voisins et la sérénité radieuse d'un bel été bruissant.

Sur ce registre c'est bien la scène du port de la robe qui est la plus terrible, rituel conjuratoire d'une précision insoutenable tant la mère, dans le calme méthodique qu'elle y emploie, est déterminée à réinstaurer l'ordre hégémonique, tour à tour empreinte de bienveillance complice envers sa fille ("C'est pour toi que je le fais, ça pouvait pas durer") et d'égard embarrassé pour ses voisines d'immeuble. Et cette robe, un truc bleu immonde à froufrous et manches ballon, l'humiliation ne pouvait être plus cinglante... Ma mère, sa lubie c'était la raie au milieu. Un jour elle m'avait presque baffé avec la photo de classe après s'être aperçue que je m'étais improvisé une raie sur le front qui selon elle me faisait ressembler à une fille alors que les autres garçons arboraient uniformément une frange bien droite. C'était une rage froide, quelque chose de rentré et venant de très loin, tout comme la mère de Michaël-Laure découvrant sa subversion d'identité verse des larmes amères, les mâchoires serrées. Être assimilée aux zonards pour cause de vie en cité est une chose, mais se retrouver avec un garçon-fille passant son temps à faire des grâces devant tout le voisinage en est une autre, manifestement plus dure à encaisser. C'est étrange, cette ambiguïté des mères, animées d'un amour inconditionnel et pourtant terrorisées à l'idée de trahir l'idéal de conformisme familial, de respectabilité vis-à-vis des autres mamans dont on craint le jugement, comme s'il n'existait transgression plus grande que de faire disjoncter les normes de genre et renverser l'ordre symbolique qui régit la reproduction des rôles sociaux. Comme le déclarait avec justesse Céline Sciamma à Libé, les parents, loin de représenter des instances immuables d'autorité et de normalisation, sont eux aussi traversés de questionnements concernant leur identité sexuelle et leur rôle dans l'entité familiale qu'ils ont constituée. Plus tard, la mise à nu de Michaël dans les bois par les membres de la bande est tout aussi impressionnante de sobriété: ici encore aucun déluge d'insultes ou de coups, seuls quelques gestes nets et définitifs suffisent à rétablir le sens et la cohésion de groupe dont la dissolution avait failli être précipitée par la présence d'un corps étrange. Lisa, la petite amoureuse, résume tout à elle seule dans un regard où se mélangent peine, mépris et incompréhension, avant pourtant de refaire surface dans les dernières minutes du film, apparemment apaisée et prête à véritablement connaître son ami-e. Elle lui demande simplement son nom et c'est peut-être ici que se trouve la seule longueur de Tomboy - seulement quelques secondes, mais elles sont cruciales. On se surprend alors à imaginer que le silence tombe précisément là avant toute réponse, que Michaël ne se reconfonde avec Laure puisque maintenant bien au-delà de ça. Que la plongée dans un futur multiple soit totale.