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17 January 2015

Le Pays des Enfants Soleils

La Grande Borne, Grigny

L'un des meurtriers des attentats de Paris était originaire de La Grande Borne de Grigny. Au journal du soir, des images de la cité, ses horribles façades aux motifs criards résultant d'une rénovation bâclée menée dans les années quatre-vingt. C'est que dix ans après son inauguration l'utopie visionnaire n'était plus que l'ombre d'elle-même, ses couleurs intenses et savamment modulées irréversiblement ternies par les infiltrations et la pourriture. Même si des projets de requalification doivent la transformer du tout au tout - désenclavement, dédensification, résidentialisation, tout l'arsenal des politiques urbaines sera mis en œuvre pour sauver ce qui sur place passe sans conteste pour la cité 'la plus ghetto' d'Île-de-France. En tout cas celle où les faits d'armes de chacun sont supposés plus ouf qu'ailleurs.

Il y avait quelque chose d'enfantin et d'onirique dans le concept de départ. Émile Aillaud avait hérité du haut modernisme une vision paternaliste de son rôle de créateur - l'homme de demain modelé par une architecture nouvelle, une condescendance de classe difficilement déguisée en altruisme dans le fait d'offrir aux prolos vides-ordures dernier cri et carrelage marbré. Toutes ces folies parsemées dans les espaces ouverts, les monstres des sables et les fruits géants, le pseudo vernis cosmologique qui donnait à l'ensemble son unité. Comment une réalisation si délicate aurait-elle pu résister à la brutalité entière de ceux qui étaient appelés à en prendre possession? Le démiurge lui-même semblait avoir compris que rien de tout cela ne subsisterait, déglingué comme un rien et recouvert d'inscriptions de merde.

L'assassin de Montrouge et de la Porte de Vincennes a vu cela, il a grandi au milieu. Les bacs à sable remplis des vestiges pathétiques et maculés d'un temps d'innocence déjà si lointain où l'on croyait encore à la magie de l'émerveillement. Les pauvres que l'on avait accumulés là n'avaient pas été changés: ce qui les préoccupait c'était l'humidité qui niquait le papier peint et les invasions de cafards, l'impossibilité à s'extraire d'une cité isolée de tout, la misère qui se répandait comme une lèpre maintenant que les 'gens bien' étaient partis. Nous étions en 1982, c'est-à-dire il y a longtemps, sous le premier gouvernement de gauche qui devait à jamais révolutionner le monde. J'ai tout vu, et peut-être savions-nous cet abandon définitif, peut-être nous étions nous résignés à une violence sans issue.

C'est l'époque où Cabu passait à la télé: en salopette colorée il apprenaît le dessin aux gamins invités sur le plateau. Il chariait souvent Dorothée sur son nez en trompette entre deux dessins animés aux musiques tristes. Celles-ci signalaient le naufrage de l'enfance, la révélation du monde tel qu'il était réellement constitué dans le déchirement d'un voile de fiction qui devait nous en préserver, nous, les petits enfants d'ouvriers souriant sans dents sur les photos de classe. Et si tout cela n'avait été qu'un mensonge, toute cette douceur, ces histoires enchantées d'un monde égal et bienveillant. Un dimanche soir l'école maternelle en préfabriqué fut incendiée, n'en restait au lever du jour qu'une pauvre carcasse noircie à moitié effondrée. On avait commencé à comprendre les règles pipées du jeu social, à vouloir faire payer.

J'avais cru à une ascension infinie, entouré d'adultes aimants et attentifs qui me mèneraient là où mes dons me destinaient naturellement. Jusqu'à ce que le stigmate de la déviance me détourne catastrophiquement de ma trajectoire, forcé de quitter contre mon gré le monde connu, impuissant et fragile face à l'indifférence d'institutions - famille, école - qui ne protégeaient plus contre rien. La découverte d'une violence sociale exercée de toutes parts me fit imploser: le réconfort était ailleurs, dans une culture alternative extérieure à mes origines. Ce sentiment de trahison et d'humiliation en poussa d'autres à trouver légitimité et statut dans les bandes de pairs, des communautés de substitution. Rien ne serait plus désastreux que de croire cette fureur étrangère, comme infligée d'un fantasme d'ailleurs incivilisé.

J'ai peur que l'on n'ait rien appris, que le stigmate ne s'intensifie dans la surenchère sécuritaire. Je pleure le fait que l'on n'ait pu faire mieux, que les aspirations au bonheur collectif portées par La Grande Borne se soient abîmées de façon si tragique, ses allées, places et havres de paix hantés de jeunes hommes qui, la tête basse et le pas lourd, n'ont plus rien à perdre et sont prêts au pire. Que l'on ait osé refuser de voir, dans la permanence d'un ordre de privilèges exorbitants, dans un mépris raciste de classe ancré au plus profond, que l'on ne générait là que rancœur, défiance et désespoir. Il n'y a rien de plus terrifiant que la mort sociale, aucun être humain ne saurait supporter cela. Dans le vide laissé par ses fausses promesses comme ses aveuglements, la République n'aura fait qu'engendrer ses propres monstres.

12 July 2014

A delicate Sense of Terror

Balfron Tower, Poplar

Roughly speaking, my time in Britain was bookended by two particularly virulent spates of Tory viciousness: the first one just before my arrival as I saw the tail end of the great Thatcherite saga in the sheer devastation wreaked on Trafalgar Square during the Poll Tax riots (which a one-night stand of mine had witnessed from his window and found 'fucking hot'); the second bout of severe collective masochism occurred a few years after my self-exfiltration to Germany as the old Eton boys raided the Cabinet in one fell swoop and guided by their new social conscience proceeded to finish off what 'New Labour' had wilfully pursued: the methodical dismantling of whatever was left of the post-war settlement. So, after the humdrum years of Major's premiership (save for the many sex scandals), I collided head-on with the impending Blairite revolution, a world as classless as it would be aspirational, as Islington was propelled centre of the universe, dictating what was right and desirable in matters of taste and lifestyle. After all, had the victory knees-up not been organised at the Royal Festival Hall, with Tony's creatures sashaying around that 'icon' of British modernism, something absolutely unthinkable in the stuffiness of the old regime [1]? But if we were all initially (at least my friends and I) enthralled by Cool Britannia and readily bought into the fiction, not everyone was invited to the party. Under its cuddly pretences, the new Labour government was every bit as obsessed with the 'feral underclass', as it was later to be labelled, inhabiting the inner-cities as its predecessors had been - the actual problem here being located in 'inner' and 'city'. For how could those people, who in the process got vilified as 'Chavs' [2], afflicted with deplorable social habits, appalling diets and the wrong sorts of bodies, enjoy so much space, good design (sometimes) and the convenience of central urban life? I remember the hysteria surrounding the rising danger of the single mum (in other words, the sexually rampant, council housed and benefit sponging working class slag) who became overnight a national hate-figure and the media's favourite punchbag. More crucially for me, it was also a time of good old neo-liberal laissez-faire with a overheated housing market gone bonkers, as ever larger swathes of London became ripe for extensive gentrification - between squalid, substandard accommodation, failed houseshares with arty lesbians, illegally sublet flats on sink estates and sleazy landlords, I can't remember a time when finding a proper home wasn't an all-consuming, anxiety-ridden affair. Finally, it was at Labour's initiative that entire communities in northern England were decimated in a failed bid to regenerate the housing sector, a scheme with a name - 'Housing Market Renewal Pathfinder' - reeking of obfuscation and which might well have been the final rehearsal of what was to come: the all-out attack on the urban poor [3].

I recently came across an article encapsulating the peculiarities of this latest onslaught: the Balfron Tower, Ernő Goldfinger's soaring, rough-cast behemoth in Poplar, a visually arresting Brutalist [4] highrise emblematic of the long gone heydays of municipal pride, is due to be sold off to a private luxury developer after extensive refurbishment. Like most of the housing stock formerly owned by local councils, the block had been handed over to a housing association - Poplar HARCA - which had pledged to carry out essential repairs and upgrading. But I suppose they got a bit overexcited along the way when they realised what kind of asset they were sitting on: the Balfron is indeed a Grade II-listed building within a stone's throw of Canary Wharf, a yuppie's wet dream come true. The writing was clearly on the wall for tenants who started receiving their 'decanting' orders - to use the sinister bureaucratic term currently in vogue - to alternative locations with next to no chance of ever returning. Decanting is a funny thing since people can get carted off to totally unknown places where they have no family ties whatsoever - preferably as far north as possible. This has been standard procedure for quite some time now, from Woodberry Down in Hackney, transformed beyond recognition, to Stratford's Carpenters Estate, a 1960s confection sticking out like a sore thumb in the rash of new condos and upmarket shopping centres acting as gateways to the Olympics sites, and evacuated once opportunistically declared unsalubrious and unsound by the council. Likewise, its inhabitants were offered housing 'choices' all over the country [5] while TV networks managed to snap up the best top floor flats for their live broadcasts - a deal made in heaven for both parties - and missile launchers were being installed atop blocks of flats across East London as pre-emptive defense measures. This can't have lessened the climate of fear and marginalisation deliberately maintained on those 'territories of exception' [6] with both intensive policing and administrative bludgeoning interlocked in the same mechanics of oppression - the loathed 'bedroom tax' and benefit caps, the ever-expanding range of precarious types of tenure which forever removes any chance of a stable life, and the worst violent outcome of all: decanting. The incapacitating effects of material insecurity and the relentless humiliation meted out by the authorities are calculated ploys to annihilate any form of agency, local councils (and in that respect Tower Hamlets seems to have plumbed new depths of inaptitude and cynicism) turning against the very people they are duty-bound to serve. But 'civic' and 'social' having been slurs for nearly two generations now, it is in the power's interest to stifle any form of collective resistance seeing that no community could ever take root on estates with such a high turnover, the buildings being reduced to mere containers sheltering transient, often very vulnerable populations. As always, pitting deprived groups against one another in a context of acute housing shortage works wonders as renewed racial tensions in East London testify. The all-time classic 'Divide to Rule' has never been wielded to such disastrous effects in the social fabric, a 'dog eat dog' worldview that the Tories loftily essentialize as natural order.

 

  Peregrine House, Finsbury

And instrumental in this massive enterprise of unabashed social cleansing, entangled in intricate networks of power as in a spider's web, those without whom this cosy scenario could never have happened: the artists. As the Balfron got emptied for renovation (which, as Poplar HARCA boasted, would be to the highest specifications to attract the most discerning buyers and remain true to Goldfinger's original design), it seemed like a good idea to create a community of sorts to keep the building alive, a temporary motley crew made up of the usual homeless wretches shunted between B&Bs and estates awaiting demolition, the thoroughly exploited legions of 'guardians' employed to ward off undesirables and, at the top of the pecking order, the pioneers who turned this dishevelled part of the East End into London's latest Artist Quarter. It was certainly a win-win deal for everyone: the new owner could rest assured that his property was kept free of squatters (while gaining substantial cultural added value in the process), the council could bask in the glory of nurturing vibrant, diverse communities and a few lucky artists would be granted unhoped for live/work units in a city where it's nigh on impossible to find affordable studio space - their excitement at colonising a 'Brutalist monument to social idealism' with a bit of a rough edge undampened by the prospect of their eventual eviction. Indeed, it would be hard not to gasp at the commanding views, the generous spaces awash with daylight - nothing to do with the pokey meanness of newly-builts - and enough formica and fab wallpaper to give it that vintage authenticity that they crave [7]. Bow Arts, the community art organisation responsible for allocating workspaces, enthuses about this unholy new alliance between the creative classes and the barons of high-end real estate, harping on about the prime role of artists as harbingers of social regeneration. It actually comes as no surprise that such an 'iconic' creation as Balfron Tower should become the hottest address for sophisticated urbanites who after years of willful neglect now regard it as a modern classic and Goldfinger as a semi-god. After all, they'd already been falling all over each other to secure a pad in the Trellick, its architecturally more accomplished, infamous sibling in North Kensington (and dubbed well into the 1980s the 'Tower of Terror'), while the Elephant & Castle's Alexander Fleming House (another Goldfinger commission from a Welfare State at its peak) was being reinvented as 'Metro Central Heights' - best known these days as 'Metrosexual Heights' due to its alluring new classes of residents -, one of the first major conversions of official buildings for luxury puposes with a ludicrous name attached [8]. But, as the lovelies breezily glide along the access decks from art gallery to 'heritage flat', they might pause to muse over the fate of the neighbouring Robin Hood Gardens, a raw concrete, bunker-like double slab by the Smithsons - Swinging London's other glam couple along with Marianne and Mick -, due to be wiped out and replaced with a bog-standard high-rise development which will certainly optimise this piece of prime land in a much more profitable manner. Literally dangling under the nose of Tower Hamlets Town Hall, the irritant might just have been too great.

The artistic recycling of defunct public housing (either earmarked for demolition or decanted to be privately redeveloped) is nothing new. Back in the late nineties I remember seeing art installations on Deptford's Pepys Estate (whose converted Aragon Tower would later be featured in a BBC documentary dramatising clashes between local communities and newcomers in a lavishly produced piece of social porn) and an activist play on one of the blocks at the Stifford Estate in Stepney, the site of a protracted legal battle between Tower Hamlets and tenants, in a last-ditch attempt at averting eviction [9]. But I was young, thought that bringing art to the people was the noblest mission of all and even momentarily dabbled in community-impulsed projects. I would have applauded an initiative such as Bow Arts, convinced of that kind of artistic practices' sheer emancipatory power. Nor do I doubt some of the Balfron artists' genuine engagement with the social upheavals entailed by the mercenary displacement operation which they are, whether they want it or not, the vectors of - as in photographer Simon Terrill's Balfron Project, interacting in a profoundly poetic way with the concept of community and self-representation. But it's hard not to see in this ephemeral colony a helpless pawn being toyed with by hegemonic power/market forces, or worse still, willing executioners of discriminatory policies that they very consciously intend to benefit from. At the Balfron, the whole logic of betrayal, greed and class hatred coudn't be more blatant and barefaced - an in vitro recreation, as it were, of exclusionary processes that had been unfolding 'in real space' over several decades. One needs only remember the meteoric rise of the YBA scene in Shoreditch in the mid-1990s, storming a decaying working class backwater on the edge of the City and engulfing all previous forms of social life - and with it the most notorious gay sex club in the East End, The London Apprentice, a dispossession I would most intensely resent [10]. The fun was short-lived though, as most artists were within a couple of years squeezed further east by rocketing rents with property sharks moving in for the killing, leaving behind those shrewd (and sometimes good) enough to make it onto the international circuit. The same depressing story seems to have ricocheted all the way to Bow via Bethnal Green - too expensive now as even local galleries get priced out. All this brings to mind the prophecy made by Stuart Home in his novel Slow Death nearly twenty years ago [11]. An expert in art terrorist pranks and occult psychogeography, Home tears into the art microcosm, exposing the vanity of a self-serving, up-its-own-arse little clique of dealers and critics. Johnny Aggro, a proud skinhead living in Balfron's immediate neighbour, Fitzgerald House, gets embroiled through one of his posh shags - the multi-purpose Karen Eliot - in a massive operation of manipulation at the expense of a group of art school wankers, including the would-be art world power couple slumming it next door, hellbent on being signed by a major gallery by any means possible. The bozos are even prepared to endure all sorts of humiliations - including a gangbang - to be part of the latest artificially fabricated art movement, the one to end all avant-gardes: New Neoism. Slyly turning power ambitions and intrigues to his advantage, Johnny exacts his own brand of justice, reasserting the continuity and dignity of working class history on his own patch. When the pseuds get gunned down by the police after a failed desecration of William Blake's grave, the skinhead can settle down, safe in a timeless world where people know where they are coming from and stick to their role. The natural order of things, the old East End turned into fetishised fantasy.

 

fast forwardUPDATEfast forward 10.07.14. It's just been reported that a project of performance at Balfron Tower has been thwarted by local residents. The lovelies, emboldened by their sheer presence in the block and mad with excitement, couldn't believe their luck as their High Priestess, Turner Prize star Catherine Yass, announced she would drop a piano off the roof as a sonic experiment ("to look at how sound travels"). In a way I don't blame them: they're still wetting themselves at the thought of moving into a Brutalist icon without having the shit beaten out of them and treat it accordingly as their giant plaything. Sending large objects crashing down from buildings is after all not uncommon in a place like Poplar (it's just not the same crowd, who would certainly end up in deep shit for it) and some good sub-Fluxus subversion is what the locals, a depressing bunch knocking about in cheap, dowdy clothes, absolutely need to join in the fun. This weird fetish for doomed local authority housing and the irrepressible urge to do funny things with it seems pretty widespread as testified by Artangel's recent plan to turn a block on the Heygate Estate into a pyramid prior to its demolition (an installation by Mike Nelson, another former Turner Prize nominee), which has proved similarly controversial amongst former tenants. I'm loath to say this as I consider myself well versed in the issues taken up by contemporary art but the whole thing is nothing but obscene and tacky, another barefaced attempt at wielding power by showing a few beleaguered proles - the kind of people who'll never understand a bloody thing about art, even in their wildest dreams - who's boss now. But some solace may come from the knowledge that this lot won't be so cocky once the nobs start marching in.

 

'Red London

Aragon Tower, Pepys Estate, Deptford

Berlin Biennale 2006, ehem., Jüdische Mädchenschule, Auguststrasse

 

[1] The Festival Hall, the centrepiece and sole survivor of the 1951 Festival of Britain, is a mild, hybrid, unobtrusive version of the international modernism imported into Britain in the thirties. The contrast couldn't be greater with the uncompromising, awe-inspiring concrete starkness of its Brutalist successor. It's doubtful that New Labour, which was 'cool' and modern only within acceptable limits, would have celebrated its accession to power in something as scary, raw and suffocatingly erotic as, say, the nearby (then still unrenovated) Hayward Gallery. No one was ever ready for such a thing, some of its most striking examples having met a violent demise. On the radical novelty of the Brutalist aesthetics and its uniqueness in British architectural history: Katherine Shonfield, Walls Have Feelings. Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000).

[2] To the rescue comes the first Owen: a young man, young man of great eloquence and tremendous talent, a dyed-in-the-wool Marxist who reduced to a stunned silence many a Tory minister on telly. He's one of the few people to stick up for the universally ridiculed 'Chavs' (apart from Julie Burchill, but we don't give a toss) and denounce the in-built classism of the poltico-media complex, albeit with a marked tendency to romanticise the working class as one monolithic, homogeneous entity subjected to a power uniformly exerted from above - as I said, a staunch Marxist. Owen Jones, Chavs: The Demonization of the Working Class (London, New York: Verso, 2011).

[3] Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2012), 83-103.

[4] And in comes the second Owen: the only true defender of British Brutalism - of which not much remains considering the recent wave of destruction, hence the sadly ironic rehabilitation of Balfron Tower in trendy circles - and of the radical political project underpinning it. He doesn't pull any punches when it comes to savaging the built legacy of Blairism, the overblown and in every way fraudulent vacuousness of the architecture it promoted. Brilliant through and through but a bit of a clever dick at times. Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010); A new Kind of Bleak. Journeys through Urban Britain (2012).

[5] Since then, the plans to pull down the Carpenters to redevelop it as a UCL campus have been scrapped. It's worth noting that a group of students occupied the University's main building in Central London in opposition to a 'regeneration' project that went against their own moral principles.

[6] On the contemporary city as the theatre of permanent, low intensity warfare and the re-importation into the heart of the West of technologies of control and subjugation first developed and tested in the Global South's metropolises: Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010).

[7] This quest for an authenticity supposedly to be found in the working class is deeply embedded in all areas of the national psyche - and not least in modern gay sexual culture (but that's another story). This is how traditionally working class neighbouhoods are viewed as the receptacle of a gritty realness by middle-class newcomers, who, from a safe distance and cushioned by privilege, objectify a way of life (and not lifestyle) deemed honestly simple and unspoilt by the artifices of bourgeois culture - and of course detest nothing so much as other gentrifiers taking that very illusion of authencity away from them: Maren Harnack, 'London's Trellick Tower and the pastoral Eye', in Matthew Gandy (ed.), Urban Constellations (Berlin: Jovis, 2011), 127-31.

[8] I do not wish here to poke fun at the preposterous claims to 'ultimate city living' (I'll save that for later), which Berlin - a city hitherto fairly immune to riverside displays of riches (the Spree is a pretty modest affair without the prestige enjoyed by, say, the Thames, the Danube or the Seine) - is now eagerly embracing. Its emblematic, and so far only example of conspicuous luxury is currently going up as part of the awfully misguided Mediaspree project, the removal of a section of the Wall to make way for the tower causing at the time considerable upset amongst Berliners. Once completed, Living Levels (feel the alliterative genius behind it), wedged between the river and a busy thoroughfare, will forlornly be overlooking what amounts to nothing more than a glorified industrial park. As for the Gehry 'icon' set to regenerate the Alexanderplatz, its future looks uncertain amid fears of collapsing U-Bahn tunnels.

[9] As part of the LCC's public art commissioning policy, a sculpture by Henry Moore, Draped Seated Woman, was purchased to embellish the collective spaces of the Stifford. During the disruption caused by the estate's demolition, and probably as no one was watching, 'Old Flo', as she was known to the locals, was herself decanted to a faraway sculpture park where she was restored (her breasts had savagely been spray painted silver!) and well looked after. After a campaign to have her returned to her former London home was launched in 2010, disputes have raged over whether she should stay in public ownership or sold off to the private sector to help finance essential council services.

[10] Catering for the new in-crowd was certainly less troublesome than a bunch of kinky gay men on the loose, as Hackney Council repeatedly threatened to get the place closed down on the grounds that patrons (i.e. consenting adults) were having sex on the premises - a gross intrusion that beggars belief in a city now positioning itself as a major pleasure destination for a mobile, international gay market. It is clear that this was but another abuse of power aimed at controlling a minority through intimidation and infantilisation (grown men were denied the right to enjoy their sexuality just as any form of institutional violence and deception is deemed legitimate to dispose of unwanted communities).

[11] Stuart Home, Slow Death (London: Serpent's Tail, 1996).

05 August 2013

Dirty Boys

Novi Beograd, Blok 62

Fanny Zambrano était fin prête, comme chaque mercredi après-midi, pour sa sortie au supermarché des Cascades. C'était l'étape alimentaire de milieu de semaine pour parer au plus urgent, en attendant la grande virée du samedi matin flanquée du père, muré dans un silence dont elle ne parvenait plus à localiser l'origine, et de ce petit con de Lucas qui venait de redoubler deux classes de suite, ce qui la désolait dans son impuissance face à un système éducatif implacable, ce rouleau compresseur indifférent aux difficultés des gosses de banlieue. Parfois elle profitait de l'occasion pour s'accorder un petit plaisir comme passer chez le coiffeur se refaire une couleur. C'est que les racines qui repoussent sous le blond platine, ça fait pute, comme elle aimait à le répéter quand celles-ci commençaient à devenir trop apparentes, et pour rien au monde n'aurait-elle voulu donner prise aux voisines dont elle ne connaissait que trop le penchant insatiable pour les ragots juteux. C'est qu'elle avait une réputation à défendre, une image à maintenir et qui faisait toute sa fierté dans un monde déclassé qu'elle voyait sombrer toujours un peu plus chaque jour, et elle se targuait d'être unanimement admirée dans cette partie de la cité pour son style impeccable et son instinct unique pour la juste coordination des coloris. "Fanny, elle est super belle, elle pourrait faire Secret Story", roucoulaient à l'envi les sœurs d'Hocine, qui rêvaient de pouvoir elles aussi se payer au marché les mêmes fringues dégriffées tombées du proverbial camion. Aujourd'hui elle avait sorti le grand jeu avec sa robe préférée du moment, la mauve affriolante à strass avec les fines bretelles nouées aux épaules et fendue sur le côté. David trouvait ça un peu too much pour juste aller faire ses courses mais c'était pour cette femme tombée jeune dans le devoir matrimonial l'une des rares occasions de se montrer au monde et revivre un peu, un après-midi de liberté rien qu'à elle entre ses shifts au magasin d'ameublement où les clients à conseiller ne lui laissaient aucun répit et les week-ends claquemurés dans l'appartement avec le père, ce monolithe obscur d'autorité usurpée, effondré devant la télé.

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18 July 2013

Un Vide dans mon Cœur

Chantier du Humboldtforum, Schloßplatz

Je ne sais plus vraiment comment c'est arrivé. J’imagine que le désengagement a été lent, le retrait de l'extérieur progressif dans un désintérêt croissant pour le devenir de cette ville. Le regard insensibilisé ne réussissait plus à tirer quoi que ce soit des espaces, des textures, de tous les détails infimes dont est faite la trame urbaine, tout s'abîmant dans une équivalence diffuse dont je savais que l'avenir, strictement normalisé et planifié selon une trajectoire prédéfinie, ne nous sortirait plus. J'avais longtemps redouté ce sentiment de dégrisement après m'être à l'envi étourdi du mythe de Berlin, de son spectacle constamment remis en scène, son ensorcellement, son érotisme, ses tragédies incroyables et ses destructions titanesques, son esthétique rétro-trash imitée dans toutes ces capitales avides de capter ne serait-ce qu'une étincelle du cool local. Quand je suis venu y vivre certains parlaient déjà, avec l’air las de gens soucieux d’affirmer leur antériorité - et donc l’authenticité de leur expérience - dans une métropole encore vierge de toute mainmise spéculative et du formatage bourgeois d’un Ouest hégémonique, de l’époque depuis longtemps enterrée de l'immense laboratoire de l'après-Wende que par mes choix d’émigration je me maudissais de n'avoir jamais connue. Si seulement mon cœur n'avait pas penché pour Londres, si j'y avais laissé reposer ces vieilles histoires de mecs, si j'avais mieux cerné la portée de ce qui s'y jouait, j'aurais pu moi aussi me prévaloir d'avoir vu et vécu 'ça'. Aujourd'hui la tentation est grande de prendre le même air navré en soupirant devant tout nouvel arrivant, souvent de jeunes Français qui des étoiles plein les yeux ‘se font leur Berlin’, à quel point les choses ont changé, et pire, dans quelle précipitation exponentielle. Je les envie d'en être à ce point amoureux et de s’émerveiller de son étrangeté, de ses noms difficiles à prononcer - de ‘Warschaoueur’ en ‘Kottbousseur’ -, de la liberté vertigineuse du corps lâché dans les rues désertes, des invraisemblables hauteurs de plafond d’appartements palatiaux, de la douceur des soirs d’été dans les parcs peuplés d’amis. Moi non plus je ne m'étais pas remis, lors de ces week-ends en solitaire, de me trouver propulsé dans plusieurs temps à la fois, pris dans une diffraction de mondes contradictoires, grisé par l'anticipation d’initiations neuves et de découvertes sexuelles inenvisageables ailleurs. La ville étant restée dans un état de relative suspension étonnamment longtemps, le processus de reprise en main enclenché ces dernières années au rythme de disparitions emblématiques - du plus localisé avec l'étiolement de la vie nocturne sous le coup d'un embourgeoisement familialiste au plus symbolique dans l'épopée nationale comme la destruction du Palast der Republik - n'en a paru que plus violent dans l’éradication mémorielle de tout ce qui pouvait faire obstacle à la crédibilité d'une capitale rutilante aux prétentions internationales. Car le spectacle a fini tel un cancer par absorber, recracher et nous faire payer au prix fort la création urbaine la plus originale de l’histoire contemporaine.

Il y a dix ans, un opuscule découvert à la faveur d'une petite exposition dans une galerie de Schlesische Strasse avait à lui seul forgé ma vision de cette ville et donné forme à toutes les promesses de renouvellements à venir qu'elle semblait recéler. Spaces of Uncertainty [1] dépouillait Berlin, dont la substance même avait tant de fois été détruite, recréée et recyclée, de toute fixité signifiante dans la glorification de ses espaces sans qualité, ses vides où venaient s'inscrire une infinité de sens et de désirs. Parvenue à ce stade de perturbation visuelle et de désordre, elle ne 'ressemblait plus à rien' et c'est ce manque d'identité univoquement circonscrite qui la rendait multiple - et en cela laissait entrevoir la metropolis du futur - dans son rejet du monumental et du spectaculaire, d'une ligne narrative définitivement cristallisée et d'une quelconque cohérence physique. C'était dans ses lacunes, accidentées et amorphes, que s'écrivaient des histoires flottantes et toujours renouvelées, celles de tous les passés, toutes les origines et sexualités. Champs mouvants d'interactions humaines informelles et de micro-interventions architecturales transitoires, cette constellation de terrains vagues, où la nature reprenait ses droits dans les interstices du bâti, échappaient à l'emprise d'un discours dominant pour devenir le réceptacle vide de tous les possibles, New Babylon makeshift laissant intactes les marques contradictoires et entrechoquées d'une histoire chaotique. Mais l'entreprise de requalification urbaine était entamée depuis longtemps et l'ancien Mitte déjà pétrifié dans une fiction minérale de perfection historique. J'imagine qu'en ces temps exaltés les conceptions les plus radicales se sont opposées sur la forme à donner à la capitale nouvellement réunifiée et qu'une vision frileuse et anachronique (résumée dans l'appellation aussi bureaucratique que funeste de Kritische Rekonstruktion) a fini par s'imposer aux plus hauts sommets des instances décisionnelles [2]. C'est que Berlin devait à nouveau présenter au monde un visage respectable et aisément identifiable, celui-ci devant trouver sa légitimité dans le passé le plus 'irréprochable' incarné dans l'ancien noyau baroque tiré au cordeau et allié à la pureté néo-classique (et forcément sublime) de Schinkel. Il suffit ainsi de se promener dans la Friedrichstadt et voir ce qui se trame autour du Humboldthafen pour mesurer les effets de cette orthodoxie urbanistique dont personne n'a depuis osé dévier: une vision ultra-conservatrice de la ville répétant invariablement un ordre immuable de volumes opaques, un hygiénisme architectural psychorigide au service d'une esthétique générique et sans âme comme en témoignent la série de chancres (des hôtels pour la plupart) agglutinés à la Hauptbahnhof et les deux nouveaux super-ministères venant compléter le secteur gouvernemental, emblématiques à eux seuls (et j'omets le nouveau siège des services secrets à quelques minutes de là, complexe d'un gigantisme sidérant qui ne laisse rien douter de l'ampleur de l'appareil étatique de surveillance) de cette approche totalisante qui n'aurait en rien déplu à Albert Speer.

Terrain vague sur la Spree, Rungestrasse, Mitte

Une nuit d’hiver je marchais vers Neukölln, les feuilles jaunies étaient glissantes dans la rue mal éclairée, comme elles le sont toutes dans cette ville au rayonnement infra-lunaire. J’allais voir ‘Sneaker-NK’, célébrité incontournable d'une certaine obédience de la scène gay fétichiste, une baraque qui dans ses temps morts aimait cabosser des bagnoles désossées à coups de lattes. J’avais un peu peur, je savais que ça allait chauffer pour moi dès mon arrivée et étais réticent à l'idée d'en ressortir comme la première fois le crâne couvert d’ecchymoses. C’est en levant les yeux que je vis que les petites veilleuses rouges qui couronnaient les clochers de cette partie de Kreuzberg - on était là dans les dernières secondes de descente vers les pistes de Tempelhof - étaient toutes éteintes. Chaque nuit elles constellaient le ciel, logées dans les niches de brique comme dans des tabernacles, donnant au quartier une aura légèrement onirique dans cet enchaînement d’églises rougeoyantes. Je compris que c’était fini, qu’une parcelle infime d’enchantement manquerait désormais à la dramaturgie générale avec la mise au rencart de l’aéroport, dont le faisceau de lumière blanche avait lui aussi cessé de balayer l’horizon comme dans un décor de théâtre. Mes nuits à Kreuzberg étaient sur le point de sombrer dans une noirceur bien plus grande encore... Je crois que le démantèlement du Palast der Republik avait commencé à peu près au même moment, point de basculement important dans mon rapport au lieu et abcès ouvert autour duquel une logique d'État réactionnaire et à rebours de toute modernité devait se dérouler implacablement. Quelques années après sa déclaration d'insalubrité due à l'amiante (le whitewashing, comme son corollaire pink, ont ce don inouï de masquer des motifs inavouables sous des fictions confondantes de véracité) jusqu’à sa démolition exorbitante qui devait plomber plus avant les finances déjà catastrophiques du Land (le Palast avait la peau dure et cachait dans ses immenses entrailles d’autres réserves toxiques), l’ancien épicentre de la vie socio-culturelle de Berlin-Est, siège de la Volkskammer et fierté du régime dans sa magnificence plastique, avait connu une excitante, même si très courte, seconde vie [3]. Dépouillé de sa décoration vintage - quelle boutique, boîte ou bar à hipsters n’a pas hérité d’une des centaines de loupiottes de chez Erichs Lampenladen? - l'édifice, évidé de l'intérieur, était réduit à sa plus simple expression structurelle, l'espace gigantesque s'adaptant à volonté à toutes sortes d'installations, performances et mises en scène cutting edge. Inondé pour former un lac intérieur ou transpercé de montagnes artificielles (Louis II de Bavière, proto-Situ échoué dans une époque d'expansion impériale sous l'égide prussienne, aurait certainement admiré ce tour de force), écrin rêvé pour un concert d'Einstürzende Neubauten, le Volkspalast eut un retentissement d'autant plus considérable que ses jours étaient comptés, et fut vite adopté comme un lieu expérimental en osmose intime avec son environnement et perméable à toutes les transformations. Un cœur en reformation permanente, inachevé et d'une nature indéfinie, rien ne pouvait incarner de façon plus brillante une ville par essence 'condamnée au devenir'.

C’est que pendant ce temps œuvrait dans les coulisses du pouvoir un lobby particulièrement puissant, ou tout du moins très bien introduit dans ses hautes sphères, dont l'ambition était de 'redonner sens' au centre historique de Berlin, qui ne pouvait prétendre à son rang de capitale de l'Allemagne réunifiée qu'en réédifiant le palais ancestral de la dynastie des Hohenzollern dynamité par le SED en 1950 et qui, ressuscité sous le nom de 'Humboldtforum' - étrangement bâti 'à l'ancienne' sur seulement trois de ses côtés -, devait abriter les collections muséales jusque là conservées à Dahlem. Sur un plan purement formel l'entreprise était déjà douteuse: de même que l'ignoble confection wilhelminienne du Berliner Dom tassée juste en face, le Stadtschloss, agglomérat de vieilleries hétéroclites et d'un énorme baraquement prussien coiffé d'une coupole, n'était hélas, dans ses prétentions provinciales à la pompe impériale, ni Versailles ni Schönbrunn. Mais c'est évidemment le revanchisme idéologique et le triomphalisme d'une certaine frange de l'Ouest réactionnaire - la fameuse Spießertum qui s'est juré de dénaturer l'esprit de cette ville par tous les moyens - qui sont la raison d'être d'une conception frelatée de l'urbanité qui ne m'inspire rien d'autre qu'une violente exécration. Car la vision que Wilhelm von Boddien, homme bien né à l'origine du projet et visiblement nostalgique d'un ordre politique ayant sombré corps et âme en 1918, et ses amis haut placés nous imposent sans sommation n'est ni plus ni moins que la bunkérisation du centre historique dans un pastiche approximatif suant de fantocherie absolutiste, d'hégémonie militariste et de bellicisme impérialiste [4], sans parler, à l'âge d'une commodification sans limites, de l'atteinte mortelle portée à l'image arm aber sexy - formule retrospectivement malheureuse du maire tournée en ultime argument marketing - de la capitale autoproclamée du cool mondial. Mais plus fondamentalement, un geste aussi manifestement vide, absurde et excluant est, dans son rejet de toute ouverture de sens, l'inverse exact de ce que la modernité berlinoise, faite de réseaux complexes d'histoires et de récits densément texturés, a toujours été. David Harvey a très bien développé ce point: loin d'être une seule question de choix esthétique sans répercussions au-delà de cercles élitistes (et j'ajouterai, loin de n'être qu'une attraction digne de Las Vegas - même avec la caution culturelle - coupée d'un ailleurs alternatif supposé 'réel'), la future présence du Schloss en tant que centre symbolique mobilise tout un imaginaire historique collectif et une politique identitaire qui entrent nécessairement en interaction avec la nervosité actuelle autour de ce qui constitue l'authentique 'berlinité' (et qui est autorisé à s'en réclamer), dans un contexte de tensions résurgentes sur la présence de réfugiés dans certains quartiers (incidemment périphériques [5]) et d'hostilité déclarée aux touristes/hipsters - têtes à claques ou non - dans la poudrière lifestyle qu'est devenu Neukölln. Harvey souligne très justement que la communauté turque, dont la présence déjà ancienne est fondamentalement constitutive de l'identité locale, se trouve totalement ignorée d'une vision dominante dont le récit bétonné de tous côtés et intrinsèquement nationaliste ne lui laisse aucune place [6].

Exposition de soutien aux révoltés de la Place Taksim, Kottbusser Tor, Kreuzberg

Cela fait un certain temps que la mobilisation s'amplifie à Kottbusser Tor, où les habitants des logements sociaux environnants ont cet hiver établi un campement provisoire pour dénoncer les fortes hausses de loyer les affectant et signifiant pour beaucoup un départ forcé, mouvement ponctué de plusieurs manifestations de soutien envers les familles (majoritairement turques) menacées d'expropriation. Les marches les plus récentes appelaient aussi à la solidarité avec les révoltéEs de la Place Taksim en mettant en exergue la coïncidence des combats. Il est intéressant de voir que les insurrections du Parc Gezi ont eu pour point de départ un projet urbanistique autoritairement imposé par le gouvernement AKP, qui consistait en un pastiche revival d'un casernement militaire de l'ère ottomane avec un shopping centre niché à l'intérieur. On ne manquera évidemment pas d'établir un parallèle avec la montagne de chantilly qui nous attend ici, ni de comprendre qu'un ensemble aussi massif aux accès stratégiquement disposés n'est qu'une façon subreptice de contrôler tout espace public ouvert à la contestation - l'abrutissement de la ville marchandisée étouffant toute vélléité révolutionnaire. Il est également clair que le droit à jouir de l'espace collectif est indissociable d'exigences et de besoins politiques fondamentaux, comme les événements ultérieurs et la répression policière qui s'en est suivie l'ont amplement prouvé... À Kreuzberg, Neukölln et au-delà, des communautés discriminées se trouvent en première ligne des évictions dues aux logiques d'un marché immobilier hors de contrôle et aux transformations de la configuration socio-culturelle de Berlin, et c'est leur présence même en son sein qui après plusieurs décennies se trouve remise en cause et occultée dans l'homogénéisation en cours. En circulant sur les coursives du Kreuzberg Zentrum, l'immense muraille dominant la jonction de son modernisme terni, il est frappant de voir à quel point le complexe, dans la multiplicité des commerces et lieux de sociabilité communautaires - turcs, queer -, s'est constitué au fil des années par accrétions successives et a laissé se développer une vie collective foisonnante le long de ses streets in the sky, une allure d'Istanbul transfigurant ce qui n'était au départ qu'un ouvrage de logement de masse technocratique - tout l'inverse de la forteresse impérieuse, lisse et monosémique du Stadtschloss. Les relents impérialistes de cette obturation (et obfuscation) d'une identité multiple allant de pair avec la vampirisation capitaliste de l'espace urbain, c'est en toute logique que le Humboltforum trouve son pendant contemporain dans la gigantesque opération immobilière de Mediaspree, qui depuis la chute du Mur transforme par à-coups aléatoires les abords du fleuve dans l'ancien est industriel. Malgré l'opposition exprimée lors d'un référendum local tenu en 2008 et dont les revendications exigeant la préservation du libre accès aux berges et la restriction des hauteurs de bâtiments n'ont jamais été prises en compte par le Sénat, le projet a récemment connu une accélération certaine avec l'arrivée de global players et le bétonnage systématique de la Mühlenstrasse.

Un simple coup d'œil suffit pour mesurer l'étendue de la désolation promise: entre les mastodontes opaques de l'O2 Arena et de Mercedes-Benz, avec son célèbre logo rotatif surdimensionné nous la rejouant Berlin Icon, se déploie un paysage à serrer la gorge de parkings asphaltés, de parkings à niveaux multiples et d'œuvres d'art de série Z (le syndrome turd on the plaza devrait fonctionner à plein ici pour compenser le manque criant de vision) comme l'infâme nounours multicolore et boursouflé, sorte de Jeff Koons du pauvre, échoué en bord de route. Face à cette dystopie en devenir, on pense nécessairement au prix à payer pour en arriver là: on ne compte plus les hauts lieux de l'avant-garde nocturne dont est faite la légende de cette ville qui ont été éradiqués par l'avancée désordonnée mais implacable de Mediaspree, tout comme ces havres de cultures sexuelles dissidentes (le Schwarzer Kanal, campement de roulottes queer radical éjecté vers Treptow après des années d'errance et Ostgut, ancêtre du Berghain occupant jadis un entrepôt le long des voies ferrées et théâtre de parties orgiaques comme on n'en fait plus - j'aurais au moins connu ça), toutes choses dont on ne s'étonnerait plus à New York mais qui ne semblaient jamais devoir se produire ici: en vertu d'une tradition séditieuse largement vantée, on aurait nécessairement dû y faire les choses autrement, tirer les leçons du passé et inventer un mode de développement inédit. Peine et énergie perdues... Mais l'excitation renaît sporadiquement à la faveur de sursauts d'indignation citoyenne comme celui qui en mars a accompagné la destruction d'un segment de l'East Side Gallery en prélude à la réalisation d'un projet 'de grand standing', une tour savamment tarabiscotée pour faire l'intéressante et fabuleusement nommée 'Living Levels'. Le site internet en exposant les mérites vaut vraiment le détour car ce qui est en jeu ici va bien au-delà d'un logis confortable au bord de l'eau: c'est une transcendance expérientielle, une extase esthétique, un niveau supérieur de conscience seulement accessibles aux quelques privilégiés admis dans ses hauteurs raréfiées - '14 floors surpassing expectations' -, emphase assez exceptionnelle dans la novlangue du luxe immobilier déjà très portée sur le superlatif. L'abus des anglicismes est également une constante, ce qui à arm-aber-sexy Berlin ne fait que renforcer la vacuité délirante de ces promesses d'ultimate lifestyle, et voilà bien longtemps qu'on n'y craint plus le ridicule. Ainsi Upper Eastside sur Unter der Linden, un rien décalé face à la banalité du résultat, et Alexander Parkside, un nouvel ensemble hôtelier haut de gamme qui offre la particularité de n'être environné d'aucun parc... Mais une chose est d'ores et déjà certaine: 'Living Levels', plantée seule dans les matins gris des bords de Spree et sans la vie créative frénétique des plaquettes publicitaires, viendra confimer que dans le domaine du luxe yuppie comme de l'élégance aristocratique, Berlin est et reste fidèle à une exquise vulgarité bien à elle.

Manifestation Anti-Mediaspree, Kreuzberg, June 2010

 

[1] Kenny Cupers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann KG, 2002).

[2] Une excellente analyse des ressorts idéologiques de la Kritische Rekonstruktion, notamment dans le cadre de l'oblitération des vestiges de la RDA et la restauration d'un ordre architectural conservateur reposant sur le mythe d'un âge d'or urbain: Brian Ladd, The Ghosts of Berlin. Confronting German History in the urban Landscape (Chicago, London: The University of Chicago Press, 1997), 47-70.

[3] La littérature consacrée à cette icône du gliz DDR, aux débats agités entourant le traitement politique de son démantèlement et à de possibles alternatives à son remplacement par un palais néo-baroque en plein XXIe siècle est vaste. Citons:
- Anke Kuhrmann, Der Palast der Republik. Geschichte und Bedeutung des Ost-Berliner Parlaments- und Kulturhauses (Petersberg: Michael Imhof Verlag, 2006)
- Amelie Deuflhard, Sophie Krempl-Klieeisen, Philipp Oswalt, Matthias Lilienthal & Harald Müller (eds.), Volkspalast. Zwischen Aktivismus und Kunst (Berlin: Theater der Zeit / Recherchen 30, 2006)
- Philipp Misselwitz, Hans Ulrich Obrist & Philipp Oswalt (eds.), Fun Palace 200X. Der Berliner Schlossplatz. Abriss, Neubau oder grüne Wiese? (Berlin: Martin Schmitz Verlag, 2005). Le parallèle avec le Fun Palace de Cedric Price est central dans ce qu'aurait pu être une vie ultérieure du Palast.
- Anna-Inés Hennet, Die Berliner Schlossplatzdebatte im Spiegel der Presse (Salenstein: Verlaghaus Braun, 2005).

[4] Bien que l'Allemagne n'ait jamais étendu sa domination coloniale aussi largement que les empires français ou britannique, les atrocités commises par l'armée du Kaiser au début du XXe siècle dans le sud-ouest africain n'ont rien à envier à ses rivales. L'association Berlin Postkolonial s'est donnée pour mission la reconnaissance de cet héritage occulté dans les récits dominants de la ville. Elle est à l'initiative d'une campagne, No Humboldt 21!, exigeant l'établissement d'un moratoire sur l'appropriation et la présentation d'œuvres d'art extra-européennes dans les futures galeries ethnologiques du Humboldtforum, concept muséologique qualifié d'eurozentrisch und restaurativ et déployé dans l'épicentre reconstitué de l'ordre impérial et colonial à l'origine de ces spoliations.

[5] Selon un discours extrêmement répandu - et les jeunes Français nouvellement arrivés ici le répercutent très vite - l'énorme bloc géographique situé à l'est du Ring (c'est-à-dire au-delà des nuits fabuleuses de Friedrichshain) s'apparente à un tout indifférencié de Plattenbauten, de tasspés brûlées aux UV et de proles rasés aux tatouages racistes. Sans bien évidemment nier la réalité des violences xénophobes endémiques dans certains quartiers des périphéries de l'est (Lichtenberg et plus particulièrement Hellersdorf, récemment le cadre d'une mobilisation néo-nazie virulente contre un projet d'hébergement d'urgence pour demandeurs d'asile), certaines catégories culturellement privilégiées d'un ouest forcément vertueux - ouvert sur le monde et naturellement tolérant - se sentent exonérées de tout soupçon de discrimination en en rejetant la faute sur un autre 'orientalisé' et déficient. Ce qui rappelle fortement le procès en sexisme et en homophobie constamment intenté par les classes blanches bien pensantes aux populations des banlieues françaises jugées intrinsèquement arriérées et violemment hostiles à toute altérité. Sur l'orientalisation de l'ex-RDA d'après une grille de lecture inspirée d'Edward Said: Paul Cooke, Representing East Germany since Unification. From Colonization to Nostalgia (Oxford, New York: Berg, 2005).

[6] David Harvey, Rebel Cities. From the Right to the City to the urban Revolution (London, New York: Verso, 2012), 106-8.

15 April 2013

Des Enfants tristes et heureux

"The problem is not architecture.
The problem is the reorganization of things which already exist."

(Yona Friedman)

 

Héliogabale - Cité du Mont-Mesly, Créteil

Ce soir-là, la cité semblait inhabituellement déserte le long de la route nationale. Certains blocs étaient déjà condamnés et les alignements évidés autour des esplanades avaient dans la lumière rosée de cet été tardif quelque chose de terriblement poignant. Les couleurs vives de ses origines, les grandes mosaïques animalières, étaient brièvement réapparues intactes, comme des fresques enfouies depuis des siècles et ramenées à la lumière, après le démontage des revêtements successifs et juste avant le premier coup de pelleteuse. C'est ainsi qu'elle avait été imaginée, la Cité des Enfants, en un temps reculé d'innocence et de paternalisme étatique, une utopie onirique devant rompre avec le rationalisme sans âme d'un Modernisme corrompu dans ses principes humanistes. La Grande Borne de Grigny fait depuis quelques années l'objet d'un vaste projet de rénovation qui doit se conclure par le 'désenclavement' de ses secteurs autarciquement tournés vers sa 'Grande Plaine' centrale - une voie de circulation tranchera l'immense pelouse de part en part, nécessitant la destruction de plus de 350 logements - et la 'résidentialisation' de l'ensemble, qui achèvera de fragmenter la composition visionnaire et propice à la dérive (au sens situationniste) en une constellation sub-urbaine de jardinets et de blocs repliés sur eux-mêmes dans le contrôle permanent des allées et venues. Cette visibilité intégrale sera rendue possible par l'installation d'un système de vidéosurveillance, parachevant ce condensé des politiques de réhabilitation urbaine lancées en France ces dernières années. Des incidents ont certes marqué le déroulement des travaux - un chantier fut placé sous contrôle policier après un incendie de matériel -, mais les autorités se disent résolues à mener les transformations à bien malgré les agissements d'une poignée de 'voyous'.

La Villeneuve de Grenoble est également en effervescence à la suite de plans similaires de remodelage de cet ensemble emblématique à plus d'un titre: utopie urbanistique et sociale que l'on venait à ses débuts visiter du monde entier, elle est devenue en quarante ans le symbole de tous les excès sécuritaires de l'État après l'intervention massive de 2010 restée dans toutes les mémoires. La restructuration présente n'étant évidemment pas étrangère à ces événements, on parle là aussi de désenclavement, de segmentation de la masse bâtie et de résidentialisation pour donner 'taille humaine' à cet aggrégat complexe de bâtiments, notamment les montées vertigineuses de la Galerie de l'Arlequin qu'il s'agit de dédensifier par de grandes percées. Mais la mobilisation d'habitants de la cité, contestant une politique municipale plus soucieuse d'effets spectaculaires que de leurs intérêts propres, et d'autant plus coûteuse qu'elle implique la destruction de logements de qualité, fut immédiate. Leur constitution en collectif par des militants de terrain agissant en catalyseurs d'énergies leur a permis d'interpeller les pouvoirs publics et leurs nuées de technocrates et d'être considérés comme des interlocuteurs à part entière, eux les véritables experts du lieu qui, unis, y cultivent un puissant sentiment d'appartenance. À Poissy, c'est la cité de La Coudraie qui devait disparaître dans son intégralité. Perché sur un coteau en périphérie elle était devenue une ville fantôme oubliée de tous et vouée à être rasée pour laisser place à un projet commercial juteux. La municipalité UMP se voyait déjà faire un carton, mais la mobilisation des derniers locataires entrés en résistance eut raison du mépris des politiques en s'alliant à des étudiants en architecture pour proposer un projet alternatif basé sur leurs expériences et aspirations, cheminement tortueux où les rapports de force n'ont cessé de fluctuer mais à l'issue duquel la détermination de quelques unEs a réussi à forcer les institutions au respect [1].

Ce type de mobilisation impliquant les habitants des quartiers populaires dans le processus décisionnel est une chose très nouvelle en France, un pays connu pour l'extrême centralisation de son pouvoir politique et défendant contre vents et marées son idéal d'universalisme républicain omniscient face auquel la notion même de community building, le fait qu'une communauté se donne les moyens d'affirmer sa singularité et d'être entendue, est vu comme une tentative de sécession pure et simple - le 'spectre du communautarisme' provoquant immanquablement des sueurs froides parmi les élites - a fortiori s'il s'agit de populations issues des anciennes colonies, socialement stigmatisées et occupant les territoires d'exception que sont devenues les banlieues, les 'damnés de l'intérieur' comme les nomme Mathieu Rigouste [2]. Dès la fin des années cinquante à New York, Jane Jacobs définit les principes de ce type de bottom-up activism et sauve Greenwich Village, à l'époque un quartier encore socialement très mixte, d'une oblitération certaine [3]. À Londres on a le souvenir des mobilisations grassroots pour arracher Coin Street de l'emprise des promoteurs et enterrer à jamais un projet délirant de Motorway Box qui aurait ravagé une grande partie du centre. À Berlin, cela a pris la forme plus radicale de confrontations entre squatters et police antiémeute (qui se poursuivent depuis avec une intensité variable) et plus récemment de comités de soutien contre les expulsions dans un contexte tendu de gentrification accélérée. Mais à Paris, c'est bien Malraux qui a sauvé le Marais d'une folie corbuséenne imminente et les Halles de Baltard ont malgré quelques actions menées pour leur sauvegarde quand même mordu la poussière.

Si bien qu'on se s'étonnera pas de ce que le pays connaisse un engouement soudain pour le concept anglo-saxon d'empowerment [4], actuellement brandi à tout-va, et notamment par le Ministre délégué à la Ville au moment où le gouvernement socialiste dévoilait son plan d'action pour les banlieues, censé, à la différence des programmes antérieurs, éviter tout 'saupoudrage' en se concentrant sur une intervention forte de l'État dans un nombre de quartiers bien ciblés. Pour l'instant on a surtout retenu les nouvelles Zones de Sécurité Prioritaires tellement vantées par l'Intérieur et dont la nature essentiellement policière est assortie, sans doute pour ne pas effrayer les gens, de toutes sortes de 'volets' travaillant 'en synergie' - socio-éducatif, emploi, justice... Mais ne gâchons pas la fête, l'heure est à la consultation citoyenne et au constat que ces populations, jusqu'alors réduites à l'état de masse indistincte et passive, sont douées d'agency - cette capacité à influer politiquement sur son propre destin comme sur celui de la collectivité, concept également dénué d'équivalent en français, et pour cause. C'est que les politiques de la ville et les nombreux dispositifs mis en place sur le terrain ont toujours émané des sommets de la machine étatique et se sont succédés aussi frénétiquement que les gouvernements, des programmes de développement social des quartiers suivant les premières émeutes en 1981 à la haute voltige intellectuelle du 'Banlieues 89' de Roland Castro, des ZUS, ZRU et autres ZFU à l'opération 'Espoir Banlieues', hochet de Fadela Amara offrant une façade respectable et soft à l'ordre policier sarkozyste. Même Bernard Tapie s'y était collé un temps avant que des affaires plus pressantes ne le rattrapent.

Depuis les émeutes de 2005, il semble pourtant s'opérer en France un renversement sensible où la visibilité accrue de collectifs tels qu'ACLEFEU et le FSQP a permis de porter la parole des quartiers à l'attention des autorités et des médias, et des initiatives resistantes telles que la Coordination Anti-démolition des Quartiers populaires marquent un tournant important dans la conscience d'un pouvoir à saisir face aux organes officiels de rénovation urbaine. C'est qu'en termes de politique de la ville le gouvernement dispose d'outils redoutables pour imposer sa volonté de restructuration sociale par l'urbanisme, et le dernier dispositif en date (l'ANRU créée en 2004 sous Jean-Louis Borloo et dotée d'un budget titanesque) continue de faire la démonstration de sa puissance de feu auprès des communes en quête de financements. Le positionnement idéologique de l'agence publique, en rupture totale avec toute approche sociale de ces territoires (concept honni sous Sarkozy car sans doute pas assez viril), est largement inspiré de tout un arsenal théorique sécuritaire venu des États-Unis et connu en France sous l'euphémisme vaporeux de 'prévention situationnelle' (et tout le lexique abscons qui l'accompagne: 'résidentialisation', 'requalification', etc.), selon lequel les problèmes de criminalité, et donc les stratégies de sécurisation à y opposer, sont uniquement affaire de forme urbaine et d'agencements spatiaux, certains types de lieux (comprendre les cités dans leur proliférations labyrinthiques et le caractère public de leurs espaces) étant intrinsèquement criminogènes. Ce n'est donc pas un hasard si la police est très largement associée au processus de consultation accompagnant chaque projet de réhabilitation, son aval étant devenu incontournable dans toute allocation de crédits [5].

Ce type de déterminisme spatial représente évidemment la limite ultime de l'action de l'État en l'absence de tout projet radical de société et dans la perpétuation des mécanismes de domination et de marginalisation qui lui sont consubstantiels. Ainsi une ville faite d'architectures transparentes et n'offrant aucune résistance au regard inquisiteur, contrôlables et pénétrables à merci par la force policière, est la condition première à la grande entreprise de reprise en main des territoires colonisés de l'intérieur par un pouvoir bourgeois, blanc et patriarcal. Et face aux exigences sécuritaires de l'ANRU, nombre de communes se résignent (ou consentent volontiers, c'est selon) à procéder à des destructions massives de leur parc social sans alternative possible [6], remodelage et requalification allant de pair avec le déplacement et la relégation accrue des populations les moins désirables. Cette logique de reconquête policière et de social engineering perpétue des formes de domination et d'oppression antithétiques à la notion même d'empowerment, qui repose sur la reconnaissance d'une réelle capacité d'action politique et la valorisation de liens sociaux forts sans recourir à l'enfumage idéologique de la mixité sociale [7], qui n'est qu'une façon de fracturer des communautés entières et de les disperser dans un au-delà toujours plus distant, et dont on sait qu'elle se heurte à de très vives résistances de la part des communes les plus aisées, soucieuses de préserver leur entre-soi. Plus fondamentalement, la politique de la ville telle qu'elle est conçue en France depuis le milieu des années 1970 est la traduction dans l'espace urbain de la contre-révolution coloniale et d'un ordre policier intimement liés à la désignation d'un 'ennemi intérieur' racialisé [8] et à l'expansion de la ville néolibérale revanchiste [9].

Nightingale Estate's blowdown, Hackney, 1998

Ça se passait toujours les dimanches après-midi, parfois l'été. La mairie offrait à ses administrés une attraction exceptionnelle, du genre de celles qu'on n'oublie pas, et il y en avait pour tous les goûts: un atelier de maquillage de clowns pour les petits, une buvette bien en vue, des attractions sous le chapiteau avec une actrice de soap en star du jour avant que ne retentisse une sirène digne d'une nuit de Blitz et qu'une grannytriée sur le volet pour venir dire tout le mal qu'elle pensait des monstres qu'on s'apprêtait à abattre, n'appuie enfin sur le détonateur. Une déflagration claquant comme un coup de tonnerre, une déstabilisation presque gracieuse des structures et un énorme cumulus de poussière grise engloutissant les arbres à toute vitesse, l'exécution publique n'avait jamais duré plus de quelques secondes, et l'on restait là, triste et amer devant une obscénité d'une telle fulgurance, humilié de voir le cadre magique de sa propre enfance rabaissé au rang de spectacle au rabais. À Hackney, dans l'East End londonien, ce sont des estates entiers qui dans les années quatre-vingt dix se sont trouvés décimés dans des dynamitages aussi spectaculaires que politiques - la gauche municipale montrait qu'elle reprenait la main, certes avec le couteau sous la gorge puisque d'importantes subventions dépendaient de son inclination à mettre à bas ce qui avait jadis fait sa fierté. À peu près au même moment et non loin de là, à Stepney, Old Flo, la sculpture nomade de Henry Moore, se retrouvait privatisée après la démolition de son cadre architectural d'origine et sa recréation en joli village du Dorset. La destruction de logements sociaux est un acte revanchiste dissimulant des motifs inavouables mais présentés comme une nécessité pour le bien commun. C'est avant tout nier à ces lieux un passé et une densité de vécu, comme s'ils n'avaient jamais été que des abstractions issues de quelque imagination technocratique et dont on peut faire n'importe quoi car peuplés de gens interchangeables aux histoires flottantes, comme ces figurines minuscules à têtes d'épingle égayant les maquettes architecturales.

En Angleterre c'était la deuxième fois depuis la guerre qu'on s'attaquait aussi frontalement aux quartiers ouvriers, tout d'abord lors des slum clearances menées dans l'euphorie d'un Modernisme alors à son apogée, puis dans les vagues récentes de destruction de grands ensembles, ultime expression d'un mépris de classe décomplexé et intensifié durant l'interlude néo-travailliste Blair-Brown, avant les saignées budgétaires actuelles touchant les communautés les plus vulnérables. Avec cette violence propre au néo-libéralisme d'inspiration étasunienne - en France on continue de jouer les saintes-nitouches mais les méthodes sont bien les mêmes - les villes sont restructurées à une vitesse prodigieuse (la transformation pharaonique et l'épuration sociale de Stratford à l'occasion des Jeux Olympiques [10] et la privatisation partielle de centres-villes comme celui de Liverpool) dans une obsession sécuritaire généralisée. C'est en effet la même théorie du Defensible Space qui est à l'origine d'un programme de sécurisation promu par la police, Secured by Design, selon lequel l'éradication de la criminalité (à laquelle l'underclass est évidemment naturellement prédisposée) ne peut passer que par le contrôle spatial - et au Royaume-Uni la tendance semble davantage à la bunkerisation de type carcéral qu'aux perspectives cristallines chères à la sensibilité française. Là aussi, c'est la prévalence de la vidéosurveillance et des technologies d'exclusion qui s'impose de façon quasi systématique, et aucun projet public ou privé ne voit le jour sans être certifié 'Secured by Design' par les autorités [11]. Dans les deux cas le contrôle policier des populations ségréguées est arrivé à son terme dans une restructuration purement utilitaire des cités et la dépossession de tout attachement émotionnel au lieu [12] - the undeserving poor abusant d'un reliquat de Welfare State opposés à ceux qui aspirent à s'extraire de leur condition subalterne pour accéder à l'utopie consumériste. Et pendant ce temps des drones survolent les banlieues de Merseyside après avoir fait leurs preuves en Irak et en Afghanistan [13].

Foucault a théorisé ce phénomène d''effet retour' - boomerang effect - selon lequel les dispositifs de coercition militaire utilisés dans les territoires dominés du Sud global sont redéployés dans les métropoles occidentales dans une logique de conflit de basse intensité permanent où les élites néolibérales au pouvoir assurent leur mainmise sur les populations par la terreur [14]. Dans un climat paranoïaque où tout citoyen est un criminel/contestataire/terroriste en puissance, ce sont les quartiers populaires les plus pauvres et habités en grande majorité par des non-blancs qui sont en première ligne de ce régime d'encerclement et de répression, la destruction méthodique de l'environnement physique ne représentant qu'une facette de ce projet global d'assujetissement [15]. L'annihilation des villes par l'atteinte aux architectures et infrastructures vitales - ou 'urbicide', terme repris notamment par Stephen Graham - est une constante dans les conflits néocoloniaux. Baghdad, totalement restructurée par les forces d'occupation en un système 'cohérent' de secteurs séparés les uns des autres par un dispositif militaire de fortifications et de checkpoints, en est un exemple extrême [16], tout comme les villes palestiniennes où la destruction-reconfiguration de la densité urbaine informe une tactique guerrière d'une efficacité redoutable. Eyal Weizman a montré comment l'armée israélienne a inauguré un mode inédit d'attaque dans les territoires occupés en se frayant un passage à la dynamite à travers les murs et les planchers des habitations, portant la violence meurtrière au plus profond de l'intimité domestique. Les concepts de 'géométrie urbaine inversée' et d''urbanisme par la destruction' servent d'armature théorique à cette stratégie d'invasion et de subjugation [17].

Cette ambition de visibilité intégrale à travers un espace pur dépourvu d'obstacles a mené en 2002, dans le cadre de l'Opération Rempart, à la destruction partielle du camp de Jénine au centre duquel d'immenses espaces furent dégagés et de larges artères creusées pour briser toute volonté de résistance. Cette mise en transparence d'un environnement urbain fait d'accrétions multiples et complexes a pour but de consumer la substance même de la ville arabe, conçue dans l'imaginaire occidental comme un labyrinthe inquiétant, insondable et infesté de dangers, qui doit être contrôlé, rationalisé et embourgeoisé par la force [18] - et à quoi d'autre la politique de la ville à la française aspire-t-elle? Le plus terrifiant est que les autorités militaires israéliennes font dans leurs théorisations largement appel aux idées et pratiques radicales nées de la contestation de la ville capitaliste bourgeoise et des rapports de pouvoir générés par sa forme même: les défenseurs de la Commune de Paris - les insurgés se déplaçaient de la même manière à travers les murailles, initiant une révolution du rapport à l'espace urbain qui inspirera grandement les dérives situationnistes -, Deleuze et Guattari avec leurs concepts d'espaces 'lisses' et 'striés', Gordon Matta-Clark et ses sublimes anarchitectures déstructurées et, dans une ironie accablante, Guy Debord dont les méditations et désorientations psychogéographiques ont posé les bases d'une conception profondément poétique de la ville. Les visions les plus fulgurantes et émancipatrices sont dans cette appropriation sinistre mises au service de la brutalisation, du confinement, de l'élimination de populations désignées comme intrinsèquement inférieures et ennemies. Et la France néocoloniale, sommet de civilisation fort de son passé impérial et de son expertise sécuritaire reconnue dans le monde entier [19], continue de montrer la voie.

 

[1] Michel Kokoreff & Didier Lapeyronnie, Refaire la Cité. L'Avenir des Banlieues (Paris: Éditions du Seuil et la République des Idées, 2013), 97-99.

[2] Mathieu Rigouste, La Domination policière. Une Violence industrielle (Paris: La Fabrique Éditions, 2012). Les mécanismes des politiques de rénovation urbaine y sont examinés dans une perspective globale d'expansion impérialiste de nature néocoloniale. On y voit comment la destruction concertée des quartiers populaires s'inscrit à la jonction de processus historiques majeurs: les stratégies de normalisation sociospatiale menant à la relégation des classes subalternes hors des centres urbains, l'extension de la répression policière à toute forme de contestation menaçant l'ordre dominant (les territoires d'exception des cités servant de laboratoire aux nouvelles techniques de coercition policière) et la carcéralisation généralisée des corps d'exception racialisés (évoquant l'Homo Sacer de Giorgio Agamben).

[3] Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities (New York: Random House, 1961). En une sorte de pendant historique amer, le film de Su Friedrich, Gut Renovation (2012), retrace par le menu la yuppification effrénée du quartier de Williamsburg à Brooklyn et montre une communauté résignée et abasourdie par la force de frappe financière de promoteurs alliés aux pouvoirs politiques locaux, véritable Shock and Awe urbanistique.

[4] Marie-Hélène Bacqué & Carole Biewener, L'Empowerment, une Pratique émancipatrice (Paris: La Découverte, 2013).

[5] Hacène Belmessous, Opération Banlieues. Comment l'État prépare la Guerre urbaine dans les Cités françaises (Paris: La Découverte, 2010), 103-25.

[6] Il a maintes fois été prouvé que l'amélioration du bâti basée sur le recyclage créatif de qualités architecturales existantes était bien moins onéreuse qu'une opération radicale de destruction-reconstruction. Voir le très bel (et sans doute unique) exemple de la Tour Bois-le-Prêtre dans le XVIIe arrondissement de Paris, où la revalorisation du cadre de vie s'est accompagnée d'une consultation de tous les instants de la communauté de locataires, dont la cohésion fut préservée durant les travaux. Cette approche 'douce' insistant sur l'importance du capital humain n'a, on s'en doute, que peu de chance d'impressionner l'ANRU dans son exigence de bruit, de fureur et de gravats. L'exemple parfait de violence étatique par intimidation est fourni par la Cité des Poètes de Pierrefite-sur-Seine, projet visionnaire d'une grande qualité formelle - mais peu apprécié des autorités car trop compliqué à policer - et résumant à lui seul la spirale de déclin et de négligence délibérée qui signera l'arrêt de mort de tant d'autres cités: gâchis écologique, financier et humain, cynisme et impéritie des pouvoirs publics, pouvoirs exorbitants de l'ANRU avec sa prime à la casse, brutalisation des habitants pour accélérer leur départ et mépris complet de toute opposition aux démolitions par l'acharnement procédurier.

[7] "... la politique urbaine contemporaine, fondée sur la localisation et visant la mixité, nous montre comment la -ségrégation (mélange social, dispersion spatiale) est devenue une stratégie spatiale clé de domination politique. Il est impossible de comprendre cette stratégie sans faire référence à ses dimensions coloniales, racialement codées." Stefan Kipfer, 'Ghetto or not ghetto, telle n'est pas la seule question. Quelques remarques sur la 'race', l'espace et l'État à Paris', in Félix Boggio Éwanjé-Épée & Stella Magliani-Belkacem (coord.), Race et Capitalisme (Paris: Éditions Syllepse, 2012), 128. Dans sa lecture croisée de Lefebvre et Fanon, cet essai est particulièrement précieux pour saisir les modes de spatialisation de la racialisation dans le contexte français, et en particulier le caractère essentiellement néocolonial et racialisé des politiques de la ville menées depuis le milieu des années 1970 - l'ANRU et les injonctions perpétuelles à la mixité sociale ne représentant que l'étape ultime de ce processus de normalisation sociospatiale.

[8] Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).

[9] Sur la ville néolibérale revanchiste et le régime de terreur militarisée qu'elle instaure contre ses pauvres: Neil Smith, 'Revanchist City, Revanchist Planet', in BAVO (ed.), Urban Politics Now. Re-imagining Democracy in the Neoliberal City (Rotterdam: NAi Publishers, 2007).

[10] Loin des millions de regards tournés vers les festivités des J.O., Stratford, un quartier ouvrier parmi les plus pauvres de Londres surtout caractérisé par l'extrême chaos visuel de son centre, connaissait à la faveur de l'événement un bouleversement social profond avec des projets de démolition de grande ampleur et le relogement (parfois à des centaines de kilomètres) de la communauté existante - sorte de version architecturale de la Shock Doctrine théorisée par Naomi Klein. C'est ainsi que le Carpenters Estate, cité dressée insolemment en plein milieu du site olympique, vit ses tours vidées sous prétexte d'être inhabitables (avant d'héberger à leurs sommets la BBC pour les retransmissions mondiales) et que d'autres immeubles de cette partie de l'East End eurent des lance-missiles installés sur leurs toits. Ou comment tourner une célébration de la fraternité humaine en sinistre dystopie sécuritaire.

[11] Sur les politiques urbaines, la relégation sociale et l'explosion du tout-sécuritaire en Grande Bretagne: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2012).

[12] Dernier outrage dans le démantèlement méthodique de l'État-providence, le gouvernement Cameron, achevant en beauté l'œuvre de démolition entreprise par Thatcher, vient d'introduire toute une série de coupes claires dans les aides sociales, dont la déjà tristement célèbre bedroom tax qui vise à rentabiliser l'espace habitable au maximum, renforçant ainsi le contrôle et l'humiliation des familles pauvres dans une organisation quasi technocratique de leur vie privée. Ce chantage aux allocs ne fera qu'aggraver la précarité de nombre d'entre elles qui risqueront de perdre leur logement ou les forcer carrément au départ, errance imposée rendant quasi impossibles le développement et la valorisation d'une quelconque idée de communauté - et donc de résistance structurée - dans les cités. Mais comme l'a un jour déclaré celle qu'on s'apprête à enterrer avec tous les honneurs de la nation: "There is no such thing as society."

[13] N'oublions pas qu'en 2007, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l'Intérieur, préconisait sans ciller l'usage des drones pour prévenir tout débordement dans les banlieues - celle-là même qui exaltait le savoir-faire contre-insurrectionnel français lors de la révolution populaire en Tunisie. Sur le début de l'utilisation des drones dans un contexte civil: Rigouste 2012, op. cit., 118-9.

[14] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997). Sur le boomerang effect et la réimportation au coeur de l'Occident de techniques de contrôle développées dans ses territoires colonisés: Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010).

[15] Sur la ville contemporaine reconfigurée par les forces du néolibéralisme sur fond de militarisation et de catastrophe écologique: Lieven De Cauter, The Capsular Civilization. On the City in the Age of Fear (Rotterdam: NAi Publishers, 2004).

[16] Graham, op. cit., 128-31.

[17] "Une brèche ouverte dans le mur qui constitue une frontière physique, visuelle et conceptuelle révèle de nouveaux horizons au pouvoir politique, et fournit du même coup la représentation physique la plus claire qui soit du concept d''état d'exception'." Eyal Weizman, À travers les Murs. L'Architecture de la nouvelle Guerre urbaine (Paris: La Fabrique Éditions, 2008), 69.

[18] Ibid., 60.

[19] Sur la doctrine de la contre-subversion élaborée en France lors des conflits coloniaux et son retentissement mondial, en particulier au sein de l'establishment militaire étasunien: Rigouste 2011, op. cit., 35-7.

08 October 2012

Aux Jardins d'Arlequin

Galerie de l'Arlequin, La Villeneuve, Grenoble

La Villeneuve de Grenoble/Échirolles fait de nouveaux les gros titres suite au meurtre de deux jeunes du quartier, Kevin Noubissi et Sofiane Tabirt, tous deux âgés de 21 ans et amis d'enfance, lors d'un lynchage en règle perpétré par un gang d'une dizaine de personnes armées de couteaux, de manches de pioche et de battes. L'une des victimes aurait même été poignardée à trente reprises. L'expédition punitive de nuit dans le parc paysager de la cité clôturait une série d'incidents qui avaient émaillé la journée et dont les causes affligent par leur trivialité: apparemment un 'mauvais regard' jeté par un petit frère à un autre et un honneur à restaurer sur fond de rivalités entre quartiers qui selon les dires remonteraient aux années soixante-dix.

Bâtie sur le site des Jeux Olympiques d'Hiver de 1968, La Villeneuve est partagée entre les villes de Grenoble et d'Échirolles, un énorme complexe commercial séparant les deux entités, physiquement très semblables et toutes deux noyées dans les espaces verts. Mais c'est l'ensemble de Grenoble qui aura le plus grand retentissement, tant pour ses ambitions et expérimentations sociales que pour sa contribution des années plus tard à la rhétorique sécuritaire sarkozyste. Si bien qu'elle peut à elle seule synthétiser le devenir des cités françaises, et ce de la façon la plus dramatique puisque de modèle urbanistique révolutionnaire et émancipateur à sa genèse, elle est en quarante ans devenue site de relégation, de violence sociale et d'interventions policières d'une brutalité inouïe. La Galerie de l'Arlequin, ainsi nommée à cause des nappes de couleurs vives structurant ses façades de hauteurs graduées, fut la première à voir le jour au début des années soixante-dix, et l'effet fut immédiat. On a beaucoup parlé de la portée avant-gardiste du projet puisque par ses agencement formels il visait ni plus ni moins à créer des pratiques sociales inédites: brassage des populations de milieux sociaux, d'origines et d'âges variés (les retraités se retrouvant par exemple au centre de la vie urbaine et non plus rejetés à ses marges), esprit communautaire entretenu par une foule d'initiatives et d'équipements collectifs, dont un ahurissant centre audio-visuel d'où émettait une chaîne de télévision locale en plein monopole étatique - la fameuse Vidéogazette, entreprise autonome ultra-politisée qui fera date -, et ce qui semble le plus avoir frappé les esprits à l'époque, des établissements scolaires en statut expérimental où l'accent était mis sur l'autonomie de l'enfant, l'osmose du milieu éducatif et du monde extérieur avec une ouverture totale aux familles (si une maman voulait venir y pousser la chansonnette, elle y était apparemment la bienvenue), l'abolition des rapports d'autorités traditionnels à la base d'un apprentissage contraint, des distinctions entre éducation et loisir, le libre choix donné à l'enfant sur sa propre socialisation... Inutile de dire que tout cela serait dans le contexte réactionnaire actuel inenvisageable, tout comme le serait d'ailleurs le fait d'allouer une superficie démesurée à un parc paysager, de mobiliser des artistes de renom pour agrémenter les espaces publics (les tubes coloristes de Guy de Rougemont) ou les façades du shopping centre (fresques des Malassis et leur critique anti-capitaliste - un comble!) - dont les réalisations se sont plus ou moins volatilisées au gré des entreprises de réhabilitation -, et encore moins de voir un cinéaste de la carrure de Godard, alors intéressé par le potentiel de la vidéo émergente, venir s'y établir (c'est là que Numéro Deux fut tourné en 1975).

Un documentaire de 1973 tiré des archives de l'INA montre bien la prise de possession d'un espace informe et boueux par les nouvelles populations, dont l'école primaire, encore à l'état de labyrinthe de béton vide et investie par ses jeunes élèves en quête d'aventures spatiales. Il est stupéfiant d'y apprendre que l'on pouvait même vouloir quitter Paris pour scolariser ses enfants à La Villeneuve. Les méthodes pédagogiques en vigueur ont en effet séduit certaines couches d'une population culturellement aisée (et la mixité sociale semble y avoir été au tout début une réalité tangible, avec des contrastes de statuts socio-économiques importants), avec cet esprit d'expérimentation à tout va caractéristique de l'après-68. Que penser également de ces festins entre voisins dans les coursives qui rassemblaient autour d'un énorme couscous tout l'étage, ou de ces rencontres 'spontanées' entre mômes et personnes âgées autour d'un impromptu artistique à la Maison de Quartier? Peut-être tout cela était-il d'une naïveté certaine, peut-être aussi le résultat artificiel de stratégies un rien dirigistes de la part des concepteurs, mais le désir profond de connexion était lui bien réel, la conviction que les contacts humains pouvaient reposer sur des rapports authentiques d'échange et de solidarité, de proximité et d'ouverture à l'altérité. Et on a comme un pincement au cœur devant l'enthousiasme béat des nouveaux occupants, convaincus d'être les pionniers d'un ordre social nouveau, tournés vers un futur en plein avènement dans leur cité encore embryonnaire. C'est qu'il n'aura pas fallu longtemps pour que tout se désagrège, et à une vitesse effarante. Un reportage diffusé sur FR3 en octobre 1981 donne le ton: 'Faut-il détruire La Villeneuve?' Hormis le titre sensasionnaliste, le propos y est relativement mesuré et bien informé sur les enjeux urbanistiques du projet, ses ambitions, échecs et réussites, loin des discours formatés qui depuis n'ont eu de cesse de plomber les banlieues. Même si dix ans après sa construction la Galerie de l'Arlequin montre des signes d'usure évidents, elle n'en garde pas moins son allure résolument futuriste et toutes ses couleurs - rouges et terreuses du côté du parc, bleu électrique et vert acide à son envers, jeux chromatiques oblitérés par les rénovations successives - et porte ni plus ni moins les traces d'une communauté vivante et jeune, les aggrégats du temps, hétéroclites et détonants, s'étant greffés à sa perfection moderniste. On est cependant déjà loin de l'optimisme utopique des premiers temps et les expériences personnelles du lieu s'avèrent bien plus mitigées, sur fond d'anxiété sécuritaire et de déclassement social. Face à la détérioration du cadre de vie, les plus avantagés, écœurés que leur beau rêve de société ouverte n'ait pas abouti, avaient déjà entamé leur exode.

Il est tristement ironique de constater que La Villeneuve commençait à atteindre son point d'équilibre à un moment de forte dégradation du climat social - les premières grandes émeutes urbaines de Vaulx-en-Velin et Vénissieux étaient dans toutes les mémoires, le chômage de masse causait toujours plus de ravages dans les classes les plus vulnérables avec pour conséquence quasi automatique des tensions raciales ravivées. Le quartiers des Baladins était en cours d'achèvement de l'autre côté du parc et visait à corriger les erreurs conceptuelles de son prédécesseur: des blocs bas en gradins disposés autour d'esplanades à rampes contraient l'effet de muraille brutaliste de l'Arlequin avec ses montées vertigineuses ultra-densifiées et ses gouffres à courants d'air, et là encore une pléthore d'équipements collectifs et d'interventions artistiques spectaculaires comme la fameuse Place des Géants, où d'immenses créatures désarticulées parsemaient les espaces, avec une main ou un pied surgissant par-ci par-là dans la verdure. Ce penchant pour l'onirisme urbain n'est d'ailleurs pas sans rappeler la Grande Borne d'Émile Aillaud où d'énormes sculptures animalières tentaient de créer de la même façon un univers vaguement surréaliste dont l'enfant aurait été le centre. Mais malgré ces innovations formelles il était sans doute déjà trop tard tant la conjoncture globale s'était assombrie, malgré l'arrivée des socialistes au pouvoir et les espoirs de transformation radicale que ceux-ci ont un temps incarnés. Bâtir des communautés prend du temps et nécessite un déploiement de moyens humains colossaux, a fortiori si ces populations déjà fragilisées sont frappées de plein fouet par les bouleversements d'un monde du travail en pleine mutation. Tout est toujours affaire de choix politiques, et si La Villeneuve a sombré dans les années quatre-vingt, cela resultait largement d'une stratégie politique très claire au niveau local qui n'a fait qu'accélérer sa marginalisation. De même, c'est une faute impardonnable de la gauche que de ne pas avoir voulu prendre la mesure du désastre qui se jouait dans les banlieues, notamment dans ses tentatives de neutralisation et de récupération d'une parole urgente venue de ces quartiers et porteuse de revendications propres - que l'on pense à la Marche pour l'Égalité et contre le Racisme de 1983... J'ignore ce qu'il est advenu de La Villeneuve dans les années qui suivirent, sans doute quelque chose de très ordinaire et visible partout ailleurs, la descente lente et la normalisation insensible d'une cité vivotant entre projets de réhabilitation hâtifs et autres dispositifs de politique de la ville décrétés au gré des gouvernements, avec entre-temps, il est vrai, un classement en zone d'éducation prioritaire - naufrage amer et pathétique d'une vision engagée et militante du savoir.

Depuis quelque temps le débat fait rage sur la forme à donner aux réhabilitations promises dans le cadre d'une convention de rénovation signée avec l'ANRU, entre la municipalité qui défend un projet de désenclavement et de restructuration profonde avec la démolition du 50 Galerie de l'Arlequin et sa fameuse montée, et les habitants regroupés en collectif qui contestent la destruction de logements sociaux. Une prise de parole essentielle qu'ils entendent porter vers les plus hautes instances de l'État et qui marquerait la reprise de contrôle d'un destin commun dans un contexte de relégation et de tensions sociales extrêmes. En juillet 2010, La Villeneuve était en effet le théâtre d'une intervention policière d'une ampleur sans précédent à la suite du braquage d'un casino de la région et de la mort d'un des auteurs lors d'un échange de coups de feu avec la BAC. S'en étaient suivies plusieurs nuits d'affrontements très durs entre jeunes et forces de l'ordre, qui pour regagner le contrôle du quartier avaient fini par déployer un véritable dispositif d'état d'urgence: encerclement concentrique de la cité avec checkpoints aux points d'entrée, fouille systématique des véhicules, assignation à résidence des habitants. Les scènes retransmises par les médias étaient d'une violence incroyable, les troupes d'élite de la police et la gendarmerie carapaçonnées de noir pénétrant dans les immeubles, architecture devenue à force de stigmatisation et de déshumanisation transparente et forçable à merci, comme le faisait en son temps la Brigade 'Z', qui au moment de la guerre d'Algérie s'introduisait dans les bidonvilles autour de Paris pour dévaster les habitations de fortune. L'espace aérien lui-même était circonscrit par un hélicoptère en rotation permanente alors que la nuit les faisceaux de lumière blanche provenant d'énormes projecteurs balayaient les façades multicolores de l'Arlequin. Dans les appartements on y voyait apparemment comme en plein jour, même les volets tirés. Ces images de La Villeneuve restent parmi les plus emblématiques d'un régime à la dérive et c'est à la suite de ces événements que Nicolas Sarkozy prononça son 'discours de Grenoble' de sinistre mémoire, marquant une intensification des politiques sécuritaires avec un ensemble de dispositions visant à la déchéance de nationalité des délinquants d'origine étrangère. Mais c'est surtout sa désignation des Roms (terme générique recouvrant des réalités très diverses, mais on n'allait pas s'embarrasser de ça) comme le nouveau bouc émissaire de choix qui avait semé la consternation. Le 'discours de Grenoble', incarnation radicalisée d'une xénophobie d'État décomplexée et d'une Weltanschauung quasi obsidionale, n'était finalement que le pendant intérieur de celui de Dakar quelques années plus tôt, où l''homme africain' était enjoint de briser la malédiction le soumettant aux cycles de la nature et d'entrer enfin dans l'Histoire.

À la suite de l'émotion soulevée par le drame d'Échirolles, François Hollande s'est rendu sur place à la rencontre des familles des victimes, non sans être interpellé par des habitants bouleversés réclamant autant le droit de vivre en paix que de pouvoir redonner espoir et perspective d'avenir à une jeunesse perdue - car eux aussi étaient 'des Français comme les autres'. Ainsi Manuel Valls, qui était du déplacement, annonçait peu après que La Villeneuve serait classée au nombre des toutes nouvelles zones de sécurité prioritaires, un dispositif technocratique de plus dont on nous dit qu'il mobilisera dans une même synergie tous les acteurs locaux mais dont le volet policier semble d'ores et déjà largement prendre le dessus - mais qu'on se rassure, l'école aura aussi la part belle car cette politique inédite ne saurait se confondre avec les excès répressifs de l'ancien gouvernement! Puis, dans un instant flottant d'instrospection, le ministre de se demander comment on avait pu en arriver là, dans quel état d'abandon on avait laissé ces territoires, et de poursuivre qu'une telle violence interpellait chacun de nous au-delà des questions de ressources matérielles. Interrogation ontologique sur l'essence même d'un système social en chute libre et la brutalité qui le gangrène à tous les niveaux. Peut-être aussi espoir confus d'une véritable transformation humaine et sociétale, comme elle pu être entrevue à La Villeneuve même il y a des années, une vision éclairée dont la gauche à nouveau aux affaires serait bien avisée de s'inspirer. Car ici comme ailleurs, c'est toujours et encore une question de courage politique.

10 September 2012

De Chagrin, de Vent et de Frissons

Centre Commercial Créteil-Soleil

L'ouverture est à elle seule un morceau d'anthologie, présageant le déroulement ininterrompu de scènes hallucinatoires qui constituent le Série Noire d'Alain Corneau: Patrick Dewaere en pardessus beige, engagé dans une gestuelle bizarre à mi-chemin entre arts martiaux et cha cha cha sur la mélodie désuète de Moonlight Fiesta sortant de l'autoradio, planté au milieu d'un terrain vague lugubre environné des silhouettes familières des tours de Créteil. C'était un jour d'hiver désolé, un lundi matin glacial ou une fin d'après-midi chargée d’électricité négative dans cette ville opaque aux lignes tranchantes. Cette lumière, je la connaissais bien, c'était celle des samedis pluvieux passés dans les centres commerciaux de la région, l'un des seuls passe-temps auxquels la famille s'adonnait en collectivité, avec le père ouvrant toujours le petit cortège éclaté et douloureux. Errer sans but particulier dans les galeries marchandes et en ressortir les mains vides pour ensuite aller rendre visite à quelque oncle ou aux deux grand-mères dans les communes voisines, tout cela avait quelque chose d’étrangement angoissant - une expérience à la fois entêtante par la modernité sans concession de ces banlieues et porteuse d’un malaise sournois, tant la tension était palpable à l'intérieur de l'unité familiale dont l'implosion programmée venait de s'amorcer. En fait la nervosité était décelable tant dans notre étouffant quatuor que dans le monde ambiant, l'exaspération lancinante d'un corps social se débattant dans le cauchemar frais d'un pays aux mythes ternis, l’impression constante de se trouver au bord d’un désastre indéfini - une catastrophe écologique ou politique, quelque chose de final et de sanglant. Après tout tant de gigantisme et d’hyperactivité insensés se paieraient un jour au prix fort, un peu comme le prophétise Roland Dubillard dans La Ville-Bidon de Jacques Baratier (1971/75), une attaque acerbe de la corruption institutionnelle à l’œuvre derrière les grandes opérations immobilières des villes nouvelles, lorsqu’à la fin du film la plus grande partie du nouveau Créteil est sortie de terre et que ces 'grandes bites', comme elles sont nommées, semblent déjà vouées à un pourrissement et une désintégration inéluctables. Ces instants solitaires entre flâneries tristes et devoirs familiaux me laissaient prendre la mesure de l’immensité de la banlieue parisienne, invariable dans le défilé de ses noms évoquant aux parents des choses très diverses - la haine, le dégoût, l'envie -, une épaisseur urbaine réconfortante dans l'écrin protecteur qu'elle formait autour de moi.

Dewaere a trouvé en Franck Poupart - "Poupée pour les intimes" - le rôle de sa vie, quatre ans avant son suicide (selon Corneau lui-même, il était hors de question que le film existe sans lui). Dans l’énorme ouvrage que les Cahiers du Cinéma ont consacré à la villle dans ses multiples incarnations à l’écran, Série Noire figure en bonne place dans le chapitre sur la banlieue, un genre cinématographique à lui tout seul s'il en est: célinien - l'adjectif le plus usité pour rendre compte de son atmosphère unique -, terminal de noirceur dans l'exposition de rapports humains ne reposant que sur la tromperie, l'exploitation et la violence, l’absurdité d’existences minables et laminées par une misère généralisé - à ce titre, c'est 'la vieille' (la grande Jeanne Herviale, l'une de ces actrices cantonnées aux rôles mineurs mais inoubliable de dégueulasserie) qui l'emporte haut la main. L'effet dramatique est décuplé par la présence récurrente et frontale des ensembles architecturaux de Créteil sur lesquels le réalisateur avait jeté son dévolu (avec Saint-Maur pour ses rues pavillonaires poisseuses). Il y reviendra d'ailleurs pour Le Choix des Armes deux ans plus tard (1981) avec la scène du braquage de banque tournée en plein Mont-Mesly, ma cité première - tout comme quelques années auparavant l'avait été l'extraordinaire navet Du Mou dans la Gâchette (1967)! La ville était manifestement très prisée des auteurs de polars à portée un peu métaphysique puisque Buffet froid de Bertrand Blier, réalisé à près au même moment, fut filmé dans l'une des tours des Philippines, récemment inaugurées dans le secteur résidentiel du lac. Il est vrai que les nouveaux quartiers environnant les cylindres suspendus de l'hôtel de ville et son terre-plein carrelé d’un immense Vasarely zébré avaient de nuit quelque chose d'uniquement classe et même d'inquiétant quand plongés dans l'obscurité il n'en restait que des petites veilleuses rouges pour signaler leur présence aux avions en descente vers Orly. Dans ses formes audacieusement futuristes, Créteil était comme aucune autre ville contemporaine emblématique de cette forte poussée d’angoisse à l’encontre de la modernité architecturale qui caractérisa l’ensemble des années soixante-dix (voir pour cela le moins cutting edge mais très efficace Peur sur la Ville d'Henri Verneuil (1975), utilisant La Défense et le Front de Seine comme décors urbains, tous deux sites d'une féminité dégradée et méritant châtiment, et pour cela violemment pénétrés par un Belmondo cuirassé dans son rôle de flic incarnant les valeurs sûres et le bon sens à la papa).

C’est donc le nouveau complexe civique de la jeune préfecture qui apparaît à plusieurs reprises lors des sorties frénétiques d’un Franck Poupart en crise, dont la caisse déglinguée vient s'échouer dans les miasmes glacés d'un terrain vague gigantesque: l’hôtel de ville et ses volumes de verre fumé, la Maison de la Culture en forme de colimaçon avec en contrepoint la forteresse aveugle du Centre Commercial Régional ’Créteil Soleil’ (à l’époque le plus grand d’Europe et lieu central du roman de Philippe Di Folco, My Love Supreme), le tout connecté par un réseau d'esplanades et de coursives en faisant une sorte de Brasillia à la française dans le silence et l'immobilité atemporels qui semblent l'avoir irrémédiablement aspirée. Au loin, le Mont-Mesly paraît plus menaçant que jamais, un empilement cyclopéen de volumes cubiques où dominent des effets graphiques alternant le noir et le blanc dans une composition d’ensemble classique de perspectives, de boulevards et de places. Le terrain vague sépare du nouveau centre institutionnel cette cité toute en hauteur, immense projet technocratique des 'Trente Glorieuses' à leur apogée qui ferait presque vieux jeu par son côté collet monté tout droit sorti d'une France gaullienne ultra-paternaliste. On ne savait pas très bien ce que cette étendue informe cachait parce qu’il n’y avait aucun moyen d’y accéder. Dans La Ville-Bidon on en fait un repère de loulous et de filles un peu allumées (Bernadette Lafont en prêtresse des décharges et muse des cités d'urgence), une constellation informe de ferrailleurs, de bidonvilles et de circuits pour rodéos improvisés. Des rangées de pylones électriques parcouraient la steppe qui s’étendait jusqu’à la route nationale et de loin la vue était à couper le souffle, l’ailleurs urbain absolu, la ville-totalité toute droit sortie de quelque imagination démiurgique, Babylone scintillante et irréelle qui tranchait cruellement avec les banlieues pépère habitées par nos grand-mères, ses pavillons de meulière pour petits vieux incontinents, un manque criant de distinction hermétique à toute modernité. La silhouette de Créteil au loin est imprimée au plus profond de mon imaginaire, archétype mental d’une puissance fabuleuse. Lors de mes passages à Paris je scrute toujours l’horizon où elle m'apparaît de façon furtive, brouillée dans les couleurs confuses d'opérations de réhabilitation successives, ayant à jamais perdu la magie visuelle que tous ces cinéastes avaient magnifiquement restituée dans leurs accusations apocalyptiques et invocations poétiques d'une société française désormais condamnée.

L’odyssée funeste de Franck Poupart se déroule à l'extrême fin des années soixante-dix, période marquée par une incertitude croissante face à un chômage de masse aux effets de plus en plus tangibles, la peur panique du déclassement, une crispation des rapports sociaux dans les cités avec un racisme endémique mettant à mal les relations entre communautés, un retournement soudain des uns contre les autres, la guerre de tous contre tous - et la gauche avait encore à prendre le pouvoir, d'où les espoirs faramineux placés dans son avènement. À cet égard, Série Noire se rapproche d’un autre chef-d’œuvre du film noir, britannique celui-ci, dans sa description froide d'une violence sociale sans fond et de la faillite de la civilisation promise: Get Carter de Mike Hodges (1971), situé dans un Newcastle bétonné et partant déjà en sucette, une sale gueule de bois après l’hubris brutaliste des Swinging Sixties. De même Créteil, pétrifée dans sa monumentalité hiératique, marque le point de glaciation irréversible, la mise à nu de la ville dans sa structure essentielle, sa cruauté, son côté irrémédiablement toc malgré l’emphase de son lyrisme formel, son impénétrabilité monolithique, les multiples oppressions inscrites dans sa constitution même, le mensonge fondamental d’un ordre hors de contrôle et voué à se renouveler dans les infinies pauvretés intellectuelles, sexuelles et sociales d’une population exsangue. À l’obsédante présence de la ville vient se superposer une bande originale qui renforce brillamment l’aliénation générale et la rend par sa simplicité d’autant plus insoutenable - un procédé efficacement déployé par Corneau dans plusieurs de ses films: au lieu de compositions inédites des postes de radio débitent sans discontinuer les tubes du hit-parade, variété formatée et stridente venant baigner ces vies rabougries dont l’horreur, loin d’être atténuée par ces bluettes, n’en devient que plus cinglante. D'une Sheila atterrissant de nuit à Kennedy Airport et d'un Gérard Lenorman roucoulant son amour à une Lilas “au goût spécial de framboise“ jusqu'à une Karen Cheryl pleine d’interrogations dans le sobrement nommé Si, c’est, par-delà l’effet accessoirement nostalgique produit par ces chansons à moitié oubliées, le vertige d'un système se révélant dans son absolu cynisme, l’anesthésie maintenue par tous les moyens possibles, l’abrutissement lénifiant trouvé dans la vie des stars. Chez nous, la radio était aussi presque toujours allumée, les grosses périphériques essentiellement - les parents n'auraient rien écouté d'autre, Radio France étant dans son élitisme supposé réservée 'aux riches'. Depuis l’offre s’est diversifiée au-delà de leurs espérances les plus folles: au milieu du salon trône à présent un grand écran plat, d’un noir profond et d’une géométrie implacable, les déferlements satellitaires qui en émanent les maintenant, éternels captifs, dans 'l'émotion vraie', celle de leurs années-bonheur.

20 June 2012

Stinky Toy Town

Il y a quelques années je découvrais l'existence dans un désert de l'Utah des vestiges d'un camp d'expérimentation militaire surnommé 'German Village' [1]. Bâti durant la Seconde Guerre mondiale dans le but de tester les dernières armes de destruction massive mises au point par le complexe militaro-industriel américain (bombes incendiaires et chimiques), Dugway Proving Ground, de son nom officiel, reconstituait grandeur nature des rues entières d'un quartier ouvrier de Berlin dans toute son authenticité architecturale. C'est qu'après des campagnes de bombardements acharnées la capitale du Reich s'avérait étrangement irréductible aux attaques, et semblait même ressurgir plus forte que jamais de ces épreuves. La robustesse et l'ingéniosité structurelle de ses Mietskasernen, ces bâtiments d'habitation massifs d'une opulence toute wilhelminienne et aggrégés en îlots compacts, étaient selon les experts militaires à l'origine de ces échecs répétés: le feu ne s'y propageait que faiblement, ce qui était frustrant après les firestorms effroyablement meurtrières auxquelles Hamburg et tant d'autres avaient déjà succombé. Sans compter le coût en hommes et munitions que Berlin faisait à elle seule subir aux forces alliées. Dans sa précision et son goût du détail poussé au paroxysme (des décorateurs d'Hollywood avaient été mobilisés à cette intention) 'German Village' offrait enfin la possibilité de frapper la métropole en plein cœur, tout devant maximiser l'impact destructeur des bombes, du degré d'humidité du bois de charpente au type de mobilier utilisé. Rien ne fut laissé au hasard et le simulacre de Kiez fut même reconstruit par des forçats du coin plusieurs fois après avoir été calciné, to get it just right. Un 'Japanese Village' y avait aussi été érigé, soumis aux mêmes tests incendiaires, mais vu la nature infiniment plus légère et diaphane de l'architecture traditionnelle niponne on imagine sans mal les méthodes plus expéditives et les résultats plus immédiats.

On s'est beaucoup questionné sur le rôle et les motivations profondes de l'architecte en chef de cet anti-Berlin, son envers de mort: Erich Mendelsohn, l'un des plus brillants modernistes de l'ère Weimar. Beaucoup de ses réalisations survivent à ce jour, de l'Einsteinturm de Potsdam à la Kaufhaus Schocken de Chemnitz, mais on suppose aussi certaines de ses créations berlinoises pulvérisées par les raids dévastateurs, rendus plus terribles encore par sa connaissance intime d'une ville qu'il avait contribué à façonner dans sa modernité radicale - même si sa fameuse Columbushaus de Potsdamer Platz survécut au martyr avant d'être incendiée, puis rasée dans les années cinquante. À la suite de l'arrivée des Nazis au pouvoir, Mendelsohn émigra en Angleterre, entité insulaire notoirement allergique à toute influence continentale - et surtout allemande -, où il laissa (en collaboration avec Serge Chermayeff) un joyau moderniste d'une classe rare: le De La Warr Pavillion de Bexhill on Sea, une station balnéaire pépère sur la Manche. Mais en tant que 'consultant', Mendelsohn œuvrait activement à un projet qui dans ses visées meurtrières (causer le pire carnage dans l'espoir de provoquer un soulèvement populaire contre le régime hitlérien - qui n'advint jamais) frappait exclusivement les quartiers prolétaires de Berlin - dont les enclaves rouges de Wedding et Pankow -, qui par un heureux hasard étaient aussi les plus densément peuplés. Ces Mietskasernen colossales aux lourdes maçonneries ornées et organisées autour de réseaux d'arrière-cours profonds pouvaient, si frappées par les armes adéquates, se transformer instantanément en un maelstrom de feu et d'horreur. C'est ainsi que les magnifiques villas de dignitaires nazis (et leurs occupants) survécurent en masse au carpet bombing allié de la fin de la guerre - les viser eût été 'un gâchis de bombes', de l'aveu même d'un conseiller de Churchill. Ce qui n'empêcha personne de pilonner le zoo et d'y causer une hécatombe.

L'ombre de 'German Village' continue de planer sur nous puisqu'en ces temps de guerre totale menée contre la menace persistante du terrorisme islamiste, l'Empire s'est doté, sur les terriroires de nations amies, d'un réseau d'infrastructures parallèle où le test des technologies de contrôle et de destruction les plus sophistiquées sont mises au service de stratégies ouvertement urbicides dans les pays déclarés ennemis. Là, on frise le gigantisme dans le déploiement de forces armées, de moyens logistiques et de figurants (d'origine arabe par souci de véracité), et de Fort Knox, Kentucky, à Fort Polk, Louisiane, c'est la même logique de parc d'attraction à la Disney qui donne une légitimité toute ludique à la violence d'État dans une débauche d'effets spéciaux (même l'odeur de cadavres brûlés y est synthétiquement recréée) et de clichés orientalistes. Israël n'est elle non plus pas en reste puisque le site de Baladia dans le désert du Néguev s'enorgueillit d'installations d'une authenticité confondante, sorte de ville arabe générique revue et corrigée à la sauce hollywoodienne et reconfigurable à l'infini suivant les nécessités des conflits en cours [2]. Et, suprême ironie, même Berlin-Ouest disposa en son temps de son propre terrain d'entraînement antiguérilla dans le secteur d'occupation britannique, une entreprise certes plus modeste et discrètement enfouie dans les bois, la 'Ruhleben Fighting City', qui comprenait un petit village très sommaire, une cité d'habitation moderne avec sa superette et était curieusement dominée par deux wagons du Berliner U-Bahn perchés sur un monticule de gazon. C'est ici que les tactiques de reprise de contrôle du terrain urbain en Irlande du Nord furent expérimentées, et même la Princesse Anne de passage par là y conduisit un tank. Le complexe militaire est depuis la réunification utilisé par différentes divisions de la police, dont les troupes d'élite des Spezialeinsatzkommandos, et apparemment inapprochable tant la sécurité y est dissuasive.

Mais c'est bien la France, championne toutes catégories du matage des troubles urbains, qui depuis des décennies assoit en douce une autorité et une expertise enviées de tous - et surtout des États-Unis. Car on pourrait croire que la notion de 'conflit de basse intensité' avec tout ce qu'elle implique - abolition des distinctions entre temps de guerre/de paix, combattant ennemi extérieur/population civile locale, état d'urgence permanent - n'est apparue qu'à la faveur des guerres néo-coloniales lancées par l'administration Bush. Et pourtant, cet arsenal doctrinaire était déjà largement existant en France depuis la Guerre Froide, après que l'ex-puissance se fut trouvée confrontée aux risques simultanés d'expansion soviétique et de dislocation impériale. C'est une longue histoire compliquée et sidérante que celle de la 'doctrine de la guerre révolutionnaire' (DGR) [3], dont les politiques d'exception furent pensées et appliquées lors de la guerre d'Algérie, et une fois réimportées en métropole selon l'effet boomerang théorisé par Foucault [4], survécurent sous une forme ou une autre au gré des crises internes et des turbulences extérieures - de Mai 68 aux dangers du terrorisme islamiste en passant par l'explosion des banlieues. Les inflations sécuritaires délirantes de l'ère Sarkozy n'en représentent que le point culminant et rien pour l'instant ne porte à croire que le retour des socialistes aux affaires marquera une quelconque inflexion de la doctrine d'État en la matière, malgré le déferlement de bons sentiments et de déclarations embuées sur les valeurs éternelles de la République. Quoi qu'il en soit c'est bien le renforcement et l'omniprésence du dispositif de contrôle et de quadrillage militaro-policier des quartiers populaires ségrégués, conjugués à la désignation d'un ennemi intérieur - jeune, maghrébin, mâle, essentiellement violent, inassimilable, forcément délinquant donc terroriste en puissance - qui sont au cœur des principes de la contre-subversion en France.

Il n'est donc pas surprenant que tous les 'German Village', 'Fighting City' et Fort Knox du monde soient sur le point de trouver une nouvelle incarnation dans une création bien française. Cette année l'armée doit théoriquement inaugurer un nouveau complexe d'entraînement antiguérilla au CENZUB (Centre d'entraînement aux actions en zone urbaine) du camp de Sissonne (Aisne), avec le village de Jeoffrecourt [5], simulacre d'ensemble urbain comprenant champs de tir, immeubles de grande hauteur et quelques bidonvilles pour compléter l'ambiance misérabiliste. Peut-être cette ville artificielle prendra-t-elle pour modèle la Villeneuve de Grenoble, qui fut en juillet 2010 le théâtre d'interventions policières d'une exceptionnelle violence lors de plusieurs nuits d'émeutes (un jeune du quartier abattu par les forces de l'ordre à la suite d'un braquage foiré). La Galerie de l'Arlequin - toujours cet onirisme évaporé d'un autre temps d'innocence - fut ainsi mise en état de siège dans une opération contre-insurectionnelle digne de l'état d'urgence (lui-même décrété lors des révoltes de 2005 pour la première fois depuis la guerre d'Algérie): déploiement des unités d'élite de la police et de la gendarmerie, bouclage du quartier et fouille systématique des habitants, escadron d'helicoptères tournoyant de nuit, tous projecteurs braqués sur la cité. Les images télévisées étaient spectaculaires et clairement destinées à inspirer la terreur. Mais plus dure encore est la prise de conscience que le cadre le plus intimement familier peut à tout moment basculer dans le Grand-Guignol d'une irréalité orchestrée en haut lieu, que la texture fragile du quotidien n'est rien face à l'infériorisation institutionnalisée des classes subalternes (et racialisées), dans des lieux devenus transparents et pénétrables à merci. Et nul doute que les gesticulations de Jeoffrecourt, si elles ne préconisent pas encore le recours aux bombes, seront riches d'enseignements vite mis en pratique dans de vraies cages d'escaliers, avec de vraies gens pris pour cibles, ou comme les désigne Mathieu Rigouste, 'des espaces et des corps d'exception' [6].

Industrial wasteland, Greenwich, London

 

[1] Mike Davis, Dead Cities (New York: The New Press, 2002), 62-83.

[2] Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010), 183-99.

[3] Une critique implacable des antécédents historiques et de l'intensification contemporaine des politiques sécuritaires en France, ainsi que de la perpétuation des paradigmes de domination coloniaux: Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).

[4] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997).

[5] Rigouste, op. cit.,  283-4.

[6] Ibid., 110.

24 April 2012

Cruel and Tender

"Let's dance, for fear your grace should fall
Let's dance, for fear tonight is all"

 

Comme toujours en arrivant à Orly j'ai préféré prendre le 183 vers la Porte de Choisy. C'est sans doute la façon la plus lente de gagner le centre mais le bus express, qui prend directement l'autoroute, ne donne jamais grand-chose à voir. Car j'aime me retrouver au contact de Paris en traversant cette portion de banlieue sud, qui même si seulement large de quelques kilomètres, défile assez lentement pour me donner le plaisir d'observer, le temps de me laisser imprégner du sentiment d'être à nouveau là, rattrapé par un passé que chaque détail microscopique ravive. C'est toujours avec trépidation qu'une fois le complexe de l'aéroport passé avec ses énormes hangars à demi désaffectés, je pénètre dans les premiers quartiers d'habitation, des lotissements ouvriers de petits pavillons lugubres, cadre rêvé de Série Noire me rappelant le minuscule appartement de ma grand-mère où flottaient des odeurs de pots de chambre javellisés, avant que n'apparaisse dans l'énormité de ses empilements la Cité des Aviateurs, dont les tours sont en cours de rénovation. Elles me paraissent démesurées dans ce gigantisme propre aux grandes banlieues françaises, avec leurs verrières de cages d'escaliers dévalant sur toute la hauteur. Je regarde les gens avec insistance, qui reviennent des courses ou rentrent exténués du travail un jour normal de semaine. Ils m'intriguent, eux qui sont restés là tout ce temps, qui ont changé avec le pays. Un groupe de trois laskars passe de l'autre côté de la rue, survêts blancs et doudounes sombres, ils viennent de se faire raser la tête, je le vois immédiatement. Eux n'étaient même pas nés quand je suis parti. Ils habitent un pays que je n'ai en fait jamais connu, la France in absentia, que j’ai longtemps occulté dans la certitude d’un retour impossible. Je voudrais leur parler, à eux et à eux seuls, et qu'ils me racontent les années manquantes.

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30 August 2011

Dog Planet

"There is something aphrodisiacal about the smell of wet concrete."

(Denys Lasdun)

 

Robin Hood Gardens, Poplar, London

As far as architecture goes never has England witnessed anything so unrelentingly violent as the hatred and collective frenzy elicited by 1960s Brutalism, putting it on a par with the Moors Murderer's ghastly crimes. Some of its most notorious achievements - from Portsmouth's Tricorn Centre, regularly voted the worst eyesore in the land, to the Gateshead multilevel car park of 'Get Carter' fame and Basil Spence's Hutchesontown C in the Gorbals, have long been knocked down and replaced by people-friendly, no-nonsense buildings appealing to reactionary visions of national identity and time-sanctioned picturesque. The frantic erasure of this peculiarly British take on high modernism - in a way the aesthetics of the Welfare State per se - went on unabated from the suburban, neo-vernacular backlash of the Thatcher years to the aspirational brashness and obsession with exclusiveness of Blairite pseudo-modernism [1]. In a context of open class prejudice and increasing surveillance of the public realm from which parts of the community are excluded on the basis of inadequate consuming habits [2], the destruction of Brutalist structures across Britain seems to tie in with the discrediting of a whole period of modern history and the social ideals it fostered. Ironically enough though, these radical architectural forms have found staunch defenders in a very exclusive coterie of connoisseurs with the Smithsons elevated to the rank of icons of the über-cool.

Robin Hood Gardens, a fortified double-slab of social housing laid out around a grassy knoll in full view of Tower Hamlets council officials - who, reneging on their prime mission to serve the community's interests, did all they could to bring about its demise - is one of the glamorous couple's rare projects to have ever been built (their masterplans for the post-war remodelling of the City of London and central Berlin with their infinite networks of deck-access blocks and streets in the sky may have been a tad too daring for the times). And despite this belated interest in Brutalist chic (exemplified by Trellick Tower's reverse of fortune and the overall fetishisation of urban edginess in a kind of 'pastoral' outlook not always immune to social voyeurism [3]) and the appreciation societies' usual outcries it is earmarked for demolition. Caught between the intensively policed enclaves of Doklands and the new consumer paradise of Stratford City its beleaguered, poor community of Bengali descent might have proved too unsightly as London is poised to become the world's focus during the next Olympics. Instead of piss-drenched communal behemoths inhabited by the undeserving poor what better symbol for our ultra-liberalized world than the glitzy, soaring glories of aspirational hubris with all the trappings of 'urban luxury living' (real estate parlance for tiny flats, total disregard for local cultural ecologies and paranoid, ultra-securitized environments)?

Beyond the strictly socio-economic issues such revanchist policies inevitably raise, times are also tough for any fetishist with a penchant for visually uncompromising local authority creations. For there has to be somewhere some poor sods who can hardly contain themselves at the sight of rough-wrought, stained concrete, and in that department the country as a whole is a true feast for the eyes with that distinctively British touch turning originally brilliant ideas into a morass of mishaps and tragedies - as the collapse of Ronan Point one grey morning in 1968 single-handedly demonstrated [4]. And it's probably its louche sensuality that exposed the material to such primal forms of violence. In Thamesmead revisited in A Clockwork Orange huge dicks and cunts are daubed all over the lobbies' vandalized walls. At the Hulme Crescents, the swan song of an aesthetics reaching its phase of terminal decay [5], its rough, grooved texture has an obscene carnality to it as remains of illicit activities and unidentified human secretions ooze out of its flawed surfaces. The estate, which from the air looks like a collection of contorted worms, was based on Bath's more salubrious Royal Crescent and before becoming, as a quasi-Piranesian burnt-out shell of empty concourses and squatted flats, the epicentre of the Mancunian underground acid house scene, was every mother's nightmare after a toddler had fallen to his death from the upper floors. In Britain bare concrete always had something menacingly alien (an unwholesome invention foisted by Teutonic modernists on an unsuspecting, tradition-loving people) that had to be domesticated and controlled by all means (prettified with adornment, whether plastic ivy or flower baskets [6], or painted over), which ultimately led to the current wave of wholesale destruction [7]. In this context the British vernacular, symbolized by 'noble', homely materials such as brick and stone, had reinstated values of common sense and decency over the excesses of foreign lunacy.

I used to live in a part of Islington where the single class society promised by New Labour came up against deeply ingrained, annoyingly unreconstructed working class identities. In fact the sort of communities routinely vilified for failing to share in the values of taste and aspiration emblematic of Blairite Britain ("the wrong kind of raspberry-wine vinegar on their radicchio", as one commentator put it), and openly ridiculed amongst the resolutely PC and morally irreproachable middle classes with 'chav' as the most common term of abuse [8]. Packington Square was before its recent obliteration such a place: a sprawling estate of interconnected low-rise blocks inhabited by the remnants of the area's former white, working class population and as such regarded by outsiders with much distaste and fear. Clad in nauseating red rubbery pannels the Packington didn't have the Brutalist credentials of Robin Hood Gardens or any of Goldfinger's creations, and subsequent redesigns (the raised walkways had been removed as they served as escape routes for muggers) did much to bastardize the original concept with all sorts of cosy additions - pitched slate roofs atop brick-clad stairwells, cutesy railings enclosing front gardens in an attempt to implement the by then very fashionable theory of defensible space. Walking back there at night was an unnerving experience. From day one I took to skirting the place through the tastefully gentrified side-streets as gangs of teenagers (constructed as necessarily aggressive, homophobic and racist by the two trendy gay urbanites my flatmate and I were) would hang out on the grassy patches between blocks with Mike Skinner aka The Streets blaring out and girls screaming in the dark like banshees. The fear of intrusion and impending violence was very real as the flat was sunken in a recess and exposed to every passing gaze. In my room the shutters were always drawn, turning it into a damp-ridden, hostile space which I could never appropriate, with the most immediate threat lurking just behind the door.

The same room appeared in a nightmare I recently had. I was lying on my bed and a floor-to-ceiling window was overlooking a vast grassy wasteland. A massive concrete slab resembling Robin Hood Gardens was looming on the horizon, distant and forbidding, as an intense white winter light bleached all colours from the scene. In the distance a group of teenagers was drifting about the burnt expanse and gradually came nearer to my room where I was fully exposed bathed in the warm sunshine. Then a scally youth clad in white sports gear and with a baseball cap on broke away from the group and peering into the flat sneakily slid a hand through the half-open tilting window. He started feeling my arse then with one finger penetrated me as deep as he could and more and more forcefully. I noticed his boyish face in the sun, frozen in a sadistic grin. I was terrified by this sudden physical violation [9] and asked my mother, who was standing still in one corner, to activate the window's complicated shutting mechanism. Her hard, sour expression made me realize that she knew. This was but one of her numerous unwanted intrusions into my room, which she entered by force to re-establish a natural order - the laws of our class collectively upheld by mutual surveillance - that I had willfully transgressed. Control was manifold and perfectly integrated, from technocratically designed architectural spaces to the innermost workings of a mother's heart.

Dial a Chav! sex hotline

 

[1] The concept of pseudo-modernism was coined by Owen Hatherley in his impassioned homage to the political visions and commitment to social progress of the Brutalist ethos, which he savagely opposes to the vacuity and vulgar grandiloquence of Blairite architecture: Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010). By the same author, a reflection on the erotic potential of bare concrete in Militant Modernism (Zero Books, 2009), 29-42.

[2] For a systematic deconstruction of the processes at play in the privatisation of public space in British cities, the toughening of the law and order stance under New Labour and the increasing criminalisation of the working class in the context of zero tolerance policies: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2009).

[3] The council housed working class viewed as the receptacle of urban authenticity and gritty realness by middle-class newcomers in formerly poor neighbourhoods. On the 'pastoral' see Maren Harnack, 'London's Trellick Tower and the pastoral Eye', in Matthew Gandy (ed.), Urban Constellations (Berlin: Jovis, 2011), 127-31.

[4] Ivy Hodge and her morning cuppa had far-reaching consequences and did much to knock British architectural modernism off course. Subsequent social housing arguably showed a refreshing degree of invention compared to the monolithic, ideologically stifled building programme of the sixties (not to mention the taint of local corruption). Experiments with warmer materials and more intimate forms of space proved things were really taking a turn for the better before being nipped in the bud with the curtailment of all public housing provisions under Thatcher.

[5] A powerful evocation of life at the Crescents and their demolition after an amazingly short lifespan in: Lynsey Hanley, Estates: an intimate History (London: Granta Books, 2008), 129-32.

[6] The Right to Buy Scheme, historically the first step towards the dismantlement of the public housing sector, intended to differentiate the cream of the crop from those devoid of any aspiration towards social betterment. The appearance of fan lights and wacky colour schemes as markers of social standing over the otherwise uniform drabness of council tenure widened the gap between what was increasingly viewed as the dreck of society and a new privileged stratum of owner-occupiers, as Hyacinth Bouquet's tentacular influence was now spreading to the working classes themselves...

[7] Latest casualty: Preston Bus Station, whose fate hangs by a thread. Despite repeated attempts to get it listed its future looks pretty bleak.

[8] Some sensitive souls wouldn't be caught dead cracking a sexist, homophobic or racist joke, but 'chav-bashing' is somehow acceptable and doesn't seem to give them any qualms. For as the 'chav' is defined as an essentially dimwitted, abhorrent thug hooked on benefits, he's only fair game. To illustrate the point see the opening anecdote in Owen Jones, Chavs. The Demonization of the working Class (London, New York: Verso, 2011).

[9] A brilliant study of the gender dynamics intrinsic to Brutalist architecture in its commodification of a totally available female body and the flaws of an easily penetrable, defective concrete: Katherine Shonfield, Walls have Feelings: Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000).

Dog Planet

Robin Hood Gardens, Poplar, London

Jamais en Angleterre vindicte publique n'aura été si intense et durable que celle sciemment perpétuée contre le Brutalisme des années soixante, l'équivalent architectural des Moors Murderers. Ses spécimens les plus spectaculaires - du Tricorn Centre de Portsmouth et du parking à niveaux de Gateshead dramatiquement mis en scène dans ’Get Carter’ aux Gorbals de Basil Spence - ont soit depuis longtemps été pulvérisés ou sont en passe de succomber à la vague de fond réactionnaire qui depuis une bonne trentaine d'années oblitère les traces visibles de l’utopie architecturale du Welfare State au profit d’un anti-urbanisme fanatique, un appel à la tradition picturesque et au bon sens populaire. Cette haine destructrice représente donc un lien de plus entre le conservatisme thatchérien historique et le pseudo-modernisme vulgaire du blairisme triomphant [1], négation systématique des formes allant de pair avec un classisme de la pire espèce dans la marginalisation de groupes sociaux 'improductifs' et la privatisation/ultra-sécurisation croissantes du domaine public [2]. L'ironie a toutefois voulu que cette esthétique sans concession à rien ni personne ait depuis été fétichisée par une clique trendy de connaisseurs distingués avec les Smithsons érigés au rang d’icônes de l'über-cool.

Malgré cette revalorisation tardive, Robin Hood Gardens, double-barre de logements fortifiée de l'East End et l’un des rares projets du couple à être sorti de terre (la radicalité de leurs plans pour la City de Londres et de restructuration du centre de Berlin - réseaux labyrinthiques et infinis de streets in the sky - en ayant sans soute refroidi plus d'un) est lui aussi voué à disparaître et le site multi-rentabilisé par une énorme opération immobilière de luxe. C’est qu’à quelques mois des Olympiades la communauté locale, pauvre et en grande partie d’origine bengali, commençait à devenir un peu trop voyante, périlleusement coincée entre les enclaves exclusives et étroitement patrouillées de Docklands et Stratford City. Au-delà des questions politico-sociales qu’un tel revanchisme urbain soulève inévitablement, pour les fétichistes du béton brut et violemment malmené, c’est un nouveau coup dur. Car il faut bien quelques pervers déclarés pour mouiller dans leur slip au seul contact de ces textures rugueuses et maculées, et dans ce domaine le pays entier est une fête des sens sans égale avec ce quelque chose de très anglais dans l'adaptation miteuse et le ratage systématique d'idées nobles - comme l'effondrement traumatique de Ronan Point le prouva un matin gris de 1968.

Et c’est sans doute sa sensualité trouble qui exposait le matériau aux pires outrages. On se lâchait contre le béton de façon littéralement primale: couvert de bites et de chattes dans le Thamesmead d’Orange Mécanique, souillé de traînées pas nettes, de restes inidentifiables d’activités illicites, suintant de sécrétions qui en corrodaient la surface, une nudité salace antithétique à une tradition indigène incarnée par la brique et la pierre, matériaux 'dignes' et totalement contrôlables. Decoffré en blocs bruts cannelés il est d'une obscénité charnelle aux Crescents de Hulme, chant du cygne d'un modernisme en déliquescence et cauchemar des mamans à poussettes - des gosses ont d'ailleurs chuté du sommet -, avant de devenir à moitié brûlé l'épicentre de la scène acid house mancunienne et être finalement abattu pour laisser place à un urbanisme des plus normalisés. Inspirés du Royal Crescent de Bath, leurs arcs en forme de verres de terre contorsionnés circonscrivaient d’immenses pelouses pelées et informes dégorgeant les déjections des cassos que la ville entassait là. Ses cages d’ascenseurs pisseux, accessibles par d'énormes piles isolées et reliées par des passerelles aux coursives sans fin, devaient dans les lueurs des lumières au sodium avoir une allure quasi piranésienne [3].

J’habitais à Islington dans un ensemble similaire bien que plus complexe dans ses agencements de blocs interconnectés et infiniment moins bandant dans son exécution. À la suite d'une tentative de reprise en main Packington Square avait même subi l’ablation de toutes ses passerelles internes pour cause de criminalité juvénile et son revêtement d’un rouge caoutchouteux dégueulasse avait été compromis par l’ajout de structures ’traditionnelles’ de brique avec petits chapeaux d’ardoise pour un surplus de domesticité tendre. La réputation de l’endroit était désastreuse, dernier résidu working class blanc dans une mer de gentrification et de bon goût qui fut avant son élection le bastion de Tony Blair. D’ailleurs on adoptait profil bas en y entrant et il était toujours préférable de le contourner par les élégantes rues adjacentes pour gagner son appartement. Dans les espaces verts séparant les blocs des groupes d'ados en survêts squattaient les bancs avec The Streets à fond le ghetto blaster. Parfois les filles hurlaient dans la nuit, des cris atroces d’écorchées qui se réverbéraient dans les coursives à peine éclairées de veilleuses. Vivant au rez-de-chaussée nous redoutions une intrusion violente et les volets restaient toujours baissés dans nos chambres pour éviter d'éveiller une attention malvenue.

Dans un rêve récent l’appartement surplombait une étendue verte face à une muraille grise identique à celles de Robin Hood Gardens qui au loin barrait l'horizon. Le soleil pâle de l’après-midi éclaboussait la chambre d'enfant où je me trouvais à travers une fenêtre large qui perçait le mur sur toute sa hauteur, si bien que j’étais de mon lit totalement visible d'un groupe de jeunes mecs qui rôdait sur la pelouse. Bien que le rez-de-chaussée fût surélevé ils réussirent quand même à m’atteindre, je ne comprenais pas comment. L’un d’eux, à casquette et veste de survêt blanches, s’approcha de la fenêtre basculante, passa la main par l'ouverture pour m’introduire un doigt dans le cul, qu'il enfonçait lentement et avec un plaisir évident. Son sourire satisfait et sadique était illuminé dans le soleil et je ne sais plus si les autres s'étaient rassemblés autour de lui pour mater la scène. Un rêve purement brutaliste où l’architecture a atteint un tel degré de porosité que le corps est ouvert et accessible à qui le veut dans la dissolution des limites successives menant à la dernière intériorité. Pétrifié de terreur je demandai à ma mère d’actionner pour moi le mécanisme de vérouillage compliqué de la fenêtre. Son expression outrée de condamnation me fit comprendre qu’elle savait [4].

 

[1] La notion de pseudo-modernism est empruntée à Owen Hatherley, amoureux inconditionnel du Brutalisme en tant que véhicule d'un projet politique progressiste et pourfendeur impitoyable de la vulgarité cynique de l'ère Blair: Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010). Pour une méditation sur le potentiel érotique du béton brut (assortie d'une citation de Denys Lasdun: "There is something aphrodisiacal about the smell of wet concrete."), voir également du même auteur: Militant Modernism (Zero Books, 2009), 29-42.

[2] Pour une déconstruction en profondeur et terriblement lucide des processus de privatisation de l'espace public en Grande Bretagne, de l'obsession sécuritaire des gouvernements successifs ainsi que de la criminalisation croissante du corps social dans le cadre de politiques de tolérance zéro: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2009).

[3] Lynsey Hanley, Estates: an intimate History (London: Granta Books, 2008), 129-32. Il y est question du bref destin des Crescents dans un passage aussi visuellement évocateur qu'implacable.

[4] Une étude brillante sur le Brutalisme et l'accès illimité au corps féminin rendu possible par la transparence et la pénétrabilité de la nouvelle architecture: Katherine Shonfield, Walls have Feelings: Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000). C'est juste après avoir évoqué ce livre avec un ami que j'eut ce rêve.