ELECTRONIC ESSAYS
 
FICTIONS
Section under Construction
Thematics
 
Library
Kontakt

06 March 2011

Papy Sucre d'Orge

"He has seen a million ugly scenes
Places where men droop with mould
The backrooms, where soiled goods are sold
Seen with opened eyes since frail fifteen"

(Marc Almond, The Hustler)

 

Hotel, Eisenacher Strasse, Schöneberg

Comme toujours je veillais à ne pas être le dernier à partir. Les dimanches après-midi au bordel ont tendance, il est vrai, à se terminer tôt et les départs à se faire par vagues subites. On se retrouve alors seul avec le sentiment pénible d'avoir raté la fête. Lui, je l'avais remarqué à plusieurs reprises, un grand barbu barraqué à poil en train de se branler au milieu du bar. Il était bien monté et savait se poster aux bons endroits pour en faire profiter tout le monde. Je l'observais de ma lucarne, l'un des nombreux trous percé dans la paroi où de temps à autre les mecs venaient au petit bonheur la chance se faire sucer. Une fois sorti je l'ai aperçu au milieu du terrain vague qui borde Berghain. Il semblait attendre quelqu'un et dans mon ébriété avancée il était évident que c'était moi. Nous avons marché ensemble dans la boue épaisse, moi déterminé à le suivre chez lui, lui tenant des propos confus et se comportant de façon erratique, me laissant penser qu'il n'avait pas absorbé que de l'alcool. Cela ne m'empêchait pourtant pas de jouer les fiers-à-bras et de lui chauffer la queue sur le quai du U-Bahn direction Samariterstrasse. Une fois chez lui il se mit à me dessaper en vitesse et à me travailler le cul. Lui disant que je ne pratiquais pas le bareback il m'ordonna de quitter immédiatement l'appartement. En moins de cinq secondes je me retrouvai à dégringoler les escaliers dans le noir sans même avoir dit un mot. Dehors il faisait un froid glacial, je me sentais vidé et désorienté d'avoir subitement dû m'arracher à son intimité, même à ce point frelatée. C'était dimanche soir, la fin d'un weekend qui se terminait comme beaucoup dans l'incertitude. Les rues sombres et impersonnelles ne promettaient plus aucun amour, il était déjà tard. Déchiré entre rage, tristesse et dégoût je passai devant le Liebig 14, squat évacué quelques jours plus tôt dans un déploiement policier délirant. Des fourgons des brigades anti-émeutes stationnaient encore à l'angle en cas de nouveaux débordements.

L'événement, même s'il fut vite dissout dans le jour revenu, entra en résonance avec d'autres d'une dureté égale. À la Berlinale deux semaines plus tard passait un documentaire superbe de Rosa von Praunheim sur la prostitution masculine à Berlin, Die Jungs vom Bahnhof Zoo. La gare - depuis des décennies connue pour ses rent boys et autres fugueurs en rupture familiale - est pour le cinéaste le point d'ancrage de trajectoires multiples traversant Berlin de part en part et déroulant jusqu'à Vienne une litanie d'enfances fracassées, d'exil et de prédation sur fond de conflits armés et de grand brassage européen des biens et des corps. Les moments les plus troubles se passent toutefois à Schöneberg où toute une scène composée de jeunes Roumains et de gentils papys gâteau brûlés aux UV (comme il se doit dans ce curieux vestige de Berlin-Ouest) se cristallise autour de deux ou trois établissements bien connus. D'un appartement voisin un voyeur, lui aussi friant de Stricher est-européens, surplombe tout le manège d'Eisenacher Strasse la tête couverte d'une cagoule en cuir - qu'il ne quitte jamais, le nez proéminent du masque lui donnant même l'apparence d'un oiseau de proie. J'avais l'impression d'une sorte d'appreciation society très exclusive pour garçons cassés, un micocosme confidentiel de structure quasi néo-coloniale (mais en plus pratique car à deux pas de chez soi) superposé au Schöneberg 'classique' des boutiques pour fétichistes chics, bars de moustachus et autres XXX Kinos. L'équipe de tournage se rend d'ailleurs dans un village de l'est roumain où virtuellement tous les jeunes hommes en âge de le faire 'travaillent' à Berlin (il existe même un service de bus direct). C'est l'envers de Schöneberg, là où ces garçons retrouvent une histoire et un passé auprès des leurs, avec leurs aspirations et désirs propres, loin de l'exotisme toc dans lequel ils se trouvent enfermés, et c'est tout le mérite de Rosa von Praunheim d'avoir su contextualiser ces vies et restituer l'humanité complexe de chacune. L'un des derniers interviewés, un jeune mec de Marzahn, clôt le film de façon glaçante: à la suite d'agressions sexuelles aux mains d'un employé de piscine municipale, il était machinalement devenu une sorte de garçon à louer et à emporter, des hommes âgés sans doute très réceptifs à son état de destruction mentale et émotionnelle le cueillant toujours dans le même square pour l'emmener mater des pornos chez eux. Pour lui tout rapport avec un homme devait nécessairement en passer par là. Il n'y avait rien de plus normal et la reconstruction ne commença à se faire que beaucoup plus tard quand une possibilité d'aide de laissa entrevoir beaucoup plus à l'ouest. À Schöneberg précisément...

Par pure coïncidence je lisais au même moment Un mauvais Fils d'Ilmann Bel, récit des périples d'un jeune beur gay dans les arcanes des rézos de drague téléphonique et de la prostitution parisienne. Ambitieux, dédaigneux des moches et un peu paillettes sur les bords, Zacharia est un jeune homme élégant avec des goûts prononcés pour le luxe mais bien souvent on le préférera en survêt' blanc et Rekins, si possible avec un air méchant et 'l'accent banlieue' même s'il n'en est pas originaire. Et ça marche à tous les coups, entre le bobo créatif de Belleville qui s'entiche de lui à la misérable épave au fin fond du neuf-trois qui bande sous les crachats du beau rebeu qu'il a réussi à se payer. Le style plat et factuel du livre lui donne même à la longue une qualité presque hallucinatoire. Alors que certaines passes au Bois ne sont pas dénuées de tendresse envers des michetons morts de trouille, la multiplication de plans foireux en province avec de vieux dégueulasses achève d'exacerber le sentiment d'une fuite en avant incontrôlable qui peu à peu se mue en aliénation absolue: si on ne le désire que pour sa bite d'Arabe, elle seule régira désormais tout rapport au monde. La fin du roman est d'ailleurs trash à souhait: au bras de son énième sugar daddy, Zacharia s'envole pour New York, fait chauffer la carte de crédit du vieux et réussit même à se taper Árpád Miklós dans son palace dominant Manhattan (mais Árpád, bon prince, refusera l'argent, début peut-être d'une révélation dont on ne saura rien). Il est vrai qu'entre-temps Zach se sera considérablement durci au contact de l'industrie du 'glamour' gay qui entre photographes mythomanes et pornographes véreux lui renvoie toujours le même stéréotype de la racaille juste bonne à faire tourner ces cochons bourgeois de pédés. À cet égard la claustrophobie du Marais et la culture qui y prévaut sont très bien évoquées dans sa frénésie de baise et sa commodification de corps exotiques - ethniquement comme socialement, une sorte de safari sexuel mené électroniquement du confort de chez soi sans les frictions du monde réel [1].

Toujours un peu plus miné par la dureté de l'univers gay dont je suis intégralement partie prenante par ma consommation de corps et de lieux - tellement omniprésente même qu'elle en devient indiscutable - je me laissais gagner par une tristesse amorphe.

 

Mère - La Grande Borne, Grigny

Et il y a quelques jours, une chose que je croyais perdue à jamais, retrouvée du fond d'un âge d'innocence. J'avais quatre ans lorsqu'une équipe de production de ce qui était encore l'ORTF est venue dans ma cité recruter des acteurs potentiels pour une comédie de Noël. Le Père Noël est en Prison est une chose légère et inconséquente racontant l'incarcération d'un vagabond animant les centres commerciaux en robe rouge et fausse barbe et sa libération par la police à la suite d'un soulèvement des enfants de la ville qui craignaient de ne pas recevoir leurs cadeaux. Rien de plus, le tout tient en une heure. Face aux grands classiques invariablement resservis au moment des fêtes depuis des décennies, ce petit téléfilm n'a jamais fait le poids et n'a été diffusé à ma connaissance qu'une fois. Nous l'avions regardé en famille dans le grand lit de mes parents mais j'étais trop jeune pour en garder un quelconque souvenir, si ce n'est que, séparé de ma mère, j'avais pleuré sur le tournage. Le noir et blanc granuleux, le jeu grandiloquent et histrionique des acteurs principaux, les discours militants un rien étranges débités par les enfants révoltés (on sortait juste de soixante-huit et heureusement pour le Père Noël le Groupe d'Information sur les Prisons de Foucault venait d'être créé) et aussi sans doute le côté low budget de la production en ont vite fait quelque chose de daté, de complètement mièvre et pour tout dire de pas drôle du tout.

Des sentiments très forts ont pourtant refait surface lorsque je l'ai vu sur le site des archives de l'INA. Même si le noir et blanc maussade est loin de faire justice à l'exubérance chromatique de la Grande Borne des origines (c'est-à-dire avant les réhabilitations ratées des années suivantes face à la catastrophe qui se profilait) l'architecture de la toute nouvelle cité est omniprésente à travers les défilés des enfants consternés et son étrangeté esthétique a sans doute été retenue précisément par la place qu'elle accordait au jeu et à la découverte émerveillée. L'architecte Émile Aillaud, dans un paternalisme très XIXème plein d'une condescendance un rien précieuse envers les évacués de Paris qui avaient investi sa création, l'avait voulue ainsi et n'avait pas lésiné sur les matériaux semi-précieux pour l'élévation prolétarienne: ça sentait bon le bois verni et la peinture fraîche dans les halls de mosaïque et très jeune j'avais déjà le sentiment d'une modernité extrême rutilant dans une paix et une lumière toutes corbuséennes. Pourtant le grand ensemble, si original qu'il fût, commençait à faire l'objet de critiques très dures peu de temps après sa réalisation. Dans un documentaire télévisé diffusé deux ans plus tard, L'Enfer du Décor, où Aillaud, dérangé exprès de Saint-Germain-des-Prés, expose à nouveau in situ ses bienfaits à l'égard de la classe ouvrière, l'image est tout autre: des loubards à coiffure de Ringo et chemises cloutées décrètent que "c'est la zone", de jeunes sociologues dépêchés de Vincennes nous disent que les petits enfants, ceux-là mêmes qui apparaissent dans Le Père Noël, sont condamnés par les mécanismes du système éducatif aux mêmes schémas d'oppression sociale que leurs parents pendant que des mères désemparées révèlent leurs multiples tentatives de suicide. Car ce qui frappe dans tous les documents d'époque c'est le nombre de femmes aux fenêtres, seules, immobiles, en attente dans une bulle coupée de tout: d'enfants sur le point de rentrer de l'école et de maris travaillant dans la banlieue lointaine et de retour exténués par le car du soir.

Ma mère était l'une de ces femmes tout juste arrivées dans les appartements à peine terminés. On l'aperçoit même brièvement au détour d'une scène avec ses deux enfants près d'elle, jeune femme à la mode de 1971 (jupe plissée écossaise et kinky boots de cuir à zip), devenue mère très tôt, aux traits doux et aux yeux profonds sous le fard. Puis son regard change de trajectoire en une fraction de seconde et brille. Je ne sais pas ce qui se passe en elle, qui vient d'être enfermée là... Au même moment Paris, distant de seulement quelques kilomètres en autoroute, retentissait des cris des Gazolines entonnant "CRS, desserez les fesses!" , le vieux monde était tourné sens dessus dessous dans une recréation radicale du désir et on se demande comment les répercussions de tels bouleversements auraient pu nous affecter, isolés comme nous l'étions. La glaciation patriarcale des siècles recouvrait notre monde comme une chape de plomb et les révolutions sexuelles qui faisaient rage à Paris n'avait pas grand sens dans un milieu de jeunes familles ouvrières dont les priorités étaient tout autres. Tout au plus avait-on entendu parler du MLF mais cela faisait doucement ricaner, prouvant si besoin est que les injonctions à la révolte des classes moyennes blanches éduquées avaient une incidence plus que limitée hors de leur terrain de jeu métropolitain. Dans la scène du film où elle apparaît ma mère sert en bonne épouse le café à un connard qui lui hurle dessus parce qu'il n'y a pas de sucre, et personne n'aurait un instant songé à contester ça. En fait, la réaction pompidolienne battait son plein à la Grande Borne: même les policiers qui appréhendent le Père Noël sont de gentils lourdauds, certes un rien paternalistes mais bonne pâte après tout, et il suffit de regarder les scènes d'émeutes filmées quelque trente ans plus tard - aussi visibles sur le site de l'INA - pour être aussitôt pris de vertige face au devenir de la société française dans son ensemble.

Il y a pourtant dans ce film quelques instants où l'on respire, entre envolées de vieux cabots et mômeries interminables au milieu des folies en béton de M. Aillaud. L'un des enfants, un petit blond à l'air abattu, est dénoncé comme balance (pas moi bizarrement) et est immédiatement expulsé du comité révolutionnaire (une constante dans le petit monde des groupuscules gauchistes). À la suite de quoi on le voit marcher seul sur un air triste d'harmonica le long des esplanades noyées de pluie, toutes les mères ayant regagné avec leurs petits enfants le confort des nouveaux appartements aux papiers peints uniformes. C'est un moment poignant, le seul trou d'air de tout le film où la fragilité de l'utopie urbaine, la peine de ne rien avoir vu durer avant l'entrée dans la violence commune, l'anticipation d'un futur en chute libre, la perte irrémédiable d'un rêve d'harmonie collective s'engouffrent dans le rien de cet après-midi fade et monochrome. Curieusement le gosse se retrouve ensuite à errer le long de sablières de l'autre côté de Paris pour finalement se jeter dans le canal... Et moi? J'apparais sporadiquement, la plupart du temps l'air ahuri (on m'avait réservé deux répliques de nature légèrement anti-cléricale), un beau petit mec doux et charmant qu'on prenait invariablement pour une fille, ce que l'on me fera payer très cher ultérieurement alors que le monde onirique de la Grande Borne se désagrégeait lentement dans une menace suintante de façades daubées et d'écoles incendiées.

 

[1] Sur la figure du garçon arabe réduit à sa simple dimension biologique: Nacira Guénif-Souilamas, 'L'Enfermement viriliste: des garçons arabes plus vrais que nature', in Cosmopolitiques nº2 (oct. 2002).

Sur l'érotisation des corps ethniques et l'énorme industrie pornographique afférente: Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010). Voir sur ce dernier la critique implacable de Didier Lestrade dans Minorités (oct. 2010).

Sur la complexité et l'ambiguïté des rapports de pouvoir et de séduction entre beurs des périphéries qui aiment les hommes et gays blancs aisés des centres-villes, voir les témoignages recueillis dans: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: le cherche midi, 2009) - cité dans Foncedé de Lopsa.

28 August 2010

Lucre, Trash et Vanité

"Dans ce monde trop souvent sans imagination, l’avenir réalise lentement le rêve des fous.“
(le député-maire lors de l’inauguration de Vermeil) 

"Elle est caissière, pas tripoteuse."
(une voleuse à l'étalage chopée à Carrefour) 

 

Nouveau Vermeil: 'La Ville-Bidon'

Certains films connaissent un sort étrange. Alors que de nombreux flops commerciaux ou critiques peuvent au fil du temps continuer à toucher un public averti au point de devenir culte, d’autres disparaissent purement et simplement des écrans radars et implosent en vol. C’est le cas de La Ville-Bidon de Jacques Baratier, objet brut de décoffrage projeté des confins des années soixante-dix et dont on est depuis sans nouvelles. Pourtant l’histoire aurait pu entrer en résonance avec certaines angoisses, très fortes dans la France d’alors, autour du modernisme architectural et du radicalisme urbanistique des dernières décennies: un projet futuriste de grande ampleur nommé 'Vermeil’ (en fait Créteil) doit sortir de terre quelque part en banlieue parisienne à grands coups d’investissements, de nouvelles infrastructures et de programmes d’implantation commerciale, et par contrecoup entraîner l’expulsion des populations marginales occupant le terrain, des habitants de bidonville à la bande de ferrailleurs établis avec leurs familles autour d’une décharge. Seule la résistance forcenée de ces derniers donnera du fil à retordre aux autorités prêtes à n’importe quel coup tordu (manigances financières, meurtre) pour voir aboutir leur idéal de cité harmonieuse et 'sans classes’... Au départ un téléfilm intitulé La Décharge et interdit d’ORTF sous Pompidou en 1971, il fut remanié et rallongé pour ne finalement sortir qu’en 1976 (ou peut-être même plus tard) et après un échec retentissant en salles sombrer immédiatement dans l’oubli. Même l’anthologie des Cahiers du Cinéma publiée il y a quelques années sur les représentations filmiques de la ville n’en fait nulle part mention. Était-ce le ton même qui ne faisait plus recette, une satire anarchisante pleine de méchanceté et de noirceur des politiques urbaines publiques sur fond de corruption et de racisme quasi institutionnalisés? Ou bien le climat idéologique du film, très en phase avec les théories critiques d’inspiration marxiste dominantes après soixante-huit? La forme même a-t-elle pu rebuter dans son oscillation constante entre fiction et documentaire social, pastiche de films publicitaires et happenings en terrains vagues? Ou le montage au rasoir qui passe constamment du coq à l’âne dans une prolifération de personnages que l’on ne cesse de perdre en route? Ou peut-être était-il simplement trop tard en 1976 pour ce genre de discours.

Ce qui frappe d’emblée dans La Ville-Bidon c’est en effet sa chronologie hasardeuse due aux aléas de son élaboration et très visible dans les phases de développement successives du quartier institutionnel de Créteil, nouvellement promue chef-lieu de département: les scènes originelles de rodéos se déroulent autour du lac de plaisance en pleine excavation, un archipel de cratères boueux dominé par la carcasse de la nouvelle préfecture en cours de construction, alors que certains plans panoramiques montrent une ville quasi achevée, ce que mes souvenir font remonter aux alentours de 1975 tant la soudaineté d’une telle métamorphose avait frappé les esprits. Ainsi la création du film est profondément indissociable du temps réel de la ville dont il suit la genèse tout en en exposant les mécanismes sous-jacents d’exclusion et de contrôle, son mensonge fondamental sous couvert de modernité et de progrès humain. La Ville-Bidon n’est en effet jamais que l’inverse de bidonville - là où l’action commence, l’état originel auquel l’hubris des hommes la fera inexorablement retourner. L’un des mérites du film est de mettre le doigt sur une période charnière de l’histoire du logement en France et des logiques de différenciation sociale et de ségrégation raciale qui la sous-tendent sur fond de pénurie chronique et d’ingénierie sociale à grande échelle. Car hors l’épopée bien documentée et presque mythique des bidonvilles, dont la résorption se poursuivra jusque dans les années quatre-vingt (avant leur réapparition plus tard sous la forme de camps de fortune aux marges des agglomérations, eux-mêmes démantelés à tour de bras ces derniers temps), l’épisode des cités de transit est lui bien moins connu: ces ensembles de barraquements sombres construits à la va-vite visaient à abriter les populations évacuées des bidonvilles en attente de relogement dans des HLM flambant neufs - bien souvent construits par ces mêmes ouvriers - et auxquelles tant de luxe était encore hors de portée. Comme si le processus de socialisation et d’assimilation par lequel on entendait les faire passer devait se faire dans cet espace gris et transitoire, un sas de sûreté devant mener à la respectabilité d’un éden urbain pourtant déjà bien en route vers sa désintégration programmée. Le député-maire (Lucien Bodard) a d’ailleurs un avis bien arrêté sur la question et l’expose à ses collaborateurs l’air goguenard: certaines populations (comprendre immigrées) sont intrinsèquement irrécupérables et en vertu de leur incapacité à s’adapter à la modernité promise (entendre acheter un appartement comme tout Français) doivent purement et simplement disparaître.

Les scènes de la cité de transit, qui se trouvait à l’orée de Créteil-Vermeil, sont d’un réalisme cru, bordéliques et souvent empreintes d’un profond pessimisme social - les observations désabusées et un brin prophétiques du gardien alcoolique (Roland Dubillard) sur la déliquescence humaine ambiante, les stigmatisations mutuelles entre groupes englués dans la même misère et l’inévitable dégradation de l’urbanité nouvelle, sont sans appel dans l’invariabilité monotone de ses logorrhées (dressé sur un monticule surplombant la ville il philosophe sur les 'grandes bites’ promises à l’ordure - point d’orgue acerbe du film). Sur le mode de la semi-improvisation sont présentées des vies flottant dans une sorte de provisoire permanent, venant d’un monde détruit et sans avenir visible, en butte à tous les fléaux sociaux imaginables: alcoolisme de pères chômeurs, délinquance juvénile, suicide dans les caves, mutilations de chats et prostitution de mères de famille. Le thème de la prostitution et plus largement celui de la sexualité des classes inférieures refait évidemment surface dans l’enquête du sociologue dépêché sur place par un député-maire soucieux de démontrer l’intrinsèque immoralité de ces lieux et le bien-fondé de sa politique d’expropriation. Alors qu’on lui demande dans une parodie d’interview-vérité si la sexualité en cité de transit est différente de celle qui a cours dans 'les autres régions de France’, Fiona (Bernadette Lafont en mode zonarde illuminée) fait allusion avec une fausse ingénuité niaise aux scènes de baise la nuit dans les caves, bien consciente qu'elle est de la fascination ancestrale du bourgeois pour une sexualité supposée dangereuse, prédatrice et hors de contrôle, dont la charge fantasmatique reste à ce jour toujours aussi puissante - voir pour cela la surchauffe médiatique autour du phénomène des 'tournantes’ il y a quelques années ou l’engouement dans la pornographie gay ethnique pour les gang bangs de rebeus en survêt... Le personnage de Fiona sert de trait d’union entre les différentes strates de ce monde d’exclusion et constitue le véritable élément flottant et libertaire du film: résidant en cité de transit, elle fréquente le milieu de la décharge et entretient plusieurs liaisons à la fois, avec le fils du propriétaire de la casse et Mario, le chef des ferrailleurs, un beau gosse décoiffé en grosses bottes de cuir. C’est elle également qui officie en grande prêtresse SM des fêtes orgiaques du terrain vague ou qui au milieu du supermarché de Vermeil-Soleil appelle à la révolte de ses co-cleptomanes et les invite à aller voler ailleurs en paix - scène insurrectionnelle rappelant l’émeute en caddies qui clôt le Tout va bien de Godard.

La résistance à la commodification et au pouvoir sous toutes ses formes est l’un des aspects centraux du climat culturel français post-situ dont l’impact se fait sentir dans tout le film sur un mode essentiellement parodique. Dans le domaine de l'architecture les idéaux du modernisme de la grande époque sont au début des années soixante-dix depuis longtemps discrédités, les innombrables rêves de Cité Radieuse ayant tous, par manque d’imagination, de moyens réels ou par simple cynisme des autorités, largement trahi l’original humaniste élevé quelque temps plus tôt au rang d'idéal céleste par Le Corbusier. Henri Lefebvre avait exposé la dimension idéologique à l’origine de toute production spatiale et les mécanismes d’oppression et de ségrégation à l’œuvre dans une France frappée de plein fouet par une forme particulièrement virulente de gigantisme architectural. Les répercussions sociales de cette violence étatique inaugurée par la reconfiguration de Paris sous Haussmann ne cesseront dès lors de hanter l’imaginaire collectif et la production cinématographique. Dans La Ville-Bidon le personnage de l’architecte (Pierre Schaeffer, par ailleurs pionnier de la musique électro-acoustique), l’un des piliers de la coalition des requins aux côtés du politique, du promoteur et du banquier, égratigne gentiment le mythe démiurgique de l’urbaniste et par un langage ésotérique aux relents grossièrement structuralistes ("toute la ville est discours") masque habilement la véritable collusion de la profession avec les instances du pouvoir. Émile Aillaud, lorsqu’il parlait de la Grande Borne, sans doute son opus magnum, avait d’ailleurs des accents très similaires, le tout enrobé d’une poétique bien plus baroque et moins mathématique mais empreinte du même paternalisme condescendant à l’égard les hordes à loger. Mais l’image est bien plus sombre dans son aspect totalisant, car comme nous le promet le député-maire le jour de l’inauguration en fanfare de Vermeil, c’est l’ensemble de l’existence humaine qui doit être prise en charge et s’épanouir dans le cadre harmonieux de la nouvelle cité: de la crèche à l’université, de l’usine à la maison de retraite, le contrôle des masses est omniprésent à tous les niveaux et n’est conçu que dans le but de servir les intérêts du capitalisme et de la classe dominante qu'il maintient au pouvoir. Ce système de contrôle par les différentes instances étatiques (l'Appareil Idéologique d'État d'Althusser, théorisé à la même époque) se heurte cependant à la résistance des casseurs de la décharge (le terme de 'casseur’ étant dans le contexte de violence politique de l’époque très fortement connoté) qui lutteront jusque dans un rodéo mortel contre l’éviction. Ce sont eux, blousons noirs crasseux et seigneurs de la ferraille, les véritables agents d’émancipation, irréductibles et au potentiel destructeur total, contrairement aux ouvriers, esclaves des cadences infernales et récupérés par l’appareil bureaucratique syndical, avec lesquels éclatent régulièrement des rixes au troquet - ainsi d’ailleurs qu’avec les immigrés portugais, car les loulous sont de leur propre aveu "aussi un peu racistes“.

C’est d’ailleurs à eux que l’on doit les scènes les plus spectaculaires du film, comme ce rodéo sauvage dans les terrains vagues, sorte de ski nautique sur capots désossés trainé par des vieilles bagnoles sans toit: en bande originale, La Décharge de Claude Nougaro, titre lui aussi complètement oublié mais féroce dans sa force percussive et ses incantations tribales; en arrière-fond la cité du Mont-Mesly, opaque et hiératique dans son ordonnancement monochrome, sorte de muraille irrélle dans la lumière grise du matin et réapparaissant à chaque retour de caméra dans un tournoiement d’une élégance époustouflante (l'effet dramatique du lieu est tel qu'Alain Corneau y tournera aussi Série Noire quelques années plus tard). Ou bien encore la course poursuite de nuit sur le parking de 'Créteil Soleil', tout juste inauguré, où Fiona, en mini-jupe et sautillant sur ses hauts talons comme une gazelle prise dans les phares, se fait coller par la bagnole de Mario au milieu des chariots - le fantasme trouble de la proie traquée de nuit dans les bois -, et c'est bien la découverte d'un cadavre de femme dans le terrain vague (un meurtre commandité par les autorités) qui précipitera l'expropriation de la communauté indésirable. Et même s’il y a ça et là dans le film des moments drôles et incisifs (certaines scènes familiales dans la cité de transit sont à la limite du surréaliste), La Ville-Bidon laisse quand elle s’éteint un goût très amer. Elle aurait dû le faire dès sa sortie si l’on s’était donné la peine de regarder, puis toujours un peu plus au fil des années au fur et à mesure de la désintégration qu’elle laissait entrevoir pour aujourd’hui ne plus donner que l’envie de vomir. On ne peut alors que prendre la mesure du désastre présent et du degré d’inaction et d’impéritie auquel est réduite la France quand il s’agit de penser les notions d’identité et de communauté nationales. Le pourrissement, sporadiquement accompagné de poussées hystériques sur la menace que ferait peser l’immigré sur la sécurité intérieure, a réellement été la seule attitude adoptée par un pouvoir intellectuellement démuni face à ces questions - l’énorme farce régressive du débat sur l’identité nationale étant l’exemple le plus stupéfiant de son impuissance tétanisée. Ce n’en est que plus évident aujourd’hui à l’heure d’une xénophobie affichée sans scrupules, d’une escalade sans fin dans l’ultra-sécuritaire et d’une brutalisation sociale généralisée qui semble être la seule réponse d’un gouvernement aux abois, sans culture ni conscience historiques: aucune volonté d’examen collectif du passé colonial français dont l’héritage explique largement l’infériorisation des populations d’origine étrangère et le déni de leur appartenance à la collectivité par un encerclement policier permanent; aucune réflexion sur la relégation spatiale qui en est le corollaire, l’exclusion de la vie civique et la stigmatisation des couches populaires les plus fragilisées, ou sur la ville envisagée comme lieu multiple et intégrateur - seule compte une action virile immédiate, le reste n’est qu’argutie de gauchiste déphasé, et tant pis si on finit dans la pire des jungles.  La Ville-Bidon contemple du haut de son tas de gravats le gouffre qui s’ouvre lentement, les fractures d’une société qu’une droite revanchiste et réactionnaire divise toujours un peu plus entre bon citoyens et 'voyous’, un pays malade de ses marginalisations démultipliées à l’infini dans la psychose d’un palais des glaces implosé.

15 August 2010

Elle, la Région Parisienne

Homo Sacer

Il y a quelques jours passaient en boucle les images de l'éviction des squatteurs de la Barre Balzac aux Quatre Mille de La Courneuve. L'émoi fut sur le moment considérable face à ces quelques familles traînées dans la rue manu militari par les forces de l'ordre, auxquelles leur ministre de tutelle ne laisse décidément aucun répit: les cris et les pleurs des femmes terrorisées étaient à la limite du supportable, la vue d'un enfant en bas âge écrasé par le corps de sa mère à même le trottoir représentant le point culminant de l'incrédulité horrifiée. La violence sociale décrétée en haut lieu et entretenue dans un climat de division entre communautés ne connaissait donc pas de fond dans un pays où les garde-fous éthiques les plus élémentaires avaient depuis longtemps sauté, la vie politique se voyant réduite à un western de série Z qu'aucune instance ou principe moral ne semblaient plus capable de contrer. Une fois l'intervention policière terminée les familles, dont il faudrait bien dire qu'elles n'avaient pas choisi Balzac pour le raffinement de son urbanité, ont dû finir dispersées dans les environs, sous les bretelles d'autoroutes, dans les camps de fortune, les meublés crasseux, peut-être même vers des départements plus lointains, ces territoires dits 'périurbains' mobilisant eux aussi tout un spectre de représentations fantasmatiques. Leur sort après une action si spectaculaire redevient indifférent puisque rendu à l'invisibilité, notre indignation trouvant sans difficulté d'autres motifs d'expression alors que le gouvernement français dégaine tous azimuts comme lors de toutes ses poussées d'anxiété extrême et de glaciation sécuritaire.

Le lieu même de l'intervention est hautement emblématique. Non pas tant à cause de la sortie sur le Kärcher, ce que l'on n'a d'ailleurs pas manqué de relever dans la presse, qu'en raison du devenir de la vie sociale française au fil des décennies que la Barre Balzac (et non la 'Tour', comme on l'entend souvent -  il est important d'être précis ici comme ailleurs: un zeilenbau n'est pas un point block.) incarne à la perfection dans sa décrépitude ahurissante. Je l'ai encore aperçue il y a quelques semaines du RER B en route vers l'aéroport, elle et celles plus modestes qui s'agglomèrent encore tout autour. C'était une très belle fin de journée d'été, j'etais en marcel tous tatouages dehors, exposé au regard de jeunes hommes en groupes, discutant et riant, ceux dont la simple existence semble grandement inquiéter le pouvoir. Des fenêtres on voyait Balzac dans son impressionnant volume et la lumière dorée éclabousser les parois des immenses ouvertures rectangulaires dont je me disais qu'elles avaient dû être creusées dans son épaisseur à l'occasion d'un énième programme de réhabilitation passé, qui comme tous les autres réduisait la problématique de l'exclusion à de simples questions spatiales. Comme si l'on avait cru qu'elle prendrait ainsi allure plus humaine, deviendrait plus contrôlable, pacifierait ses occupants. Oui, faire passer tant de lumière au travers du monolithe lui ferait prendre en légèreté, avait-on dû penser. Quelques appartements avaient disparu dans la série d'excavations qui ponctuaient à intervalles réguliers l'énorme structure, qui de cette façon avait commencé a devenir un bel objet dramatique et primaire.

J'ai bien sûr pensé à Deux ou trois Choses que je sais d'elle et au moment où l'ensemble est entré en vie, rempli des surplus prolétaires d'un Paris en pleine guerre contre ses pauvres - un élan offensif parmi bien d'autres dans son histoire moderne. C'est vrai que dans le film la cité se laisse saisir comme un tout plastique cohérent et baigne dans une lumière de début d'après-midi légèrement gazeuse. L'humeur aurait même quelque chose de franchement frivole lorsque Marina Vlady laisse son gosse en garderie pour partir en jupette faire la pute à Paris. Tout flotte dans le bleu immatériel, pâle et brillant, des panneaux de mosaïque structurant les façades, une profondeur de bleus ancestraux condensés en des millions de petits cristaux, une Byzance azurée où tout sentait les cages d'escalier fraichement ripolinées... C'était une marque de l'époque, un manifeste visuel mêlant l'hygiénisme social à la volupté d'une vie de plaisirs dans un espace désincarné et abstrait. Dans Deux ou trois Choses... on semble pourtant déjà assister au début d'une décomposition annoncée, la pourriture qui ternira irrémédiablement cette vision olympienne. Y parler si tôt de violence sociale serait inapproprié, et pourtant tout ce qui y surviendra est déjà contenu dans l'ennui de l'enfermement (les longs plans d'adolescentes et de mères postées aux fenêtres dans une attente indéfinie, comme réveillées après leur déplacement brutal d'un monde intime et familier, symbolisent parfaitement cette position du corps féminin dans l'urbanisme technocratique des grands ensembles), la terreur du déclassement social, le sentiment de s'être enlisé dans un temps stoppé net. Ce sera seulement plus sale, plus intense et plus désespéré [1].... Le bleu de La Courneuve subsiste à ce jour, à peine terni, ce qui est très troublant. Un bleu que j'aimais infiniment voir dans toutes ces cités de la Région Parisienne mais par la suite recouvert d'une épaisseur beige sans éclat à l'occasion de reprises en main institutionnelles.

Ce début de canicule a été en France marqué par une vague d'incidents graves qui ont en retour déclenché un déferlement de mesures gouvernementales délirantes, nouvelles illustrations du revanchisme revendiqué de la droite contre les populations reléguées de ce pays. Il y eut tout d'abord la Villeneuve de Grenoble, un ensemble solide de structures brutalistes soigneusement disposées entre lac artificiel et paysages alpins, et qui à son tour constituait un territoire à reprendre de force. Depuis quelques semaines s'y succèdent tactiques guerrières d'assaut et descentes matinales d'une violence insensée, donnant lieu à un déploiement de personnel incroyable dans sa magnitude. On pense ne serait-ce qu'une seconde à l'effet produit par une présence policière aussi écrasante dans son espace le plus banalement quotidien, celui que l'on investit affectivement, celui d'une sociabilité qui est la même que partout ailleurs, à sa violation constante de l'intime et surtout à son absolue impunité tant ces méthodes dignes d'un régime d'exception relèvent dorénavant d'une normalité dont peu songent à s'émouvoir. Peu après La Corneuve trois policiers sont montés dans la rame de RER où je me trouvais, trois beaux mecs harnachés de toutes sortes d'ustensiles pendant à leur ceinture. Je n'aime jamais une telle proximité, elle me rend vulnérable, et encore moins de me dire qu'un état dit de droit doive à ce point se reposer sur l'arbitraire le plus flagrant pour assurer sa propre stabilité. Et je sais d'expérience, en France comme ici, que le délit de faciès, puisque c'est là que tout commence, est tout sauf une vue de l'esprit.

Et puis entre La Courneuve et Grenoble on aura aussi crié haro sur les Roms, que le gouvernement persiste dans sa large inculture à assimiler à l'ensemble des 'gens du voyage', catégorie administrative très mignonne et unique à la France. Certes, la population ne semble pas non plus très encline à les soutenir au moment des démantèlements de camps par une police visiblement extensible à l'infini, peut-être parce qu'ils ont une dégaine pas possible et que télégéniquement parlant on a fait mieux. C'est vrai que dans l'avalanche de drame et de pathos qu'est l'évacuation de la Barre Balzac on serait davantage porté à l'indignation... Cela me rappelle une étrange scène à laquelle j'ai assisté il y a quelques semaines. À Berlin aussi des femmes Roms font la manche dans tous les hauts lieux touristiques et surtout autour de l'Alex qu'elles parcourent en groupes de long en large toute la journée, fendant les courants d'air de leur longues jupes bariolées, une ribambelle de mômes à leurs trousses. Un matin alors que je revenais du sport, certaines se reposaient sur l'une des pelouses pelées environnant la Fernsehturm et servant accessoirement de toilettes publiques. Un ivrogne du coin s'était joint à la partie puis s'était sauvé en courant aprés avoir chapardé un ballon à l'un des gosses. S'en était ensuivi un drôle de jeu de cache-cache entre ces femmes et le farceur dans le but de récupérer le ballon. Cela les amusait beaucoup et leurs rires enjoués retentissaient sous les arbres, des rires de jeunes filles profitant d'un rare moment de légèreté. On aurait presque songé un instant à Marie-Antoinette se distrayant avec ses dames de compagnie à Trianon. M'est alors venue une pensée curieuse: que ces femmes aussi étaient jeunes et pouvaient faire preuve d'insouciance, qu'elles savaient rire de choses aussi inconséquentes, qu'aucune d'elles ne pouvait individuellement se réduire à cette armée spectrale écumant la place et toujours considérées en termes de nuisance ou de victimisation. Pendant ces quelques secondes je me sentis capable de les voir autrement et m'arrêtai pour observer la scène, jusqu'à ce que le poivrot mette abruptement fin à cette fraternisation improbable en faisant d'un coup éclater le ballon.

 

[1] Une mise en perspective des interactions entre subjectivités féminines et architecture moderne dans le cinéma des années soixante (incluant une analyse de Deux ou trois Choses... et du Repulsion de Polanski) dans: Katherine Shonfield, Walls Have Feelings. Architecture, Film and the City (New York, London: Routledge, 2000).

25 April 2007

Le Temps du Loup

Grigny La Grande Borne

Dans mon enfance il y avait eu un temps bref et fugace d’occupation de l’espace public par les femmes. Dans le grand ensemble de G., qui était totalement dénué de toute structure associative, les mères avaient spontanément investi l'extérieur, les multiples placettes, monticules artificiels et autres interstices du plan complexe et enveloppant voulu par l’architecte avec ses folies et accidents de terrains soigneusement arrangés sur les étendues d’herbe maigre et éparse. Les bancs étaient disposés en arcs de cercle à l’ombre de jeunes arbres et les après-midi d’été des groupes de femmes s’y asseyaient pour converser des heures durant d’elles et de leurs vies. Il s’agissait de jeunes mères nouvellement arrivées dans la cité qui venait d’être achevée, ses mosaïques multicolores rutilant dans la lumière, ses halls d’entrée somptueusement plaqués de carrelage rose et de bois sombre. Parfois aussi à leurs côtés se trouvaient leurs propres mères venues les voir de la vieille ville où elles résidaient encore. Les jours d’école les cages d’escaliers faisaient office de rues en hauteur et les conversations là aussi allaient bon train sur les pas de portes, alors que les enfants des différentes familles dévalaient bruyamment des étages, comme dans une grande fraternité aux origines multiples à laquelle appartenaient tous dans une égalité fondamentale l’Algérien, le Portugais, le Polonais, le garçons-fille en shorts éponge et sandales blanches. Les marches en colimaçon étaient attachés dans le vide à une colonne centrale et résonnaient des piétinements de hordes de gamins en route vers l’extérieur, qui n’était que la continuation naturelle et poreuse des appartements où il était encore trop tôt pour s'enfermer. Cela viendrait plus tard, quelques heures ou quelques années, dans une peur diffuse et insidieuse poussant à la réclusion et à l’angoisse d’un pourrissement irrémédiable du corps social.

Les espaces se vidaient et le silence retombait à l’heure du dîner, celle où les pères rentraient d’un travail souvent situé à des kilomètres vu qu’à G. rien n’avait été prévu à cet effet. Ils venaient des parkings extérieurs par-delà les derniers logements donnant sur l’autoroute. De la fenêtre de la cuisine nous le regardions marcher vers nous, sa sacoche à la main et la chemise déboutonnée, tel un héros hâlé revenant d’un pays inconnu. Le temps changeait alors qualitativement: d’élastique et d’informel, il devenait concret et fixe; d’anarchique et de social, il se transmuait en quelque chose qui tenait du repli sur soi et de l’austérité d’une famille redevenue structure inamovible. La mère servait le père qui ne disait pas un mot. Nous restions là en silence dans une sorte de crainte perplexe pour cet être qui, même s’il revenait des décharges municipales, n’en conservait pas moins toute sa mystique. Parfois il nous ramenait des friandises ou des boissons aux couleurs chimiques qui avaient été jetées par cartons entiers sur les tas d’ordures. Parfois aussi des cassettes choisies par ses soins sur les présentoirs de stations-service. Un soir je voulus lui montrer un livre que ma mère m’avait acheté au tabac de la cité. C’était une édition illustrée de La petite Marchande d’Allumettes d'Andersen, ce qui le fit hurler de colère face à la dépense scandaleuse. Ce père, qui préférait nous voir abreuvés de jus frelaté plutôt qu’avec un livre entre les mains, revenait dans la nuit, de ces espaces pleins le jour de femmes qu’il qualifiait de commères car elles parlaient toujours trop et créaient des histoires. Dans son imaginaire ils se transformaient et devenaient dans ses mots un repère de loups errants. Dans le noir les interstices entre les pans d’immeubles étaient opaques et impénétrables, et ses images prenaient alors corps car lui aussi avait sa propre mythologie du lieu, celle de la peur et du monstre prêt a mordre.

Il se peut qu’il ait existé un moment flottant et insaisissable où la société française, malgré les traumatismes et mutations extrêmes de l’après soixante-huit, connut une sorte de quiétude, de douceur même, avant d’ètre irrémédiablement mise à mal dans la dégradation subite du climat social à la fin de la décennie, une sorte d’été indien des Trente Glorieuses où l’on aurait peut-être eu un peu moins peur, où tout étranger n’était pas encore désigné comme criminel en puissance. Où les places ombragées étaient des lieux de contact et d’échange entre femmes des grands ensembles atterries là au hasard de leurs pays lointains, où une nouvelle forme de sociabilité émergeait dans les espaces laissés vacants par la normalisation et les limitations de leurs vies d’épouses en milieu ouvrier. Je hasarderais l’année 1977 comme celle de la rupture irréversible. Avec le recul cette impression me semble toujours plus pertinente: le chômage de masse devenait une réalité très tangible alors qu’un durcissement du discours sur les ’étrangers-mangeurs du pain des Français’ rendait les parents de plus en plus hargneux. Cela, on le sait, n’a depuis jamais cessé. La création annoncée d’un Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale par Nicolas Sarkozy en serait l’ultime couronnement. Cela c’est l’histoire de mon enfance, ou plutôt de sa fin dans la césure soudaine d’une crise sociétale vertigineuse et la faillite absolue du monde qui l’avait portée. La consécration de Sarkozy, aux yeux de qui ’social’ est un gros mot comme aux pires heures du thatchérisme, marquerait la mort de ce reste d’humanité qui brille encore dans mon souvenir et l’instauration d’une brutalité entière et cinglante: le temps du loup, celui qui rôde dans les terrains vagues de cités passées au Kärcher, à l’herbe brûlée et imbibée de pisse. Et pour assister à cette victoire sur TF1 le dimanche fatidique le père dispose depuis peu d’un écran plat, ultime satisfaction d’un homme que l’on n’attend plus le soir et dont le temps est à jamais pétrifié dans le soleil cathodique.

03 March 2006

Nuits noires, périphériques

Ière. Je vais à Créteil le dimanche, généralement à l’heure du déjeuner. Du métro on monte l'une des rues en pente qui traversent la cité de part en part. Celle-ci est organisée selon des principes perspectifs inspirés du classicisme français avec la pièce maîtresse couronnant le sommet de la butte, une esplanade immense agrémentée de grands bassins, de fontaines et de totems abstraits, et ordonnée symétriquement avec des tours sur pilotis aux quatre coins. Bien qu’elle ait subi une réhabilitation cosmétique dans les années quatre-vingt qui lui a fait perdre ses couleurs et éclat d’origine (un rose pâle générique et le pastel décliné dans toutes ses variantes ayant désastreusement remplacé ses tons fortement contrastés à base de noir brillant, d’azur et de blanc - gamme rehaussée de jaunes pâles et de mauves - qui produisaient des effets plastiques très puissants, surtout vus de loin de la route nationale au-delà de la forêt de pylones électriques), elle reste même sous une forme brouillée très semblable à ce qu’elle était dans mon enfance, étrangement paisible et verdoyante le long de ses axes. On croirait même se trouver par moment à Tativille avec son arsenal de panneaux de signalisation, de parterres proprets et de ronds-points. La grande place est généralement déserte, seulement hâtivement traversée de passants sporadiques. Au loin le clapotis des fontaines est continu et monte jusque dans les étages, le long des coursives d’accès aux blocs d’appartements articulés aux tours centrales. De là la vue d’ensemble est spectaculaire, la composition monumentale prenant alors tout son sens, et les échapées de perspectives laissent deviner dans la brume grise d’autres banlieues empilées sur d’autres coteaux, d’autres noms mythiques, d’autres jeunesses.

Ma tante y habite depuis quarante ans. L’appartement n’a jamais été réellement renové depuis, la dernière grande remise au goût du jour se situant quelque part aux alentours de 1975. Elle était arrivée là, dans cette cité tout juste achevée et flottant dans un immense terrain vague avec seulement la préfecture du nouveau département un peu plus loin dans la plaine, structure de verre fumé orange tout aussi isolée au milieu de la boue et des voies rapides. Ma tante, jeune femme récemment mariée à un homme qui l'abandonna peu après, y prenait possession de son premier logement loin d'une enfance de famille nombreuse en grande banlieue digne de La Pluie d’Été. Les formes pures des blocs alignés sur les axes, le blanc intense des façades, le bleu profond des balcons et celui, léger et pâle, des bassins pleins d’eau, avaient dans la lumière solaire quelque chose de féerique qui me captivait, une sorte d’été permanent dans un modernisme cool et sensuel que je ne connaissais pas dans ma propre ville. Il y avait aussi de temps à autre des incendies qui se déclenchaient dans les caves, et l'on voyait quelquefois des traînées informes d’un noir charbonneux, éclatant de fenêtres ou de soupiraux et défigurant de façon obscène les parois blanches. C’est ce sentiment de désastre imminent, de délitement d’un ordre social incarné dans la fragilité de l’architecture, qui finirait par s'insinuer et prendre le dessus à la fin de la décennie. Depuis le récit de la cité n’a plus été que celui d’une lente désintégration du corps social, d'une série ininterrompue de déprédations, d’incivilités et d’hostilité entre communautés. Ma tante parle de dégradation de la qualité de vie, d'un renfermement général, dit ne jamais s’y être réellement sentie chez elle à cause de l’échelle, du manque de rapports humains après la vie familiale connue dans l'enfance. Quarante ans d’une impossible appropriation.

À une certaine époque nous venions là tous les Noëls. Je rêvais à grands coups de Beethoven d’une ville radieuse et idéale, d’un ordre supra-humain que la cité de Créteil incarnait à mes yeux de la façon la plus formellement aboutie, le couronnement d’une épopée historique dont je voyais la dilution se produire de façon de plus en plus précise. Tout comme les Noëls chez ma tante entretenaient l'illusion d’une certaine harmonie familiale au sein de laquelle j’avais ma place naturelle et incontestable, la cité était le réceptacle d’une grande communauté humaine, d’enfances de nationalités éparses, d'une constellation de provenances au milieu desquelles j'avais grandi. Et de même que Noël finit par ne plus avoir lieu à la suite de rancœurs intestines dont je ne comprenais pas la cause, les relations sociales n’en finirent plus de s’effondrer sur fond de malaise, de ressentiment et de méfiance mutuelle. Ce n’est plus que cette tristesse indépassable qui imprègne les lieux, la douleur de l’irréconciliable, la consternation froide devant le gâchis humain et le mépris des politiques. Ce qui se déploie dans la succession des avenues menant à la station de métro, dans l’enchaînement continu des quartiers de la ville vus du train, c'est ma dépossession, la peine sans bornes des accords étranglés du violon d’Amy Flamer dans Les Mains Négatives de Duras, l’expression tragique de cet arrachement, le retour impossible vers mon rêve de cité céleste, la fin qui n’en finit plus d'arriver, la silhouette de ma tante assise dans l’appartement sombre et exigu, les façades recouvertes de couleurs terreuses et ternes, l'enfouissement d'un vieil espoir.

Créteil, Cité du Mont-MeslyNoël en famille - Créteil, Cité du Mont-Mesly

Il faudrait enfin pouvoir raconter cette épopée. Duras s’était toujours intéressée à ces lieux periphériques et investis d’une infinité de fantasmes, dans ses articles pour France-Observateur (Horreur à Choisy-le-Roi) ou ses pièces de théâtre comme Les Viaducs de la Seine-et-Oise. Mais c’est à mon sens vers la fin des années soixante-dix dans des œuvres comme Le Camion que cette vision de la banlieue se fait la plus poignante, l’isolement social et affectif de Duras à cette époque ayant pour écho les images de cités HLM sillonnées en semi-remorque les soirs de milieu de semaine, de galeries marchandes déclassées, de matins de givre le long des routes nationales. Dans son entretien avec Michelle Porte paru en appendice du script elle donne une vision totalisante des cités de Trappes traversées par le camion, parle d'immeubles mortuaires et de parquage concentrationnaire pour populations déracinées auxquels elle avoue préférer les bidonvilles à cause du sens communautaire puissant qui y régnait. Sa vison du travailleur immigré n'est pas sans rappeler dans sa transcendance la destinée littéraire d'autres héros antérieurs (les Juifs, les fous), cette confrontation à une altérité aussi radicale qu'irréductible trouvant son expression la plus ténue et la plus déchirante dans Les Mains Négatives, longue mélopée adressée aux invisibles de la France post-coloniale, aux cohortes de balayeurs des rues qui s'entassent dans les trains de banlieue à l'aube. Cest là que la voix fut inaudible au point de s'effondrer sur elle-même, asymptote au point de rupture, le désir d’amour le plus effarant, la destitution la plus universelle.

Quelques années plus tard, dans le RER pour Paris, je cherchai incidemment du regard la cité de ma tante qui apparaissait quelques secondes sur l’horizon à un moment précis du trajet, mais curieusement les formes ne se détachaient plus avec la même netteté et semblaient comme se diluer dans le ciel. Je ne la reconnaissais plus et ce n'est que bien plus tard, à la faveur d'un court passage en métro un après-midi lourd et pluvieux, que je découvrai qu'elle avait été recouverte par la municipalité d’un badigeon jaunâtre uniforme, dans une entreprise de remise au goût du jour qui faisait partout office de politique de la ville. Au même moment la voix de Duras avait gagné en suffisance et en emphase, en concordance intime avec l’esprit d'une époque tonitruante et tape-à-l'œil, méconnaissable dans cet conflagration de gloire médiatique qui la rendait intouchable dans ses sentences de pythie péremptoire. France Culture vient de diffuser à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort les entretiens qu’elle avait menés avec Mitterand en 1985-86 pour L’Autre Journal. La rencontre de ces deux titans de l’histoire du XXème siècle était à la fois fascinante et pénible à entendre. Mitterand s’en sort relativement bien et fait même preuve d’une grande subtilité de pensée, ce qui semble n'avoir aucune prise sur une Duras dechaînée et à fond dans la provoc, à la voix gouailleuse à la limite du vulgaire, aux petits ricanements de poule accueillant les réparties glaciales (et glaçantes) de son interlocuteur, une voix qui avait perdu tout pouvoir de stupéfaction et était devenue l'organe hâbleur d'un égo gonflé à l'hélium. Mais c’est surtout la faillite fondamentale de la gauche française qui se profile en filigrane derrière ce dialogue échoué, cette non-rencontre à ce point criante qu'elle en est insupportable, dans l'impuissance du politique à changer le monde, le cynisme établi en principe fondamental du pouvoir. Les banlieues poursuivaient alors leur descente inexorable. Leur odyssée reste à écrire.

 

IIème. On commémore le dixième anniversaire de la disparition de Marguerite Duras. France Culture y consacre deux semaines de rediffusions d'archives, dont ses entretiens avec Mitterand de 1985-86, qui viennent à l'occasion d'être republiés par Gallimard. Duras était à l'époque l'objet d'une adoration universelle paroxystique, une icône surmédiatisée et mise à contribution dans tous les grands débats publics après son explosion stratosphérique consécutive à L'Amant. C'était le temps de 'Duras' - plus tard muée en elliptique 'M.D.' - créature oraculaire contre laquelle on allait même jusqu'à se branler dans les réceptions mondaines et dont 'l'uniforme', ensemble col roulé-jupe plissée-bottines fourrées existant en différents coloris, inspira fortement Jean-Paul Gaultier. Celle qui se prononcera en faveur du bombardement de la Libye par Reagan, interviewera Platini pour Libé et provoquera un tollé phénoménal après la publication par le même journal de son ahurissant Sublime, forcément sublime Christine V., s'étourdit du pouvoir de sa propre parole (l'écoute des enregistrements radiophoniques la restitue dans toute sa force hypnotique et son timbre unique, même si par moments on s'énerve un peu de l'adoration qu'elle semble se vouer toute seule) et sait s'entourer d'une cohorte de jolis jeunes gens pâles et maladifs, gardiens du culte hiérarchiquement organisés et tétanisés d'amour - ce dont Dominique Noguez fait état de façon assez drôle et grinçante dans Duras, Marguerite, le journal de sa relation longtemps (puis, à mesure que la gloire se fait de plus en plus enivrante, un peu moins) privilégiée avec la divinité. Mais c'est à la faveur des entretiens avec Mitterand que l'esprit de cette époque d'emphase tape-à-l'œil me semble incarné de la façon la plus stupéfiante, dans la collision de deux égos narcissiques fascinés par le génie supposé de l'autre, de deux titans modelés par les soubresauts de l'Histoire, certaines énormités proférées étant d'une envergure tout aussi héroïque. C'est aussi la rencontre de deux figures emblématique de l'épopée de la gauche qui ironiquement incarne le naufrage définitif de ses idéaux dans une décennie qui restera dans maints esprits marquée par l'exercice cynique du pouvoir au plus haut niveau, l'essor exorbitant du tout-médiatique, la suprématie consolidée des forces de l'argent concomitante à l'abandon des classes populaires à leur sort. Et comme Duras réduite à l'état de 'marqueur visuel' aisément identifiable, Mitterand lui-même (dont il n'est plus de mots pour en évoquer la grandeur dans la fascination collective et légèrement amnésique qu'il inspire) est devenu iconique, à tel point que certains dirigeants du parti socialiste ont cru bon de se déguiser en lui (feutre à larges bords, écharpe et long manteau noir) au moment des récentes commémorations.

Hôtel des Roches Noires, Trouville

Parallèlement à ces égarements, coups médiatiques et enflures égotistes, la voix durassienne, quand elle se retire sur un registre intime pour exprimer l'injustice humaine, est capable de véritables miracles, comme dans Le Coupeur d'Eau (publié dans La Vie Matérielle en 1987), une tragédie fulgurante et implacable, peut-être l'un des textes les plus bouleversants qu'elle ait écrits. C'est l'isolement et la désespérance face au monde que l'on trouvait déjà dans Le Camion et les Aurélia Steiner, créés à la fin des années soixante-dix dans un état de solitude et de délaissement extrêmes, ces 'films maigres' et denses où s'engouffre le tout, la nuit, l'air et la lumière (ce qu'elle a tenté de montrer dans le film du Navire Night), dans une déperdition d'être répondant aux errances de la Dame du Camion, en somme l'antithèse du cirque médiatique qui devait quelques années plus tard la transformer en pythie péremptoire des rédactions parisiennes. C'est bien plutôt dans les lieux marginaux, 'déclassés' et périphériques - toutes les banlieues de la terre, donc - que la voix et le regard se font souvent les plus justes et la poésie la plus déchirante, Le Camion étant sans soute à cet égard l'un de ses films les plus aboutis. Outre son audace conceptuelle et formelle ses longs plans sur la banlieue sont poignants et emprunts d'une tristesse diffuse, dans la lumière décolorée des routes nationales et des voies de chemins de fer entrevues de la cabine du semi-remorque (semblable à celui du père où je grimpais avec fierté), les cités des Yvelines dans la pénombre et leurs supermarchés attenants, l'ennui fade des week-ends de mon enfance. La banlieue, lieu fondamental (archaïque, dirait-elle) où l'altérité vient se penser, est très présente d'un bout à l'autre de son œuvre (du fait divers des Viaducs de la Seine-et-Oise aux articles de presse compilés dans Outside (1984) - Horreur à Choisy-le-Roi - et à l'éblouissement de fin de vie qu'est La Pluie d'Été avec sa famille nombreuse de Vitry). J'aime ce côté 'banlieue' de Duras, avec ses histoires de nuits passées à divaguer dans les troquets. Cela nous rapproche d'une façon impensable il y a quinze ans, alors que je commençais une fois établi à Londres mon long dialogue avec elle. Il existe une très belle photo prise quelques années avant sa mort au bord du Lac de Créteil. C'est un après-midi d'hiver, Yann Andréa la tient serrée contre lui et tous deux regardent à gauche en direction de l'eau. Tout autour les familles vaquent à leurs occupations et en arrière-plan les nouveaux quartiers résidentiels du Front de Lac ferment la scène. Ils viennent regarder le monde car c'est là qu'il se laisse voir, là que le dehors submerge, dans une confrontation à l'altérité qui s'est poursuivie toute une vie et a atteint son ultime beauté dans une poignée de road movies faits de rien. Je ne viens jamais en France sans une virée chez ma tante à Créteil. L'approche de la ville en métro a la même qualité cinématographique sublime et triste, alors que dans ma tête le violon écorché des Mains Négatives s'effile en longues traînées.

12 January 2006

La Patrie reconnaissante

Ce soir sur ARTE, La Vie par les Bords, un documentaire sur l'apprentissage professionnel d'adolescents dans un lycée d'Argenteuil. Ici pas la moindre image spectaculaire de banlieues au bord du gouffre (on ne voit que sporadiquement le cadre urbain environnant) mais une lenteur inhabituelle et salvatrice dans l'exploration de la quotidienneté ordinaire et des espoirs de jeunes gens dont la vie est en train d'être détournée sous nos yeux. Dans la parole mise en forme par l'écriture ou livrée directement à la caméra c'est le cynisme d'un système de détermination sociale qui est mis à nu dans ce qu'il a de plus fruste et d'élémentaire. Parfois on croit rêver tant l'évidence des mécanismes révélés est foudroyante. Dans l'exposé de la vie en usine et de l'aliénation inhérente à la répétition infinie des mêmes tâches -  la fatigue, les embouteillages matin et soir, la routine rendant impossible tout autre activité ou réflexion -  il est clair que l'on n'a pratiquement pas avancé depuis le XIXème siècle. C'est ensuite la répartition des sexes par secteurs professionnels (la cantine et l'entretien pour les filles, la mécanique pour les p'tits mecs) et surtout l'inadéquation flagrante de ces formations avec les aspirations d'adolescents sur lesquels le monde est en train de se refermer. Le désir est encore fluctuant et indéterminé (à cet âge comme à d'autres), et beaucoup, très lucides sur l'aberration de l'apprentissage imposé (des titres ronflants, tel bac hygiène et environnement, qui ne recouvrent que les réalités les plus prosaïques - nettoyer les chiottes), ont encore l'espoir de se sortir de cette mauvaise farce et d'avoir la vie qu'ils savent mériter. Les sentiments fusent dans tous les sens - espoir, résignation, indignation, pugnacité - et dans leur collision désordonnée on voit la vie qui se débat encore et l'on se met à espérer de toutes ses forces qu'aucun ne se laissera berner. Mais combien seront coulés avant d'avoir atteint leur but et dans quelle mesure le système scolaire restera-t-il assez flexible pour leur permettre d'évoluer selon leurs propres désirs? La réponse est d'une triste évidence. Il y avait des moments de grande humanité dans ce documentaire, rendus très sensuels par la caméra qui s'attardait longuement sur les visages, par exemple lorsque un jeune stagiaire en maison de retraite essaie de trouver les mots justes - ses mots à lui - pour réconforter une vieille dame en sanglots à l'évocation de sa mère morte. C'est se trouver propulsé très jeune dans des situations émotionnelles extrêmes, là où la mort est présente en permanence. Aucun n'a flanché.

Dans cet autre documentaire auquel j'ai plusieurs fois fait allusion, L'Enfer du Décor - une étude sur les conditions de vie à La Grande Borne au début des années soixante-dix - on s'était livré au même exercice d'interview en classe et les propos des élèves (un peu plus jeunes) ne variaient pas fondamentalement, bien que d'une noirceur encore plus accablante. On y voyait les mêmes espoirs bafoués, les désirs informulés tués dans l'œuf avant leur émergence même, la résignation de devoir suivre la voie des parents sans espoir d'ascension sociale et l'intériorisation de cette réalité comme allant de soi. Des sociologues perchés au milieu des folies d'Émile Aillaud se livraient ensuite à une analyse des mécanismes sous-jacents à l'orientation scolaire et visaient à démontrer leur étroite imbrication avec les besoins en main d'œuvre du système capitaliste - en somme l'avenir des enfants de la cité était tout tracé malgré eux. Je me souviens avoir trouvé le raisonnement un peu trop déterministe et imprégné d'idéologie soixante-huitarde (le système ne pouvait sûrement pas être d'une telle perversité), mais force est de reconnaître que la vérité pourrait être aussi crue et effrayante que çà. Une preuve supplémentaire s'il en est besoin? À l'issue des émeutes du mois de novembre le gouvernement Villepin a rabaissé l'âge de l'apprentissage professionnel à quatorze ans, histoire d'occuper une jeunesse à la dérive et de lui donner des perspectives d'avenir. C'est d'une logique implacable et nul doute que la mesure contribuera à l'épanouissement personnel de toute une génération et ainsi au rayonnement moral, culturel et économique de la France.

 

Topographie de la Terreur - Terrain d'entraînement

Autre tentative de remise au pas, le site Défense Deuxième Chance, inauguré en septembre dernier par le Premier Ministre de la République Française, dispositif d'insertion professionnelle à l'intention des jeunes gens en situation d'échec scolaire et de marginalisation sociale imminente, le premier en son genre dans le pays. L'organisation comme l'habillage d'ensemble sont d'inspiration délibérément paramilitaire. On y chante La Marseillaise au saut du lit dans l'espoir de régénérer la fibre patriotique d'une jeunesse en déshérence, l'encadrement étant assuré par des soldats à la retraite, même si l'on insiste bien sur le caractère civil de l'affaire. Donc c'est encore un peu 'pour de rire' et aimablement parodique même si tout, absolument tout, y donne l'impression d'une milice en exercice, des entraînements physiques en plein air à l'inoculation du respect de l'ordre - une formation comportementale, selon les autorités. Le militaire, c'est le recours absolu et final, là où l'école, le suivi social, voire la psychothérapie, domaines soft et sûrement inconsciemment considérés comme trop féminins - à l'envers de la symbolique spectaculaire et quasi cinématographique dont jouit l'armée - ont échoué. On nous dit aussi que les jeunes recrues se sont prêtées volontiers à cette forme inédite d'ingénierie sociale et que l'opération n'a vraiment rien eu de coercitif. L'armée nationale tient là une source d'effectifs inespérée et a vraiment dû faire la belle dans son rôle retrouvé de sauveuse d'un système en faillite. À l'instar de la Russie, où des mères désemparées envoient leurs enfants à une armée ragaillardie et friante de jeune chair pâle, les camps sont la nouvelle réponse apportée par la France à la désaffection des jeunes hommes des classes inférieures, ces agents de panique permanents, des apaches aux zonards, des blousons noirs à la caillera.

On avoue sans rougir que certains secteurs économiques ont désespérément besoin de bras et que cette main d'œuvre pourra ainsi servir à combler ce déficit chronique. Par un heureux hasard elle semble avide de discipline et sera prête à l'emploi en un rien de temps. Ce ne sera pourtant pas faute d'avoir essayé, de leur avoir donné toutes les chances possibles dans la grande tradition d'égalité républicaine. Ce camp 'Défense Deuxième Chance' se situe en Seine-et-Marne, tout près d'Eurodisney. Le Premier Ministre est lui-même venu inaugurer les nouvelles installations. Un autre est prévu plus tard dans l'Essonne, loin dans les zones rurales, dans l'indistinction d'étendues monochromes, mornes et sans qualités particulières si ce n'est leur tristesse à hurler, ces régions du meurtre de l'esprit, les grandes banlieues parcourues dans Le Camion de Duras. Il est dit que le gouvernement compte en bâtir une quarantaine, tous calqués sur le même modèle, certains même aménagés dans d'anciens complexes militaires. Je doute pourtant que le Champ de Mars ait été retenu pour l'un d'eux. De Paris, blanche, aristocratique et sublime de beauté, un gouvernement étourdi de sa propre audace observe du haut de l'aréopage la dérive militariste d'une fraction de la jeunesse française - processus qui ne peut que se durcir une fois le principe de base bien établi et rodé, apportant à des dysfonctionnements de la société civile des réponses jusqu'à maintenant impensables: le recours à la machine de guerre. À la sortie du camp certains deviendront maçons, boulangers ou chauffeurs routiers, un destin choisi par d'autres en fonction des impératifs économiques et statistiques de l'État. Ils vivront dans des villes-mouroirs au-delà des couronnes successives auréolant la capitale qui demeure plus que jamais une ville vérouillée. On aura alors peut-être réussi à repousser un peu plus la catastrophe longtemps redoutée, un phantasme très ancien, l'assaut et la dévastation de Paris par cette jeunesse même.

16 November 2005

We are the Pigs

Installation vidéo, MAC/VAL, Vitry-sur-Seine

Hier 15 novembre, au journal du soir de France 2, qui semble inlassablement collectionner les inepties - un véritable florilège des pesanteurs et défaillances de l'imagination et de la langue - un reportage sur le MAC/VAL de Vitry-sur-Seine, le premier musée d'art contemporain en banlieue parisienne. Et l'occasion étant trop belle dans le contexte actuel on n'y a parlé que de banlieue, un concept devenu en France si omniprésent et monstrueux que l'on en a la nausée à sa simple évocation. Pareille chose à Berlin ou à Londres (dont l'un des plus beaux musées, la Dulwich Picture Gallery, se trouve en banlieue lointaine) n'aurait jamais connu un tel traitement. À Paris on en est encore à se demander par quelle logistique miraculeuse on pourrait se rendre à Vitry, qui ne se situe qu'à dix minutes du Périphérique - si toutefois une telle chose est envisageable dans la paranoïa actuelle. Le fait qu'un musée puisse ouvrir en banlieue ouvrière s'autosuffit, indépendamment du contenu ou de l'intérêt culturel du lieu, la banlieue exerçant un tel pouvoir de fascination qu'elle en occulte tout autre angle d'attaque. Et c'est bien là-dessus que le reportage a misé à fond. Alors que Libération consacrait un bel article à l'architecture, la logique d'exposition des collections et la politique d'acquisition du musée, France 2 choisissait de n'aborder aucun de ces aspects et de se concentrer uniquement sur les 'jeunes des cités' qui allaient y travailler. Gros plans donc sur ces 'jeunes', transformés en vertu des lieux qu'ils habitent en de véritables objets de contemplation - pour ne pas dire de fixation (jamais on ne s'attarderait ainsi sur le recrutement du personnel d'un musée parisien ou de province). Ceux-ci - très beaux visages sensuels balayés par une caméra transfixée - se prêtent gracieusement au jeu de l'interview et avouent candidement leur ignorance en matière d'art et leur chance d'être acceptés au sein d'une institution qui a priori a tout pour les exclure. L'un d'eux va même jusqu'à dire que 'c'est un autre monde' et qu''étant donné qu'on est en banlieue, on n'est pas habitué à ça'. On se demande vraiment quels ravages le martèlement du même message sur ces quartiers a fini par causer dans la perception que ses habitant ont d'eux-même dans l'intériorisation de l'abandon et du mépris extérieurs.

Mais ce sont sans nul doute les commentaires de la journaliste, dont j'ignore malheureusement le nom, qui se distinguent par leur éclatante crétinerie. Le reportage s'ouvre sur une vue d'ensemble de la Place de la Libération, où se situe le musée, 'au milieu', selon le voice-over, d'un 'tissu de cités plutôt calmes, jamais à l'abri d'un embrasement'. Je doute fort que cette personne ait une quelconque connexion avec Vitry, mais elle s'est tout-de-même arrogé le droit se prédire avec autorité d'éventuels désordres, parce que quand on voit ces cités qui s'enchaînent sans discontinuer sur les hauteurs, on ne peut que s'attendre à ça. Autant que je sache Vitry - ou Choisy ou Créteil - sont restées calmes ces dernières semaines et c'est vraiment le caractère insidieux de ce genre de commentaire, disposant hélas d'une tribune de premier ordre, qui est à combattre par tous les moyens. Après quelques petits traits d'esprits foireux sur le caractère cocasse de certaines tâches incombant aux nouveaux employés - impudiquement infantilisés dans une situation et un environnement dont ils prennent lentement possession - et une interview coup de vent de la conservatrice évoluant avec une aisance toute aérienne dans son Pénétrable de Soto, c'est la catastrophe. Devant les œuvres exposés - très France d'après-guerre avec Soulages, Rancillac et de la Villéglé pour les grands noms -  cette experte de Vitry et de l'art d'avant-garde de conclure qu'il s'agit d''une collection très ancrée dans le quotidien, des œuvres qui ne devraient pas avoir de mal à trouver leur public'. Tout est dit dans ces quelques mots et leur facilité affligeante. À Paris donc tout ce que l'art contemporain peut comporter d'intellectuellement exigeant, de conceptuel et de fumeux, la banlieue, elle, aura à composer avec ce qu'elle connaît le mieux: les choses concrètes de tous les jours et donc faciles à aborder - les bagnoles qui brûlent au pied des tours par hasard? - alors que la caméra s'attarde sur une Empreinte de Pneu de Peter Stämpfli. Et l'on parle à l'issue de la crise tout juste passée de transformer en profondeur les mentalités...

 

Danielle Gilbert et les enfants

La semaine dernière, lors d'une nouvelle nuit d'émeutes ébranlant les périphéries françaises et pour la première fois le centre même de Paris, l'école maternelle de La Belle au Bois Dormant de Grigny fut en grande partie détruite par le feu alors qu'un autre établissement de la commune était lui aussi incendié. C'est un joli nom pour une école, un nom à séduire les tous petits et leurs parents qui construisent autour d'eux un monde protecteur de douceur et d'enchantement. C'est en ce monde qu'ils doivent croire le plus longtemps possible dans l'instabilité sociale ambiante et avant la dureté d'un monde du travail auquel ils seront progressivement introduits, en butte aux errements d'une société française devenue impitoyable et violente. C'est donc un monde de gentillesse infinie, de l'institutrice-héroïne des enfants à la belle présentatrice de la télévision, des couleurs chatoyantes des produits de supermarché à la voix carressante des chanteuses de comptines, dans lequel les incendiaires des dernières nuits ont dû eux aussi se sentir bien dans leur petite enfance - qui n'est pas si lointaine, et par lequel ils ont comme tout le monde dû se laisser émerveiller. Le réveil aux réalités économiques et sociales a dû être brutal et le mensonge de la bienveillance du monde d'autant plus cinglant. L'école devient alors un milieu hostile et le véhicule d'une culture aliénante, la langue se mue en instrument de pouvoir violent et répressif, la présentatrice blonde se révèle dans sa triste humanité quand elle se fait virer comme une malpropre de la télé et les produits de consommation omniprésents incarnent l'arrogance d'un monde plein de désirs qui ne leur appartient pas.

Inconsolable de cette perte on ne peut que vouloir humilier ce qui fait mal: écoles et supermarchés sont donc réduits à néant et l'envers du décor révélé, le caractère fondamentalement frauduleux d'un système qui repose sur le mensonge du bien-être et de l'intégration de tous par la consommation. Les restes obscènes du monde capitaliste sont alors exhibés dans leur vulnérabilité et leur destructibilité, réduits à ce qu'ils sont vraiment: de vulgaires commodités carbonisées dénuées de toute valeur et de mystique. Ce qui se passe est d'autant plus frappant que ces soulèvement se produisent à quelques semaines de Noël, période de tous les bons sentiments où tout se pare de ses plus belles lumières, des écoles et centres commerciaux aux présentatrices en paillettes. C'est de cette corruption fondamentale d'un système de relations fonctionnant à tous les niveaux de la société et dont la violence est à peine voilée sous les apparence de la bonté humaine - les cohortes de vigiles circulant dans les centres commerciaux au moment des fêtes et embarquant manu militari tout ce qui représente un danger potentiel au bon déroulement de l'orgie consumériste des familles - que l'on vient à bout par l'incendie, la seule destruction possible, finale et garante d'un pouvoir total, là où s'épuisent tous les systèmes, langage, morale, éducation, devenus inopérants. Annihiler écoles, supermarchés et autobus par le feu confère un pouvoir d''anti-démiurge', l'extase du spectacle cataclysmique devant causer une excitation physique foudroyante. L'anneau encerclant Paris est le site d'une jouissance faramineuse affranchie de toute règle.

Une nuit de 1979 les écoles maternelles Pégase et Rossinante de Grigny étaient incendiées. Tout commencait à aller très mal dans ces villes où une assez grande tension sociale était déjà palpable. Le lendemain il ne restait rien des deux bâtiments en préfabriqué à la structure si légère. De grandes trainées noires obscènes crevaient les fenêtres et une odeur âcre flottait des mètres à la ronde. Les restes calcinés de mobilier, de coussins en mousse et de jouets, tout ce qui constituait le rêve quotidien des petits enfants, avait été jeté à l'extérieur et s'entassait pathétiquement sur la surface goudronnée d'un coin de parking. La vision des deux carcasses à moitié effondrées fermant l'horizon fut pour moi, qui sortais de l'enfance dans la terreur, une expérience angoissante. Il n'y avait plus personne à l'intérieur, les gentilles institutrices s'étaient volatilisées, incendiées elles aussi avec l'école. C'est comme si leur existence avait été un mirage et qu'elles ne viendraient plus nous consoler de rien. Mon sentiment de la vulnérabilité et de la fragilité des choses et des êtres fut terrible.

12 November 2005

L'Enfer et son Double

Cité des 4000, La Courneuve - Centre commercial

Les périphéries occupent une place fondamentale dans la mythologie parisienne et incarnent l''envers abject' du centre radieux et apollinien du pouvoir politique. Hors les murs les actes les plus inqualifiables et extrêmes sont fantasmés par des habitants fortement titillés mais retranchés derrière un dispositif de protection visible ou plus diffus contre ces excès et débordements criminels (des fortifications démesurées de Thiers aux contingents de CRS détachés à la surveillance continuelle des espaces publics - présence policière ayant hier atteint son paroxysme paranoïaque lorsque l'état d'urgence fut décrété intra-muros par la Préfecture de Police, qui n'en est en la matière pas à son premier coup d'essai) [1]. Déjà au-delà du Mur des Fermiers Généraux s'étendait une zone incertaine autour des boulevards extérieurs où beuveries et prostitution attiraient toute une faune en quête de sensations. De même la 'zone' proliférant au pied de Fortifs désaffectés pour cause d'inutilité flagrante cristallisait toutes les frayeurs et les désirs de la ville bourgeoise dans son incarnation d'une brutalité authentique. Cette fascination pour l''authentique' ouvrier - plus c'est lumpen, mieux c'est - de l'Apache au Laskar en passant par les Blousons Noirs, est une constante de l'imaginaire et atteint aujourd'hui, notamment grâce à l'internet, des sommets libidinaux inégalés [2].

Car l'on attribue fantasmatiquement à la banlieue des qualités extrêmes: outre son caractère intrinsèquement criminogène elle est le site d'une sexualité monstrueuse et incontrôlée, porteuse de la destruction des valeurs d'ordre et de civilisation incarnées par Paris, de la prostitution autour des Fortifs aux tournantes dans les locaux à poubelles. Et c'est bien de cette terreur ultime qu'il est question, et que les événements récents portent à incandescence: la prise de Paris par la jeunesse, son viol et sa mise à sac, comme Constantinople brillant au milieu d'une mer de sauvagerie. C'est la sur-qualification de ces lieux qui - par rapport par exemple aux banlieues anglaises proprettes, qui, dans l'uniformité fade et mortifère de leur confort, souffriraient presque au contraire d'une sorte de sous-détermination, même si elles sont d'ailleurs elles aussi 'sexuellement fantasmées' - plus wife-swapping entre thé et petits gâteaux que gang-bang dans une cave pisseuse, c'est vrai - les rend uniques et en fait le réceptacle de craintes protéiformes - une sorte de refoulé peut-être, où terreurs de la marginalisation, du déclassement et du chaos qui nous menacent tous dans notre fragilité se projètent sur ces lieux - et sont à l'origine d'un rejet radical, d'une stigmatisation fatale dont la France ne se relèvera jamais sans un travail de fond considérable sur elle-même (à commencer par sa relation troublée avec son passé colonial), qui nécessiterait une impulsion et une vision inédites de la part du pouvoir et de la société civile en général, un peu à la manière des mouvements citoyens allemands qui ont à partir des années quatre-vingt permis une confrontation progressive au passé dans une sorte de Verarbeitung collective. Seulement, voyant le gouvernement actuel à l'œuvre, la tentation de faire du chiffre risque encore une fois de tout emporter dans un tout sécuritaire et un quadrillage policier plus exorbitants que jamais.

L'avancée pionnière de la Région Parisienne se poursuivit jusque dans les champs de betteraves de la grande couronne. Grigny s'est posée dans ce nulle part informe telle une cité merveilleuse et mythique, prête à accueillir les prolétaires de Paris et leurs petits enfants. Il existe un documentaire fascinant sur la vie à la Grande Borne quelques années tout juste après son inauguration: L'Enfer du Décor (1973), une production de l'ORTF à forte approche sociologisante et imprégnée des théories très à gauche alors en vogue. Aillaud lui-même y apparaît dans son rôle de démiurge à la carrure de vieux lion fourbu, intervention contrastée avec une jeunesse en gros ceinturons cloutés et coiffure à la Ringo qui déplore déjà l'ennui assommant de l'endroit et l'ingratitude du cadre urbain, malgré sa grande charge onirique voulue par l'architecte. On y voit aussi des mères évoquant leurs tentatives de suicide ratées dans le lac de Viry et quelques jeunes gens 'spontanément' mis en scène dans des accès de rage anti-architecturale et faisant part de la discrimination à l'empoi dont ils sont les victimes. Devant la télé où Cloclo passe au même moment, l'un des ces jeunes raconte comment une place de manutentionnaire lui a été refusée au supermarché de Grigny 2 (un autre quartier transfiguré par le fameux '2' - le top du futurisme dans les années soixante-dix et sans doute aussi la plus haute marque de standing, cet ensemble gigantesque était destiné à une population plus 'aisée' et était ainsi doté d'un grand centre commercial et d'une connection au réseau ferré) à la simple évocation de son lieu de résidence. Ça fait froid dans le dos et l'on finit par se questionner sur le pourquoi d'une stigmatisation aussi forte des lieux dont la France semble avoir la spécialité. Ce qui est encore plus choquant c'est que cela se passait en 1973, donc bien avant les effets du choc pétrolier et les phénomènes de chômage de masse qui quelques années plus tard allaient décimer ces quartiers. Ce qui laisse penser que la disqualification et la mise en orbite dans les périphéries urbaines des franges sociales les plus vulnérables est endémique et systématique, consubstantielle même à la société française et à la vision de ses élites.

Il existait aussi des rumeurs de prostitution dans les caves, ce qui évoque Deux ou trois Choses que je sais d'elle de Godard et son articulation des ségrégations urbaines à la commodification omniprésente de la sexualité féminine. Dans une de ces caves se déroule une autre scène de L'Enfer du Décor, qui est à la fois choquante et extraordinaire de virulence par la colère et le ressentiment qui s'en dégagent 'déjà en 1973'. Une rangée d'adolescents exhibent sur leurs avant-bras de gros tatouages baveux façon centrale de Fleury et entre deux slows (la musique est déchirante) avec des jeunes filles à l'air triste se lancent dans une diatribe violente contre le cynisme d'une société qui les maintient dans une misère ignoble et le cadre urbain qu'ils sont condamnés à occuper. Aillaud en prend plein son grade, lui qui, errant seul dans sa cité, semble par ailleurs commencer à comprendre que son œuvre est vouée au naufrage. Dans la danse les couples s'agrippent, prélude à l'amour qu'ils iront faire plus tard dans un des blocs en courbe au nom de phénomène cosmique, traversant les pelouses désertes et plongées dans le noir, à des années-lumières de Paris qui irradie au loin. Avant le désastre qui allait frapper, le mépris intolérable du pouvoir, les réhabilitations tape-à-l'œil, l'abandon final des années quatre-vingt. Car que la droite giscardienne se fût lavé les mains de lieux et de populations qu'elle infantilisait n'a rien d'étonnant - c'était dans sa nature même. Mais que la gauche, si longtemps restée au pouvoir et sous le règne de laquelle la misère sociale s'est considérablement aggravée, ait si ouvertement perpétué le scandale est un constat impardonnable qui devrait  aujourd'hui forcer ses ténors à la plus grande humilité.

 

[1] Sur la débauche des périphéries et les migrations de la turpitude: Nicholas Hewitt, 'Shifting Cultural Centres in Twentieth-Century Paris', in Michael Sheringham (ed.), Parisian Fields (London: Reaktion Books, 1996).

[2] Sur les différentes incarnations des limites de Paris et une évocation détaillée de la 'zone' des Fortifs, le tout enrichi de très belles cartes: Jean-Louis Cohen & André Lortie, Des Fortifs au Périf. Paris, les Seuils de la Ville (Paris: Éditions du Pavillon de l'Arsenal, 1991).

30 October 2005

République du Mépris

Promenade plantée, Paris XIIe

De nouveaux incidents violents se sont produits ces dernières semaines en banlieue parisienne. Le 11 octobre un immeuble vétuste situé passage du Gazomètre à Montreuil était évacué par la police. Ayant ensuite trouvé refuge dans une maison de quartier les familles ainsi que les personnes qui les soutenaient se sont vues expulsées de manière extrêmement violente par des CRS qui étaient venus dans leurs plus beaux effets - boucliers, jambières renforcées et tombas - avant de défoncer la porte d'entrée à coups de bélier et de procéder å un tabassage en règle de plusieurs membres du comité de soutien, dont l'écrivain Jean-Pierre Bastid, sévèrement battu et matraqué à plusieurs reprises. Comme cela s'est passé rue de la Fraternité au mois de septembre, les familles jetées à la rue se sont vues offertes l'hôtel (trois nuitées précisément) dans l'Essonne et la Seine-et-Marne, et à nouveau elles ont refusé, sachant bien que se retrouver dispersées en grande banlieue ne ferait qu'exacerber leur précarité et les affaiblirait encore davantage dans une isolation inévitable. On semble actuellement beaucoup tenir à envoyer les gens en Essonne. Seraient-ce ses grands espaces, la fadeur uniforme de ses steppes et son ambiance d'enlisement où tout se dilue dans une indistinction mortifère qui la rendent si attrayante aux autorités métropolitaines désespérées d'en finir avec la mauvaise publicité engendrée par les mal logés? On ne peut non plus s'empêcher de s'interroger sur le fondement juridique des descentes de police dans les taudis et sur le respect du droit dans les procédures d'évacuation. Comme d'habitude le soupçon d'une mise en scène sinistre à destination des médias plane lourdement sur cette nouvelle rafle

Le 25 octobre, décidé à refaire dans le Kärcher, Nicolas Sarkozy visite Argenteuil et sa célèbre dalle. Il est tard et bien entendu ce qu'on voulut qu'il arrivât à une heure pareille se produit sans faillir: la délégation officielle se fait injurier et bombarder de bouteilles en plastique par des hordes de jeunes assemblés au pied des tours. Les caméras tournent et le numéro se met en branle de lui-même avec une perfection théâtrale renforcée par la monumentalité du cadre architectural. Comme à La Courneuve il y a quelques mois certains résidents se trouvent involontairement impliqués dans le show lorsque de leurs fenêtres ils sont directement interpellés par le ministre lui-même qui use d'un langage jugé adapté au contexte culturel (cette bande de racailles). Ainsi chacun devient dans la jubilation de l'agitation artificiellement maintenue et dans une vague ambiance de catastrophe imminente le figurant d'une mise en scène qui aurait eu un impact tout autre - et à coup sûr bien moins cinégénique - à neuf heures du matin, et l'on finit par se demander s'il ne s'agit pas là du frisson subliminal du bourgeois s'aventurant tard la nuit dans les coupe-gorges de la périphérie. Les banlieues ont toujours fonctionné à fond dans l'imaginaire parisien - la zone encerclant les anciens Fortifs étant l'une des premières incarnations du phénomène - et l'attraction du 'monstrueux' social, culturel et sexuel qui y est fantasmé reste d'une puissance indestructible, la forte concentration de jeunes hommes désœuvrés qui y circulent renforçant le mythe d'exactions et d'exploits en tous genres. Ce climat délétère connaît un apogée cataclysmique dans la nuit du 28 octobre lorsqu'une bataille rangée d'une violence inouïe entre jeunes de Clichy-sous-Bois et CRS éclate en réaction à la mort accidentelle de deux adolescents réfugiés dans un transformateur EDF et à laquelle la police est soupçonnée d'avoir contribué, même si le cours des évènements reste encore confus. Les émeutes se poursuivent jusqu'à tard dans la nuit et gagnent une cité voisine dans une sorte d'immense catharsis collective. Les images sont terribles et choquantes: des groupes de CRS armés de mitrailleuses que l'on dirait tirées d'une série de science-fiction arpentent les rues et interpellent les habitant des immeubles qui se sont pressés aux fenêtres - dans un français qui laisse fortement à désirer sur la grammaire et d'une agressivité effarante. Là aussi l'architecture est 'théâtralisée' à l'extrême lorsque les façades sont balayées par les rayons lumineux de projecteurs à forte puissance, dans une esthétique carcérale d'état d'urgence si extrême que l'on vient à se demander si un tel déploiement technologique digne des forces américaines en Irak (et encore une fois une telle exacerbation théâtrale) est réellement de mise.

À travers ces incidents très rapprochés dans le temps et voués à se reproduire au gré des provocations médiatiques du pouvoir et d'une répression proportionnellement intensifiée se révèle dans toute sa clarté la seule réponse dont la France soit capable pour venir à bout du mal abyssal qui la ronge. Le traitement du soulèvement des banlieues n'est qu'un aspect parmi d'autres du régime policier mis en place par l'État et qui ne semble connaître aucun équivalent dans l'Union européenne, ni par sa violence et ni par le degré d'humiliation dont elle est capable, et à laquelle elle peut manifestement donner libre cours en toute impunité (Habib Souaïdia, refugié politique algérien, battu à la station Châtelet et humilié au poste des Halles le 17 septembre). Que l'on pense aux manifestations lycéennes du printemps, à la vague d'expulsions lancée cet été ou à une jeunesse réfractaire intégrant de son plein gré les 'Camps Deuxième Chance' où l'armée s'occupe de tout, c'est à un état généralisé de militarisation que l'on assiste et on ne voit pas comment dans les conditions présentes le processus pourrait s'enrayer et ne pas prendre des proportions proprement monstrueuses. Et comment peut-on dès lors tenir un discours cohérent sur le devenir de la ville quand la police française est dotée de pouvoirs si exorbitants - ce dont tous les précédents historiques devraient nous prémunir - et accumule les dérapages? Au Pavillon de l'Arsenal se tient actuellement une exposition sur le devenir de Paris et, nous dit-on, le parti pris résolument post-haussmannien des projets d'aménagement de la couronne extérieure. Le même discours audacieux préside aux plans d''harmonisation' de la capitale avec sa banlieue immédiate par l'enfouissement du Périphérique en divers points et l'émergence d'une entité urbaine moderne digne de son époque. Face à tant de délicieuse afféterie parisianisante, on aurait presque envie de crier (en riant un peu jaune): "Mais que fait la police?"

15 September 2005

Silence Logique Sécurité Prudence

"Some day a historian of the future will discuss our age as one of the most obscene ones in world history: that of the capsular civilisation. Why? Because the level of technology and production stands out sharper than ever against the systematic, uncompromising exclusion of a major, and still increasing, part of mankind. The full awareness of this fact is shattering. 'We did not know', we will say to the historian of the future, but s/he will condemn us."

(Lieven de Cauter, The Capsular City, in The Hieroglyphics of Space (London: Routledge, 2002)

 

Le mois dernier, au journal télévisé de France 2, un reportage de même pas deux minutes sur la situation des SDF pendant les grandes vacances à Paris, et ce constat implacable: 'Contrairement aux idées reçues', ils ne sont pas mieux lotis l'été que l'hiver. La majorité d'entre nous semble donc penser que l'été est une partie de plaisir pour ceux dont la vie a chuté dix mille lieues en-deçà de l'humainement supportable. La voix de la commentatrice, qui essaie comme elle le peut de se donner un ton de circonstance et pense vraiment pouvoir parler de 'ça', nous fait découvrir comment ces gens sont livrés à eux-mêmes quand tout le monde part à la mer et nous révèle qu'ils peuvent par cette chaleur souffrir de déshydratation. Je me dis que cette voix est tellement crispante dans son timbre, ses intonations faussement respectueuses, son débit continu et la multiplication de petites formules creuses et convenues ('Belle et difficile saison') que le sujet en est purement et simplement invalidé. Au milieu de tout ce bruit, même pas deux minutes pour ne rien dire avant de passer à autre chose, des histoires de famille justement, des papys et des mammys qui font sourire et nous rassurent sur la bonté du monde. Je me demande aussi ce qu'il faudrait pour que ce scandale cesse. Ce qui aurait assez de force pour ébranler le pouvoir face à une déchéance sociale qui ne fait qu'englober de plus en plus de monde. Être réduit à leur proposer de vivre une semaine à la façon de leurs concitoyens les plus destitués, comme un reality-show de la télévision britannique avait lancé l'idée il y a quelque temps? À peine deux minutes et une voix sucrée qui neutralise, dissout le sens, rend l'insupportable acceptable, perpétue le mépris normalisé. De l'horreur de la grande pauvreté le silence et l'écriture peuvent commencer à en révéler quelque chose. C'est en lisant un texte comme Le Coupeur d'Eau de Duras, quelques paragraphes cinglants et vertigineux qui ne souffrent plus rien dans leur sillage, aucune parole non considérée, aucun reportage banal à pleurer et oublié sitôt diffusé, rien. Rien jusqu'à l'action humaine et radicale qui mettra un terme à cette obscénité inimaginable, à laquelle toute réponse ne peut être qu'inconditionnelle [1].

 

Topographie de la Terreur - Route de l'Essonne

C'était dans la chambre d'une pension d'Amsterdam. J'y avais pensé aux conditions de vie des mal-logés à Paris, aux squats et hôtels borgnes où s'entassent des familles entières dans un espace aussi restreint que cette chambre, à l'incroyable inadaptation des politiques publiques en matière de logement. Des incendies meurtriers ont éclaté tout l'été, entraînant un déchaînement médiatique en une période de l'année généralement ronflante. Cet intérêt soudain a immédiatement été exploité par le ministère de l'Intérieur qui, alors que les caméras tournaient encore (les télévisions s'avèrant parfois en savoir plus que les habitants eux-mêmes), s'est empressé de procéder à l'évacuation spectaculaire de plusieurs immeubles déclarés insalubres (ou pas nécessairement, quand il s'agit pour certains propriétaires de faire un carton). C'est toujours au petit matin, lorsque les patrouilles de CRS en tenue futuriste et platform boots vérouillent le quartier, que les enfants hurlent de terreur devant les armes, que les possessions sont jetées à la hâte dans des sacs poubelles tout comme les êtres désemparés le sont à la rue, leurs vies démantelées en quelques secondes à la suite d'un ordre donné d'un beau salon à boiseries. Dans cette agitation il est difficile de savoir ce qu'il advient des expulsés, qui, volatilisés et ballottés d'hôtels en hôtels autour du Périphérique se voient très vite à nouveau délaissés par les administrations une fois l'indignation dissipée et le calme revenu.

Il s'est pourtant passé quelque chose à la suite d'une de ces descentes (rue de la Fraternité, le jour de la rentrée scolaire). Des familles africaines expulsées s'étaient fermement opposés aux plans d'hébergement de la préfecture qui les auraient disséminés dans différents hôtels de l'Essonne. Ils ont préféré installer un campement de fortune dans un square du quartier, un secteur résidentiel et hautement désirable du XIXème arrondissement. La crainte de la dispersion familiale et donc d'une vulnérabilité accrue ont été les ressorts premiers de ce refus. Pourtant j'irais même jusqu'à penser que d'une certaine manière ils savaient tous que l'Essonne représentait le début de la fin et que dès lors il n'y aurait plus aucune limite au processus de déplacement et de dis-location qui les entraînerait de plus en plus loin dans les régions périphériques jusqu'à leur disparition pure et simple sans espoir de retour au-delà de la nébuleuse urbaine, le néant qui l'encercle, les champs et les forêts. Alors ils s'accrochent à Paris comme à l'espoir de l'intégration au sens le plus fort, l'envers duquel est incarné par ce joli nom de rivière, l'Essonne, qu'ils ne connaissent sûrement pas mais qui à sa simple évocation a éveillé des terreurs bien réelles.

Tant que Paris jouera à Paris aucune solution n'est concevable. C'est quand Paris cessera d'être ce qu'elle se complaît à rester, le pays enchanté d'Amélie Poulain pour le plus grand ravissement des touristes et des spéculateurs, un Disneyland disposant d'une force répressive comparable à celles des parcs d'attraction dont elle sert de modèle, et qu'elle décidera à remettre profondément en cause certains principes identitaires et structurels produits par son histoire (notamment en ce qui concerne les dynamiques et interactions complexes qu'elle entretient avec sa propre banlieue), en somme qu'elle acceptera de grandir et de re-devenir, qu'un début de réponse au désastre du logement pourra être apporté [2]. Faute de quoi l'éternelle dialectique centre-périphérie et les relations de pouvoir qui en découlent, les mécanismes de ségrégation sociale, culturelle et économique, les phénomènes d'appropriation de l'espace urbain par une frange sociale de plus en plus restreinte et excluante et toute la gamme d'injustices afférentes se perpétueront dans la même constellation de drames et de lamentables mises en scènes politico-médiatiques [3].

 

[1] Marguerite Duras, Le Coupeur d’Eau, in La Vie matérielle (Paris: P.O.L, 1987).

[2] Sur un possible avenir synergique entre Paris et sa banlieue: Tomato Architectes, Paris. La Ville du Périphérique. (Paris: Le Moniteur, 2003). Quelques réflexions cinglantes et très pertinentes sur le retranchement de Paris derrière son Périphérique dans: Nicolas Chaudun, Le Promeneur de la Petite Ceinture. Paris: Actes Sud, 2003.

[3] Pour une analyse des mécanismes sous-jacents à la crise du logement: Didier Desponds, La mixité sociale, leurre français, in Libération, Rebonds du 6 septembre 2005.