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10 November 2014

Pretty Things go to Hell

Centre Commercial Créteil-Soleil

La France, une mauvaise descente qui n'en finit pas. Vue d'Allemagne, elle offre un spectacle à la fois baroque et tragi-comique dont l'échéance a été mille fois différée: à quand le cataclysme, le déboulonnement de régime dont les Français sont coutumiers? Jusqu'où pourra-t-on les pousser, ces champions toutes catégories de l'insurrection réputés tels à l'étranger? Les signes avant-coureurs se multiplient mais manque toujours le déclencheur décisif, celui qui fera imploser un ordre politique terminalement honni et discrédité. En revoyant récemment Série Noire, j'ai pris la mesure de cette décomposition qui historiquement s'étend à l'échelle de ma propre vie. C'était en 1979, année-charnière marquant la fin du monde hérité de la prospérité et des bouleversements de soixante-huit et contenant déjà en gestation celui à venir, l'offensive revanchiste de la pensée de droite et les multiples renoncements de la gauche. Pour moi aussi la rupture allait être dramatique, le délaissement de la cité et mon arrivée dans l'adolescence coïncidant avec la découverte d'une violence généralisée à laquelle ni rien ni personne ne m'avait préparé. Série Noire se situe à ce point précis de basculement, précaire et vertigineux, dans la dissection impitoyable d'un mal qui avait déjà largement infiltré le corps social. C'est un univers d'âmes flétries en dépossession d'elles-mêmes, la pauvreté matérielle, intellectuelle et sexuelle des oubliés de la geste nationale, 'la France des invisibles' à laquelle la sociologie contemporaine s'intéresse maintenant tant. Créteil elle-même y apparaît comme abandonnée et ternie dans la futilité de sa pompe futuriste, le dernier souffle d'une modernité héroïque décrédibilisée et déjà frappée d'anachronisme. À cette angoisse diffuse du déclassement, mes parents, qui avaient tout fait pour s'extraire de leur condition d'origine et terrifiés à l'idée d'y être ramenés, répondaient par des discours formatés d'une violence machinale et sytématiquement invoqués dans les dernières années de la décennie, au moment où le chômage de masse était devenu une réalité bien tangible pour les plus vulnérables: les étrangers piquent le pain des français, qu'on les renvoie dans leur pays, on n'est plus chez nous...

Du racisme il y en avait toujours eu dans la famille, la guerre d'Algérie étant encore très vive dans les mémoires: les 'bougnoules' et les 'crouilles' constituaient une catégorie à part dont je comprenais bien qu'elle cristallisait tout ce qu'il y avait humainement de plus haïssable. Lors de nos passages en voiture devant les cités d'urgence de la région - qui n'ont été démantelées que très tardivement - ou les foyers de travailleurs Sonacotra, revenaient invariablement les mêmes mots d'abjection, un dégoût outragé face à la misère, le délabrement et surtout la saleté des lieux. C'est toute la tragédie de ces milieux ouvriers dans lesquels un certain angélisme de gauche a longtemps voulu voir le foyer des idéaux nobles de fraternité, de progrès et d'émancipation: enfoncer les plus défavorisés pour se sentir soi-même valorisé. C'est bien ce qui a eu raison des cités et accéléré leur délitement dans un phénomène de différenciation sociale à l'intérieur d'une même classe de dominés, les mieux lotis quittant dès que possible ce qu'ils par association considéraient comme une souillure. L'horizon politique de mes parents n'a jamais dépassé ces notions formées indépendamment d'eux - et déjà pleinement structurées bien avant l'explosion médiatique du FN -, même si à l'échelle des cages d'escalier des actes quotidiens d'entraide et de solidarité (surtout à l'initiative des mères) venaient en tous points contester ce qu'ils se plaisaient à proférer dans les dîners arrosés. Il y a quelques années - la dernière fois où nous avons joué la fiction famililale autour d'une table -, le père ne tint pas d'autre discours. Me demandant s'il y avait à Berlin autant de 'problèmes avec les étrangers' qu'en banlieue parisienne, il se lança dans une diatribe dont les termes étaient restés fondamentalement inchangés depuis plus de trente ans, établissant cette même hiérachisation raciale que celle qui avait eu cours sur les chantiers de sa jeunesse - 'les Arabes' s'y démarquant une fois de plus dans la négativité. C'était son pauvre savoir, le fruit de l'expérience d'une vie, le peu de leçons qu'il aurait pu transmettre à sa postérité. Son visage affichait la certitude indignée de celui qui, sûr de son fait car marqué par la dureté du monde du travail, n'allait surtout pas s'en laisser conter par une belle âme, cosmopolite, cultivée et libérale, comme moi.

Dans Retour à Reims, Didier Éribon s'interroge de la même manière sur l'origine d'une telle disposition au racisme dans les classes populaires - la façon dont le ressentiment résultant d'une perte supposée de privilèges liés à l'origine nationale s'est synthétisé en un système idéologique et une vue globalisante du monde [1]. Il avance, Sartre à l'appui, que lorsque l'identité collective des classes dominées a cessé d'être informée par l'opposition 'travailleurs'/'patrons' (Mai 68 représentant à cet égard un moment d'unité sans précédent entre tous les ouvriers [2]), elle s'est après l'effondrement du PCF 'naturellement' repositionnée sur l'axe classique 'Français de souche'/'étrangers' et toute la structure de pensée xénophobe afférente. Mes parents ne s'étant jamais identifiés à une quelconque tradition militante de gauche, ils seraient donc par défaut restés fixés sur le mode de l'appartenance au territoire - la légitimation sociale provenant de leur naissance en France par opposition à ceux qui prétendaient vouloir y vivre. C'était là le point zéro de la conscience politique: la défiance envers la classe dirigeante dans son ensemble et le processus de représentation démocratique en tant que tel (ils n'ont jamais voté) les maintenait dans une forme d'aliénation politique dont on peut maintenant mesurer toute l'étendue dans les banlieues les plus marginalisées - le monde extérieur s'étendant au-delà de la famille immédiate, constitué des 'métèques' d'un côté, des 'rupins' de l'autre, étant perçu comme essentiellement hostile ("Nous, on se mêle de rien", pourrait être le leitmotiv de mon enfance)... Ayant récemment quitté la Région Parisienne pour s'établir sur le littoral vendéen, ils doivent, j'imagine, avoir trouvé un monde plus conforme à leurs rêves, loin de ces présences indésirées qui toute leur vie les auront obsédés. Cette même station balnéaire où ils m'avaient abandonné un soir d'été, disant ne plus supporter le regard des autres vacanciers sur moi, cette honte contre laquelle ils étaient prêts à tout sacrifier dans leur désir dévorant de mener une vie normale comme n'importe quels 'gens bien'. Car à la hantise de la dégradation sociale au contact des 'zonards' et 'immigrés', s'ajoutait l'opprobre de la déviation sexuelle à laquelle les exposait leur pédé de fils - ces deux dimensions obéissant à des logiques identiques interagissant de façon complexe et pernicieuse comme le montre admirablement Éribon dans son essai.

Parcourant cet été les routes côtières de Normandie, face à cette France de carte postale si riante qu'elle semblait toute droit sortie des Vacances de Monsieur Hulot, j'avais le sentiment d'une revanche prise contre les injures du passé, comme si un temps longtemps perturbé avait réintégré son cours normal, le rétablissement de l'ordre cosmique qui m'avait depuis toujours régenté. Tout était exactement comme avant, même si les lieux me semblaient excessivement colorés et proprets - difficile de faire coïncider les discours catastrophistes d'une nation en pleine déchéance avec la beauté de ces villes, le drame des cieux marins, une douceur que je n'imaginais plus connaître dans ce pays. Ma nostalgie était immense: tout ce temps gâché, toute cette douleur pour rien, tout ça pour défendre 'la réputation', adhérer à l'illusion d'un rôle social au prix du reniement de sa propre histoire. Avoir dû quitter la cité sur laquelle on crachait sans retenue, avoir été expulsé d'une famille depuis longtemps asphyxiée comme un banc de poissons morts dans une mer viciée, être sorti si loin de mon orbite pour finir par pleurer sur la petite mélodie des Quatre Cents Coups qui passait à la radio. Tout comme je jouais alors The Return of the Thin White Duke dans une résistance forcenée contre une société tout entière vouée à ma suppression, c'est un second retour qui s'amorçait sans que j'en aie conscience, cette fois en direction de ceux qui, accablés par un ordre social pétrifié dans son immutabilité, appelaient tout mon respect. Mon premier roman sera conçu comme une arme, une réserve de mots dont chacun pourra s'emparer pour mener son propre combat - comme Audre Lorde l'avait dans son infinie générosité proclamé [3]. "Est-ce qu'écrire n'est pas une façon de donner" [4]: faire justice à ces beaux petits mecs comme moi j'ai pu l'être, à leurs désirs d'amour purs comme les miens l'ont été, pour qu'ils ne soient ni si seuls, ni si tristes, ni si terrifiés. Dans le soleil rougeoyant de Bretagne je terminais Retour à Reims. Le livre se clôt de façon remarquablement modeste - ni lame de fond révolutionnaire, ni appel à la subversion. Face au poids de normes indéfiniment autoreproduites, seule s'avère possible l'acceptation de ses propres fractures, disjonctions et marquages. "On n'est jamais libre, ou libéré": juste un 'pas de côté' au moment le plus propice, un coup porté dans le noir au hasard. Ce coup-là, je sais que son impact sera phénoménal [5].

Hôtel des Roches Noires, Trouville

 

[1] Didier Éribon, Retour à Reims (Paris: Flammarion, 2010), 148-53.

[2] Et certainement sans suite significative à en juger par la marginalisation systématique subie par les mouvements revendicatifs de travailleurs immigrés dont l'existence était considérée comme une menace par les organes de représentation officiels. Sur l'autonomisation du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) dans les années soixante-dix: Saïd Bouamama, 'L'Expérience politique des Noirs et des Arabes en France. Mutations, Invariances et Récurrences', in Rafik Chekkat & Emmanuel Delgado Hoch (eds.), Race Rebelle. Luttes des Quartiers populaires des Années 1980 à nos Jours (Paris: Syllepse, 2011); Sadri Khiari, Pour une Politique de la Racaille. Immigré-e-s, Indigènes et Jeunes de Banlieues (Paris: Textuel, 2006), 39-41.

[3] Audre Lorde - Die Berliner Jahre 1984-1992 (Germany, 2012), réalisation: Dagmar Schultz.

[4] Annie Ernaux, Une Femme (Paris: Gallimard, 1987). Citée dans: Didier Éribon, La Société comme Verdict. Classes, Identités, Trajectoires (Paris: Fayard, 2013), 111.

[5] Éribon 2010, op. cit., 228-30.

23 November 2013

Topographie de la Terreur

Topographie de la Terreur - Le gymnase

C'est un fait qui n'a rien de divers qui attira il y a quelques jours mon attention et me fit à nouveau mesurer la puissance phénoménale des mécanismes de normalisation à l'œuvre dans la société à travers ses institutions. Il s'agissait du suicide d'une adolescente de 13 ans, victime de harcèlement dans le soi-disant 'sanctuaire' de l'école et qui à bout de force face au déferlement de violence quotidienne de ses 'camarades' de classe fut acculée au pire et retrouvée par sa mère pendue au porte-manteau de sa chambre. C'était en région parisienne, une commune pavillonnaire coquette des confins de l'Essonne, un de ces territoires dits 'périurbains' qui semblent depuis quelque temps beaucoup intéresser les sociologues - champ de concentration de toutes les crispations et anxiétés de déchéance sociale des classes moyennes 'inférieures', en faisant un milieu propice au vote d'extrême droite. Elles portent pourtant de jolis noms ces bourgades paisibles, qui dénotent une certaine douceur de vivre à la française loin de la fournaise parisienne et du cercle dantesque des cités de proche banlieue: Boissy-sous-Saint-Yon, Saint-Sulpice-de-Favières, Souzy-la-Briche (ma préférée), Briis-sous-Forges, là où se trouvait le collège incriminé. D'après la description de l'article, il ne me semblait pourtant pas se distinguer fondamentalement de n'importe quel autre établissement du pays: le cadre d'une cruauté ordinaire ne faisant que refléter l'immense violence d'une société en pleine déliquescence, une machinerie indifférente au bien-être de ceux qu'elle (met en) forme et paralysée par son incurie, exonérant les acteurs administratifs de toute responsabilité en invoquant invariablement la hiérarchie. Peut-être l'universalisme républicain y est-il aussi pour quelque chose, cette croyance romanticisée en une perfection abstraite de l'école comme puissant intégrateur social, aveugle - c'est le mot - aux différences, l'injonction de se conformer à un modèle dominant idéal et la non-reconnaissance de besoins individuels, même dans des situations d'extrême détresse, car nul besoin de psychodrame tant que tout le monde s'écrase et que la mécanique, une fois les choses rentrées dans l'ordre, puisse continuer à broyer les nouveaux arrivages tranquillos. En somme, et on la reconnaît bien là, la France dans tous ses immobilismes et vérouillages sociétaux, son obstination à ne rien vouloir savoir de ses minorités les plus vulnérables - car justement trop minoritaires et trop coûteuses (faisant partie de cette génération de kids qui s'est pris l'arrivée du sida en pleine gueule, l'inertie des autorités françaises est pour moi chose connue) et sa surdépendance aux grands discours aussi vains que globalisants. En Grande-Bretagne les premières campagnes de sensibilisation sur les brutalités dans le cadre scolaire ont été lancées il y a bien longtemps (même EastEnders, le soap phare de la BBC avait traité du sujet), et l'anglais dispose comme très souvent d'un terme précis pour désigner des réalités pour lesquelles le français n'a recours qu'à de vagues succédanés: bullying.

Les mots tuent, ce qui peut sonner comme une formule facile tellement ressassée qu'elle en perd toute signification, mais leur pouvoir de dévastation, les véritables dislocations intérieures que provoquent ces bombes à fragmentation dont on ne sait jamais ce qui reste logé au creux des êtres, sont presque toujours dévalués comme de simples embrouilles entre ados comme il en arrive tout le temps. Elle, qui s'appellait Marion, semble avoir eu droit à presque tout: 'pute' (un classique indémodable), 'grosse' (an all-time favourite même pour les fluettes), 'autiste' (car imaginant sa vie hors du monde trivial et médiocre de cette banlieue idyllique où un conformisme sans failles est une précondition à la survie sociale) et surtout 'boloss'. Ce dernier semble avoir gagné en prééminence dans la gamme supérieure des insultes et recouvre à peu près le sens du 'bouffon' d'antan (c'est-à-dire de mon époque, si saisissante est la rapidité des mutations linguistiques) qui désigne une personne faible et indigne de respect dont on peut abuser à merci - un peu comme le plus explicite Opfer ('victime') ici en Allemagne et qui représente dans les cours d'écoles de Neukölln à Bielefeld le dernier seuil de la dégradation. L'origine de 'bolos(s)', que j'ai entendu pour la première fois sur France Culture, reste un mystère - le terme proviendrait de la métamorphose en plusieurs phases de 'lobotomisé' [1]. Ça laisse songeur, et il est même terrifiant de voir comment un vocable à l'origine obscure, météorite aveugle embrasant dans sa trajectoire le champ lexical, puisse acquérir une telle puissance de frappe. De même, l'évolution du terme gay prouve de façon troublante l'imprévisibilité du devenir des mots et leurs détournement à des fins stigmatisantes. De qualificatif valorisant porté en étendard depuis la libération homosexuelle, il a opéré il y a quelques années une étrange mutation parallèle dans les cours d'école anglaises (là encore!) au point de devenir un terme générique dépréciatif signifiant en gros 'nul', 'naze' (Your mobile's so gay = ton portable, c'est de la merde), glissement sémantique dont on devine sans mal l'impact sur le taux de suicide déjà extrême chez les jeunes pédés. Alors voilà: c'était une 'boloss' parce qu''intello' et créative, pleine d'une fantaisie déconnectée des enjeux de pouvoir et de la tyrannie de groupe. Mais qu'on ne s'y trompe pas: si elle avait été 'rouquemoute', 'binoclarde' ou 'gouinasse', son sort n'aurait en rien été différent. Les nazillons de cours de récré, armés jusqu'aux dents des dernières technologies - puisque dès que le harcèlement physique cessait, Facebook prenait la relève -, ne laissent rien passer dans l'affirmation d'un ordre glacial, celui qu'ils ont déjà dans leur jeune âge parfaitement intégré et perpétuent dans la reproduction mécanique de la crétinerie familiale.

 

 

"Et elle chancelle, fuit du regard, pique du nez comme sous l'effet de l'héroïne, la France.
Mais il faut bien cesser, d'une manière ou d'une autre, de téter ce sein malin, cette pipe à crack du «tout va bien».
Du Blanc gris, ivre de lui-même, devenu aveugle aux couleurs du sol, et qui, minutieusement,
mais de tout son soûl, condamne cette fenêtre censée être grande ouverte sur l'espoir.
Les lendemains qui chantent se sont parés de brouillard et l'obscur ne fait que croître, croître..."

(Abd al Malik, La Guerre des Banlieues n'aura pas lieu, 2011)

Topographie de la Terreur - La piscine

Ce n'est finalement pas très loin de Briis-sous-Forges que les parents ont décidé de se téléporter un beau jour de 1981, fatigués d'une jeunesse passée dans deux des cités les plus hard de banlieue sud, et surtout mortifiés de devoir être symboliquement associés aux casoces (on disait alors 'zonards') qui sortaient promener le chien carrément en robe de chambre et avaient supplantés les premières familles, plus fréquentables, qui s'étaient peu à peu fait la malle. C'est ainsi qu'un autre monde nous attendait à quelques kilomètres de là, à l'orée d'une ceinture périurbaine en pleine expansion, là où vivent les 'gens bien'. Je n'aimais pas cette ville, au nom bucolique comme beaucoup dans la région, que je sentais chargée d'une électricité négative et dont je parcourais cet été-là les rues endormies et couvertes d'inscriptions menaçantes - des slogans politiques cryptiques, des croix gammées, des bites démesurées qui me tenaient captif de leur obscénité, elles en étaient saturées -, et jour après jour se révélaient à moi les champs sensibles d'une géographie cognitive redoutablement précise. De l'appartement familial à la salle de classe se succédaient sur mon parcours une série ininterrompue de pièges potentiels d'où l'agression, qui semblait être là comme ailleurs le comportement par défaut des populations, pouvait jaillir à tout instant: le terrain vague boueux où les vieux allaient faire chier leurs cleps, étendue dense de ronces enchevêtrées auxquelles on ne s'accrochait que dans la confusion et l'égarement, à moins d'y avoir été poussé de force; les allées pavillonnaires et boisées, véritables culs-de-sac sécuritaires dont on ne pouvait s'extraire en cas de danger; et sutout l'immense complexe institutionnel à la sortie de la ville où étaient rassemblés les appareils de domination et de manipulation des petits êtres qui l'intégraient chaque année - un ensemble sportif composé d'un stade, de plusieurs gymnases et d'une piscine articulé au groupe scolaire collège-lycée - une facilité de circulation et un gain de temps considérable pour une efficacité maximale. Vue dans sa globalité, cette Topographie de la Terreur ressemblait à un agglomérat de structures aveugles d'une qualité architecturale extrêmement primaire, à mi-chemin entre l'entrepôt de zone industrielle et l'usine d'abattage de volailles, un peu comme ces bases secrètes en pays ennemi que l'on voit aux infra-rouges dans les viseurs des drones [2]. Dans son uniformité tristement banale, ses teintes d'un jaune orangé chimique déjà maculé, chaque partie du dispositif fonctionnait comme l'incubateur d'une infinité de petits abus dans lequel l'enfant déclaré faible, ou étrange, ce 'bouffon', allait découvrir le vrai visage de la vie en société, ces violences microscopiques et abrasives qui dans leur répétition machinale finiraient par lui déchirer l'âme.

Au lieu de me saouler avec Molière et ses boloss en costume, ou ces philosophes abscons dont on se tape depuis des lustres, l'Éducation Nationale aurait bien fait de me parler de Foucault (tiens, au hasard), de ces mécanismes de surveillance en espace confiné où le corps est le site d'enjeux de pouvoir entremêlés. Je pense que j'en serais ressorti définitivement renforcé, illuminé et intraitable, bogosse bien coiffé et intouchable dans ses grosses bottes, ce qui n'était évidemment pas dans l'intérêt de l'institution. Peut-être aurais-je saisi ce qui se tramait dans ces installations où j'étais traîné sans raison apparente, et ce que l'on faisait véritablement de moi, alors que cloué sous un regard hermétique je déclinais dans une équivalence sans éclat. Un œil absent se superposant à la bouche des oppresseurs: "Sale pédé, on va t'la niquer ta gueule!", s'exclamèrent-ils en entrant bruyamment dans la salle, devant la prof de maths, une coco bloquée sur Staline comme beaucoup de ses collègues, qui me fixait en riant (la pédérastie, ce vice bourgeois); ou celle d'anglais, pourtant maquée avec une autre du bahut, qui détournait la tête à chaque irruption des keums. Non-assistance à personne en danger, ça s'appelle. Mais c'est naturellement dans les unités de formation physique du complexe que le pouvoir s'exerçait dans sa force optimale puique le corps entier y était soumis à un régime de dressage social dans la séparation irréversible des sexes. Le garçon-fille ne s'y retrouvait pas, lui qui voulait forcer ces frontières arbitraires d'un autre âge, pour qui il était désormais trop tard dans un monde ordonné et policé de toutes parts, et qui pour cela redoutait plus que tout l'obscurité fétide et moite des vestiaires où toute transgression se paye cash. Mais c'est à la piscine, fierté de la commune qui n'aurait pas dépareillé à Kiev ou Minsk, que l'entreprise de contrôle et de mise à nu se déployait intégralement, implacable. Le prof de gym, une espèce de dégueulasse en survêt moule-burnes et lunettes fumées, aimait plus que tout contraindre les gamins à se foutre à poil et les mater sous la douche, pétrifiés de peur dans la lumière blanche comme de pauvres insectes épinglés par le regard humide du représentant de l'autorité publique, cet État qui dans les effluves de chlore et de moisi jauge, évalue la conformité des corps, la bonne longueur de teub, dévoile ce qui ne doit se soustraire aux pulsions scopiques de sa machine à égaliser [3]. Oui, j'aurais aimé qu'on me parle de Foucault - et pas du seul connu de notre monde périurbain, Jean-Pierre -, elle ne m'aurait plus jamais filé les foies, cette piscine de malheur. Il était encore tôt quand j'en ressortais tout fripé et démangé par mon training synthétique trouvé au rayon bonnes affaires. Je déballais du papier alu la part de quèque que ma mère m'avais préparé, quittant lentement la Topographie par les rues résidentielles désertes. À mon arrivée le brouillard retombait sur le terrain vague, et au loin je voyais les pièces de l'appartement déjà illuminées, là où maman attendait. Puis, en une seconde inconsciente, je me suis retrouvé perdu dans la pénombre, cerné de cette végétation d'horreur et de bouillies d'ordures. Autour des branches, des lambeaux de sacs plastique déchiquetés formaient avec les amas de bandes magnétiques de sinistres guirlandes. L'espace de quelques minutes je me suis tenu dans la boue épaisse, désemparé et étreint par quelque chose que je ne connaissais pas, une lassitude encore sans nom, l'intuition d'un départ imminent. Une première déperdition intérieure.

Topographie de la Terreur - Le terrain vague

 

[1] Jean-Pierre Goudaillier, grand expert en argot des cités venu à la rescousse sur le forum du Dictionnaire de la Zone, n'a pu qu'hasarder cette hypothèse étymologique. Jean-Pierre Goudaillier, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités (Paris: Maisonneuve & Larose, 2001); Abdelkarim Tengour, Tout l'Argot des Banlieues. Le Dictionnaire de la Zone en 2 600 Définitions (Paris: Les Éditions de l'Opportun, 2013), une véritable merveille augmentée d'une introduction en linguistique zonarde et d'un glossaire pour les sensibilités plus classiques.

[2] Il existait un second complexe à l'autre extrémité de la ville, esthétiquement identique mais réduit essentiellement à un collège d'enseignement technique, sans doute parce que de tels élèves, qui avaient trahi les espoirs que la nation plaçait en eux, ne méritaient pas de bénéficier d'équipements collectifs flambant neufs comme tous les autres. Ils longeaient le terrain vague en sens inverse et ma mère, toujours aux aguets dans son grand désœuvrement, trouvait que les filles faisaient 'mauvais genre' - elle qui, maquillée comme un camion volé, s'était fait virer de la communale! On ne pouvait non plus manquer de noter une proportion élevée de renois et de rebeus, souvent venus de cités lointaines et transbahutés là, dans ce lieu relégué en lisière de forêt, par la grâce de la machinerie bureaucratique.

[3] Les institutions de la santé et de l'éducation s'associaient une fois l'an lors de visites médicales aussi absurdes qu'expéditives. Chez les garçons c'était le moment de baisser son froc qui occupait immanquablement tous les esprits - le zizi étant palpé, examiné, décalotté et jugé conforme aux normes physiques établies par le corps professionnel en vue d'une reproduction future. Je connus la même répulsion face à l'intrusion du regard étatique durant la mascarade des 'trois jours' de l'armée, pour laquelle on m'avait dérangé exprès en pleine cambrousse et forcé à regarder 'la vraie France' dans les yeux - pas celle de ces tafioles de Parisiens -, celle qui fait froid dans le dos.

17 November 2013

In every Dream Home

"Le père est presque toujours incapable, soit par impéritie en l'art d'éduquer,
soit par impuissance à faire éclore et à satisfaire les penchants naturels de l'enfant."

(Charles Fourier, Œuvres complètes, VIII, 196)

 

Mère à l'enfant, Place des Géants

À l’époque où la parentalité semble être, après la reconnaissance officielle des couples de même sexe dans plusieurs pays, l’ultime but du mouvement LGBT - ou plus exactement de sa moitié ‘LG’ [1] -, nébuleuse historiquement issue d’un moment révolutionnaire dont l'objectif était bien le déboulonnement définitif et total de la famille traditionnelle dans un foisonnement de nouvelles formes de relationnalité, le malaise me gagne toujours un peu plus face à la suprématie contemporaine de l’enfant idéalisé. Voilà une réalité incontournable qui, depuis des années d'expansion bobo à Berlin, me mystifie autant qu'elle me hérisse, et savoir qu'il s'agit d'un phénomène socio-spatio-temporel relativement récent dans notre belle civilisation occidentale ne me console en rien. Est-ce l’amélioration générale des conditions de vie durant les 'Trente Glorieuses' (le vieux projet de tous nous faire accéder à la classe moyenne - enfin ces familles ouvrières jugées dignes d'y parvenir, car là aussi les facteurs raciaux jouaient à plein - dont on constate la faillite avec effarement), les méthodes (légalisées) de contrôle des naissances et l’explosion exponentielle d'un consumérisme de masse quadrillant chaque infime segment de la population comme autant de marchés à exploiter, qui ont contribué à l’individualisation de l’enfant considéré comme personne à part entière au point de mener à sa quasi-déification? Cette fascination confinant au mystique pour une supposée innocence, projetée sur un être pur non encore perverti par la pourriture ambiante, ne révèlerait-elle pas en creux les angoisses de parents se débattant dans un monde en pleine décomposition, une atmosphère de fin d'empire? Pour mesurer le chemin parcouru je n'ai qu'à songer à l'épopée working class d'après-guerre de ma famille (quatorze enfantements à l'actif de la monumentale Mamie Raymonde, dont deux jumeaux mort-nés), où chaque élément de cette immense fratrie assurait le service minimum à l’école pour partir turbiner dès l’âge légal, sa rentabilité dans le monde du salariat étant garante de la survie collective. Quant aux identités et besoins intimes de chacun-e, ils se trouvaient noyés dans les nécessités du quotidien, ce manque de reconnaissance parentale ne rejaillissant que maintenant, plus de cinquante après, dans un éclatement confus de rancœurs et de regrets.

De même, il n’est pas si éloigné le temps où l'enfant était vu comme un pervers polymorphe de première, doté d’une sexualité pleinement active qu’il fallait reconnaître et honorer sous peine d’en faire un frustré fascisant une fois parvenu à l’âge adulte. Il suffit de penser aux expérimentations radicales menées dans les Kommunen et Kindergärten anti-autoritaristes de la RFA contestataire post-soixante-huitarde [2], ou même de la parfaite légitimité des pratiques pédophiles dans certains milieux intellectuels/activistes français de la même époque [3] pour mesurer la soudaineté du basculement culturel survenu par la suite. Trouve-t-il son origine dans une montée de l’anxiété face aux violences d'une société en chute libre et/ou dans un revanchisme néo-conservateur à l’échelle planétaire sonnant le glas de toutes les utopies? Quoi qu’il en soit, le backlash des années quatre-vingt fut rapide et cinglant, qui marqua la (re)domestication du désir en une sorte de 'remise aux normes' familialiste - à l’heure où les pédés quittaient le grand air pour les espaces contrôlés de backrooms flambant neuves, coïncidence troublante qui mérite d'être relevée [4]. L’angélisation obsessionnelle de l’enfant et la folie fanatique s'emparant de populations entières dès que l’illusion de l’innocence semble mise en péril justifient les pires débordements, comme on l’a vu au moment des mobilisations de masse contre le ‘mariage pour tous’ (rappelons-nous, les pathétiques 'Hommens' et les moutards transformés en boucliers humains par leurs propres parents) où les amalgames les plus démentiels ont à nouveau été faits pour dénoncer l'entreprise de corruption d'un lobby gay/gauchiste/héritier des valeurs nocives de 1968. De même, les lois homophobes de la Russie poutinienne - rappelant étrangement la défunte Clause 28 promulguée par Thatcher à l'apogée de son projet néo-libéral et provoquant actuellement une émotion considérable, avivée par la visibilisation d'actes d'une violence inouïe (mais en rien nouvelle) sur les réseaux sociaux -, procèdent de la même hystérie autour de l'enfant sublimé comme garant de la pureté nationale contre une contamination extérieure fantasmatique - les pédés dans le rôle des Envahisseurs.

Ce climat réactionnaire généralisé qui semble s'envenimer de jour en jour dans la réaffirmation de l'hégémonie hétérosexuelle nataliste (blanche) et s'accompagnant en France d'une forte résurgence des discours racistes et homophobes, a déjà largement de quoi me mettre les nerfs et exacerber mon dégoût pour l'institution familiale, à jamais synonyme d'oppression, d'avilissement et de trahison, pilier de l'ordre dominant qui aux côtés de l'école lamine les âmes dans son entreprise indifférenciée de normalisation. Les effets de l'énorme rouleau compresseur se sont récemment fait sentir dans mon cercle intime, lorsqu'à l'occasion d'une fête de famille je fus rabroué pour avoir ignoré les besoins primaires de l'enfant-roi autour duquel tout gravitait - ma musique avait été brusquement coupée par le Pater, celle qui m'avait donné la force de résister à tout. Le clan, transfiguré dans la vénération du chérubin endormi, faisait bloc face à moi et, indigné et tremblant dans mon refus de céder à l'injonction d'obtempérer, je ne les reconnaissais pas. On ne fait pas le poids dans cette confrontation à la puissance irrationnelle de liens immémoriaux, qui dans leur reproduction infinie m'est fondamentalement incompréhensible, moi petit pédé de fin de lignée. Moi qui m'étais évanoui en cours de biologie devant un documentaire hémoglobineux sur l'accouchement que cette conne de prof avait jugé bon de passer sans prévenir; qui jeune homme étais subjugué par les mythes anciens de l'Androgyne auto-généré et venu du cosmos dont j'étais l'héritier désigné, libéré de tout atavisme vulgaire et déterminisme biologique; moi qui écoutais Starman et We are the Dead en boucle en un acte de résistance acharné contre un ordre social tout entier mobilisé pour me mettre au pas, quitte à m'anéantir; qui avais trouvé en Huysmans et Wilde de véritables alliés dans la célébration d'une décadence irréversible; moi qui le samedi soir prenais place dans un cinéma vide de Port-Royal pour regarder Erasurehead de Lynch - In Heaven everything is fine -, freak show suintant des épouvantes de l'engendrement; qui dans des accès de fouriérisme en viens à ne concevoir l'émancipation et le bonheur de l'enfant qu'en dehors d'une unité sclérosante crispée autour de 'papa' et 'maman' - qui doit enfin être délestée de ses privilèges ancestraux -, au sein de larges structures protéiformes et aimantes, ce que mes chères salopes éthiques expertes du polyamour appellent poétiquement des 'constellations' [5] - celles-ci pouvant même se concentrer en un seul astre brillant de tous ses feux.

C'est donc bien remonté et plein de cet héritage qui m'a formé et défini, car tout simplement essentiel à ma survie, que je fonce dans les rues chatoyantes de Prenzlauer Berg - You drive like a demon / From station to station -, où l'ordre familialiste est incisé au plus profond du tissu urbain, ses canyons de murailles décrépites que j'aimais tant la nuit à présent étouffés dans un déferlement de guimauve, où les mômes se transportent collectivement en carrioles ou en brouettes (dernière création: l'énorme caddie-tuture en plastoc qui fait chier tout le monde au supermarché). Mais parfois il m'arrive de croiser en chemin un jeune père sexy, seul avec son gosse perché sur les épaules ou accroché tout près du cœur (la poussette, pas assez cool pour eux), le genre de papa hipster à la berlinoise immédiatement reconnaissable à sa barbe fournie, ses lunettes à montures épaisses et son beanie hat, sûrement un créatif travaillant de chez lui comme il est de mise ici. Après quelques pensées inavouables immédiatement refoulées, je me demande ce que ça doit faire d'être la petite chose d'un daddy comme ça, d'être bercé d'une voix tendre et grave, toujours égale à elle-même, soucieuse de donner tout son espace à une parole encore fragile, pleine de rêves et de désirs en gestation, de la laisser prendre son envol dans ses fantaisies comme dans ses absences sans jamais chercher à la casser. Ce sont de brefs moments d'apaisement, de plaisir même où renaît momentanément un vague espoir: est-il donc possible d'être parvenu à un degré de connaissance de soi et de conscience historique suffisant pour échapper à la malédiction des siècles, en finir une bonne fois pour toutes avec le patricarcat et l'autorité vide et illégitime qu'il perpétue, et considérer l'enfant avec intelligence et empathie comme un être réellement autonome sans rapport avec les fantasmes délirants d'adultes à la masse? Les Dishy Daddies (et leurs compagnes, les Yummy Mummies) de Prenzlauer Berg me paraissent avoir compris tout cela, à moins que l'illusion ne cache là encore une nuée de petites horreurs, imperceptibles mais aux répercussions tout aussi désastreuses - In every Dream Home a Heartache? Parfois j'en ai un pincement au cœur et j'aimerais m'attarder pour les voir s'éloigner dans ces rues grandioses et rénovées avec goût qui leur ressemblent, mais le gentil garçon que je suis ne veut surtout pas décevoir, par un retard même léger, son psychanalyste qui l'attend.

 

[1] La légitimité d'une alliance LGBT est très vivement contestée dans certains secteurs de la communauté trans*, dont les combats et l'histoire revendicative se trouvent submergés dans une entité fictive et globalisante qui en occulte la spécificité.

[2] Une excellente analyse de ces expériences en communautés basées sur les théories psychanalytiques de Wilhelm Reich et s'inscrivant dans un contexte de relecture du passé nazi sous l'angle de politiques sexuelles révolutionnaires: Dagmar Herzog, Sex after Fascism. Memory and Morality in Twentieth-Century Germany (Princeton, Woodstock: Princeton University Press, 2005), 141-83.

[3] Sur les collusions entre certaines mouvances gays et pédophiles des années de libération à la scission définitive des causes une décennie plus tard: Frédéric Martel, Le Rose et le Noir. Les Homosexuels en France depuis 1968 (Paris: Éditions du Seuil, 2008), 244-50. L’immense prestige dont jouissait dans le monde littéraire un auteur comme Tony Duvert, dont les positions feraient maintenant hurler à peu près tout le monde, participait de cette Zeitgeist exaltée où toutes les configurations du désir semblaient possibles et valables.

[4] On peut pousser le raisonnement en invoquant la montée en puissance concomitante du tout sécuritaire, marquant une réclusion croissante dans l'entre-soi familial/social/spatial, de l'Ecology of Fear de Mike Davis à la 'civilisation capsulaire' de Lieven De Cauter [The Capsular Civilization. On the City in the Age of Fear (Rotterdam: NAi Publishers, 2004)].

[5] Dossie Easton & Janet W. Hardy, The Ethical Slut. A practical Guide to Polyamory, open Relationships & other Adventures (Berkeley: Celestial Arts, 2009). Traduit en français sous le titre La salope éthique: Guide pratique pour des relations libres sereines (Milly-la-Forêt: Tabou Éditions, 2013).

05 August 2013

Dirty Boys

Novi Beograd, Blok 62

Fanny Zambrano était fin prête, comme chaque mercredi après-midi, pour sa sortie au supermarché des Cascades. C'était l'étape alimentaire de milieu de semaine pour parer au plus urgent, en attendant la grande virée du samedi matin flanquée du père, muré dans un silence dont elle ne parvenait plus à localiser l'origine, et de ce petit con de Lucas qui venait de redoubler deux classes de suite, ce qui la désolait dans son impuissance face à un système éducatif implacable, ce rouleau compresseur indifférent aux difficultés des gosses de banlieue. Parfois elle profitait de l'occasion pour s'accorder un petit plaisir comme passer chez le coiffeur se refaire une couleur. C'est que les racines qui repoussent sous le blond platine, ça fait pute, comme elle aimait à le répéter quand celles-ci commençaient à devenir trop apparentes, et pour rien au monde n'aurait-elle voulu donner prise aux voisines dont elle ne connaissait que trop le penchant insatiable pour les ragots juteux. C'est qu'elle avait une réputation à défendre, une image à maintenir et qui faisait toute sa fierté dans un monde déclassé qu'elle voyait sombrer toujours un peu plus chaque jour, et elle se targuait d'être unanimement admirée dans cette partie de la cité pour son style impeccable et son instinct unique pour la juste coordination des coloris. "Fanny, elle est super belle, elle pourrait faire Secret Story", roucoulaient à l'envi les sœurs d'Hocine, qui rêvaient de pouvoir elles aussi se payer au marché les mêmes fringues dégriffées tombées du proverbial camion. Aujourd'hui elle avait sorti le grand jeu avec sa robe préférée du moment, la mauve affriolante à strass avec les fines bretelles nouées aux épaules et fendue sur le côté. David trouvait ça un peu too much pour juste aller faire ses courses mais c'était pour cette femme tombée jeune dans le devoir matrimonial l'une des rares occasions de se montrer au monde et revivre un peu, un après-midi de liberté rien qu'à elle entre ses shifts au magasin d'ameublement où les clients à conseiller ne lui laissaient aucun répit et les week-ends claquemurés dans l'appartement avec le père, ce monolithe obscur d'autorité usurpée, effondré devant la télé.

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09 April 2013

Glitter and Blood

Un soir de juillet 1972 l'Angleterre fut tournée sens dessus dessous: Bowie dévoilait à la nation sa création la plus redoutable, Ziggy Stardust, dans une interprétation de Starman qui changea pour toujours la trajectoire de la pop. Dans un pays sinistré en proie à un climat de violence politique et de déliquescence industrielle, l'apparition de la créature à la peau d'albâtre et en combinaison moulante à Top of the Pops - le show télévisé que personne n'aurait osé manquer - produisit une onde de choc phénoménale, et d'autant plus retentissante que parmi les jeunes spectateurs sagement assis en famille se trouvait la fine fleur de la future scène punk et tous ses dérivés, dont les goûts musicaux furent condensés en ces trois minutes parfaites. C'est que sous son aura d'irréalité propice à tous les fantasmes, Ziggy avait aussi un côté bricolé très high street - des tissus criards molletonnés de chez Liberty's, du shampooing colorant, un peu d'ombre à paupières et le tour était joué -, permettant une identification immédiate des ados qui pouvaient recréer l'image sexuellement ambiguë de leur idole pour trois fois rien à Woolworth's. Pour les queer kids en tous genres, l'instant ne fut rien de moins qu'une épiphanie... Starman est sans doute la chanson la plus attachante de The Rise and Fall of Ziggy Stardust, qui, malgré la fulgurance du contenu, m'a toujours paru assez faible dans sa production. Il y a une sorte de merveilleux enfantin dans cette histoire d'homme stellaire s'adressant aux kids à la radio, un élan plein de passion amplifié par les envolées de cordes saccharines et une allure résolument anthémique. Cette chanson regorge d'une générosité débordante, émouvante et consolatrice à la fois: Starman veille sur nous de ses hauteurs, il n'y a rien à craindre des atteintes du monde extérieur. Sur le chemin du lycée, écouteurs sur les oreilles pour ne rien entendre des cris qui fusaient autour de moi, je me savais protégé par lui. Un peu moins toutefois à Paris, dont les rues était infestées de milices fachos assurant la préservation de l'ordre sexuel dominant. Après avoir été jeté à terre, la tête éclatée à coups de bottes coquées et ignoré des passants lorsque je me relevais tout honteux, il était impossible de distinguer les effets du carnage du rouge à lèvres dont j'aimais, dans mon penchant pour le junky chic bowiesque, me cerner les yeux.

Depuis quelques mois ces mêmes rues sont le théâtre de démonstrations de force de plus en plus radicales du courant réactionnaire qui déchaîne une certaine France contre la légalisation du mariage homo. La dernière 'Manif pour Tous' du 24 mars a mobilisé un nombre record de participants, les organisateurs ne visant ni plus ni moins qu'une descente martiale des Champs-Élysées (demande rejetée par la police en plein plan Vigipirate rouge 'renforcé'), dans une recréation de la vague populaire de soutien à De Gaulle pendant les insurrections de soixante-huit - symbole qui ne doit rien au hasard puisqu'il s'agit bien là pour les têtes 'pensantes' du mouvement de s'ériger en fers de lance de la contre-révolution. Des débordements violents ont clôturé la marche et des gosses, poussés en première ligne par des parents prévenants tels des boucliers humains, se sont fait gazer par les CRS alors que Christine Boutin, dans la position du gisant, donnait à la débâcle une touche vaguement sacrificielle. Loin de constituer un cortège de retraités déphasés et réfractaires à tout progrès social, les manifestants comptaient dans leurs rangs des gens très jeunes dont on se demande avec effarement comment ils ont pu laissé des idées si brutales et définitives se cristalliser en eux si tôt, une jeunesse dure, altière et précocément figée venue d'une France diffuse et générique, un monde reproduit à l'identique au fil des générations dans une succession biologique machinale. Je les avais déjà connus à vingt ans, naïf et un peu perdu dans un milieu étudiant privilégié, venu d'une banlieue dépolitisée et tout à mon émerveillement devant une ville qui s'était révélée impérieuse et cinglante à travers ceux qui avaient la légitimité de l'occuper par la grâce de leurs origines sociales, une violence historique qu'on ne m'avais pas apprise, une réaction prête à mordre que les pédés comme moi feraient bien de ne pas perdre de vue au-delà de leur entourage si soigneusement choisi, et à laquelle nous inspirons une répulsion sans nom. Quelque chose de très archaïque et d'animal qu'ils ne sauraient nommer eux-mêmes, mais qui les remplit d'une terreur telle que la destruction physique est la seule issue capable de soulager la tension.

De même, il serait faux de limiter ce mouvement à sa frange catholique la plus intégriste tant il semble agréger toutes sortes de ressentiments revanchistes envers une 'gauche' revenue au pouvoir, même si les organisations religieuses extrêmistes noyautent ce qu'on essaie de faire passer pour un soulèvement populaire spontané. Et eux aussi je les ai connus, ces jeunes gens bien mis et rasés de près, adeptes des tabassages du dimanche au moment de la messe, alors que des mamans en serre-tête et carré Hermès défilaient impassibles devant la scène du dépeçage avec Côme et Éloïse en souliers cirés à leurs côtés. C'est qu'ils savaient y faire dans les techniques d'encerclement et de subjugation, sans doute toutes ces descentes et ratonnades de nuit en défense d'une France immémoriale et éternelle, celle qui écrase les pédés-racailles de banlieue allant finir en backroom des week-ends un peu trop longs. Mais 'La Manif pour tous' ayant pris un tour franchement monstrueux, c'est à son propre délitement en tumeurs filandreuses et putrides qu'on assiste à présent: dans une parodie des Femen - qui s'étaient fait salement cogner par des fafs écumants lors d'une des premières mobilisations anti-mariage et qui depuis peu multiplient les dérapages islamophobes dans leur fixation sur les femmes à impérativement dévoiler - un groupe de papas en colère imaginativement baptisés les Hommen criaient il y a deux semaines leur indignation devant la Préfecture de Police pour déni de démocratie suite aux bastonnades de l'Étoile. Sans avoir la plastique avantageuse (ivres d'audace, eux aussi enlèvent le haut), l'exubérance païenne ou même le courage des walkyries féministes (tous arborent des masques blancs pour garder l'anonymat, ce qui fait bizarre et un rien malsain avec tous ces jouets d'enfants), leur ambition est le rétablissement d'une hétéronorme masculiniste à l'intérieur d'un espace identitaire strictement circonscrit (ce qu'ils nomment le 'Printemps français', sorte de renouveau familialiste visant à régénérer une entité nationale blanche et chrétienne) à travers les pires provocations et alors que les violences homophobes de toutes sortes ont fait un bond terrifiant ces derniers mois.

Ce bouillon toxique de nationalisme, d'homophobie et de catholicisme fielleux remonte actuellement à la surface à la faveur d'un climat délétère qui voit un pouvoir politique affaibli en butte à une offensive anti-démocratique tenace, une France dont on est toujours sidéré de constater l'immutabilité sinistre après des années passées à l'étranger. C'est sans doute ce substrat ignoble de la conscience nationale que je rejetais avec le plus de force lorsque j'ai décidé de m'exiler, dégoûté à l'idée d'y être associé ne serait-ce que par mes origines. Entre-temps la violence générique envers les LGBT a-t-elle réellement baissé en intensité avec la soi-disant décontraction de la société sur ces questions? L'hystérie actuelle autour du projet de loi permet d'en douter. Internet a-t-il réduit l'isolement et l'ostracisme dont sont victimes nombre d'adolescents 'un peu différents'? Absolument pas au vu du taux de suicide effrayant parmi les jeunes gays et lesbiennes. Alors j'imagine qu'encore et toujours la vie ne tient qu'à des actes infimes d'enchantement et de résistance, dans quelques instants de fantaisie colorée et crépitantes d'électricité qui peuvent faire toute la différence entre tenir debout et sombrer. Une confection pop lumineuse qui émancipe le désir de devenir son propre chef d'œuvre, hors de toute détermination d'identité et de passé, une machine à s'inventer des histoires qui donne un culot de trompe-la-mort dans l'affrontement au monde - à la famille et l'école qui ne protègent de rien, à la ville où il ne fait pas bon errer et que les 'gens bien' policent de leur décence, quitte à en appeler au meurtre... Starman a de nouveau été détecté sur les écrans radar après une décennie de silence dans les hauteurs de Hunger City. Et il n'est pas venu seul faire craquer les kids orphelins de visions surhumaines: Tilda Swinton, Saskia De Brauw et l'époustouflant Andrej Pejić font des cabrioles dans l'orgie pansexuelle qu'est The Stars (are out tonight), jeu d'interférences et de diffractions infinies de Bowie en ses avatars voluptueux. Je suis resté stupéfait devant ça, heureux et bouleversé, porté par la légèreté plastique de ces trois minutes de perfection. Les quelques jours qui ont suivi je ne pensais plus qu'à elles, mes créatures de rêve.

23 September 2011

Saviour Machine

7 juin 2006: le Vatican s’érige une nouvelle fois contre la reconnaissance civile des unions homosexuelles. Le conseil pontifical pour la famille a en effet réaffirmé son hostilité à l’encontre d’unions 'insolites' qui selon lui sont autant de signes de 'l’éclipse de Dieu'. Alors que le terme d’insolite pouvait porter à sourire de l’ignorance crasse de vieux cons sans aucune prise sur la nature humaine, la métaphore de l’éclipse eut en moi une toute autre résonance. Dans sa flamboyance claquante la formule ne manquait pas de panache, et je trouvais cela à la limite flatteur de me voir érigé en enjeu quasi métaphysique. Jusqu’à ce qu’une promenade hier soir dans le centre de Cologne fasse cesser la rigolade. La soirée était douce, les rues pleines de promeneurs et je m’étais arrêté sur une petite place ombragée bordée de cafés. Le lieu était nommé Jean-Claude-Letist-Platz, ce qui me surprit autant par la longueur du nom que par le fait qu’il s’agissait d’un Français totalement inconnu. La plaque de dédicace présentait Jean-Claude Letist comme un activiste impliqué dans la vie gay et lesbienne de la ville et dont la contribution majeure fut son dévouement envers les malades du sida afin de rompre leur isolement social. Que les édiles de Cologne aient voulu témoigner leur gratitude en nommant ainsi une petite place anodine et ensoleillée, où la vie de tous les jours suit tranquillement son cours, m’a énormément ému et rempli d’admiration pour une ville où ce genre de chose va de soi. Ce qui me rappela immédiatement l'image de l’éclipse éructé des profondeurs caverneuses du Vatican, dont la cruauté me parut d’autant plus sinistre et obscène. Rien de nouveau donc sur le catholicisme institutionnel, arnaque intellectuelle inhumaine et mortifère qui continue de distiller son poison en un immense désastre ancestral.

 

Manifestation anti-Pape, Potsdamer Platz, Berlin

Aujourd'hui le Pape est arrivé à Berlin pour un voyage officiel de trois jours dans son beau pays. Une contre-manifestation est cet après-midi partie de Potsdamer Platz après son intervention dans l'enceinte même du Bundestag - en l'absence d'une partie des députés de gauche qui protestaient contre ce mélange des genres pas très sain. On imagine aussi le peu de sympathie qu'inspire une figure incarnant à elle seule une forme de réaction glaçante et terrifiée par l'humanité désirante, et qui n'hésite pas à tendre la main aux franges les plus délirantes de l'intégrisme catholique. C'est bien le même Benoît XVI qui il y a quelques années qualifiait l'homosexualité d''éclipse de Dieu', ce qui à l'époque m'avait paru assez fantastique d'adresse stylistique. On ne peut en tout cas pas lui nier le sens de la formule qui tue.

Il y a quelques jours à Buffalo, Upstate New York, un adolescent de 14 ans, Jamey Rodemeyer, mettait fin à ses jours pour ne plus endurer les insultes et intimidations homophobes (une grande partie étant proférées anonymement via Internet) dont il était constamment la cible à l'école. Malgré le soutien de sa famille et le recours à un psychothérapeute - chose en soi assez rare tant la honte d'être victimisé par ses pairs pousserait davantage à un reflexe de silence et de repli - les nerfs ont lâché et la peur, celle qui monte du ventre, se répand dans les membres et liquéfie le corps à tel point qu'il en reste sans force et hébété, a snow storm freezing your brain, l'aura foudroyé dans son être et poussé à l'irrémédiable. Propulsé loin du monde familier et réconfortant de l'enfance, plein à en devenir fou d'une terreur ravalée pour garder bonne figure face aux autres qui voient tout mais ne disent rien, Jamey trouvait sa force en Lady Gaga. Ses quelques messages postés sur le Net avant sa mort rendent hommage à celle qu'il décrit comme son inspiration, celle qui l'aidait à tenir le coup au jour le jour - quelques minutes de fluff synthétique faisant toute la différence entre la vie et la mort. D'autres en d'autres temps s'en sortaient avec Donna Summer, ou Madonna. Moi j'avais eu Bowie et ses mutations surhumaines de dandy, l'exact envers d'un monde trivial à vomir. C'est sans doute là ce que la pop, dans son immédiateté, son immense pouvoir de suggestion et sa capacité à transporter loin des contingences d'une vie honnie, peut accomplir de plus noble et en cela surpasse les autres formes artistiques - donner aux queer kids de toutes les périphéries (au sens le plus large du terme) la simple force de résister. Pourtant la Gaga n'aura pas suffi pour qu'il reste et qu'à quatorze ans il n'ait pas vécu si intimement avec l'idée affreusement adulte du suicide. Dans ses dernières vidéos il est d'une lucidité ahurissante sur sa situation tout en réussissant quand même à faire le beau gosse (la main langoureusement passée dans les cheveux, je connais) pour s'adresser à son idole. Nul doute qu'il aurait fini par quitter Buffalo, ville générique et frontalière, pour gagner comme beaucoup avant lui New York City où Queen Gaga rayonne de tous ses feux sur l'East Village... La mort de Jamey Rodemeyer a horrifié les États-Unis tout comme celle il y a des années de Matthew Shepard, attaché à un grillage et écorché vif dans un trou du Wyoming. Pour ces deux noms parvenus à la conscience collective combien d'autres dont on n'a jamais rien su, vaporisés dans un néant médiatique et donc sans réalité? Est-ce à dire que ces disparitions auraient été dans l'opinion publique indifférentes et, selon des mécanismes de hiérarchisation des vies (en fonction de facteurs de race, de classe sociale ou de genre par exemple), ne méritaient pas qu'on en fasse état? Cela n'ôte bien sûr rien à cette tragédie individuelle derrière laquelle se profilent des milliers d'autres invisibilisées.

Aujourd'hui au Bundestag Benoît XVI a administré devant une assistance qui n'osait piper mot l'un de ses tours de force théologiques dont en parfait gardien du dogme il a le secret. Une sophistication philosophique dont on le crédite souvent mais évoluant à des années-lumière de la religiosité frelatée et violente dans laquelle marine une grande partie de ses ouailles, sans compter celles qui par milliers sont vouées à une mort certaine pour cause de dénonciation du préservatif par un homme qui est censé les aimer. Parmi les insultes récurrentes à l'encontre de Jamey Rodemeyer, celle, primaire et graphiquement infantile, de finir en enfer parce que gay semble l'avoir particulièrement ébranlé. L'idée évidente et maintes fois assénée que le monde serait plus vivable sans lui. C'est à présent chose faite. L'éclipse totale.

16 August 2007

Ces Corps vils

English version

"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone
situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord."

(Robert Musil, L'Homme sans Qualités)

 

1. Köztársaság tér

Köztársaság tér, Budapest

Dans le hall sombre des voix radiophoniques viennent des appartements. C'est un flux continu de nouvelles énoncées dans un timbre nasillard et légèrement surrané, des voix que l'on dirait d'état d'urgence et qui débiteraient en boucle les mêmes instructions à suivre en cas d'attaque imminente. Je m'arrête souvent pour les écouter. Provenant d'un endroit mystérieux de la ville elles résonent dans la cage d'escalier où l'on ne croise âme qui vive, émission ininterrompue de voix monotones dans un fouillis astral d'interférences et de signaux qui finissent par occuper toute la bande sonore comme dans Le Vent d'Est de Godard, ce film de guérilla d'après le cataclysme. Le soir cependant c'est une atmosphère un peu différente qui gagne l'immeuble. La télévision déverse dans les étages les jingles tonitruants de quiz shows et autres attrape-couillons qui sévissent dans n'importe quel autre pays du monde. Derrière les portes closes c’est à n’en pas douter le même mélange d’abrutissement et de renoncement dans un affalement généralisé. L'ascenseur est un ancien modèle à battants en bois qu'il faut en hâte refermer derrière soi pour pouvoir décoller. En se mettant en marche il émet un vrombissement de vieille machinerie qui est identique à celui qu'on entend en arrière-fond dans certaines scènes de Repulsion. Dans le bloc victorien de Kensington les départs d'ascenseur signalent les affaissements psychiques d'une Deneuve piégée dans sa chambre à cauchemards et attendant l'irruption du prochain homme. Cet immeuble, la percée la plus spectaculaire du Bauhaus à Budapest, semble se prêter avec ses couloirs et paliers déserts à de tels confinements.

 

2. Király Gyógyfürdő

Le Király est l'un des quelques bains publics datant de l'occupation ottomane du XVIème siècle. Bien qu'étant largement intact dans sa structure originelle il se distingue aussi par les transformations menés à l'époque communiste, des mosaïques monochromes et fonctionnelles à la tuyauterie branlante qui lui donnent l'air de flotter dans une dimension spatio-temporelle autre, impression renforcée par la lumière quasi exraterrestre qui tombe des coupoles. Il y a quelque temps l'établissement fut l'épicentre d'une déflagration médiatique qui secoua la nation. Un journaliste avait réussi à introduire une caméra dans l'enceinte et en était reparti avec un butin explosif, car comme d'habitude au Király les jours mâles, on s'en donnait a cœur joie dans les bassins. Le reportage fut diffusé au journal du soir et souleva dans l’opinion une vague d'indignation sans précédent. Comment se faisait-il qu'un établissement de détente public financé par le contribuable profite à une minorité de pervers? Le tollé fut tel que les bains prirent d'eux-mêmes les mesures nécessaires afin de devancer les autorités et éviter leur fermeture pour outrage aux bonnes mœurs. C'est ainsi que fut introduite une espèce de tablier destiné à couvrir le sexe des clients mais laissant l'arrière curieusement ouvert à tous les dangers. En plus d'être ridicule et très désagréable à porter une fois mouillé, il présente de par sa couleur chair la particularité de 'gommer' les parties incriminées et de se fondre avec le reste du corps, ce qui donne à tous l'apparence d'androïdes emasculés comme ces mannequins à poil en attente de vêtements dans les vitrines des grand magasins. C'est aussi un peu l'équivalent du floutage à la télé où on laisse croire que la réalité technologiquement occultée n'existe plus. Donc ces hommes devaient être repris en main par la collectivité de par l'usage déviant qu'ils faisaient de leurs bites. Que cela arrivât par le biais d'un spectacle télévisé aussi manipulateur que putassier - car nul doute ici que l’on misait à fond sur les instincts réactionnaires de la population - ajoute a l'ampleur cataclysmique de l'événement, car loin d'être le fait de quelques fondamentalistes religieux ou autres organisations de protection de la famille c'était bien l'ensemble du corps social qui, dans un acte simultané de voyeurisme, s'unissait unanimement dans la condamnation de ces hommes. Le Király, de petite rotonde incendiée de lumière dorée, était devenu le théâtre amer où s'exerçait le droit de regard le plus exorbitant, le rappel à l’ordre d'hommes adultes infantilisés et diminués dans l’exposition publique de leur vice. À la fermeture des bains - c’est-à-dire très tôt pour un soir d'été - certains clients devaient se diriger vers les gares pour réintégrer les quartiers périphériques où ils passeraient le reste de la soirée. Après ces quelques heures d’un plaisir désormais de plus en plus incertain que l’obsession collective pour tout ce qui de près ou de loin touche à l'homosexualité à réussi à infiltrer et dénaturer, il ne restait qu’un soir arrivé prématurément, le souvenir de ce qui aurait pu même de façon infime transfigurer le jour, une nuit à attendre dans les appartements noirs et silencieux loin du joyau de Budapest, à continuer de vivre dans la négation sans appel de son désir par une société hostile.

Kőbánya-Kispest Metro

Köztársaság tér

 

3. Keleti Pályaudvar

Budapest-Keleti Pályaudvar

Il y a trois ans, au moment de quitter Budapest pour l’Allemagne, j’avais remarqué une photo glissée dans l’un des casiers des consignes automatiques. C’était le polaroïd d’un jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de quinze ans. Celui-ci se tenait droit dans une chambre à coucher à peine meublée, le crâne ras et ne portant qu’un short rouge très court et moulant. Son corps avait encore une gracilité infantile alors que la posture séductrice et pleine d'une assurance étrange était celle d’un petit balèze exhibant ses muscles. J’ai laissé l’image à sa place, les raisons de sa présence dans un tel endroit m'étant totalement inconnues. C’était un samedi aux alentours de minuit. La gare était pleine de monde, de voyageurs comme de fêtards rentrant chez eux loin dans les grands ensembles de Kispest ou Köbánya. C’était sans doute là, dans l’un des bâtiments lépreux hérités du communisme, que la chambre devait se trouver, celle où ce garçon avait grandi et se laissait photographier par des inconnus dans la conscience croissante du plaisir à tirer de ce corps. Il paraît que les bains sont devenus inabordables pour les jeunes prostitués qui y batifolaient en compagnie de leurs clients âgés, et autour de la statue de Petöfi  la promenade des bords du Danube n’est plus fréquentée par grand-monde au coucher du soleil, si ce n'est par de jeunes roumains qui ont pris la relève. L’occultation et la périphérisation du désir dans des chambres closes et invisibles semblent opérer de façon croissante dans la ville en pleine mutation.

 

4. Rudas Gyógyfürdő

Après des années de fermeture pour cause de rénovation et d'excavations archéologiques le Rudas a récemment été restitué au public dans sa nouvelle incarnation rutilante, son complexe monumental de bains ayant été augmenté d’un ensemble labyrinthique de saunas, de salles de massages et autres prestations médicinales ultra-pointues. Même si sa lumière filtrant du dôme incrusté de fragments colorés est tout aussi irréelle et si l’édifice est structurellement le plus achevé de tous les bains ottomans que compte Budapest, le Rudas, à cause précisément de sa taille, manque de l’intimité et de la simplicité légèrement délabrée qui rendent le Király unique dans son atmosphère d'entre deux mondes. En fin d’après-midi l’endroit ne désemplissait pas, les groupes d’hommes, dotés du même tablier cache-misère réglementaire (certains très soucieux de leur intégrité en disposant même un deuxième à l’arrière), évoluant d’un bassin à l’autre. Avec M. nous avions décidé d’en profiter encore un peu avant de partir. Nous tenant côte-à-côte dans un coin du grand bain octogonal nous fûmes soudainement approchés par trois hommes qui, venant du côté opposé, nous encerclèrent et se mîrent à nous agonir d’injures. Dans un long flottement la raison d’un tel déploiement nous resta d'abord incompréhensible mais dans le durcissement du climat dont les bains municipaux semblent actuellement être le théâtre, il devenait clair que leur motivations - sans doute aussi exarcerbées par le fait d’avoir affaire à deux étrangers - étaient purement homophobes. Tout entier investi de sa mission d'extirper du corps social tout élement allogène, le chef de file, un type énorme à la face rougeaude et au cou de bœuf, avait les yeux d’un bleu très clair et hideusement exorbités par la colère. C’est lui qui gueulait sans relâche alors que les deux autres nous tenaient en respect, s’obstinant à user du Hongrois malgré nos tentatives de parler Allemand (qu’il comprenait pourtant), façon de réaffirmer son appartenance fondamentale en nous marginalisant encore plus. Après avoir asséné deux claques à M. qui tentait de rendre tout le monde à la raison, il nous laissa sortir du bassin dans un flot renouvelé de récriminations et l'indifférence générale du reste de l'assistance (ce genre d'incidents est-il donc si fréquent?), le compère du milieu brandissant sa sandale dans un geste vengeur aussi dérisoire que tragique alors que le troisiéme, sans doute le boute-en-train de la bande, mimait de façon obscène tout ce que son imaginaire du sexe entre hommes lui inspirait. La scène me fit penser plus tard aux dernières minutes des Harmonies Werckmeister de Béla Tarr alors que les villageois, rendus déments par les exhortations subversives du Prince, parcourent les rues en hordes et ravagent l’hôpital, passant à tabac et tuant quiconque se trouve sur leur passage. Il y avait en effet quelque chose de profondément archaïque dans cette chaussure levée, un geste venu du fond des siècles, d’exclusions, de meurtres et d'épurations, et dont nous étions maintenant les cibles, nous qui nous targuons de vivre dans une des villes les plus libérales du monde où toute sécurité ne pourrait bien être qu'illusoire. Vu du Pont Élizabeth le Danube immense dévorait l’espace. Des deux côtés les mêmes vues époustouflantes d’une ville adorée que nous ne voulions en aucun cas ternie par la bigoterie de trois braves pères de familles (qui ont ensuite dû aller battre leurs femmes pour célebrer leurs faits d'armes), une détermination que nous affirmions haut et fort malgré la honte qui nous étreignait sourdement l’un et l’autre.

Palatinus Strandfürdő, Margit-Sziget, Budapest

 

5. Millennium City

Millennium City, Budapest

Dans le district industriel de Ferencváros au bord du Danube une entreprise de régénération urbaine audacieuse doit faire entrer Budapest dans la ligue des grandes capitales européennes. Autour d’institutions culturelles de prestige (le Musée Ludwig et l’estomaquant Théâtre National, croulant sous une orgie d’allégories historicisantes et autres pitreries postmodernes) un nouvel ensemble immobilier est en train de prendre forme. Certes, rien de très spectaculaire quand on sait ce qui se fait à Londres ou Moscou, mais tout de même un bouleversement certain dans la texture de ce quartier ouvrier. Le projet, que l’on croirait tout droit sorti d’un catalogue d'urbanisme clés-en-main, présente tout ce qu'un quartier d'affaires contemporain, petit ou grand, se doit d’offrir, des shopping malls aux appartements dits de luxe en passant par l'incontournable casino. C’est le côté Tativille et standard de l'opération qui commence singulièrement à lasser (les panneaux publicitaires montrent les mêmes merveilles transposées de Bucarest à Cracovie). De l’autre côté du fleuve le Rác, autres thermes ottomans jadis très prisés des gays, est reconstruit de fond en comble pour être incorporé à un complexe hôtelier haut de gamme, un de plus dans une ville déterminée à devenir la capitale thermale européenne et attirer la fine fleur surstressée de la haute finance internationale, et ce au prix de la diversité de ses espaces urbains, par l’éradication de ses indésirables dans un processus parallèle de rentabilisation à outrance et de flicage intensif - sexuel ou autre.

Millennium City, Budapest

 

Vile Bodies

"A depression was announced over the Atlantic; it was moving from West to East toward an anticyclone
situated over Russia, and so far showed no signs of avoiding it by swerving to the north."

(Robert Musil, The Man without Qualities)

 

1. Köztársaság tér

Coming from within the flats the voices of radio announcers are drifting off in the dimly lit hall. In its tones Hungarian has an otherworldliness that conjures up vague memories of virtual films. I sometimes sit on the steps to listen to what sounds like a state of emergency news bulletin broadcast from some secret part of town, in which the population is instructed what to do in the event of an impending nuclear attack. After unusually long silences, re-emerging from a void of interferences and bleeps, the same metallic, peremptory voices resume their logorrhoea, maybe delivering the same message all over again. In the evening the atmosphere in the block is slightly jollier, as the happy jingles of quiz shows are taking over across concourses and landings, the same dream of millions to be made and luxury homes mesmerising a captive audience into the same apathy and subservience as anywhere else. The lift is an old model with a double set of doors which must be slammed shut so that the heavy machinery is set in motion. It gives out a muffled, humming noise that strangely evokes the ominous atmosphere in Polanski's Repulsion. Whenever the lift goes another fragment of sanity gives way in Deneuve's ravaged mind, as, trapped in her opulent Kensington mansion block, she awaits the next male intrusion into her chamber of nightmares. Almost bereft of life, even in the communal spaces that were in their modernist ideal supposed to foster unexpected interactions, the Bauhaus block is smothered in the same silence where unknown scenarios are played out behind closed doors.

 

2. Király Gyógyfürdő

Király Gyógyfürdő, Budapest

The Király bathhouse, an architectural gem dating from the Ottoman occupation in the XVIth century, has retained its original structure whilst still bearing the traces of communist-era refurbishments with its monochrome, no-nonsense mosaics and rickety plumbing, an immaterial time-space capsule floating in the most alluring light streaming down from its cupola. A while ago the establishment found itself at the epicentre of a national scandal after a TV reporter had sneaked a camera into the baths and filmed some untoward goings-on between men in the thernal pools. The report was aired on the evening news and sparked off a wave of outrage from many sections of society. For not only was homosexual activity rampant in a public place but it was also doing so at the expense of the innocent, morally irreproachable taxpayer. The indignation was such that the Király, whose very survival depended on public subsidies, took it upon itself to implement drastic measures in order to avert closure. Hence the reappearance of the modesty apron, an ungainly piece of cloth tied around the waist and aimed at concealing male genitals whilst leaving the rear alarmingly exposed to all sorts of dangers. Apart from looking absurd and being deeply unpleasant to wear once wet, it also strangely blends in with people's skin complexion, making everyone resemble emasculated androids like naked dummies in a shop window (which is probably the desired effect), and constitutes the low-tech equivalent to pixelation on television, a make-believe device whereby the blurred offensive bits are supposed never to have existed in the first place. The goal was clear: those men, whose deviant usage of their cocks was so repulsive to the great majority, had to be taken in hand and in the most blatant act of collective voyeurism bore the brunt of society's seemingly unanimous condemnation - for there is little doubt that the news report, in its barefaced attempt at pandering to reactionary instincts, was only intent on stirring up a well orchestrated wave of hatred amongst an audience already prone to the slightest titillation around the subject of homosexuality. The Király's small rotunda, awash with magical light, became an uncertain territory after whose media exposure the most  exorbitant public intrusion required the infantilisation of grown men in the public reviling of their perversion. The baths close relatively early and on a warm summer evening it feels like a sad, premature end to a day full of promises. Some of the clients, finding themselves at a loose end, must then head for the railway stations to return to the peripheral districts and just wait for nightfall after a few hours looking for a pleasure made more and more elusive by public scrutiny and internal policing - with staff actively sniffing around for evidence of misbehaviour and a real potential for violence in the event of someone getting caught. The surrounding areas are plunged into darkness as if uninhabited whilst the memory of Budapest gleams in the far distance, a city closed in on itself and revelling in the mirage of its own show. Nothing remains of a day that could have been transfigured by even the slightest gesture, the briefest contact between bodies. It's dark in the room and all around the blocks where the self-appointed vigilantes of a society oozing contempt from every pore lurk like a pack of demented dogs.

 

3. Keleti Pályaudvar

Three years ago, as I was leaving the city from Keleti Station, I came across a picture slid into the door of a left-luggage locker. It was the polaroid of a young bare chested skinhead boy who didn't look older than fifteen and only wore tight, red shorts whilst standing in front of an unmade bed. What was strange bar the photo's presence in such a place was the sheer, almost defiant confidence of the boy's posture. He was obviously striking a sexy pose for whoever was hiding behind the camera, which was distinctly at odds with his small, hardly pubescent body. I left the picture there, anxious not to disrupt some mysterious arrangement I didn't know the terms of. It was about midnight at Keleti. The terminal was bustling with tourists and revellers waiting for their trains back to the peripheral estates of Kispest or Köbánya. The bedroom was to be found there somewhere in one of the crumbling flats inherited from communist times. Lights were off in most of them and that's where the body, full of the growing awareness of its nascent seduction, was exposed and photographed by strangers. Increasingly geared towards the tourist market the bathhouses are financially out of reach for rent boys who are now conspicuous by their absence. Nor are they anywhere to be seen on the promenade along the Danube where they used to congregate at sunset, save for a few newly arrived Romanian hustlers. I don't know what happened in the intervening years. A sudden hardening of the general climate, the confinement into closed chambers of sexual practices whose proliferation in a rapidly changing city is so feared that they must be forced into invisibility and systematically removed?

Budapest-Nyugati Pályaudvar

 

4. Rudas Gyógyfürdő

After years of closure for renovation and archaeological excavations the Rudas baths have finally reopened to the public, its finely restored Turkish core being complemented with an array of steam rooms, massage parlours and other state-of-the-art 'wellness' facilities. Although the same ethereal light suffuses the building from a multitude of small coloured fragments set in the dome it somehow lacks the slightly dilapidated cosiness of the Király, with its air of floating between two worlds. However the place was packed and groups of men (some of whom were also sporting the regulatory apron at the back in a desperate bid to protect their modesty from unspecified threats) made their way from pool to pool in what must constitute the most monumental Ottoman complex of all. After two hours in the water M. and I decided to soak in the atmosphere a bit longer and as we were standing side-by-side in one corner of the central bath chatting, a group of three men suddenly swam across from the other end and after deftly taking position on all sides set out to yell abuse at us. For a few seconds it wasn't at all clear what had motivated such a deployment of beefy bodies and display of aggression but thinking of the extremely degraded climate that seems to be engulfing Budapest's public baths we realised the homophobic nature of the operation - a punitive expedition probably further justified by the fact that we were also foreigners. Maybe they'd watched telly and been outraged by those pixelated scenes of aquatic wanking so now was their time to shine and cleanse the social body of all alien filth. The leader of the pack, an old fat bloke with a crew cut and a scarily contorted red face had very pale blue eyes that were bloodshot under the effect of uncontrollable fury. He was the most vocal of the three and kept barking at us in Hungarian despite our attempts at reasoning with him in German - a language he did understand - in what was clearly a way to reassert his legitimate belonging to the land whilst marginalising us even further. M., who had the misfortune to stand near him, got slapped in the face twice and it was under a renewed stream of insults that we managed to get out of the pool, with everybody else looking away as we got past (has this kind of intimidation become so frequent and the violence so par for the course for the pools to be taken over by thugs?). One of the assailants, probably the happy chappy of the lot, was miming obscenities with his hand and mouth in what was a very personal rendition of gay sex whilst the third one was brandishing a sandal high in the air, a tragically ludicrous posture that stuck in my mind and conjured up something very archaic, a gesture harking back to centuries of violence, expulsions and inter-ethnic massacres. It later reminded me of the last few minutes in Béla Tarr's Werckmeister Harmonies, as gangs of peasants from a small Hungarian town, egged on by the inflammatory rhetorics of a misshapen dwarf called 'the Prince', embark on a rampage and devastate the local hospital, beating up and killing whoever crosses their path. Seen from the Elizabeth Bridge the river was aglow in the most fantastic light and it was painful to reconcile so much beauty with the violent bigotry of three brave citizens - who probably went on to beat up their wives to celebrate their deeds. The disturbing question of how safe we really are, even in the most liberal cities we pride ourselves so much on living in, started to rear its ugly head. A security that may well be plain illusory.

 

5. Millennium City

Millennium City, Budapest

In the old working-class district of Ferencváros by the river a massive redevelopment programme is underway, which is set to herald a new phase in Budapest's plans to enter the top league of European capitals. Following in the wake of prestige cultural institutions (the Ludwig Museum and the hallucinatory National Theatre, collapsing under the weight of its orgy of historiscist/nationalistic allegories - and much else beside) the self-styled Millennium City, although pretty modest in scale compared to what may be seen in London or Moscow, is ambitious enough to deeply alter the already brutalized texture of the area. Looking at the computerised impressions displayed on placards all around the building site it's hard to repress a sigh of lassitude before the blandly generic quality of yet another office estate that passes itself off as as the city's new face to the world (the developers even boast quasi-identical makeovers of Krakow and Bucarest), a kind of poor rnan's Tativille articulated around the obligatory shopping malls, so-called luxury apartments and this being a project where financial success really has to be seen by all, the ubiquitous casino. Across the river the Rác, once a public bathhouse popular amongst gays, is after years of closure and dilapidation being entirely rebuilt to be incorporated into an upmarket hotel complex, another one in a city hellbent on becoming the 'wellness' capital of Europe and thus attracting the elite of an overworked financial jet set. In the resulting urban homogenization deviance is ruthlessly policed at the borders of a contested space within which the social/sexual other becomes a threat to be eradicated in the name of decency and returns on investments.

20 August 2006

Étoile des Neiges

Comme une bille de flipper inerte, le garçon-fille était propulsé indéfiniment entre les différentes stations de la Topographie de la Terreur, du terrain vague qui faisait face à la chambre et où il pouvait s'enliser à tout moment, à l'antre du dragon, ces structures sportives  de contrôle où les corps sont policés, dévoilés et neutralisés sous le regard fixe de l'institution. Le troisième point de cette triangulation funeste était représenté par le supermarché - le tout premier de France - où la chasse aux déviants se révélait tout aussi appliquée et féroce. Cette collection de textes témoigne en autant de variations de la continuité de ces thématiques dont l'actualité reste vive, comme les débris en orbite d'un ancien désastre revenant à intervalles réguliers me visiter.

 

Club de boxe en sous-sol

C’était toujours par des après-midis maussades que le bus de ramassage nous emmenait, nous et une autre classe - celle que l'on disait la plus nulle - vers le gymnase municipal de la seconde cité que comptait la ville, celle située au-delà de l’autoroute. Même si la nôtre était bien pourvue en équipements sportifs, il nous fallait parfois faire ce déplacement vers ce qui, dans l’angoisse anticipée d'abus en tous genres, s’apparentait à un abattoir. Il nous fallait faire longtemps la queue à l’entrée, filets de ballons à l’épaule et tenues de sport soigneusement pliées par les mères dans leurs petits sacs et prêtes à être passées. À la fin des années soixante-dix les baskets Adidas faisaient un malheur, surtout les blanches à bandes noires. J’avais du tanner mes parents pour avoir ma paire moi aussi, et pour une fois une paire de vraies, pas les arnaques à deux ou quatre, voire cinq rayures, tant la hantise de la came inauthentique, qui me séparait à jamais des beaux gosses, traumatisa mon enfance. Ainsi je me sentais pour une fois dans le coup et un peu plus attirant mes Adidas aux pieds, prêt à pénétrer dans l’horrible halle caverneuse et sombre, puante des sueurs accumulées et du caoutchouc des tapis à galipettes. Les murs étaient peints de couleurs institutionnelles standard, vert visqueux et orange-dégueuli, tout comme les classes du collège dont cet enfer n’était que l’extension. Les professeurs d'éducation physique portaient des ensemble en nylon chromatiquement assortis à cet environnement, et dans leur froideur cassante et leur air revêche avaient quelque chose d’un peu malsain, voire même de franchement chelou.

C’est ainsi que le désir de nous faire prendre une douche après l’entraînement tourna chez eux très vite à l’idée fixe, surtout dans l'esprit dérangé du nôtre qui, avec ses lunettes fumées de mec pas net et ses survêts moulants qui laissaient voir son slob, avait dans tout l’établissement une réputation de gros vicelard. Outre ses mises en boîte complètement nazes sur nos corps maladroits (en équilibre précaire sur ma poutre je fus un jour qualifié de 'voltigeuse') toutes les occasions étaient bonnes pour nous voir nous dessaper et il n'était pas rare qu'il gueule comme un veau pour nous donner du cœur à l'ouvrage. Car venant d’un pays plutôt coincé sur les questions de nudité et de plus d’une classe ouvrière indécrottablement pudibonde, personne ne trouvait cela très normal et la mise à nu collective avait quelque chose de visiblement pénible pour de jeunes garçons en pleine mutation physique. Bref, rien du naturel ou de l’insouciance germanico-scandinave autour du corps en liberté, mais une angoisse insupportable et humiliante dans l’exhibition forcée. Pendant des années les gymnases et vestiaires attenants furent les sites de cette honte primaire, de ces abus de pouvoir arbitraires, d’autant plus que mon homosexualité supputée m’exposait à une violence latente de la part des élèves des 'mauvaises classes'. Ma vision de la masculinité se résumait donc à l’obscurité sordide de ces locaux confinés, aux odeurs infectes de pieds et à l’anticipation d'une agression inévitable.

Ici en Allemagne les choses commencent à prendre une tout autre tournure. Le processus avait certes été amorcé à Londres où mon apprentissage de la boxe m’avait à nouveau familiarisé avec l’univers des douches - même si là-bas puritainement séparées en cabines -, mais n’avait été que partiellement clos. À Berlin, ville qui transpire le cul de partout, ce qui jadis était source d’une répugnance et d’une terreur irraisonnées est en passe de devenir un fantasme érotique de premier ordre. Reconquérir les vestiaires allait de pair avec la question cruciale de ma réintégration à une masculinité aussi crainte que désirée et de la réappropriation de ce que je considérais m’appartenir de droit. Ayant de plus fait l’expérience d’un exhibitionnisme décomplexé dans quelques bordels de la ville, la route était toute tracée pour ma réconciliation avec le monde du sport. Certes le club que je fréquente est très largement pédé mais l’illusion est convaincante. C’est un peu comnme si nous nous amusions à parodier ce qui nous avait été si longtemps refusé dans une sorte de surenchère sur les codes comportementaux virils, comme ne plus se changer en loucedé sous sa serviette ou prendre sa douche dans la partie collective, bon matage de bites en sus. Ce réinvestissement fortement éroticisé s’accompagne d’un fétichisme de plus en plus affirmé pour toutes sortes d’accessoires jadis liés à l'EPS (les trois lettres qui faisaient trembler) comme, éternels classiques, les Adidas et chaussettes blanches (de préférence déjà longuement portées) ainsi que ces petits shorts de polyamide bleus bien échancrés qui ont su garder leur côté New York années soixante-dix tout en découvrant l’entrejambe de façon alarmante et dans lesquels on est pris de l'envie de faire les pires saloperies. Sans mentionner une fixation croissante sur certaines fonctions corporelles fortement olfactives. Chose inouïe, la 'voltigeuse', revenue de ses après-midi d’ennui et d'effroi, en aura finalement su en goûter les troubles cachés.

 

First published as Les Puritains, 2006.

 

Topographie de la Terreur - Terrain vague enneigé

J'aimerais pouvoir me remémorer chaque histoire infime de mon enfance et rendre sensible l'invariabilité abrutissante de la vie dans cette ville de périphérie, la constance des mécanismes d'abjection et d'oppression qui la font tourner dans sa normalité revendiquée, la violence fondamentale qui informe son existence même. Sous ses apparences enjouées et solidaires la collectivité s'autorégule et se rend capable des pires exactions au nom de sa propre survie. Dans son omniprésence et son inévitabilité la violence s'exerce à tous les niveaux et sous des formes multiples: dans les lieux anodins du quotidien, les poches de temps statique des après-midis ensoleillés, les déflagrations infimes de la conscience, la peur au ventre à la vue des attroupements près du hall d'entrée, une géographie de l'horreur où les organes officiels de l'éducation de masse et du grand commerce laminent les âmes et les corps déviants.

Il existait face à l'immeuble familial et au-delà du mur d'enceinte une étendue vaste et informe qui avait été rendue à son état élémentaire. On l'appelait le 'terrain vague' et dans son enchevêtrement dense de ronces et de végétation sauvage ne servait guère qu'aux vieux cons du coin pour y promener leurs chiens et, sait-on jamais, y faire de bien jolies rencontres. L'espace était bordé d'un côté par un enchaînement pavillonnaire coquet habité par des retraités et des familles 'bien' et de l'autre par une continuité de Zeilenbauten d'aspect indifférencié, ceux que ma mère appelait 'les HLM' pour bien marquer son statut récemment acquis de résidente privée. Le terrain vague était si inhospitalier qu'il ne se prêtait même pas au jeu. C'était plutôt une sorte de jungle où l'on n'arrivait que par accident ou inattention, à la suite d'une frayeur soudaine ou du fait d'une contrainte extérieure. Je m'y étais perdu pour la première fois un jour pendant la pause du déjeuner. Un grand des classes supérieures, un molosse répugnant que je connaissais à peine, m'avait frappé à la tête alors que nous rentrions en groupe par l'allée ombragée menant à l'église. Je me sentis infiniment humilié par ce coup gratuit, qui ne fit que confirmer et rendre encore plus intolérable l'insignifiance silencieuse et discrète dans laquelle je me voyais tout entier sombrer. Mon corps, dont la naissance au monde était tout sauf harmonieuse, devenait inconfortable et déplaisant, sentiment que la mode prétendument exclusive imposée par ma mère - en fait de médiocres imitations repérables au premier coup d'œil - ne fit rien pour dissiper. À la suite de la claque je me suis je ne sais comment retrouvé dans le terrain vague, environné de toutes parts d'arbustes déchiquetés et squelettiques, au bord des larmes et nerveusement ébranlé. C'était un jour morne et plat. Le ciel était d'un blanc uniforme sur l'étendue boueuse couverte de merde, une journée ordinaire dans une ville de banlieue célébrée pour sa douceur de vivre et le dynamisme de sa communauté. Avançant au milieu des ronces je voyais la fenêtre de ma chambre par-delà le mur d'enceinte. Là on m'attendait pour le déjeuner, là se déroulaient les rituels d'une autre normalité qui devait à tout prix rester imperméable à celle qui sévissait au dehors. C'était là mon obsession fondamentale, entièrement engendrée par la honte de ma propre faiblesse, que l'incertitude et l'hostilité du monde n'y pénètrent jamais.

Les quelques semaines précédant Noël il faisait déjà noir au moment de quitter l'école. Parfois nous rentrions directement du gymnase, l'un des nombreux éléments du dispositif d'abaissement physique et moral que comptait la 'Topographie de la Terreur'. Les vacances scolaires étaient toujours l'occasion de réjouissances particulières puisque la famille ne se reconstituait véritablement que pour cette unique célébration, avant qu'un repli étrange et une lente décomposition des liens n'y mettent fin quelques années plus tard. Je me sentais bien à l'abri dans l'appartement, posté devant la télé et pensant à cette immense famille, cette galaxie infinie et complexe au sein de laquelle j'avais ma place incontestée et étais l'égal de tant d'autres. Cette année-là il avait même neigé et sur la dernière ligne droite avant la maison le terrain vague s'ouvrait béant sur ma gauche, une obscurité insondable de laquelle rien n'émergeait. Plus loin dans la rue un groupe de garçons dont je ne discernais que les silhouettes s'avançait vers moi, une menace à la fois vague et familière qui me fit redouter le pire. Arrivés à ma hauteur ils m'agrippèrent en proférant des insultes et me précipitèrent violemment dans les buissons en contrebas, avant de poursuivre tranquillement leur chemin. L'épaisseur de neige était telle dans le terrain vague qu'il m'était impossible de me relever. Je ne sais combien de temps j'ai attendu là dans l'étendue compacte et bleue, qui semblait faiblement irradier dans la nuit, engoncé dans ma vraie-fausse veste militaire qui telle une camisole entravait tout mouvement. À l'horizon l'appartement familial brillait déjà de tous ses feux, mais là où je me trouvais il aurait aussi bien pu se trouver à des années-lumière. C'est alors qu'une amie de classe, S., passa en vélo. Elle habitait l'un des pavillons pour gens bien qui bordaient la rue et m'aida à m'extraire de l'uniformité glacée. La honte m'étreignait et je ne pus rien lui dire de ce qui m'avait amené là. Je regagnai ainsi l'appartement au troisième étage, atterré de me savoir à la merci d'un danger si proche dont rien ne me protégeait... Des années après le terrain vague fut décimé et sur son emplacement la ville érigea un complexe géronto-commercial, un supermarché Lidl et une maison de retraite flambant neuf avec salles communes s'ouvrant sur le parking à la vue de tous - retisser du lien social comme on dit. Ma mère trouva l'architecture très réussie, au point de déclarer: "le jour venu ton père et moi, on n'aura qu'à traverser la rue". Ce fut sans doute la chose la plus triste qu'elle m'ait jamais dite.

 

First published as Étoile des Neiges, 2006.

 

English version

Le mardi soir je me rends à un club de boxe de Weißensee. C'est une rue désolée et usinière de l'Est de Berlin. Les hommes vont et viennent au gré des entraînements qui y ont lieu. Je me tiens au milieu de la grande salle près du ring et les regarde plaisanter en une langue qui n'est pas la mienne. Je me demande s'ils sont de l'ex-République Démocratique, quels souvenirs ils peuvent en avoir gardé. Je viens de me changer. Les vestiaires étaient pleins de garçons que je ne connaissais pas. L'odeur qui se dégageait de leurs corps d'hommes à peine formés était entêtante.

Ça se passait à 13h le mardi. L'appel des classes pour le début des deux heures de sport hebdomadaires se faisait dans la cour centrale. C'était un temps transitoire durant lequel la cité semblait absente à elle-même. L'ensemble scolaire était une succession de cours connectées par des passages étroits et de pavillons isolés aux toits ondulés. La troupe des élèves se dirigeait pleine d'anticipation vers le complexe sportif de la commune. Le défoulement allait pouvoir commencer. Les vestiaires étaient pleins de garçons que je ne connaissais pas. L'odeur qui se dégageait de leurs corps d'hommes tout juste métamorphosés était insupportable dans les promesses de violence qui en émanaient.

Je me ruais vers la sortie dans la panique et le chagrin d'avoir dû finir là, loin de la sécurité de ma chambre et des musiques qui l'habitaient. Ils me rattrapaient invariablement, la honte et la terreur me rendant aphasique, comme si pour se défendre le cerveau devait garder ses dernières forces vitales et se débarasser du superflu. En passant je remarquais que le pavillon des arts plastiques avait une nouvelle fois été saccagé, ses grandes verrières brisées, les meubles renversés et les murs recouverts des longues coulées vives de peinture. Les vacances d'été allaient commencer, les dernières que la famille allait passer là. L'idéal moderne de progrès social se désagrégeait tout entier en cette fin d'année dans la vision des écoles incendiées et de ma dissolution dans une non-existence terne contre laquelle on ne pouvait rien. La négation du grand projet architectural qui avait baigné mon enfance éclatait dans une violence terrible.

Sur le chemin du retour, au seuil du dernier été, la lumière était dorée, celle des soirs de banlieue que j'avais si souvent regardée de ma fenêtre, et les promesses du plaisir à venir me rendaient invraisemblablement léger. J'avais vu ma prof de musique s'éloigner gaiement, sa jupe longue à pois virevoltant autour de sa grande silhouette gracile. Pour elle aussi le dernier jour était un véritable soulagement. J'ai appris plus tard qu'elle s'était suicidée, les jeunes étaient devenus vraiment trop durs... Je traversais l'étendue verte du coeur de la cité une dernière fois, et de loin en loin chaque secteur de la ville idéale se déroulait dans ses propres variations chromatiques. La plaine était parsemée de folies et sculptures en tous genres, cet art vibrant et didactique pour prolétaires. Les entrées d'immeubles étaient recouvertes d'inscriptions énormes et baveuses parlant d'argent et de baise, des bittes grotesques, le signe du dollar. À l'issue de l'immensité d'herbe devenue rouge sous le soleil déclinant la mère attendait dans l'appartement, comme tous les jours de toutes ces années passées là. Dans ma chambre la musique retentissait à nouveau, ainsi que les voix diaphanes des présentatrices de la radio, mes héroïnes, mes alliées et amies dans l'émergence d'une folie qui ne finirait désormais plus.

 

I went back to the boxing club which I had once run away from. It's on the edge of Weißensee near a major tramway junction, in the midst of a disused industrial estate, at the start of the East lying beyond the familiar, desirable districts and urban culture of Prenzlauer Berg. The street was empty and its noises muffled by a coat of thick snow. I was devoid of any thought and made sure to stay that way until I'd arrived at the club. From the unattended reception the training rooms were brightly lit and full of activity. Men were already training hard in all parts of the gym. There was a line of heavy sandbags hanging down from the ceiling and a huge ring like a shrine as the focal point of the huge space. My presence remained unacknowledged so I headed for the changing room. The place was dark and airless. Clothes were strewn across the floor and spilling out of broken lockers. It was like coming back to an old familiar place which I'd seen many times before, an empty vessel drifting into infinity with old feelings and images illuminating it from the inside.

The showers were hidden in a corner and I could only hear fragments of conversations. There was nothing of the boisterousness and sense of seething threat that I'd come to expect from any straight male congregation. I glanced sideways and could vaguely see outlines of naked bodies standing next to me. There was nothing to differentiate my body from theirs and my safety was guaranteed by the imaginary invisibility brought by my apparent indifference. I didn't look at them, therefore they didn't see me. Back in the gym men were arriving for the next training class. Most were younger than me and I couldn't help wondering whether they were from the former Democratic Republic and what sort of memory they might have kept of the old order, or if they might actually remember the country at all. They were joking amongst themselves in a language that wasn't mine, whose clatter and inflexions were ringing in my ears. I was smiling to them, at the epicentre of the dragon's domain, amused to find myself in a situation that, as I realised, had been the goal of my presence there. Like Anna stripping in front of the bloody, tentacular creature in Possession, her own dragon waiting in the bedroom. From my old topography of terror gradually emerged a new articulation of desire.

At one o'clock the children were made to gather in the central courtyard. It was sport time. The school was an array of interlocked playgrounds interspersed with curved-roofed glass and concrete pavilions. Once at the municipal sports complex the locker room were already full of young men I didn't know. The smell of their nascent adult bodies was heady and the prospect of impending abuse deeply unnerving. The eruption of social/physical violence was always sudden, and it was there that it was first revealed in its barest form. My being dissolved in the dampness and squalor of changing rooms, the rubber of new sports shoes bought at the local supermarket, the overpowering stench of chlorine at the communal baths, the suffocating whiffs of bodily odours mixed with detergents, the boys' bewildering physical transformation. An incontrollable anguish took hold of me: the prospect of my own disintegration, the impending dismemberment of my body in their hands, its susceptibility to monstrous mutations, it all had suddenly become awfully real. For the first time I saw the intrinsic vulnerability of my body drifting off into a space far removed from the certainties of childhood and the timelessness of the female, immaterial voices that peopled my world. I would make a hasty exit so as not to be exposed to their taunts. This was often pointless and spurred them into even more viciousness.

Fear and shame kept me locked in a perpetual silence. On my way back I noticed that the arts pavilion had once again been disfigured, its fragile windows smashed in, its furniture knocked over and paint grossly smeared across the walls. It was the modern dream of social progress disintegrating along with the architecture it had spawned and the last summer holidays the family would ever spend there. Pornographic inscriptions were appearing everywhere, all over buildings, hallways and staircases. Hurriedly I would get back to my mother who was waiting, as she'd invariably done all those years. Locked in my room I would again listen to the radio whose alluring voices were, against the tide of rising collective madness, my ultimate company, hope and salvation. One Monday morning, halfway across the grassy void, I saw that the nursery school had been burnt down. It was told that it'd been wrecked and set ablaze during the night. The acrid stench of devastation was permeating the air and fear set in a little bit more in my heart. What once had been the tiny set of an enchanted world lay there on the bare concrete floor, charred and lifeless. It was a warning sign of things to come, of my tearing apart and the collapse of the epic of modernity that had so long mesmerized me.

 

First published as Les Garçons dans les Vestiaires/Dragon's Domain, 2005.

21 May 2006

Hallo Spaceboy

English version

Klaus Nomi at secondary school

J’ai des souvenirs très précis de Klaus Nomi. C’était mes années de collège au tournant des années quatre-vingt, dans la ville sédative choisie par mes parents pour poursuivre leur triomphale vie de famille. Le gros nœud papillon noir collé au milieu de son costume en plastique m’amusait beaucoup, à tel point que j’en avait conçu un semblable pour ma grand-mère. Elle se prêtait volontiers à toute sortes d’âneries de notre part et c’était toujours avec une joie puérile que nous l'accoutrions d’accessoires en papier bariolés avec en sus une coiffure explosée rendue possible par des années de mauvaises permanentes qui avaient réduit ses cheveux à l’état de foin. Ellle aussi était à sa façon une Nomi.... Je repense donc à lui après avoir vu The Nomi Song, un documentaire sur sa carrière fulgurante réalisé par Andrew Horn et présenté il y a deux ans à la Berlinale. Je n’apprécie d’ordinaire guère ce genre de format, avec son cortège obligé d’interviews et la linéarité de son mode narratif. Ça fait un peu trop télévision au cinéma et je n’aime pas cette confusion des genres. Pourtant The Nomi Song est éblouissant dans son intensité kaléidoscopique et dans son traitement du personnage un chef-d’œuvre d’humanité. De ses origines à Essen à son établissement à Berlin pour une carrière à l’opéra qui s'avérera infructueuse, avant de devenir la coqueluche les milieux underground de l’East Village (dont l'atmosphère est rendue dans le film de façon particulièrement évocative) jusqu'à l’explosion globale qui le portera triomphant sur les plateaux de TF1, c’est un homme extrêmement attachant et vulnérable qui se dévoile sous l’affublement néo-constructiviste de sa carapace de vinyle.

Pendant tout le film mon affection pour lui n’a fait que grandir. Sous le maquillage opaque de marionnette Bauhaus on devinait de beaux yeux, noirs et très brillants, d'une expressivité parfois comique comme durant sa performance avec Bowie dans Saturday Night Live, qui le propulsera vers la célébrité, et où l’on sent comme une légère anxiété lorsqu’il s’emploie à faire de son mieux en présence de la star. J’avais vu le show pour la pemière fois il y a des années à Amsterdam et la prestation est restée dans ma mémoire comme un morceau d'anthologie rarement égalé. Pour moi il n’y avait rien de plus rock’n’roll que Bowie en uniforme d’hôtesse de l’air à col Mao et talons hauts avec Nomi traînant derrière lui un gros caniche en peluche rose sur l’air de TVC15. Encore aujourd’hui cette performance est d'une puissance jouissive phénoménale et a déclenché la même poussée d'adrénaline que jadis. Ce que je ne savais pas c’est que le costume géométrique qui deviendra emblématique au point d’en devenir parodique avait été inspiré par Bowie lui-mème prenant pour source un ensemble porté par Tristan Tzara (Hugo Ball selon d'autres sources) lors de quelque performance Dada. Après le show Nomi s’était rendu chez un tailleur de l’East Village et s’était saigné aux quatre veines pour se payer une approximation de la tenue de l’idole. Ce qui ne fait que complexifier les ramifications de la nébuleuse Bowie, alliant la pop la plus britannique à l’avant-garde européenne, la germanité, la science-fiction, une apocalypse imminente et bien sur à Berlin, qui à l’époque jouissait d’une réputation sulfureuse - Cabaret et le Duke y contribuant vraisemblablement chacun à leur manière - et a sans doute conféré au jeune Klaus une aura et un mystère aux yeux d’une jeunesse new-yorkaise éprise de sophistication.

L’instant le plus poignant du film fut sans doute sa dernière performance de Cold Song accompagnée d’un orchestre symphonique. Nomi, en costume de petit page rouge à collerette, porte les traces de la maladie qui l’emportera un peu plus tard. Son expression est déchirante, presque celle d’un petit garçon qui s’applique à chanter le mieux possible pour son public alors que ses forces vitales le désertent. Le gros plan sur son visage exténué et son roulement d’yeux lors de l’accord final sont à pleurer. On ne savait encore rien du sida, qu'une certaine presse s'était empressée de nommer 'le cancer gay’. Il y a un instant aussi pénible qu’ahurissant lorsqu’un des interviewés raconte que Nomi ne put mettre un nom sur sa condition qu’en regardant un reportage télevisé sur les ravages physiques de la maladie. Il semble aussi que personne ne se soit vraiment pressé à son chevet dans ses derniers instants - certains avouant ouvertement leur peur de la contagion, d'autres ne pouvant mettre de côté de vieilles rancœurs, d’autres enfin ne voulant que se souvenir des beaux jours... La mort de Klaus Nomi fut le point de départ d’un cortège funèbre sans fin. Cold Song fut de façon prévisible utilisée comme musique d’accompagnement des nombreux programmes consacrés au sida qui se succédaient dans une panique grandissante. Nous étions alors en 1984. Ma grand-mère ne venait plus nous voir pour cause de santé déclinante et je suivais une scolarité moyenne dans le bunker de béton de mon lycée. C’est un mercredi matin que le monde s’est inversé en une fraction de seconde lorsqu’un groupe d’étudiants croisés dans les escaliers lancèrent à mon passage un 'Vive le sida’ tonitruant. C’est sous le choc de ce mot et de la tragédie qu’il recouvrait que je pris enfin conscience que quelque chose me détachait à jamais d’eux, que j’étais du côté des monstres et multiples rejets d'une société déchue, ce que j’acceptais dans un mélange d’euphorie et de soulagement. Je suis fier que Klaus Nomi fut le catalyste de cet évènement essentiel de ma vie. Les accords de clavecin synthétique ouvrant Death (une adaptation du Didon et Énée de Purcell) inaugurèrent à la façon d’un bulletin d’informations interstellaire cette rupture avec un passé décapité et à jamais lancé à la dérive.

 

Hallo Spaceboy

I remember Klaus Nomi from my teenage years in the early eighties. His operatic voice and outlandish stage persona were a huge sensation in France and my mother, still yearning for a new Ziggy to set her heart on and unaware that the eighties would bring to her some of the best gay acts in pop history, wholeheartedly embraced 'Klaousse', the next big thing with make-up to entrance her. I quite took to him too and was most amused by his black and white, sharply angular costume. I had even designed a similar bow tie for my grandmother to wear during her weekly visits. She didn’t mind any of the indignities she suffered in our hands as we would relish the sight of the poor woman bedecked with all sorts of cut out accessories with her fuzzy hair backcombed for maximum effect. After all she was, in her own idiosyncratic way, a Nomi too... So Klaus came back into my life after I’d watched The Nomi Song, a documentary on his brief, dazzling career by Andrew Horn, which was shown (and awarded) at the 2004 Berlinale. I don’t usually like that kind of format, with its inevitable succession of interviewees and a predictably linear narrative structure. It feels too much like a TV production projected on a big screen, but the insight into the New York alternative scene of the late seventies and the lavishly documented account of Nomi’s rise to fame made it an immensely engaging film bursting with humanity. From his origins in Essen to unsuccessful career attempts at the Deutsche Oper in Berlin, before becoming a fixture in East Village underground clubs and shooting to global stardom, Klaus Nomi cut throughout a very likeable, if extremely vulnerable, figure.

My affection towards him grew exponentially as the film unfolded. Underneath the opaque, Bauhaus puppet style make-up, his beautiful, dark eyes were sparkly and intensely expressive - in sometimes very comical situations as in his career-defining performance with Bowie on the Saturday Night Life show. Bowie, more than ever in tune with the Zeitgeist, appeared with him for a three-song-set and the result must be one of the sexiest performances pop has ever produced. The sight of Bowie crooning it in a posh air-hostess suit and high heels with Nomi, looking almost intimidated in what he must have known was his major breakthrough whilst dragging a pink, fluffy poodle to the tune of TVC15, still had the power to send the adrenalin level soaring. What I didn’t know however was that the constructivist costume that was to become his trademark was inspired by Bowie himself, who’d drawn upon a Dada performance by Tristan Tzara to design his attire for the The Man who sold the World number. Nomi, set on having something similar for his own stage act, went to a tailor’s shortly after the show, the resulting, highly approximate copy of the idol’s costume reportedly costing him an arm and a leg. This further complexifies the conceptual nebula centred on the Duke and connecting British pop with avant-garde European art, germanity, sci-fi, imminent apocalypse and of course Berlin, which by virtue of its intoxicating influence (to which Bowie and Cabaret undoubtedly contributed) most probably confered Nomi an aura and alien quality amongst Manhattan's bright, young crowds.

Superstardom finally beckoned (obviously to the detriment of the original artistic concept as the record company - RCA of all people - saw in him more a freak to exhibit on TV than a performer with underground East Village credentials) and was almost from the start marred by illness and exhaustion. During one of his last performances he is shown singing Cold Song with a symphony orchestra, sporting a crimson page costume with a ruff. He has the studious, concentrated expression of a little boy striving to do his best for his audience and the final close-up of his drawn features as he rolls his eyes and greets the crowds is a particularly devastating moment. No one then knew anything about the disease that was at the time conveniently dubbed 'the gay cancer' by whole sections of the media. One of his former collaborators interviewed in the film even reports that Nomi began to make a connection with AIDS only whilst watching a news programme about the physical symptoms of the disease. I also seemed that people weren’t fighting over each other at his bedside, some of them openly acknowledging their fear of contamination, others still seething with resentment because of past disputes, while others would rather focus on the 'good old days'. From then on the funeral procession was set in motion and the ethereal Cold Song would provide a handy, if somewhat contrived, soundtrack to hours of TV reports on the new killer virus. We were then in 1984. Due to ill-health my grandmother had long stopped visiting us and I was now attending high school. The world was turned upside down in one second as I was one morning greeted in the stairs to the cry of 'Viva AIDS' by some students. I instantly froze, shocked by the violence of the word and the tragedy it conveyed. I also knew that history was suddenly taking an irreversible turn, laced with foreboding and uncertainty, which I however accepted in a mixture of euphoria and relief. I was for ever alienated from them and firmly stood on the side of the freaks and outcasts of society. I am proud that Klaus Nomi had been instrumental in this life-affirming realisation. It felt as if the synthetic harpsichord chords of Death (a powerful rendition of Purcell’s Dido and Aenaes) rang in my ears as the jingle of some intercosmic news bulletin and marked the very end of a beheaded childhood propelled into an endless void.

18 May 2006

Three Colours: Brown

Concours de dessin au supermarché Radar

La langue française, toute en douceurs et rondeurs, peut sous tant de grâce cacher les réalités les plus inavouables. Ainsi les initiatives gouvernementales les plus frauduleuses s’affublent bien souvent de jolis titres chantants: que l’on pense aux camps Défense Deuxième Chance lancés l’an dernier, structures à la limite du paramilitaire destinées au redressement de jeunes têtes brûlées, au contrat d’avenir dont on a déjà oublié la teneur et bien entendu au célèbre contrat première embauche d'explosive mémoire. Mais ce sont les intitulés de dispositions prévues par les nouvelles lois sur l’immigration qui doivent surpasser en vacuité tout ce florilège. Pour les professionnels étrangers désireux de s’établir en France un titre de séjour compétences et talents doit officialiser leur présence sur le territoire. C’est un joli titre, compétences et talents, que l’on croirait tout droit sorti du cerveau exalté de quelque énarque épris de belles-lettres. Il ne fait pourtant que mettre davantage en relief l’épouvantable cynisme de l’affaire: mépris et précarité, incertitude et exploitation dans une société de moins en moins disposée à tolérer une quelconque présence étrangère en son sein. On imagine des heures d'attente dans les préfectures dans l'espoir de décrocher le fameux titre de séjour compétences et talents, qu’il faudra savoir nommer dans son intégralité, et les refus de fonctionnaires excédés dans la bouche desquels les mots, crachés et interchangeables d’une législation à l’autre, seront vidés de tout sens et du mirage de bons sentiments véhiculés dans leur mensonge. Car pour son obtention il est aussi stipulé que le candidat prouve qu’il est en mesure de contribuer de façon significative au rayonnement économique et culturel de la France dans le monde, notion qui serait presque touchante par son petit côté suranné si elle ne donnait lieu aux pires débordements démagogiques.

N’oublions pas non plus que les supermarchés Carrefour ont mis sur pied une 'École' où les 'étudiants' suivent un parcours gagnant (vers la caisse?) et que les cités les plus pourries portent souvent des noms improbablement bucoliques - le chêne pointu, le vieux moulin, ce genre de mièvreries. C’est cet aspect jovial et onctueux de la langue française qui m'est franchement horripilant. Ayant grandi avec, il est inévitable que j’y associe certaines voix ou situations, sûrement aussi certaines catastrophes, et ce n’est pas Georges-Arthur Goldschmidt (dont les mises en perspective du Français d’adoption avec l’Allemand de l’enfance dans Le Poing dans la Bouche sont par ailleurs magistrales), qui voit dans ses structures mêmes une 'idée de langue’ tant celles-ci sont parfaites, qui dissipera ce sentiment horrible... Tiens, Carrefour justement. C'est dans la commune de mes parents qu'ouvrit il y a près de cinquante ans le tout premier du pays, ressemblant à s'y méprendre au supermarché de la scène finale du Tout va bien de Godard, avec ses rangées infinies de caissières impassibles alors que les rayons sont dévastés par une bande de gauchistes surexcités, et sur le parking duquel les pédés en perdition se font salement tabasser afin que la sûreté des familles soit préservée et l'ordre souverain restauré. C'est aussi à Carrefour que les caissières sont actuellement selon ma mère habillées aux couleurs de l'équipe nationale et ont même le tricolore peint sur les joues. Voilà un parcours de gagnantes qui résume à lui seul une France exposée dans le vide de son projet sociétal: des femmes sous-payées pour un boulot aux horaires merdiques, peinturlurées et exposées sur leurs tabourets au regard de pères de famille bandant dans leurs slips et priées d'arborer les symboles d'une nation épuisée et hagarde. Nationalisme, populisme et hétérosexisme à la caisse, dans une banlieue dont on ne sort pas. Un rêve d'élite parisienne, mais pour les autres cauchemard à perpète.