Pretty Things go to Hell
La France, une mauvaise descente qui n'en finit pas. Vue d'Allemagne, elle offre un spectacle à la fois baroque et tragi-comique dont l'échéance a été mille fois différée: à quand le cataclysme, le déboulonnement de régime dont les Français sont coutumiers? Jusqu'où pourra-t-on les pousser, ces champions toutes catégories de l'insurrection réputés tels à l'étranger? Les signes avant-coureurs se multiplient mais manque toujours le déclencheur décisif, celui qui fera imploser un ordre politique terminalement honni et discrédité. En revoyant récemment Série Noire, j'ai pris la mesure de cette décomposition qui historiquement s'étend à l'échelle de ma propre vie. C'était en 1979, année-charnière marquant la fin du monde hérité de la prospérité et des bouleversements de soixante-huit et contenant déjà en gestation celui à venir, l'offensive revanchiste de la pensée de droite et les multiples renoncements de la gauche. Pour moi aussi la rupture allait être dramatique, le délaissement de la cité et mon arrivée dans l'adolescence coïncidant avec la découverte d'une violence généralisée à laquelle ni rien ni personne ne m'avait préparé. Série Noire se situe à ce point précis de basculement, précaire et vertigineux, dans la dissection impitoyable d'un mal qui avait déjà largement infiltré le corps social. C'est un univers d'âmes flétries en dépossession d'elles-mêmes, la pauvreté matérielle, intellectuelle et sexuelle des oubliés de la geste nationale, 'la France des invisibles' à laquelle la sociologie contemporaine s'intéresse maintenant tant. Créteil elle-même y apparaît comme abandonnée et ternie dans la futilité de sa pompe futuriste, le dernier souffle d'une modernité héroïque décrédibilisée et déjà frappée d'anachronisme. À cette angoisse diffuse du déclassement, mes parents, qui avaient tout fait pour s'extraire de leur condition d'origine et terrifiés à l'idée d'y être ramenés, répondaient par des discours formatés d'une violence machinale et sytématiquement invoqués dans les dernières années de la décennie, au moment où le chômage de masse était devenu une réalité bien tangible pour les plus vulnérables: les étrangers piquent le pain des français, qu'on les renvoie dans leur pays, on n'est plus chez nous...
Du racisme il y en avait toujours eu dans la famille, la guerre d'Algérie étant encore très vive dans les mémoires: les 'bougnoules' et les 'crouilles' constituaient une catégorie à part dont je comprenais bien qu'elle cristallisait tout ce qu'il y avait humainement de plus haïssable. Lors de nos passages en voiture devant les cités d'urgence de la région - qui n'ont été démantelées que très tardivement - ou les foyers de travailleurs Sonacotra, revenaient invariablement les mêmes mots d'abjection, un dégoût outragé face à la misère, le délabrement et surtout la saleté des lieux. C'est toute la tragédie de ces milieux ouvriers dans lesquels un certain angélisme de gauche a longtemps voulu voir le foyer des idéaux nobles de fraternité, de progrès et d'émancipation: enfoncer les plus défavorisés pour se sentir soi-même valorisé. C'est bien ce qui a eu raison des cités et accéléré leur délitement dans un phénomène de différenciation sociale à l'intérieur d'une même classe de dominés, les mieux lotis quittant dès que possible ce qu'ils par association considéraient comme une souillure. L'horizon politique de mes parents n'a jamais dépassé ces notions formées indépendamment d'eux - et déjà pleinement structurées bien avant l'explosion médiatique du FN -, même si à l'échelle des cages d'escalier des actes quotidiens d'entraide et de solidarité (surtout à l'initiative des mères) venaient en tous points contester ce qu'ils se plaisaient à proférer dans les dîners arrosés. Il y a quelques années - la dernière fois où nous avons joué la fiction famililale autour d'une table -, le père ne tint pas d'autre discours. Me demandant s'il y avait à Berlin autant de 'problèmes avec les étrangers' qu'en banlieue parisienne, il se lança dans une diatribe dont les termes étaient restés fondamentalement inchangés depuis plus de trente ans, établissant cette même hiérachisation raciale que celle qui avait eu cours sur les chantiers de sa jeunesse - 'les Arabes' s'y démarquant une fois de plus dans la négativité. C'était son pauvre savoir, le fruit de l'expérience d'une vie, le peu de leçons qu'il aurait pu transmettre à sa postérité. Son visage affichait la certitude indignée de celui qui, sûr de son fait car marqué par la dureté du monde du travail, n'allait surtout pas s'en laisser conter par une belle âme, cosmopolite, cultivée et libérale, comme moi.
Dans Retour à Reims, Didier Éribon s'interroge de la même manière sur l'origine d'une telle disposition au racisme dans les classes populaires - la façon dont le ressentiment résultant d'une perte supposée de privilèges liés à l'origine nationale s'est synthétisé en un système idéologique et une vue globalisante du monde [1]. Il avance, Sartre à l'appui, que lorsque l'identité collective des classes dominées a cessé d'être informée par l'opposition 'travailleurs'/'patrons' (Mai 68 représentant à cet égard un moment d'unité sans précédent entre tous les ouvriers [2]), elle s'est après l'effondrement du PCF 'naturellement' repositionnée sur l'axe classique 'Français de souche'/'étrangers' et toute la structure de pensée xénophobe afférente. Mes parents ne s'étant jamais identifiés à une quelconque tradition militante de gauche, ils seraient donc par défaut restés fixés sur le mode de l'appartenance au territoire - la légitimation sociale provenant de leur naissance en France par opposition à ceux qui prétendaient vouloir y vivre. C'était là le point zéro de la conscience politique: la défiance envers la classe dirigeante dans son ensemble et le processus de représentation démocratique en tant que tel (ils n'ont jamais voté) les maintenait dans une forme d'aliénation politique dont on peut maintenant mesurer toute l'étendue dans les banlieues les plus marginalisées - le monde extérieur s'étendant au-delà de la famille immédiate, constitué des 'métèques' d'un côté, des 'rupins' de l'autre, étant perçu comme essentiellement hostile ("Nous, on se mêle de rien", pourrait être le leitmotiv de mon enfance)... Ayant récemment quitté la Région Parisienne pour s'établir sur le littoral vendéen, ils doivent, j'imagine, avoir trouvé un monde plus conforme à leurs rêves, loin de ces présences indésirées qui toute leur vie les auront obsédés. Cette même station balnéaire où ils m'avaient abandonné un soir d'été, disant ne plus supporter le regard des autres vacanciers sur moi, cette honte contre laquelle ils étaient prêts à tout sacrifier dans leur désir dévorant de mener une vie normale comme n'importe quels 'gens bien'. Car à la hantise de la dégradation sociale au contact des 'zonards' et 'immigrés', s'ajoutait l'opprobre de la déviation sexuelle à laquelle les exposait leur pédé de fils - ces deux dimensions obéissant à des logiques identiques interagissant de façon complexe et pernicieuse comme le montre admirablement Éribon dans son essai.
Parcourant cet été les routes côtières de Normandie, face à cette France de carte postale si riante qu'elle semblait toute droit sortie des Vacances de Monsieur Hulot, j'avais le sentiment d'une revanche prise contre les injures du passé, comme si un temps longtemps perturbé avait réintégré son cours normal, le rétablissement de l'ordre cosmique qui m'avait depuis toujours régenté. Tout était exactement comme avant, même si les lieux me semblaient excessivement colorés et proprets - difficile de faire coïncider les discours catastrophistes d'une nation en pleine déchéance avec la beauté de ces villes, le drame des cieux marins, une douceur que je n'imaginais plus connaître dans ce pays. Ma nostalgie était immense: tout ce temps gâché, toute cette douleur pour rien, tout ça pour défendre 'la réputation', adhérer à l'illusion d'un rôle social au prix du reniement de sa propre histoire. Avoir dû quitter la cité sur laquelle on crachait sans retenue, avoir été expulsé d'une famille depuis longtemps asphyxiée comme un banc de poissons morts dans une mer viciée, être sorti si loin de mon orbite pour finir par pleurer sur la petite mélodie des Quatre Cents Coups qui passait à la radio. Tout comme je jouais alors The Return of the Thin White Duke dans une résistance forcenée contre une société tout entière vouée à ma suppression, c'est un second retour qui s'amorçait sans que j'en aie conscience, cette fois en direction de ceux qui, accablés par un ordre social pétrifié dans son immutabilité, appelaient tout mon respect. Mon premier roman sera conçu comme une arme, une réserve de mots dont chacun pourra s'emparer pour mener son propre combat - comme Audre Lorde l'avait dans son infinie générosité proclamé [3]. "Est-ce qu'écrire n'est pas une façon de donner" [4]: faire justice à ces beaux petits mecs comme moi j'ai pu l'être, à leurs désirs d'amour purs comme les miens l'ont été, pour qu'ils ne soient ni si seuls, ni si tristes, ni si terrifiés. Dans le soleil rougeoyant de Bretagne je terminais Retour à Reims. Le livre se clôt de façon remarquablement modeste - ni lame de fond révolutionnaire, ni appel à la subversion. Face au poids de normes indéfiniment autoreproduites, seule s'avère possible l'acceptation de ses propres fractures, disjonctions et marquages. "On n'est jamais libre, ou libéré": juste un 'pas de côté' au moment le plus propice, un coup porté dans le noir au hasard. Ce coup-là, je sais que son impact sera phénoménal [5].
[1] Didier Éribon, Retour à Reims (Paris: Flammarion, 2010), 148-53.
[2] Et certainement sans suite significative à en juger par la marginalisation systématique subie par les mouvements revendicatifs de travailleurs immigrés dont l'existence était considérée comme une menace par les organes de représentation officiels. Sur l'autonomisation du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) dans les années soixante-dix: Saïd Bouamama, 'L'Expérience politique des Noirs et des Arabes en France. Mutations, Invariances et Récurrences', in Rafik Chekkat & Emmanuel Delgado Hoch (eds.), Race Rebelle. Luttes des Quartiers populaires des Années 1980 à nos Jours (Paris: Syllepse, 2011); Sadri Khiari, Pour une Politique de la Racaille. Immigré-e-s, Indigènes et Jeunes de Banlieues (Paris: Textuel, 2006), 39-41.
[3] Audre Lorde - Die Berliner Jahre 1984-1992 (Germany, 2012), réalisation: Dagmar Schultz.
[4] Annie Ernaux, Une Femme (Paris: Gallimard, 1987). Citée dans: Didier Éribon, La Société comme Verdict. Classes, Identités, Trajectoires (Paris: Fayard, 2013), 111.
[5] Éribon 2010, op. cit., 228-30.