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20 August 2005

Pute de Parkings

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Topographie de la Terreur - Hôtel des Postes

C'était peu de temps après les épreuves du bac. L'été était partout et un désir de célébration m'avait fait sortir cet après-midi-là. Mon corps était inhabituellement léger et mon humeur rayonnante. J'arborais un pantalon blanc large façon Bowie période Serious Moonlight - pectoraux à l'air et gants de boxe - et un pull de laine à grosses mailles que ma mère s'était tricoté pour elle mais que je m'étais approprié. Il était gris à effet moucheté, du genre de ceux portés par Nick Rhodes de Duran Duran, les épaulettes en moins. J'avais poussé la sensualité jusqu'à ne rien porter dessous. Sentir la grosse laine rugueuse à même ma peau nue offerte au soleil des rues était une expérience troublante et exaltante. J'aurais pu être l'un d'eux, les Beautiful Ones, insouciants et aux corps ouverts. Je me trouvais attirant et il semblait assuré que quelque chose dût m'arriver.

Je me dirigeais vers le centre commercial de la commune voisine, plus grand que le nôtre et infiniment plus labyrinthique. Il se trouvait au milieu d'un complexe immense de tours et de barres courbes et avec ses galeries à pilotis et ses places ornées de groupes sculptés aurait aussi bien pu se trouver à Harlow New Town ou au Lijnbaan de Rotterdam. Le supermarché qui en formait l'épicentre était caverneux et éclairé de néons sombres et pisseux, de cette façon qu'on les grandes surfaces françaises de réduire l'expérience du shopping à un fonctionnalisme primaire. Je me dirigeai vers le rayon des disques puisque c'est bien ce que j'étais venu voir. Je n'avais rien à acheter mais contempler les pochettes d'albums de David Bowie était une expérience chaque fois renouvelée. J'avais beau les connaître par cœur et même en posséder la plupart il fallait que je me rende dans un supermarché pour les tenir à nouveau entre les mains, comme si la découverte de cet univers devait être revécue à l'infini dans ce simulacre d'achat. Il me manquait. Il donnait très peu signe de vie et je me sentais délaissé. Let's Dance était sorti, peut-être le premier album par lequel j'ai commencé à me penser en tant que corps et à me sentir désirable, mais aussi celui qui avait rendu Bowie plus plastique et international, de nulle part, le beau chanteur blond abstrait et lisse. À un moment une sorte de bouleversement indistinct se produisit plus loin dans les rayons. Un groupe de garçons que je ne connaissais pas - c'était une autre ville - mais qui eux semblaient m'avoir reconnu, m'encerclèrent et se mirent à m'agonir d'injures. Pour leur échapper je dus quitter le supermarché en hâte par le grand parking qui le bordait et regagner ma commune d'origine qui se trouvait tout près au bout d'une longue avenue de marronniers. Souffrant d'avoir été ainsi séparé de mes disques je décidai de poursuivre ma quête à l'autre supermarché, le nôtre, accueillant et familier.

Comme le premier c'était un espace monumental et uniforme. Sa superficie était semblable mais l'éclairage plus intense et blanc. En revanche le bac de David Bowie était beaucoup plus fourni et riche en compilations qui pour moi comptaient comme des albums à part entière tant les pochettes étaient magnifiques et évocatrices. Je restais longtemps à les regarder les unes après les autres, essayant de me replonger dans les sensations premières, l'étrangeté bouleversante de son visage et le vertige de mon monde en plein basculement. C'était une forme de recueillement intime qui durait généralement assez longtemps. Je quittai ensuite le supermarché. Je devais me faire photographier pour les formalités d'inscription à l'université. C'était ma première année et la promesse d'une nouvelle vie faite d'art et d'urbanité se laissait doucement attendre dans l'été. Le photomaton se trouvait près des entrées aux portes coulissantes. Alors que j'attendais que la machine vrombissante dégorge la bande de papier luisant et collant d'émulsion un groupe de trois garçons, que je n'avais jamais vus mais qui semblaient manifestement me connaître, s'avancèrent vers moi l'air menaçant tout en proférant des insultes violentes. Pris de terreur je dus traverser le parking en courant. Il était plein des familles en cours de réapprovionnement et toutes entières livrées au rituel consumériste dans l'ignorance de ce qui se tramait au beau milieu de l'étendue d'asphalte. Le corps allogène à la sexualité scandaleuse venait d'être extirpé du sanctuaire familial par ses gardiens autoproclamés, qui refluèrent ensuite vers les profondeurs indifférenciées du parking vibrant de ses milliers de carrosseries étincelantes. Dépité de n'avoir pu récupérer mes photos je refis obstinément le trajet vers le photomaton en empruntant un itinéraire détourné. Arrivé à la cabine de plastique agrémentée des sourires fixes de ces mystérieux modèles génériques dont on se demande quel privilège les a amenés là pour nous éblouir, je revis les mêmes garçons s'avancer sous la galerie d'entrée du supermarché.

Tels une horde de clebs dérangés ils se mirent à me poursuivre avec une vigueur accrue, exaspérée et finale, enjambant tout sur leur passage, murets, barrières. Ils finirent par me rattraper à la sortie du parking et c'est alors que je les vis de près, trapus, à l'ossature épaisse, bruns, dans la phase terminale de leur puberté. Ils se postèrent stratégiquement autour du corps assiégé, un derrière qui me tordait le bras et me le tenait plaqué contre le dos, les deux autres de chaque côté. Avec un professionnalisme assuré ils m'ordonnèrent de ne rien tenter et d'un pas mécanique me menèrent le long des devantures des commerces coquets du centre-ville, là où sous l'œil de la patronne des vendeuses aux cheveux gras et à la peau criblée vous font sentir votre étrangeté irréductible. Je me sentais dans la peau du clown blanc de Ashes to Ashes, les yeux baissés et les mains jointes en prière dans une crique de Beachy Head. L'hôtel des postes était bordé d'une petite impasse dans laquelle ils me traînèrent manu militari, leurs grosses bites d'hommes tout juste grandis durcissant à l'idée de se faire celle-là. Ils me plaquèrent contre le mur et dans un déploiement corporel appris dans la nuit des temps m'encerclèrent. Ce qui se produisit ensuite est confus et avec le recul semble presque tragi-comique. Aujourd'hui j'y pense surtout comme aux parodies de cassage de gueule en plans arrêtés à la fin d'Alphaville. Il semblait en effet qu'une fois m'avoir promené dans les rues et sans doute surpris de mon manque avéré de résistance ils ne surent plus trop quoi faire de moi une fois au calme dans l'impasse. Ils ébauchèrent mollement quelques gestes d'aggression qui avaient la maladresse de débutants peu convaincus et pour parachever la farce je hurlai en me débattant (contre personne) un tonitruant Lasst mich los!, intervention inattendue de l'allemand qui sema un trouble suffisant pour permettre ma fuite.

Je pris refuge dans différents commerces de la rue principale, le marchand de journeaux, le café du marché, tous lieux d'une sociabilité quotidienne et rassurante mais qui à ce moment-là me parurent étranges et hostiles, identiques à eux-mêmes en apparence mais ayant comme basculé à l'envers du monde que j'habitais. Je finis dans une moto-école dont je ne sortis qu'après une heure ou deux. Je restai assis dans un coin à l'écart des fenêtres sous l'œil perplexe et interloqué de motards qui me scrutaient de loin et dont aucun ne tenta de connaître ni le pourquoi d'une présence si incongrue dans leurs locaux ni les raisons de mon état visiblement paniqué. Comme le complexe commercial du supermarché c'était un espace monodimensionnel - et en particulier "monosexué" - dans lequel je n'avais pas ma place. La seule différence entre les deux ne concernait que le degré d'hostilité et de frayeur rencontré chez les occupants du lieu, rien de plus. Quand je quittai la moto-école sans être salué par qui que ce soit le soleil avait commencé à décliner et une lumière rouge éclatante marquait la fin d'un jour qui s'était annoncé sous les plus belles couleurs, celles d'un été foisonnant et aérien et celles des pochettes de David Bowie, des micro-univers obsédants que chacune renfermait. Il me semblait que le jour avait duré une éternité. Il n'y avait que quelques rues à parcourir à toute vitesse jusqu'à l'appartement familial. Là, je donnais tous les airs de la normalité, ce que j'avais magistralement appris au fil des années. Je restais longtemps dans ma chambre à m'interroger et à avoir peur. La lumière rouge pénétrait de partout et éclaboussait les murs.

 

Car Park Slag

Topographie de la Terreur - Mecs en skets

It was shortly after the final exams. It was a still, hot summer and I felt strangely elated. I was in the mood for celebration and the unusual lightness of my body got me out on the streets. The town belonged to me. I'd donned my silky white, baggy trousers - the kind Bowie wore on his Serious Moonlight Tour - and a greyish, loose-fitting woolly sweater that my mother had knitted for herself but grudgingly allowed me to borrow. Nick Rhodes was to wear a similar one in a later Duran Duran video but in his case with huge, landing strip shoulder pads. In a burst of sensuality I'd gone as far as wearing nothing underneath and the feel of the rough, itchy wool on my naked skin was a beautiful, thrilling experience as I was confidently striding the sunny streets, hitherto the preserve of The Beautiful Ones. I felt madly attractive and it seemed obvious that something or other would happen to me.

I was heading for the shopping centre of the neighbouring town, which was larger and more labyrinthine than ours. It was set in the midst of a bewildering complex of high-rises and long, sweeping blocks, and with its concourses on stilts, terraces and courtyards with Henry Moore-esque ornamental sculptures it could have been anywhere from Harlow New Town to Rotterdam's Lijnbaan. The supermarket - the crowning glory of the precinct and a dark, cavernous affair with pissy yellow lighting - was emblematic of all French supermarkets, which reduced the shopping experience to an unholy mixture of gigantism and shabbiness. I'd come to see the records and made it straight to the music section. Most David Bowie LPs were there and it was an ever renewed pleasure to hold the squares of glossy cardboard in my hands, encapsulating in their plastic beauty the most alluring of worlds. Even though I already owned most of his discography it was like discovering Bowie's world all over again, letting myself be seduced by it before taking it home. I missed him. He was aloof and I felt both alone and frustrated having to wait for the next - less and less convincing and increasingly slender - output. Let's Dance had come out the year before and even though it was the album that by sheer physical pleasure gave me a nascent sense of my own body, it was also the start of international, anonymous success for Bowie, who felt more like an abstract, disembodied creation than the weird friend I'd grown up with. At some point I noticed a slight commotion coming from across the record section as a group of boys, whom I didn't know but who seemed to recognise me, was heading towards me, hurling indistinct abuse. Threatened and outnumbered I left the premises through the car park and made a hasty retreat to my own town which was only within a stone's throw down a chestnut-lined avenue. Frustrated and brutally separated from my records I decided to stop over at my local supermarket, which was more familiar territory.

Like the first complex ours was a just as monumental and spatially uniform with much brighter neon lighting. However the David Bowie section was well-stocked and boasted rare compilations which for me counted as real LPs as the artwork was every bit as evocative and glamorous. I stayed there for a long time, staring at the pictures one after the other, turning them over, opening the gatefold sleeves and trying to conjure up the intense excitement I'd experienced as I first cast my eyes on them. Their emotional power was incredible and my world instantly turned upside down. After much musing over the records I left the supermarket and had my picture taken in the photo booth as I needed them for my enrolment at university. It was to be my first year there and a new life of art and civilisation was dawning at the end of the summer. As I was waiting for the sticky strip of glossy paper to drop through the slot a group of three teenagers, whom I'd never seen but who seemed to know me from somewhere, loomed into view somewhat agitatedly and started to scream abuse at me. Gripped with terror I dashed across the car park, which at that time of day was bustling with whole families on their shopping day out. Getting on with their consumerist ritual they were unaware of what was going down on their own patch, the one they took for granted and where they could unproblematically be themselves, the huge tarred surface of the car park. The alien, sexually scandalous body had just been expelled from the realm of decent hetero families by its self-appointed guardians, who then disappeared back into the gleaming wilderness of car-bodies. Unnerved at the idea of my pictures remaining unclaimed I made it back to the photo booth through another route and as I got to the plastic cubicle, all adorned with slightly drugged-up looking models with mad grins, the same three men reappeared down the entrance gallery and this time weren't going to miss their big chance.

Like a pack of demented dogs they shot off after me, jumping over every obstacle on their way. They ended up catching up with me on the edge of the car park and that's when I really took a good look at them. They were stocky with a thick bone structure, dark haired and seemed to have reached the tail end of puberty. They strategically took position all around my body, one behind twisting my arm to keep it locked against my back, the other two on either side. With cool professionalism they ordered me to keep quiet and do as I was told, as they started frog-marching me through the streets of the town centre, past the quaint, little shops where greasy haired sales assistants with a bad skin feel entitled to give you aggro for what you are before the very eyes of the owner. I felt like the clown in Ashes to Ashes, bowing his head down with his hands clasped in a prayer as he strolled up and down Beachy Head. There was a narrow alleyway by the post office into which they hustled me. Not believing their luck, with their young, fat cocks throbbing in their pants at the thought of the coming thrashing they pinned me to the wall and with the inborn instinct of the hunter-gatherer deployed evenly around me. What came next is still not entirely clear but I came to remember it as a tragicomic parody, a bit like the piss-takes of fighting in the last minutes of Alphaville. It seemed that after succeeding in parading me through town without encountering the slightest resistance, they suddenly lost their nerve and made a few sluggish attempts at hyperviolence with the clumsiness of complete amateurs. Adding to the farce and struggling against no one in particular I uttered a loud, very Germanic Lasst mich los!, which confused them enough to let me slip away.

I found shelter in a few shops on the high street, the newsagent's, the cafe on the market square, all comforting places for everyday socialising but which under the circumstances felt strangely alien and disconnected. Despite their normal appearance they seemed to have drifted off into the reverse world of the one I was now inhabiting. I ended up in a bikers' school where I probably stayed for an hour or so. I sat quietly in a corner away from the windows. The owners and punters looked most intrigued and gawped from across the room without ever asking why I was there or what may have caused the frightened state I was in. After the supermarket I was once again right on their territory, a monodimensional, monogendered space where I had no place. The only difference was a matter of degree and lay in the fact that they didn't dare bash me up in the backroom. As I got out without even a kind word to send me off the sun was already going down. An intense glow was transforming the streets into a peaceful, serene place. A beautiful day had ended that had got off to an auspicious start: the mellow, breezy summer, my groovy outfit, David Bowie's covers from the depths of which an alternative universe was enticing me. It felt like a very long day and I ran along the last few streets until my parents' flat. Back in there it was business as usual and a fake sense of normality was reinstated, a skill I'd turned into an art form over the years. In the middle of my room I was restless with fear and foreboding as the last glow flooded in and spattered on the walls.

30 July 2005

Nocturnal me

Train Berlin-Wroclaw

Dans le train Berlin-Wroclaw j'ai retranscrit de la façon la plus détaillée possible un cauchemard que j'avais eu au sujet de ma mère juste après le Nouvel An. Il était censé constituer le premier texte de 'Nébulose Mécanique'.

 

Tout a commencé avec de vieilles cartes postales de The Cure du temps de mon adolescence. Je venais de les voir à la télé le soir de la St Sylvestre et me disais qu'après avoir si longtemps disparu de ma vie ils avaient tout de même réussi à gagner l'estime et le respect du monde musical britannique après une carrière passée dans une relative marginalisation. L'une de ces cartes que j'affectionnais particulièrement était sortie au moment de The Top, longtemps mon album préféré et pour moi l'époque du Robert à l'élégance implacable auquel j'avais tenté pour un temps de ressembler, bien que Seventeen Seconds fût plus apte à décrire l'ambiance mortifère de la ville où ma famille était sagement venue se terrer. J'étais dans mon lit, la chambre était plongée dans le noir complet. J'ignore quelle heure il était. Sous les draps et à l'aide d'un petit miroir de poche j'avais commencé à m'appliquer du rouge à lèvres dans le style de Robert, c'est-à-dire en débordant légèrement des coins. Ça ne se faisait pas n'importe comment et j'étais à la fin parvenu à une dextérité stupéfiante. Le rouge était d'une tonalité très atténuée - rien du rouge pétant d'alors - et les débordement labiaires parfaitement exécutés.

C'est alors que ma mère entra dans ma chambre comme une trombe et sans un mot se précipita sur moi pour procéder à une inspection en règle, son visage démesuré et fermé flottant au-dessus de moi dans la pénombre. Ses gestes étaient précis, nets et violents, ceux d'une experte qui sait ce qu'elle cherche: débusquer le ladyboy. Mon nez, qu'elle avait agrippé, me faisait mal. Je serrais les lèvres pour ne pas qu'elle s'aperçoive de ma petite transformation cosmétique mais - j'en avais conscience - en vain, puisque c'est bien ce qui avait motivé son opération nocturne. Du coin de l'œil je voyais même que le rouge avait viré au rose-fluo et qu'en aucun cas elle ne manquerait de le remarquer. L'intervention impromptue ne fut que de courte durée puisque je me souviens lui avoir aussitôt gueulé dessus avec une force incroyable, un peu comme Isabelle Huppert quand elle sort de ses gonds dans Loulou. J'ai toujours rêvé de pouvoir crier de façon cinématographique, avec une clarté et une puissance surhumaines qui m'auraient permis de venir à bout de n'importe qui, les loulous du supermarché, les caïds de parkings, tout le monde. Ce fut en tout cas suffisant pour faire fuir l'intruse.

La scène suivante se joue dans la cuisine illuminée de l'appartement de mon enfance, où pour une raison inconnue ma mère s'affaire au beau milieu de la nuit. Je lui dis sans ménagement que me couvrir de rouge comme Robert est un des rares plaisirs qui me restent et que cela me renvoit à mes jeunes années. Ce à quoi elle me rétorque qu'elle est déprimée et que ça n'a pas l'air de me faire le moindre effet. Je réponds sèchement que c'est comme ça et qu'elle n'a pas voix au chapitre, et me rends vite compte de l'inutile cruauté de ma remarque. Avant même que j'aie pu corriger le tir elle s'est déjà engouffrée dans l'obscurité du couloir. De retour au lit diverses pensées prennent forme dans mon esprit. Je l'imagine remettre une lettre à mon frère où elle déclare souffrir, procédé qui entraîne une nouvelle confrontation violente. Je me dis encore une fois que la manière directe n'est pas pour moi et qu'il n'y a vraiment qu'au cinéma que ce genre de choses a de l'allure, pas dans cette famille déliquescente.

L'obscurité est autour de moi toujours aussi dense. J'entrevois le papier peint aux motifs géométriques de rosaces bleues, le seul jamais posé dans cette chambre depuis la fin des années soixante-dix. La porte me fait face, et soudain, dans une scène toute entière sortie de Repulsion, ma mère refait irruption mais tout en se gardant cette fois-ci de franchir le pas de la porte. Elle reste dans l'ouverture, brouillée d'obscurité, et hurle quelque chose d'indistinct. Je ne vois qu'une vague forme à la place du haut du corps et ce qu'elle semble vouloir me dire me bouleverse, même dans son inarticulation. Puis elle repart, et c'est comme si la nuit n'en finissait pas, qu'une nouvelle incursion pouvait se produire à tout moment, comme avec cette harpie de Girardot qui revient sans cesse à la charge dans La Pianiste. J'ai crié exactement trois fois, de cette voix de sourd extérieure à soi qui retentit dans un espace sans écho que l'on sait être celui du rêve, en décalage avec l'autre cri, clair et physique, qui entraîne le réveil. C'est comme le même cri suivait deux trajectoires différentes et approximativement superposées - un peu à la façon des cris en couches décalées que Deneuve pousse devant le corps inerte de l'amant dans Repulsion. L'un, qui continue à l'infini dans un monde insondable, le sarcophage de la chambre au papier peint démodé et couvert d'immenses taches de moisissure, l'autre dans la nuit limpide et aérienne de Berlin, frémissante de vie et toute pleine de petites lumières clignotantes. Quelques heures plus tard j'avais un train à prendre pour Wroclaw, ex-Breslau. J'ai raconté cette histoire pour m'occuper le temps du voyage.

The Cure

11 June 2005

Les Lacets blancs

English version

Pont du Carrousel

Le soir venait de descendre. Un soir de Paris, d'été, d'air stagnant et de douceur rance venant des bouches de métro. J'étais sorti dans un état de légèreté que je ne connaissais que rarement en ces années. L'achat d'un disque - une nouvelle sortie qui ne pouvait attendre - était un prétexte comme un autre pour sentir mon corps en mouvement dans la ville calme, la regarder et peut-être recommencer à l'aimer. Je remontai la rue Monge et descendai vers la Seine en direction de la Faculté de Jussieu, que je longeai jusqu'à la station de métro. Le campus était désert. De la rue on entrevoyait l'enchaînement infini des cours et des modules d'accès. Le plan originel d'Édouard Albert prévoyait une exposition permanente d'art contemporain dans les espaces extérieurs, des fresques de Braque dans la tour principale et une ouverture totale sur la ville. À part la Forêt Pétrifiée de Stahly, le Paralum de Vasarely, crevé à coup de pierres lancées des fenêtres et quelques autres, aucun de ces projets ne vit le jour et le chantier fut achevé dans la confusion générale tant l'endroit après soixante-huit terrifiait. Ce soir là il n'y avait personne à part quelques promeneurs attablés aux terrasses des cafés.

Puis soudain il y eut un détachement, une perturbation indistincte à l'une des terrasses. Des hommes, deux ou trois, s'étaient mis à courir vers moi en hurlant. J'en sus d'emblée la raison, celle qui avait motivé toutes les attaques précédentes. Ce devait être un groupe extrémiste quelconque, de ceux que l'on voyait graviter le dimanche autour de l'église intégriste de la rue Monge, là où l'on se faisait tabasser derrière la sacristie sous le regard indifférent de belles dévotes. C'est ainsi que le manque de surprise et une vague résignation à devoir une nouvelle fois en passer par là accélérèrent considérablement les choses. Je fus précipité avec force du haut des marches de la station et je ne sais plus si ma chute s'est arrêtée à mi-chemin ou si j'ai continué mon embardée jusqu'en bas. J'ai en tout cas calmement continué ma route et ai trouvé mon disque (un single de Morrissey). Puis, insensible à la douleur, je suis entré dans un bar, sans être conscient du sang qui couvrait ma figure éclatée. C'était un samedi soir, la nuit était douce et agréable, les rues pleines de vie. Je crois que ce fut la dernière fois avant mon départ pour l'Angleterre. Tout a achevé d'être soufflé en une seule nuit. Je ne reviendrai plus vivre à Paris.

À ce propos je viens incidemment de tomber sur un communiqué des Panthères Roses qui faisait part d'une marche d'associations catholiques pro-vie à Paris et à laquelle elles avaient opposé un petit happening (Plus de Jouissance, Moins de Naissance, dixit la banderole déployée du haut d'un immeuble). Il est à constater que les groupes ultra et familialistes n'ont avec les années rien perdu de leur virulence. Sous couvert de festivités et de glorification de la vie c'est une violence inouïe qui éclate sous le vernis de cette société respectable. Car c'est en marge de ce type de défilés en l'honneur des Mômes, du Christ-Roi, de la Maison de France et de l'Hétérosexisme Suprême que l'action véritable se déroule, là où l'on traque le déviant - comme on le faisait déjà au Moyen-Âge, admirable continuité - et à qui on le fait payer cher.

Autour des cortèges gravitent des milices informelles et auto-proclamées de "maintien de l'ordre", à qui incombe la mission de purification sexuelle et ethnique que les troupes du Seigneur Triomphant appellent de tous leurs vœux mais qu'au nom de la bienséance elles n'oseraient mettre elles-mêmes à exécution. C'est ainsi qu'au moment de l'office on se fait allègrement courser et rouer de coups aux abords des lieux de culte intégristes sous l'œil approbateur des familles et des scouts venus honorer leur Dieu d'Amour (le seul bureau de tabac ouvert le dimanche dans mon quartier se trouvait à quelques mètres - manque de chance). C'est ainsi également qu'un jour de mai 1995 Brahim Bouarram fut traqué sous le Pont du Carroussel et jeté à la Seine - une tradition à Paris - par un détachement de sympathisants du FN, qui manifestait dans les environs. La nébuleuse ultra-conservatrice est protéiforme mais les buts qu'elle poursuit et les pratiques criminelles qui s'opèrent dans ses marges sont d'une constance indéniable. Sous la triade Catholicisme-Nationalisme-Familialisme et la célébration apparente de la vie sur terre, sa diversité et son exubérance, se profile quelque chose d'infiniment plus sinistre et mortifère.

 

Hound Packs

It was a summer night in Paris, a night full of the pungent smells of the metro, mild and sweet. I felt strangely elated and light-hearted, which in those years was a rare event. I had a CD to buy - a new release which couldn't wait -  and that was as good an excuse as anything else to be going out. Maybe I'd even end up sleeping with someone, it could be one of those nights. I liked the feeling of my body in motion in the empty streets, which I'd come to look at and maybe start loving again. Up the rue Monge, and then back towards the river, I walked along the complex of the Jussieu Faculty of Science. The campus was deserted and from the street I could see its endless perspectives of open spaces and 'access modules'. The original project included a permanent display of contemporary pieces by the celebrities of the day, a Braque fresco in the central tower, total openness and interaction with the existing city. Apart from a shattered Vasarely composition in one of the overgrown courtyards -  smashed with stones thrown from the lecture rooms above- very little was actually carried out and in total confusion the project was brought to a premature end. The cataclysm of Sixty-Eight was still fresh in everyone's memory and further extension was ruled out. That evening there was no one on the streets except a group of drinkers sitting outside a bar.

Then suddenly there was a slight commotion at one of the tables and from the corner of my eye I just had the time to see a group of men - maybe two or three of them - running towards me, shouting abuse. Intuitively I immediately knew what was happening, the latest occurrence in a string of similar attacks. It was an extremist group of some kind, one of those moving in fundamentalist ultra-catholic circles, the epicentre of which was a church just down the road. It wasn't uncommon to find oneself dragged and bashed behind the sacristy before the very eyes of indifferent worshippers. So my total lack of surprise and vague resignation to what was taking place turned the proceedings into a very swift affair. I was pushed down the steps of the metro station and even though I can't remember whether I stopped halfway down or carried on rolling all the way to the entrance, I walked on regardless through the tunnels, took the train and went to the music-store to get my Morrissey single. Then, still feeling numb and dazed, unaware of the horrific state of my face, I went into a bar as I still wanted to enjoy the bustle and pleasures of the city, and believe that the night belonged to me. I think it was the last time until I moved to England. Everything finally blew up that night. I'll never live in Paris again.

20 February 2005

Cité des Enfants Rouges

Grigny La Grande Borne, Place du Quinconce

Cela m'est revenu une nuit, brutal et entier. C'était un mercredi après-midi pluvieux juste après l'école. Ma mère nous avait envoyés, mon frère et moi, voir le nouveau film de Goldorak qui passait au cinéma local. C'était un événement rare, que pareille nouvelle nous parvienne au point que quelqu'un se fût donné la peine de vérifier l'heure du spectacle. En chemin nous étions passés chercher une amie de classe qui habitait au centre de la cité, là où commençait l'enchaînement des esplanades. Celles-ci étaient disposées à angle droit et bordées de boutiques, chacune ponctuée d'aimables folies multicolores et autres structures oniriques destinées à stimuler le pouvoir créatif et le désir de dérive urbaine des ouvriers logés là. Il fallait toutes les traverser pour arriver au cinéma, qui se trouvait à l'autre extrémité de la dalle commerçante. C'était une sorte de bunker en colimaçon aux parois de béton cannelé bâti au-dessus d'un parking souterrain. Il avait été construit après-coup, car auparavant il n'existait rien dans la cité interplanétaire où les familles déshéritées des taudis parisiens avaient été déplacées par milliers quelques années plus tôt. Pas même une église. Un désir de sociabilité permanente devait supplanter les besoins d'un autre âge.

Nous attendions le début de la séance à l'extérieur du cinéma. Des deux côtés, les dégagements des esplanades où la population était invitée à se rencontrer dans des échanges jouissifs et infinis. Soudain quelques garçons que je ne connaissais pas sont venus de loin et une fois arrivés à notre hauteur m'ont agoni d'injures. Devant mon frère et l'amie d'école la terreur et la honte m'ont achevé. J'ignore s'ils passaient par là ou si comme nous ils venaient voir Goldorak-Le Film, qui ne devait d'ailleurs être qu'une version distillée du dessin animé. S'imagine-t-on seulement ça? Un film DE Goldorak. Nous n'allions jamais nulle part et notre seule concession à l'essor de l'industrie cinématographique était d'aller voir Goldorak. Nous remontions les places les unes après les autres en sens inverse. Il n'y avait toujours personne. C'était un mercredi après-midi maussade et les ensembles monumentaux semblaient dégradés par les traînées noires de pluie, une sorte de composition lugubre à la de Chirico de chaque recoin de laquelle émanait une âcre odeur de pisse. Nous laissions l'amie en route et je me retrouvais seul avec le frère, un peu plus changé, un peu plus tremblant. Nous sommes rentrés rapidement vers la mère qui attendait. Juste à temps pour Candy.

 

Cela encore m'est revenu il y a quelques jours à la descente du train. Quand j'étais enfant j'avais une bicyclette rouge. Je ne sais plus à quel âge on me l'avait offerte mais je sais que je l'ai gardée longtemps. Mon frère avait la même en bleu. Alors que j'approchais de l'adolescence nous avons déménagé vers une banlieue soporifique du sud de Paris. Mon nouveau collège se trouvant à environ une demi-heure de marche nous avions pensé qu'un vélo serait le bienvenu. Comme dans ma famille rien ne se perd, le petit vélo rouge a donc repris du service. Mais à quatorze ans cela paraissait un peu incongru de circuler sur une bicyclette visiblement conçue pour un enfant de six. La chose n'a échappé à personne et le vélo, d'un rouge de plus très vif, est vite devenu une célébrité. Il avait 'Miniped' inscrit en grosses lettres blanches et argent sur le cadre, ce qui d'emblée mit la puce à l'oreille de certains. Mes jeunes voisins, deux beaux gosses dont le sens fraternel nous faisaient envie, à mon frère et moi, s'en gaussaient ouvertement: imaginez-vous, un gamin un brin efféminé juché sur un vélo nommé 'Miniped'. L'ironie me semblait aussi cruelle que brillante.

Parfois, lorsque la pause du déjeuner était trop courte pour faire l'aller-retour à pied, ma mère venait me chercher sur 'Miniped' - dont elle devait avoir elle aussi besoin. Je m'installais donc sur le porte-bagages et nous nous frayions tous deux un passage au milieu des groupes d'écoliers qui n'en perdaient pas une miette et parfois même nous invectivaient: la pédale et sa mère dans leur numéro hebdomadaire d'équilibristes sur le 'Miniped'. Un 'nouveau' vélo a par la suite fait son apparition d'on ne sait où. Il était blanc, un peu plus grand que l'autre mais tout aussi pourri, et encore une fois fait de toute évidence pour un gosse. Comme mon lycée se trouvait encore plus loin je pus disposer du vélo blanc, qui pour un élève de seconde faisait un peu anachronique. Il ne resta pas longtemps dans la famille puisqu'un mercredi on me le ravit. C'était à l'un des gymnases municipaux qui faisaient partie du complexe de terreur sportif de la ville. Je sais qu'il n'a jamais été véritablement volé et qu'il ne s'agissait que de rigoler un peu aux dépens du propriétaire d'un si petit vélo. Je rentrai en tout cas à pied ce jour-là, écœuré de la méchanceté des hommes. Ma mère en fut elle aussi dégoûtée.

Plus tard elle acheta un grand vélo noir, dit "Hollandais" - ou du moins une approximation de l'original qui à l'époque faisait fureur. Il faisait nettement plus adulte et je pus en disposer après avoir décroché un job d'été au centre de tri de la poste. La distribution du courrier était ardue et le deuxième ou troisième jour "Hollandais" le pensa aussi quand, sous le poids de sacoches remplies à rabord et mal fixées il se démantela purement et simplement sous moi, me laissant à terre avec tout le courrier du quartier éparpillé sur la route. Après avoir donné l'alerte du pavillon d'en face ma mère arriva à la vitesse de la lumière et nous achevâmes ensemble la distribution du courrier en voiture avec le reste de la famille. Ce fut le dernier jour à la poste, le dernier vélo et peu après tout le monde partit en vacances sans moi. J'étais seul dans l'été. J'allais à Paris faire l'amour avec des hommes rencontrés sur les berges de la Seine. Parfois j'en amenais même à l'appartement barricadé dans l'ombre. Comme ils l'avaient tous si finement prédit, l'enfant-Miniped était bien l'un d'eux.