Pute de Parkings
C'était peu de temps après les épreuves du bac. L'été était partout et un désir de célébration m'avait fait sortir cet après-midi-là. Mon corps était inhabituellement léger et mon humeur rayonnante. J'arborais un pantalon blanc large façon Bowie période Serious Moonlight - pectoraux à l'air et gants de boxe - et un pull de laine à grosses mailles que ma mère s'était tricoté pour elle mais que je m'étais approprié. Il était gris à effet moucheté, du genre de ceux portés par Nick Rhodes de Duran Duran, les épaulettes en moins. J'avais poussé la sensualité jusqu'à ne rien porter dessous. Sentir la grosse laine rugueuse à même ma peau nue offerte au soleil des rues était une expérience troublante et exaltante. J'aurais pu être l'un d'eux, les Beautiful Ones, insouciants et aux corps ouverts. Je me trouvais attirant et il semblait assuré que quelque chose dût m'arriver.
Je me dirigeais vers le centre commercial de la commune voisine, plus grand que le nôtre et infiniment plus labyrinthique. Il se trouvait au milieu d'un complexe immense de tours et de barres courbes et avec ses galeries à pilotis et ses places ornées de groupes sculptés aurait aussi bien pu se trouver à Harlow New Town ou au Lijnbaan de Rotterdam. Le supermarché qui en formait l'épicentre était caverneux et éclairé de néons sombres et pisseux, de cette façon qu'on les grandes surfaces françaises de réduire l'expérience du shopping à un fonctionnalisme primaire. Je me dirigeai vers le rayon des disques puisque c'est bien ce que j'étais venu voir. Je n'avais rien à acheter mais contempler les pochettes d'albums de David Bowie était une expérience chaque fois renouvelée. J'avais beau les connaître par cœur et même en posséder la plupart il fallait que je me rende dans un supermarché pour les tenir à nouveau entre les mains, comme si la découverte de cet univers devait être revécue à l'infini dans ce simulacre d'achat. Il me manquait. Il donnait très peu signe de vie et je me sentais délaissé. Let's Dance était sorti, peut-être le premier album par lequel j'ai commencé à me penser en tant que corps et à me sentir désirable, mais aussi celui qui avait rendu Bowie plus plastique et international, de nulle part, le beau chanteur blond abstrait et lisse. À un moment une sorte de bouleversement indistinct se produisit plus loin dans les rayons. Un groupe de garçons que je ne connaissais pas - c'était une autre ville - mais qui eux semblaient m'avoir reconnu, m'encerclèrent et se mirent à m'agonir d'injures. Pour leur échapper je dus quitter le supermarché en hâte par le grand parking qui le bordait et regagner ma commune d'origine qui se trouvait tout près au bout d'une longue avenue de marronniers. Souffrant d'avoir été ainsi séparé de mes disques je décidai de poursuivre ma quête à l'autre supermarché, le nôtre, accueillant et familier.
Comme le premier c'était un espace monumental et uniforme. Sa superficie était semblable mais l'éclairage plus intense et blanc. En revanche le bac de David Bowie était beaucoup plus fourni et riche en compilations qui pour moi comptaient comme des albums à part entière tant les pochettes étaient magnifiques et évocatrices. Je restais longtemps à les regarder les unes après les autres, essayant de me replonger dans les sensations premières, l'étrangeté bouleversante de son visage et le vertige de mon monde en plein basculement. C'était une forme de recueillement intime qui durait généralement assez longtemps. Je quittai ensuite le supermarché. Je devais me faire photographier pour les formalités d'inscription à l'université. C'était ma première année et la promesse d'une nouvelle vie faite d'art et d'urbanité se laissait doucement attendre dans l'été. Le photomaton se trouvait près des entrées aux portes coulissantes. Alors que j'attendais que la machine vrombissante dégorge la bande de papier luisant et collant d'émulsion un groupe de trois garçons, que je n'avais jamais vus mais qui semblaient manifestement me connaître, s'avancèrent vers moi l'air menaçant tout en proférant des insultes violentes. Pris de terreur je dus traverser le parking en courant. Il était plein des familles en cours de réapprovionnement et toutes entières livrées au rituel consumériste dans l'ignorance de ce qui se tramait au beau milieu de l'étendue d'asphalte. Le corps allogène à la sexualité scandaleuse venait d'être extirpé du sanctuaire familial par ses gardiens autoproclamés, qui refluèrent ensuite vers les profondeurs indifférenciées du parking vibrant de ses milliers de carrosseries étincelantes. Dépité de n'avoir pu récupérer mes photos je refis obstinément le trajet vers le photomaton en empruntant un itinéraire détourné. Arrivé à la cabine de plastique agrémentée des sourires fixes de ces mystérieux modèles génériques dont on se demande quel privilège les a amenés là pour nous éblouir, je revis les mêmes garçons s'avancer sous la galerie d'entrée du supermarché.
Tels une horde de clebs dérangés ils se mirent à me poursuivre avec une vigueur accrue, exaspérée et finale, enjambant tout sur leur passage, murets, barrières. Ils finirent par me rattraper à la sortie du parking et c'est alors que je les vis de près, trapus, à l'ossature épaisse, bruns, dans la phase terminale de leur puberté. Ils se postèrent stratégiquement autour du corps assiégé, un derrière qui me tordait le bras et me le tenait plaqué contre le dos, les deux autres de chaque côté. Avec un professionnalisme assuré ils m'ordonnèrent de ne rien tenter et d'un pas mécanique me menèrent le long des devantures des commerces coquets du centre-ville, là où sous l'œil de la patronne des vendeuses aux cheveux gras et à la peau criblée vous font sentir votre étrangeté irréductible. Je me sentais dans la peau du clown blanc de Ashes to Ashes, les yeux baissés et les mains jointes en prière dans une crique de Beachy Head. L'hôtel des postes était bordé d'une petite impasse dans laquelle ils me traînèrent manu militari, leurs grosses bites d'hommes tout juste grandis durcissant à l'idée de se faire celle-là. Ils me plaquèrent contre le mur et dans un déploiement corporel appris dans la nuit des temps m'encerclèrent. Ce qui se produisit ensuite est confus et avec le recul semble presque tragi-comique. Aujourd'hui j'y pense surtout comme aux parodies de cassage de gueule en plans arrêtés à la fin d'Alphaville. Il semblait en effet qu'une fois m'avoir promené dans les rues et sans doute surpris de mon manque avéré de résistance ils ne surent plus trop quoi faire de moi une fois au calme dans l'impasse. Ils ébauchèrent mollement quelques gestes d'aggression qui avaient la maladresse de débutants peu convaincus et pour parachever la farce je hurlai en me débattant (contre personne) un tonitruant Lasst mich los!, intervention inattendue de l'allemand qui sema un trouble suffisant pour permettre ma fuite.
Je pris refuge dans différents commerces de la rue principale, le marchand de journeaux, le café du marché, tous lieux d'une sociabilité quotidienne et rassurante mais qui à ce moment-là me parurent étranges et hostiles, identiques à eux-mêmes en apparence mais ayant comme basculé à l'envers du monde que j'habitais. Je finis dans une moto-école dont je ne sortis qu'après une heure ou deux. Je restai assis dans un coin à l'écart des fenêtres sous l'œil perplexe et interloqué de motards qui me scrutaient de loin et dont aucun ne tenta de connaître ni le pourquoi d'une présence si incongrue dans leurs locaux ni les raisons de mon état visiblement paniqué. Comme le complexe commercial du supermarché c'était un espace monodimensionnel - et en particulier "monosexué" - dans lequel je n'avais pas ma place. La seule différence entre les deux ne concernait que le degré d'hostilité et de frayeur rencontré chez les occupants du lieu, rien de plus. Quand je quittai la moto-école sans être salué par qui que ce soit le soleil avait commencé à décliner et une lumière rouge éclatante marquait la fin d'un jour qui s'était annoncé sous les plus belles couleurs, celles d'un été foisonnant et aérien et celles des pochettes de David Bowie, des micro-univers obsédants que chacune renfermait. Il me semblait que le jour avait duré une éternité. Il n'y avait que quelques rues à parcourir à toute vitesse jusqu'à l'appartement familial. Là, je donnais tous les airs de la normalité, ce que j'avais magistralement appris au fil des années. Je restais longtemps dans ma chambre à m'interroger et à avoir peur. La lumière rouge pénétrait de partout et éclaboussait les murs.
It was shortly after the final exams. It was a still, hot summer and I felt strangely elated. I was in the mood for celebration and the unusual lightness of my body got me out on the streets. The town belonged to me. I'd donned my silky white, baggy trousers - the kind Bowie wore on his Serious Moonlight Tour - and a greyish, loose-fitting woolly sweater that my mother had knitted for herself but grudgingly allowed me to borrow. Nick Rhodes was to wear a similar one in a later Duran Duran video but in his case with huge, landing strip shoulder pads. In a burst of sensuality I'd gone as far as wearing nothing underneath and the feel of the rough, itchy wool on my naked skin was a beautiful, thrilling experience as I was confidently striding the sunny streets, hitherto the preserve of The Beautiful Ones. I felt madly attractive and it seemed obvious that something or other would happen to me.
I was heading for the shopping centre of the neighbouring town, which was larger and more labyrinthine than ours. It was set in the midst of a bewildering complex of high-rises and long, sweeping blocks, and with its concourses on stilts, terraces and courtyards with Henry Moore-esque ornamental sculptures it could have been anywhere from Harlow New Town to Rotterdam's Lijnbaan. The supermarket - the crowning glory of the precinct and a dark, cavernous affair with pissy yellow lighting - was emblematic of all French supermarkets, which reduced the shopping experience to an unholy mixture of gigantism and shabbiness. I'd come to see the records and made it straight to the music section. Most David Bowie LPs were there and it was an ever renewed pleasure to hold the squares of glossy cardboard in my hands, encapsulating in their plastic beauty the most alluring of worlds. Even though I already owned most of his discography it was like discovering Bowie's world all over again, letting myself be seduced by it before taking it home. I missed him. He was aloof and I felt both alone and frustrated having to wait for the next - less and less convincing and increasingly slender - output. Let's Dance had come out the year before and even though it was the album that by sheer physical pleasure gave me a nascent sense of my own body, it was also the start of international, anonymous success for Bowie, who felt more like an abstract, disembodied creation than the weird friend I'd grown up with. At some point I noticed a slight commotion coming from across the record section as a group of boys, whom I didn't know but who seemed to recognise me, was heading towards me, hurling indistinct abuse. Threatened and outnumbered I left the premises through the car park and made a hasty retreat to my own town which was only within a stone's throw down a chestnut-lined avenue. Frustrated and brutally separated from my records I decided to stop over at my local supermarket, which was more familiar territory.
Like the first complex ours was a just as monumental and spatially uniform with much brighter neon lighting. However the David Bowie section was well-stocked and boasted rare compilations which for me counted as real LPs as the artwork was every bit as evocative and glamorous. I stayed there for a long time, staring at the pictures one after the other, turning them over, opening the gatefold sleeves and trying to conjure up the intense excitement I'd experienced as I first cast my eyes on them. Their emotional power was incredible and my world instantly turned upside down. After much musing over the records I left the supermarket and had my picture taken in the photo booth as I needed them for my enrolment at university. It was to be my first year there and a new life of art and civilisation was dawning at the end of the summer. As I was waiting for the sticky strip of glossy paper to drop through the slot a group of three teenagers, whom I'd never seen but who seemed to know me from somewhere, loomed into view somewhat agitatedly and started to scream abuse at me. Gripped with terror I dashed across the car park, which at that time of day was bustling with whole families on their shopping day out. Getting on with their consumerist ritual they were unaware of what was going down on their own patch, the one they took for granted and where they could unproblematically be themselves, the huge tarred surface of the car park. The alien, sexually scandalous body had just been expelled from the realm of decent hetero families by its self-appointed guardians, who then disappeared back into the gleaming wilderness of car-bodies. Unnerved at the idea of my pictures remaining unclaimed I made it back to the photo booth through another route and as I got to the plastic cubicle, all adorned with slightly drugged-up looking models with mad grins, the same three men reappeared down the entrance gallery and this time weren't going to miss their big chance.
Like a pack of demented dogs they shot off after me, jumping over every obstacle on their way. They ended up catching up with me on the edge of the car park and that's when I really took a good look at them. They were stocky with a thick bone structure, dark haired and seemed to have reached the tail end of puberty. They strategically took position all around my body, one behind twisting my arm to keep it locked against my back, the other two on either side. With cool professionalism they ordered me to keep quiet and do as I was told, as they started frog-marching me through the streets of the town centre, past the quaint, little shops where greasy haired sales assistants with a bad skin feel entitled to give you aggro for what you are before the very eyes of the owner. I felt like the clown in Ashes to Ashes, bowing his head down with his hands clasped in a prayer as he strolled up and down Beachy Head. There was a narrow alleyway by the post office into which they hustled me. Not believing their luck, with their young, fat cocks throbbing in their pants at the thought of the coming thrashing they pinned me to the wall and with the inborn instinct of the hunter-gatherer deployed evenly around me. What came next is still not entirely clear but I came to remember it as a tragicomic parody, a bit like the piss-takes of fighting in the last minutes of Alphaville. It seemed that after succeeding in parading me through town without encountering the slightest resistance, they suddenly lost their nerve and made a few sluggish attempts at hyperviolence with the clumsiness of complete amateurs. Adding to the farce and struggling against no one in particular I uttered a loud, very Germanic Lasst mich los!, which confused them enough to let me slip away.
I found shelter in a few shops on the high street, the newsagent's, the cafe on the market square, all comforting places for everyday socialising but which under the circumstances felt strangely alien and disconnected. Despite their normal appearance they seemed to have drifted off into the reverse world of the one I was now inhabiting. I ended up in a bikers' school where I probably stayed for an hour or so. I sat quietly in a corner away from the windows. The owners and punters looked most intrigued and gawped from across the room without ever asking why I was there or what may have caused the frightened state I was in. After the supermarket I was once again right on their territory, a monodimensional, monogendered space where I had no place. The only difference was a matter of degree and lay in the fact that they didn't dare bash me up in the backroom. As I got out without even a kind word to send me off the sun was already going down. An intense glow was transforming the streets into a peaceful, serene place. A beautiful day had ended that had got off to an auspicious start: the mellow, breezy summer, my groovy outfit, David Bowie's covers from the depths of which an alternative universe was enticing me. It felt like a very long day and I ran along the last few streets until my parents' flat. Back in there it was business as usual and a fake sense of normality was reinstated, a skill I'd turned into an art form over the years. In the middle of my room I was restless with fear and foreboding as the last glow flooded in and spattered on the walls.