All the Young (People of Today)
À Berlin, pas une semaine ne se passe sans une discussion sur telle ou telle thématique queer, comme celles régulièrement organisées par le très distingué Institute for Cultural Inquiry, Kulturlabor autoproclamé niché dans le dédale de galeries, de cabinets d'architectes et d'ateliers d'artistes bâti sur le site de l'ancienne brasserie du Pfefferberg. C'est qu'ils font les choses bien à l'ICI - de très beaux locaux surplombant Mitte avec toujours à la fin un pince-fesse avec canapés et vin à volonté, et surtout des intervenants d'envergure internationale. C'est là que j'avais vu David Halperin il y a quelques semaines dans le cadre d'un cycle consacré au désir 'dans sa multiplicité', et le moins qu'on puisse dire c'est qu'il avait su chauffer la salle comme personne, un véritable one-man-show à l'américaine. Contrairement à cet autre soir où j'avais cru devenir fou face à un réseau de trois cerveaux allemands interconnectés dans un flux de conscience continu dont l'issue incertaine devait poser les bases d'une hypothétique réflexion future sur la transgression. Laminé et un instant convaincu d'être le seul à n'y avoir pigé que quick, j'avais fini par m'entretenir avec un jeune anthropologue que j'avais déjà croisé à plusieurs reprises et qui m'avait enfin été présenté par un ami commun. La conversation, très agréable, avait inévitablement tourné autour de nos stars queer préférées, et c'est ainsi que j'appris de sa bouche une chose aussi inattendue qu'improbable: Didier Éribon aurait autrefois dit des choses désobligeantes au sujet de Jasbir Puar, elle-même ancienne invitée de l'institut. Improbable tant il me semblait que tous deux étaient chacun à leur manière profondément imprégnés de la pensée de Foucault, Big Bang conceptuel propulsant leurs réflexions respectives sur des trajectoires aussi personnelles qu'innovatrices. Tout portait à penser que quelqu'un comme Éribon aurait salué l'incroyable tour de force que représente Terrorist Assemblages [1], où l'idée centrale d'homonationalisme dénonce l'instrumentalisation de l'agenda politique LGBT par un Occident présenté comme libéral et champion des droits des minorités sexuelles face à un Orient (islamique) archaïque [2] dans un contexte néo-impérialiste de guerre contre le terrorisme, adressant en cela la question glissante du racisme à l'intérieur de ces communautés. Ceci dit, ce n'est pas cette proximité de pensée qui l'avait empêché d'accuser Halperin (lui aussi sommité sur l'œuvre de Foucault) de plagiat à l'occasion d'une de ces embrouilles dont ce monde raréfié semble coutumier - What do Gay Men want? se serait rendu coupable de quelques emprunts indélicats [3]. En fait, ceci pourrait même expliquer cela.
Une recherche rapide m'apporta la réponse sous la forme d'un article de blog signé Geoffroy de Lagasnerie, jeune philosophe et sociologue très en vue (et incidemment protégé d'Éribon), et dont le titre peu glorieux, 'Simplette s'en va-t-en guerre', en dit long sur l'effarante arrogance de son auteur. Le texte, mal écrit et visiblement torché à la va-vite, s'appuie sur la traduction française du livre de Puar qui venait juste de paraître mais n'en incluait malheureusement que les deux premiers chapitres. S'en serait-il tapé l'intégrale en anglais je ne donne pas cher de sa peau tant Terrorist Assemblages est un ensemble touffu et dense, parfois même à l'excès, pas toujours aisé à suivre dans son cheminement retors mais traversé de visions aux implications vertigineuses. En fait cela ne m'étonne guère de la part des gardiens d'une certaine orthodoxie sociologique qui, sous couvert de radicalité, semblent être restés imperméables aux formations intellectuelles inédites que les courants les plus originaux de la pensée queer ont permis d'élaborer ces dernières années, les rapports sociaux de race restant encore trop largement impensés dans une France postcoloniale toujours aussi rétive à confronter la réalité des discriminations systémiques qui la parcourent. Ce n'est que dans l'articulation intersectionnelle des paramètres de race, de genre et de classe [4] que l'on pourra rendre compte de la généralisation des mécanismes d'oppression et de stigmatisation, et au vu de développements récents dans la société française, il semblerait y avoir urgence. Cela fait quand même plusieurs années que l'on s'émeut de l'apparent glissement à droite de tout un pan d'une 'communauté LGBT' que l'on croyait par définition progressiste et acquise à la gauche (cette question agitant également de plus en plus la nébuleuse queer ici en Allemagne), alors que les lecteurs de Têtu découvrent avec consternation que le Mister Gay pour lequel ils ont voté de tout leur cœur se réclame ouvertement des valeurs du Front National, seul parti à même de le protéger contre l'homophobie naturelle des Arabes, et que l'organisation se révèle aux yeux du pays comme un véritable repère de folles. Plus récemment dans le contexte de l'après-Charlie, la réactivation du fantasme de l''ennemi intérieur' a encore une fois désigné à la suspicion collective une fraction entière de la population - le jeune de banlieue comme figure de l'altérité sexuelle et raciale [5] -, accusée de collusion avec les forces anti-démocratiques dans le but de saper l'unité républicaine. La production de ces corps violents et déviants telle que conceptualisée dans Terrorist Assemblages fait une bonne fois pour toutes voler en éclats l'idée de leur étrangeté fondamentale - c'est-à-dire déconnectée de tout processus politique endogène -, et que loin de constituer un péril incompréhensible venu de nulle part, leur proximité avec nous est troublante [6].
Mais le problème de Jasbir Puar, c'est qu'elle "n'est pas une intellectuelle", elle est tout juste bonne à lancer des imprécations aussi fantaisistes qu'irrationnelles, car ainsi fonctionnent les 'simplettes', les pauv' filles - celles qu'en d'autres temps on aurait appelé 'sorcières'. Ou ne serait-ce pas plutôt, à en juger par la façon expéditive dont le livre est débiné sans autre forme de procès, qu'une femme, non-blanche de surcroît et non affiliée à l'université française ou les Grandes Écoles ait eu l'audace de s'emparer de l'héritage de Foucault - dont Lagasnerie est un spécialiste attitré -, de le disséquer et le reconfigurer de manière radicale pour en faire naître quelque chose de fondamentalement neuf? Ne serait-ce pas après tout qu'une triste affaire de détention privilégiée de savoir où chacun préserve son pré carré et discrédite quiconque est perçu comme une menace pour son propre statut? Cela laisse une impression détestable, une négation de toute générosité et de possibilité d'appropriation, et la déception est d'autant plus vive quand on s'apeçoit qu'Éribon lui-même s'était joint à la curée par le biais de sa page Facebook! Celui-ci, adoubant son vaillant croisé dans son combat contre la 'puarisation de la pensée' (sic), en rajoute une couche en caricaturant grossièrement la thèse d'Homonationalisme sans crainte du ridicule [7]. J'ai une admiration et une reconnaissance profondes envers Didier Éribon, dont le Retour à Reims ne fut pour moi rien d'autre qu'une illumination, mais je n'aime pas que l'on se permette de dire n'importe quoi sur des gens que je considère comme importants. Comme d'ailleurs s'obstiner à invoquer sans problématisation l'existence d'une communauté LGBT monolothique visant un but commun - qu'est-ce qui peut par exemple bien unir une trans* sans papiers en situation de grande précarité à un pédé bourgeois qui, lassé des mollesses de l'UMP, passe au FN?-, à voir dans 'gays' et 'lesbiennes' des catégories homogènes et opaques alors que Puar s'échine à démontrer comment ces entités fictives sont striées de lignes de fractures multiples, et sous quelles conditions le stigmate queer a fini par glisser des 'homosexuels' en tant que groupe générique pour désigner exclusivement les corps racisés et socialement disqualifiés (avec le terroriste comme site paroxystique de la perversité et de la sexualité déviante), dans un système de différenciation entre 'nous' et 'eux' ne reconnaissant d'appartenance à l'État-nation qu'à une minorité blanche intégrée par le consumérisme au projet patriotique/néo-libéral? Et que dire de l'insigne malhonnêteté consistant à lui prêter l'idée absurde que gays et lesbiennes seraient intrinsèquement "nationalistes, colonialistes, impérialistes" et de la taxer dans la foulée d'homophobie? Que l'on adhère ou non à une telle vision globale, on ne peut tout simplement en nier ni l'étendue de champ ni la puissance de feu.
Blois, théâtre du coup d'État avorté contre la réaction intellectuelle. J'aime la simplicité sereine de ce parc à la tombée du soir, les désirs bruts et fondamentaux qui s'y expriment dans les effluves de chiottes, la sensation du corps en vertige dans l'attente de la vision, les dessous pas propres de la province française. Loin des gesticulations stériles et des enjeux de statuts déconnectées de la vie, les discours institutionnalisés sans incidence sur l'épaisseur du vécu.
Tout cela n'était que l'avant-goût confidentiel de la bronca qui devait l'été dernier mettre à feu et à sang le petit monde des sciences sociales. À l'initiative de Geoffroy de Lagasnerie et d'Édouard Louis, lui aussi sociologue d'obédience bourdieusiennne qui venait de tirer les larmes à la quasi-totalité de la critique littéraire avec son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule, une violente polémique fut ourdie par voie de presse à l'encontre du philosophe Marcel Gauchet qui devait inaugurer la nouvelle édition des 'Rendez-vous de l'Histoire de Blois' consacrée aux Rebelles. Eux-mêmes insurgés invétérés - certes très mâles, très blancs et bien propres sur eux -, les young guns de la rue d'Ulm, après s'être livrés à une mise en pièces méthodique de leur aîné en dénonçant le caractère 'réactionnaire' d'une pensée "familialiste", "antiféministe" et (là encore) "homophobe", lançaient en protestation un appel au boycott pur et simple de la manifestation. Il faut dire qu'ils avaient été particulièrement enhardis par le soutien inconditionnel de leur mentor, Didier Éribon, qui a dû être fort impressionné de tant de fougue et leur avait déjà bien préparé le terrain, ayant jadis lui-même publié un essai déplorant la mainmise des idéologues néo-conservateurs sur la pensée critique (avec Gauchet en première ligne) et l'escamotage dans cette offensive anti-structuraliste de l'héritage de soixante-huit incarné par Foucault, Deleuze et Bourdieu, au moment où la gauche nouvellement au pouvoir renonçait à ses idéaux avec le premier tournant de la rigueur [8]. Dans la torpeur du mois de juillet on aurait presque cru à un changement soudain de paradigme dans la pensée française tant les attaques furent virulentes et sans relâche, semblant annoncer là une révolution épistémologique imminente. À vrai dire, je n'ai jamais lu Gauchet et ne le lirai probablement jamais (ni le temps ni le désir), mais ça faisait tout de même un peu pitié de voir le pauvre vieux, complètement sonné par l'acharnement des deux 'rebelles' et l'outrance des reproches formulés à son encontre, devoir publier sa propre défense dans Le Monde. À la lumière de ces événements assez peu dignes et un brin ridicules - imagine-t-on, au hasard, Guy Hocquenghem pousser de hauts cris et menacer de faire pipi par terre à la moindre contrariété? Non, il serait venu en personne niquer la baraque -, j'ai commencé à comprendre qu'Édouard Louis, sous ses doux airs d'enfant rêveur, avait tout du killer.
Au départ plein d'excitation pour un livre qui avait embrasé le Landerneau littéraire comme rarement, j'avais lu Eddy Bellegueule au milieu d'une campagne suisse verte et riante sous le soleil. C'est vrai que j'avais commencé par avoir pour le jeune auteur beaucoup d'affection: sa voix chevrotante au micro de France Culture, ses pulls sages en laine des Vosges, et surtout le regard pâle de celui qui en avait déjà trop vu, ayant survécu à l'enfer social pour se hisser par sa seule détermination au sommet de l'élite intellectuelle - un miraculé du lumpenprolétariat parvenu à Normale Sup', le conte rêvé pour les médias. Et puis je me reconnaissais dans son parcours et sa soif d'affranchissement avec la dissidence sexuelle comme élément moteur, dans l'idée a priori pas si idiote que l'université devait avant tout servir à l'émancipation personnelle et contrecarrer du mieux possible les déterminismes d'un ordre social structurellement inégalitaire et discriminatoire - car des cités reléguées de banlieue sud au slum rural où il a grandi, la pauvreté intellectuelle, matérielle, émotionnelle comme sexuelle était bel et bien la même. À la différence notable qu'Édouard Louis, mis en orbite avec succès dans les plus hautes sphères de l'académie, a une carrière brillante d'ores et déjà tracée, alors que mon expérience de l'université (wrong time, wrong place) n'a fait que renforcer ma détestation d'un mépris social qui affleuraient dans les interactions les plus banales. J'ai tout bêtement implosé en vol, déçu et désillusionné face au manque de vision d'une institution confite de conformismes et parée d'un prestige factice, un lieu de distinction idéalisé dont je n'attendais ni plus ni moins qu'une révélation à moi-même, préférant passer mes nuits en boîte et graviter autour de l'embryon de 'scène' gay punko-anarchiste naissante dans le Paris d'alors... La lecture d'Eddy Bellegueule, terminée en très peu de temps, m'a laissé une impression pour le moins ambivalente: la sécheresse de l'écriture dépeignant sans flancher les infinies horreurs d'une violence généralisée, où maladie, folie et agression étaient la norme, semblait adaptée au regard clinique porté sur le milieu familial et les forces sociales à l'œuvre dans la génération de cette brutalité. Mais passé l'effet initial de stupéfaction face à des réalités humaines inavouables dans notre belle république éprise d'égalité et de justice, c'est la frustration qui finit par l'emporter tant les mots semblaient obstinément faire défaut à l'enjeu, planer à la surface des choses sans prendre le temps d'en sonder les aspérités. Prévalait alors le sentiment d'un enchaînement d'occasions manquées, d'une pénurie de littérature pour traiter, raffiner, faire étinceler un matériau de premier ordre. "Ça, ç'aurait été un travail pour Proust", me fit plus tard observer un ami.
Même si le titre de 'roman' lui est apposé, Eddy Bellegueule fait, par le détachement sans grand plaisir ni humour du narrateur, davantage penser à un documentaire sociologique à teneur familiale (où même les noms des protagonistes sont restés inchangés) - du Bourdieu avec toute la smala comme cobayes involontaires. Certaines scènes sont mémorables mais souffrent du même défaut d'envergure, de cet aveuglement au détail qui les aurait littéralement enflammées. Ainsi la première instance de persécution en milieu scolaire où, avec une régularité glaçante, Eddy se soumet de bonne grâce aux humiliations répétées de deux élèves dans une sorte de complicité tacite entre victime et bourreaux. Très peu est dit sur la dynamique perverse qui le rend capable de se prendre d'affection pour ses tourmenteurs, de rechercher leur amour même, tout comme est passée sous silence la douleur quasi physique que produit l'insulte - occurrence bien plus courante -, l'ignoble sentiment de souillure et d'affaissement organique par ailleurs superbement décrits par Éribon dans Retour à Reims [9]. Mais c'est la recréation d'un porno visionné par Eddy et quelques gosses du village - la seule véritable 'séquence cul' du livre - qui a définitivement eu raison de mon enthousiasme. La montée du désir et la désorientation panique qu'il provoque sont là expédiées en quelques pages: les séances de branle devant le film de boule, le dénudement progressif des corps, la vue des bites luisantes, les regards entremêlés sur le plaisir des autres, l'excitation/terreur/répulsion qui en découlent, tout cela s'achève dans une crise de larmes à la Roger Peyrefitte. Puis le rituel de touze régulièrement mis en scène par le groupe d'ados - jusqu'au jour où la mère finit par surprendre ce petit manège et, évidemment fumasse, y met fin -, où l'entrée dans la sexualité, l'emmanchement forcé des corps sont exposés de façon mécanique et presque désincarnée, toute sensorialité évacuée dans une factualité anémique, rien du cataclysme physique et émotionnel que représente la pénétration violente d'un corps enfantin par un autre en état de bander - le détail de la bague au doigt pour tenir 'le rôle de la femme' est fabuleux, mais c'est le seul. De même, dans cet épisode final potentiellement passionnant mais gâché par négligence, où, ayant cru échapper à la stigmatisation dans le milieu supposément protecteur de l'internat, le lycéen est d'emblée désigné à la moquerie des enfants de bonne famille à cause de son survêt de prole offert par la mère, ces 'corps bourgeois' comme incarnations de la hexis bourdieusienne dont là encore on ne saura rien tant l'auteur, dans un effet d'accélération syncopée visant à faire sentir que le destin est pour lui en train de s'emballer, semble avoir hâte d'en finir [10].
Alors que l'ébullition médiatique autour d'Édouard Louis et son histoire extraordinaire ne faisait que s'intensifier, certaines voix ont quelque peu terni cette impeccable unanimité. L'honnêteté de sa démarche littéraire fut mise en cause notamment dans L'Obs qui y voyait une opération délibérée de carnage social et d'humiliation publique sans protection fictionnelle, et le fait est que l'auteur, d'ordinaire si prompt à lancer des cabales contre les caciques de l'intellingentsia, n'apprécie pas du tout de se trouver lui-même livré à la critique. Même s'il s'en est défendu avec véhémence en traitant de 'classiste' quiconque osait questionner ses motivations intimes, il y a quelque chose de discutable dans le fait de donner à voir les dirty secrets des catégories les plus opprimées aux bourgeois, qui pour le coup n'ont pas dû en croire leurs yeux. Car il est difficile de ne pas suspecter là une sorte de délectation voyeuriste des classes dominantes face à la misère, aux vices et à l'ignorance qui ont cours 'dans ces milieux-là', un peu à la manière de ces dames de la haute société victorienne qui allaient se rincer l'œil dans les taudis de l'East End. La question est pourtant centrale: comment rester politiquement loyal à son milieu d'origine tout en aspirant à le dépasser dans la culture et l'élévation personnelle [11]? Qu'aurais-je fait à son âge dans la même situation, moi qui allais jusqu'à me réinventer un passé pour ne pas me dévaluer aux yeux d'une jeunesse parisienne par nature dotée de tous les privilèges? Encore une fois l'enjeu est ici autant littéraire que moral: la mère d'Eddy est réduite à sa condition de simple victime broyée par la violence sociale sous toutes ses formes et ne réussit jamais à transcender ce rôle - on ne lui en donne tout simplement pas le droit, et encore moins la possibilité de se défendre et d'affirmer sa subjectivité. On songe alors à d'autres récits, à ces mères fracassées par la vie et transfigurées par l'écriture: celle, cruelle et aimée, de Duras (ironiquement citée en exergue d'Eddy Bellegueule) qui dans son combat perdu contre les éléments en acquérait une stature surhumaine, ou bien la Nabila d'Abdel-Hafed Benotman, grand écrivain récemment disparu, terrifiante en dévoreuse d'enfant dans ses débordements de folie incestueuse [12]. On ne fait pas de grande littérature en enjambant les cadavres... Alors qu'Édouard Louis s'apprête à venir présenter la traduction allemande de son roman à la Kulturbrauerei (autre brasserie de Prenzlauer Berg convertie en complexe de l'Entertainment, car à Berlin la culture absolue a, on le sait, tout absorbé), je me demande ce que je pourrais bien en apprendre que je ne sache déjà - en garçon bien élevé je ne m'imagine même pas foutre le sbeul pour venger l'honneur de la maman bafouée. C'est pourquoi j'irai ce soir-là me faire un délire alternatif à Kreuzberg, un débat sur le Queer et le Postcolonialisme comme cette ville en offre tout le temps. Il y aura peut-être à boire et à manger dans cette discussion que j'espère inspirée et généreuse, ouverte à une infinités d'hypohèses - et peut-être s'en trouvera-t-il même une, volante et aléatoire, qui fera mouche et me permettra d'envisager les choses autrement. Au-delà des dogmes, des vérités révélées, des accaparations indues de savoir.
[1] Jasbir K. Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times (Durham: Duke University Press, 2007). Traduit en français par Maxime Cervulle et Judy Minx sous le titre: Homonationalisme. La Politique queer après le 11 septembre 2001 (Paris: Éditions Amsterdam, 2012).
[2] Sur la lecture occidentalo-centrée de la sexualité dans le monde arabe et l'hégémonie de ces discours: Joseph Massad, Desiring Arabs (Chicago: University of Chicago Press, 2007).
[3] David M. Halperin, What do Gay Men want?: an Essay on Sex, Risk and Subjectivity (Ann Arbor: The University of Michigan Press, 2007).
[4] Le concept d'intersectionnalité, qui en France commence à filtrer de façon plus ou moins heureuse dans les médias mainstream, y a trouvé une crédibilité critique grâce à quelques philosophes et sociologues brillants. Citons en particulier: Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010); Christine Delphy, Classer, dominer: qui sont les "autres"? (Paris: La Fabrique, 2008); Elsa Dorlin, Sexe, Race, Classe, pour une Épistémologie de la Domination (Paris: PUF, 2009); Dider Fassin & Éric Fassin (eds.), De la Question sociale à la Question raciale? (Paris: La Découverte, 2009).
[5] Sur le thème du garçon arabe, objet d'abjection de certaines mouvances féministes, je ne me lasserai jamais de citer: Nacira Guénif-Souilamas & Éric Macé, Les Féministes et le Garçon Arabe (La Tour d'Aigues: Éditions de l'Aube, 2004).
[6] "A la limite, c'est eux qui l'ont fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Si l'on ne tient pas compte de cela, l'événement perd toute dimension symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de supprimer. Or nous savons bien qu'il n'en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est qu'il est là, partout, tel un obscur objet de désir. Sans cette complicité profonde, l'événement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent compter sur cette complicité inavouable." Jean Baudrillard, L'Esprit du Terrorisme (Paris: Galilée, 2002). Cité dans: Puar, op. cit., 40.
[7] Le message in extenso: "A LIRE : SUR LA RHÉTORIQUE HOMOPHOBE DES PSEUDO-RADICAUX. Autrefois, les staliniens accusaient les "homosexuels" d'incarner la décadence bourgeoise, d'être des fascistes et même des nazis. Aujourd'hui, la bourgeoisie universitaire prend la pose de la "radicalité" pour dénoncer de manière simpliste, pour ne pas dire simplette, le mouvement LGBT et accuser les gays et les lesbiennes d'être nationalistes, colonialistes, impérialistes, etc. Il n'y a plus d'analyses, mais des imprécations (si vous allez dans un bar gay, cela fait quasiment de vous quelqu'un qui veut priver les Palestiniens de leurs terres et de leurs droits et autres absurdités de ce genre). Il fallait que quelqu'un nomme enfin la vérité de ces discours : l'homophobie. Voilà, c'est fait : lire le texte de Geoffroy de Lagasnerie sur son site personnel."
[8] Didier Éribon, D'une Révolution conservatrice: et de ses Effets sur la Gauche française (Paris: Léo Scheer, 2007).
[9] Didier Éribon, Retour à Reims (Paris: Flammarion, 2010), 228-9.
[10] En complément aux problématiques de classe et de sexualité qui constituent la base du roman, la race fait à la fin une de ses rares percées, certes discrète mais révélatrice. Au moment d'intégrer le lycée à Amiens, Eddy est mis en garde par son père contre 'les Arabes' qui risquent de le dépouiller et de l'amocher encore plus salement en cas de résistance. C'est ainsi que dans les premiers temps il rase les murs pour toutefois réussir à vaincre sa peur au contact répété de la ville. L'obsession fantasmatique de l'Arabe est omniprésente et quasi consubstantielle à la psyché française (ce dont témoigne l'importance du vote FN même en zone rurale majoritairement blanche) et mon père, perpétuant passivement le même racisme ordinaire toute sa vie en tenant les discours les plus violents, n'a rien fait d'autre que répercuter ces structures mentales. Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule (Paris: Seuil, 2014), 207-8.
[11] Le procédé autant visuel que littéraire visant à dissocier la langue standard et 'noble' de l'académie (acquise pour s'assimiler à la culture dominante et être accepté par elle en tant que 'transfuge de classe') du parler populaire et argotique de l'enfance (marqué en italique) participe de cette même entreprise disqualificatrice de mise à nu et de déni de pouvoir. Au lieu d'en faire un jeu et en incorporer les singularités expressives pour dynamiter un langage formaté par la norme, on préfère isoler la forme déviante et l'exposer au regard amusé, horrifié ou apitoyé. Il est vrai qu'on ne s'amuse pas beaucoup dans ce livre, tant l'ironie et la légèreté (de même que la compassion) en sont endémiquement absentes. Cela rappelle par ailleurs les fréquentes attaques des politiques contre le 'parler des banlieues' qui relèverait d'une défaillance des capacités sociales, ou au pire d'un défaut d'intégration dans la communauté nationale.
[12] Abdel-Hafed Benotman, Éboueur sur Échafaud (Paris: Rivages, 2009).