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24 April 2012

Cruel and Tender

"Let's dance, for fear your grace should fall
Let's dance, for fear tonight is all"

 

Comme toujours en arrivant à Orly j'ai préféré prendre le 183 vers la Porte de Choisy. C'est sans doute la façon la plus lente de gagner le centre mais le bus express, qui prend directement l'autoroute, ne donne jamais grand-chose à voir. Car j'aime me retrouver au contact de Paris en traversant cette portion de banlieue sud, qui même si seulement large de quelques kilomètres, défile assez lentement pour me donner le plaisir d'observer, le temps de me laisser imprégner du sentiment d'être à nouveau là, rattrapé par un passé que chaque détail microscopique ravive. C'est toujours avec trépidation qu'une fois le complexe de l'aéroport passé avec ses énormes hangars à demi désaffectés, je pénètre dans les premiers quartiers d'habitation, des lotissements ouvriers de petits pavillons lugubres, cadre rêvé de Série Noire me rappelant le minuscule appartement de ma grand-mère où flottaient des odeurs de pots de chambre javellisés, avant que n'apparaisse dans l'énormité de ses empilements la Cité des Aviateurs, dont les tours sont en cours de rénovation. Elles me paraissent démesurées dans ce gigantisme propre aux grandes banlieues françaises, avec leurs verrières de cages d'escaliers dévalant sur toute la hauteur. Je regarde les gens avec insistance, qui reviennent des courses ou rentrent exténués du travail un jour normal de semaine. Ils m'intriguent, eux qui sont restés là tout ce temps, qui ont changé avec le pays. Un groupe de trois laskars passe de l'autre côté de la rue, survêts blancs et doudounes sombres, ils viennent de se faire raser la tête, je le vois immédiatement. Eux n'étaient même pas nés quand je suis parti. Ils habitent un pays que je n'ai en fait jamais connu, la France in absentia, que j’ai longtemps occulté dans la certitude d’un retour impossible. Je voudrais leur parler, à eux et à eux seuls, et qu'ils me racontent les années manquantes.

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23 September 2011

Saviour Machine

7 juin 2006: le Vatican s’érige une nouvelle fois contre la reconnaissance civile des unions homosexuelles. Le conseil pontifical pour la famille a en effet réaffirmé son hostilité à l’encontre d’unions 'insolites' qui selon lui sont autant de signes de 'l’éclipse de Dieu'. Alors que le terme d’insolite pouvait porter à sourire de l’ignorance crasse de vieux cons sans aucune prise sur la nature humaine, la métaphore de l’éclipse eut en moi une toute autre résonance. Dans sa flamboyance claquante la formule ne manquait pas de panache, et je trouvais cela à la limite flatteur de me voir érigé en enjeu quasi métaphysique. Jusqu’à ce qu’une promenade hier soir dans le centre de Cologne fasse cesser la rigolade. La soirée était douce, les rues pleines de promeneurs et je m’étais arrêté sur une petite place ombragée bordée de cafés. Le lieu était nommé Jean-Claude-Letist-Platz, ce qui me surprit autant par la longueur du nom que par le fait qu’il s’agissait d’un Français totalement inconnu. La plaque de dédicace présentait Jean-Claude Letist comme un activiste impliqué dans la vie gay et lesbienne de la ville et dont la contribution majeure fut son dévouement envers les malades du sida afin de rompre leur isolement social. Que les édiles de Cologne aient voulu témoigner leur gratitude en nommant ainsi une petite place anodine et ensoleillée, où la vie de tous les jours suit tranquillement son cours, m’a énormément ému et rempli d’admiration pour une ville où ce genre de chose va de soi. Ce qui me rappela immédiatement l'image de l’éclipse éructé des profondeurs caverneuses du Vatican, dont la cruauté me parut d’autant plus sinistre et obscène. Rien de nouveau donc sur le catholicisme institutionnel, arnaque intellectuelle inhumaine et mortifère qui continue de distiller son poison en un immense désastre ancestral.

 

Manifestation anti-Pape, Potsdamer Platz, Berlin

Aujourd'hui le Pape est arrivé à Berlin pour un voyage officiel de trois jours dans son beau pays. Une contre-manifestation est cet après-midi partie de Potsdamer Platz après son intervention dans l'enceinte même du Bundestag - en l'absence d'une partie des députés de gauche qui protestaient contre ce mélange des genres pas très sain. On imagine aussi le peu de sympathie qu'inspire une figure incarnant à elle seule une forme de réaction glaçante et terrifiée par l'humanité désirante, et qui n'hésite pas à tendre la main aux franges les plus délirantes de l'intégrisme catholique. C'est bien le même Benoît XVI qui il y a quelques années qualifiait l'homosexualité d''éclipse de Dieu', ce qui à l'époque m'avait paru assez fantastique d'adresse stylistique. On ne peut en tout cas pas lui nier le sens de la formule qui tue.

Il y a quelques jours à Buffalo, Upstate New York, un adolescent de 14 ans, Jamey Rodemeyer, mettait fin à ses jours pour ne plus endurer les insultes et intimidations homophobes (une grande partie étant proférées anonymement via Internet) dont il était constamment la cible à l'école. Malgré le soutien de sa famille et le recours à un psychothérapeute - chose en soi assez rare tant la honte d'être victimisé par ses pairs pousserait davantage à un reflexe de silence et de repli - les nerfs ont lâché et la peur, celle qui monte du ventre, se répand dans les membres et liquéfie le corps à tel point qu'il en reste sans force et hébété, a snow storm freezing your brain, l'aura foudroyé dans son être et poussé à l'irrémédiable. Propulsé loin du monde familier et réconfortant de l'enfance, plein à en devenir fou d'une terreur ravalée pour garder bonne figure face aux autres qui voient tout mais ne disent rien, Jamey trouvait sa force en Lady Gaga. Ses quelques messages postés sur le Net avant sa mort rendent hommage à celle qu'il décrit comme son inspiration, celle qui l'aidait à tenir le coup au jour le jour - quelques minutes de fluff synthétique faisant toute la différence entre la vie et la mort. D'autres en d'autres temps s'en sortaient avec Donna Summer, ou Madonna. Moi j'avais eu Bowie et ses mutations surhumaines de dandy, l'exact envers d'un monde trivial à vomir. C'est sans doute là ce que la pop, dans son immédiateté, son immense pouvoir de suggestion et sa capacité à transporter loin des contingences d'une vie honnie, peut accomplir de plus noble et en cela surpasse les autres formes artistiques - donner aux queer kids de toutes les périphéries (au sens le plus large du terme) la simple force de résister. Pourtant la Gaga n'aura pas suffi pour qu'il reste et qu'à quatorze ans il n'ait pas vécu si intimement avec l'idée affreusement adulte du suicide. Dans ses dernières vidéos il est d'une lucidité ahurissante sur sa situation tout en réussissant quand même à faire le beau gosse (la main langoureusement passée dans les cheveux, je connais) pour s'adresser à son idole. Nul doute qu'il aurait fini par quitter Buffalo, ville générique et frontalière, pour gagner comme beaucoup avant lui New York City où Queen Gaga rayonne de tous ses feux sur l'East Village... La mort de Jamey Rodemeyer a horrifié les États-Unis tout comme celle il y a des années de Matthew Shepard, attaché à un grillage et écorché vif dans un trou du Wyoming. Pour ces deux noms parvenus à la conscience collective combien d'autres dont on n'a jamais rien su, vaporisés dans un néant médiatique et donc sans réalité? Est-ce à dire que ces disparitions auraient été dans l'opinion publique indifférentes et, selon des mécanismes de hiérarchisation des vies (en fonction de facteurs de race, de classe sociale ou de genre par exemple), ne méritaient pas qu'on en fasse état? Cela n'ôte bien sûr rien à cette tragédie individuelle derrière laquelle se profilent des milliers d'autres invisibilisées.

Aujourd'hui au Bundestag Benoît XVI a administré devant une assistance qui n'osait piper mot l'un de ses tours de force théologiques dont en parfait gardien du dogme il a le secret. Une sophistication philosophique dont on le crédite souvent mais évoluant à des années-lumière de la religiosité frelatée et violente dans laquelle marine une grande partie de ses ouailles, sans compter celles qui par milliers sont vouées à une mort certaine pour cause de dénonciation du préservatif par un homme qui est censé les aimer. Parmi les insultes récurrentes à l'encontre de Jamey Rodemeyer, celle, primaire et graphiquement infantile, de finir en enfer parce que gay semble l'avoir particulièrement ébranlé. L'idée évidente et maintes fois assénée que le monde serait plus vivable sans lui. C'est à présent chose faite. L'éclipse totale.

30 August 2011

Dog Planet

"There is something aphrodisiacal about the smell of wet concrete."

(Denys Lasdun)

 

Robin Hood Gardens, Poplar, London

As far as architecture goes never has England witnessed anything so unrelentingly violent as the hatred and collective frenzy elicited by 1960s Brutalism, putting it on a par with the Moors Murderer's ghastly crimes. Some of its most notorious achievements - from Portsmouth's Tricorn Centre, regularly voted the worst eyesore in the land, to the Gateshead multilevel car park of 'Get Carter' fame and Basil Spence's Hutchesontown C in the Gorbals, have long been knocked down and replaced by people-friendly, no-nonsense buildings appealing to reactionary visions of national identity and time-sanctioned picturesque. The frantic erasure of this peculiarly British take on high modernism - in a way the aesthetics of the Welfare State per se - went on unabated from the suburban, neo-vernacular backlash of the Thatcher years to the aspirational brashness and obsession with exclusiveness of Blairite pseudo-modernism [1]. In a context of open class prejudice and increasing surveillance of the public realm from which parts of the community are excluded on the basis of inadequate consuming habits [2], the destruction of Brutalist structures across Britain seems to tie in with the discrediting of a whole period of modern history and the social ideals it fostered. Ironically enough though, these radical architectural forms have found staunch defenders in a very exclusive coterie of connoisseurs with the Smithsons elevated to the rank of icons of the über-cool.

Robin Hood Gardens, a fortified double-slab of social housing laid out around a grassy knoll in full view of Tower Hamlets council officials - who, reneging on their prime mission to serve the community's interests, did all they could to bring about its demise - is one of the glamorous couple's rare projects to have ever been built (their masterplans for the post-war remodelling of the City of London and central Berlin with their infinite networks of deck-access blocks and streets in the sky may have been a tad too daring for the times). And despite this belated interest in Brutalist chic (exemplified by Trellick Tower's reverse of fortune and the overall fetishisation of urban edginess in a kind of 'pastoral' outlook not always immune to social voyeurism [3]) and the appreciation societies' usual outcries it is earmarked for demolition. Caught between the intensively policed enclaves of Doklands and the new consumer paradise of Stratford City its beleaguered, poor community of Bengali descent might have proved too unsightly as London is poised to become the world's focus during the next Olympics. Instead of piss-drenched communal behemoths inhabited by the undeserving poor what better symbol for our ultra-liberalized world than the glitzy, soaring glories of aspirational hubris with all the trappings of 'urban luxury living' (real estate parlance for tiny flats, total disregard for local cultural ecologies and paranoid, ultra-securitized environments)?

Beyond the strictly socio-economic issues such revanchist policies inevitably raise, times are also tough for any fetishist with a penchant for visually uncompromising local authority creations. For there has to be somewhere some poor sods who can hardly contain themselves at the sight of rough-wrought, stained concrete, and in that department the country as a whole is a true feast for the eyes with that distinctively British touch turning originally brilliant ideas into a morass of mishaps and tragedies - as the collapse of Ronan Point one grey morning in 1968 single-handedly demonstrated [4]. And it's probably its louche sensuality that exposed the material to such primal forms of violence. In Thamesmead revisited in A Clockwork Orange huge dicks and cunts are daubed all over the lobbies' vandalized walls. At the Hulme Crescents, the swan song of an aesthetics reaching its phase of terminal decay [5], its rough, grooved texture has an obscene carnality to it as remains of illicit activities and unidentified human secretions ooze out of its flawed surfaces. The estate, which from the air looks like a collection of contorted worms, was based on Bath's more salubrious Royal Crescent and before becoming, as a quasi-Piranesian burnt-out shell of empty concourses and squatted flats, the epicentre of the Mancunian underground acid house scene, was every mother's nightmare after a toddler had fallen to his death from the upper floors. In Britain bare concrete always had something menacingly alien (an unwholesome invention foisted by Teutonic modernists on an unsuspecting, tradition-loving people) that had to be domesticated and controlled by all means (prettified with adornment, whether plastic ivy or flower baskets [6], or painted over), which ultimately led to the current wave of wholesale destruction [7]. In this context the British vernacular, symbolized by 'noble', homely materials such as brick and stone, had reinstated values of common sense and decency over the excesses of foreign lunacy.

I used to live in a part of Islington where the single class society promised by New Labour came up against deeply ingrained, annoyingly unreconstructed working class identities. In fact the sort of communities routinely vilified for failing to share in the values of taste and aspiration emblematic of Blairite Britain ("the wrong kind of raspberry-wine vinegar on their radicchio", as one commentator put it), and openly ridiculed amongst the resolutely PC and morally irreproachable middle classes with 'chav' as the most common term of abuse [8]. Packington Square was before its recent obliteration such a place: a sprawling estate of interconnected low-rise blocks inhabited by the remnants of the area's former white, working class population and as such regarded by outsiders with much distaste and fear. Clad in nauseating red rubbery pannels the Packington didn't have the Brutalist credentials of Robin Hood Gardens or any of Goldfinger's creations, and subsequent redesigns (the raised walkways had been removed as they served as escape routes for muggers) did much to bastardize the original concept with all sorts of cosy additions - pitched slate roofs atop brick-clad stairwells, cutesy railings enclosing front gardens in an attempt to implement the by then very fashionable theory of defensible space. Walking back there at night was an unnerving experience. From day one I took to skirting the place through the tastefully gentrified side-streets as gangs of teenagers (constructed as necessarily aggressive, homophobic and racist by the two trendy gay urbanites my flatmate and I were) would hang out on the grassy patches between blocks with Mike Skinner aka The Streets blaring out and girls screaming in the dark like banshees. The fear of intrusion and impending violence was very real as the flat was sunken in a recess and exposed to every passing gaze. In my room the shutters were always drawn, turning it into a damp-ridden, hostile space which I could never appropriate, with the most immediate threat lurking just behind the door.

The same room appeared in a nightmare I recently had. I was lying on my bed and a floor-to-ceiling window was overlooking a vast grassy wasteland. A massive concrete slab resembling Robin Hood Gardens was looming on the horizon, distant and forbidding, as an intense white winter light bleached all colours from the scene. In the distance a group of teenagers was drifting about the burnt expanse and gradually came nearer to my room where I was fully exposed bathed in the warm sunshine. Then a scally youth clad in white sports gear and with a baseball cap on broke away from the group and peering into the flat sneakily slid a hand through the half-open tilting window. He started feeling my arse then with one finger penetrated me as deep as he could and more and more forcefully. I noticed his boyish face in the sun, frozen in a sadistic grin. I was terrified by this sudden physical violation [9] and asked my mother, who was standing still in one corner, to activate the window's complicated shutting mechanism. Her hard, sour expression made me realize that she knew. This was but one of her numerous unwanted intrusions into my room, which she entered by force to re-establish a natural order - the laws of our class collectively upheld by mutual surveillance - that I had willfully transgressed. Control was manifold and perfectly integrated, from technocratically designed architectural spaces to the innermost workings of a mother's heart.

Dial a Chav! sex hotline

 

[1] The concept of pseudo-modernism was coined by Owen Hatherley in his impassioned homage to the political visions and commitment to social progress of the Brutalist ethos, which he savagely opposes to the vacuity and vulgar grandiloquence of Blairite architecture: Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010). By the same author, a reflection on the erotic potential of bare concrete in Militant Modernism (Zero Books, 2009), 29-42.

[2] For a systematic deconstruction of the processes at play in the privatisation of public space in British cities, the toughening of the law and order stance under New Labour and the increasing criminalisation of the working class in the context of zero tolerance policies: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2009).

[3] The council housed working class viewed as the receptacle of urban authenticity and gritty realness by middle-class newcomers in formerly poor neighbourhoods. On the 'pastoral' see Maren Harnack, 'London's Trellick Tower and the pastoral Eye', in Matthew Gandy (ed.), Urban Constellations (Berlin: Jovis, 2011), 127-31.

[4] Ivy Hodge and her morning cuppa had far-reaching consequences and did much to knock British architectural modernism off course. Subsequent social housing arguably showed a refreshing degree of invention compared to the monolithic, ideologically stifled building programme of the sixties (not to mention the taint of local corruption). Experiments with warmer materials and more intimate forms of space proved things were really taking a turn for the better before being nipped in the bud with the curtailment of all public housing provisions under Thatcher.

[5] A powerful evocation of life at the Crescents and their demolition after an amazingly short lifespan in: Lynsey Hanley, Estates: an intimate History (London: Granta Books, 2008), 129-32.

[6] The Right to Buy Scheme, historically the first step towards the dismantlement of the public housing sector, intended to differentiate the cream of the crop from those devoid of any aspiration towards social betterment. The appearance of fan lights and wacky colour schemes as markers of social standing over the otherwise uniform drabness of council tenure widened the gap between what was increasingly viewed as the dreck of society and a new privileged stratum of owner-occupiers, as Hyacinth Bouquet's tentacular influence was now spreading to the working classes themselves...

[7] Latest casualty: Preston Bus Station, whose fate hangs by a thread. Despite repeated attempts to get it listed its future looks pretty bleak.

[8] Some sensitive souls wouldn't be caught dead cracking a sexist, homophobic or racist joke, but 'chav-bashing' is somehow acceptable and doesn't seem to give them any qualms. For as the 'chav' is defined as an essentially dimwitted, abhorrent thug hooked on benefits, he's only fair game. To illustrate the point see the opening anecdote in Owen Jones, Chavs. The Demonization of the working Class (London, New York: Verso, 2011).

[9] A brilliant study of the gender dynamics intrinsic to Brutalist architecture in its commodification of a totally available female body and the flaws of an easily penetrable, defective concrete: Katherine Shonfield, Walls have Feelings: Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000).

Dog Planet

Robin Hood Gardens, Poplar, London

Jamais en Angleterre vindicte publique n'aura été si intense et durable que celle sciemment perpétuée contre le Brutalisme des années soixante, l'équivalent architectural des Moors Murderers. Ses spécimens les plus spectaculaires - du Tricorn Centre de Portsmouth et du parking à niveaux de Gateshead dramatiquement mis en scène dans ’Get Carter’ aux Gorbals de Basil Spence - ont soit depuis longtemps été pulvérisés ou sont en passe de succomber à la vague de fond réactionnaire qui depuis une bonne trentaine d'années oblitère les traces visibles de l’utopie architecturale du Welfare State au profit d’un anti-urbanisme fanatique, un appel à la tradition picturesque et au bon sens populaire. Cette haine destructrice représente donc un lien de plus entre le conservatisme thatchérien historique et le pseudo-modernisme vulgaire du blairisme triomphant [1], négation systématique des formes allant de pair avec un classisme de la pire espèce dans la marginalisation de groupes sociaux 'improductifs' et la privatisation/ultra-sécurisation croissantes du domaine public [2]. L'ironie a toutefois voulu que cette esthétique sans concession à rien ni personne ait depuis été fétichisée par une clique trendy de connaisseurs distingués avec les Smithsons érigés au rang d’icônes de l'über-cool.

Malgré cette revalorisation tardive, Robin Hood Gardens, double-barre de logements fortifiée de l'East End et l’un des rares projets du couple à être sorti de terre (la radicalité de leurs plans pour la City de Londres et de restructuration du centre de Berlin - réseaux labyrinthiques et infinis de streets in the sky - en ayant sans soute refroidi plus d'un) est lui aussi voué à disparaître et le site multi-rentabilisé par une énorme opération immobilière de luxe. C’est qu’à quelques mois des Olympiades la communauté locale, pauvre et en grande partie d’origine bengali, commençait à devenir un peu trop voyante, périlleusement coincée entre les enclaves exclusives et étroitement patrouillées de Docklands et Stratford City. Au-delà des questions politico-sociales qu’un tel revanchisme urbain soulève inévitablement, pour les fétichistes du béton brut et violemment malmené, c’est un nouveau coup dur. Car il faut bien quelques pervers déclarés pour mouiller dans leur slip au seul contact de ces textures rugueuses et maculées, et dans ce domaine le pays entier est une fête des sens sans égale avec ce quelque chose de très anglais dans l'adaptation miteuse et le ratage systématique d'idées nobles - comme l'effondrement traumatique de Ronan Point le prouva un matin gris de 1968.

Et c’est sans doute sa sensualité trouble qui exposait le matériau aux pires outrages. On se lâchait contre le béton de façon littéralement primale: couvert de bites et de chattes dans le Thamesmead d’Orange Mécanique, souillé de traînées pas nettes, de restes inidentifiables d’activités illicites, suintant de sécrétions qui en corrodaient la surface, une nudité salace antithétique à une tradition indigène incarnée par la brique et la pierre, matériaux 'dignes' et totalement contrôlables. Decoffré en blocs bruts cannelés il est d'une obscénité charnelle aux Crescents de Hulme, chant du cygne d'un modernisme en déliquescence et cauchemar des mamans à poussettes - des gosses ont d'ailleurs chuté du sommet -, avant de devenir à moitié brûlé l'épicentre de la scène acid house mancunienne et être finalement abattu pour laisser place à un urbanisme des plus normalisés. Inspirés du Royal Crescent de Bath, leurs arcs en forme de verres de terre contorsionnés circonscrivaient d’immenses pelouses pelées et informes dégorgeant les déjections des cassos que la ville entassait là. Ses cages d’ascenseurs pisseux, accessibles par d'énormes piles isolées et reliées par des passerelles aux coursives sans fin, devaient dans les lueurs des lumières au sodium avoir une allure quasi piranésienne [3].

J’habitais à Islington dans un ensemble similaire bien que plus complexe dans ses agencements de blocs interconnectés et infiniment moins bandant dans son exécution. À la suite d'une tentative de reprise en main Packington Square avait même subi l’ablation de toutes ses passerelles internes pour cause de criminalité juvénile et son revêtement d’un rouge caoutchouteux dégueulasse avait été compromis par l’ajout de structures ’traditionnelles’ de brique avec petits chapeaux d’ardoise pour un surplus de domesticité tendre. La réputation de l’endroit était désastreuse, dernier résidu working class blanc dans une mer de gentrification et de bon goût qui fut avant son élection le bastion de Tony Blair. D’ailleurs on adoptait profil bas en y entrant et il était toujours préférable de le contourner par les élégantes rues adjacentes pour gagner son appartement. Dans les espaces verts séparant les blocs des groupes d'ados en survêts squattaient les bancs avec The Streets à fond le ghetto blaster. Parfois les filles hurlaient dans la nuit, des cris atroces d’écorchées qui se réverbéraient dans les coursives à peine éclairées de veilleuses. Vivant au rez-de-chaussée nous redoutions une intrusion violente et les volets restaient toujours baissés dans nos chambres pour éviter d'éveiller une attention malvenue.

Dans un rêve récent l’appartement surplombait une étendue verte face à une muraille grise identique à celles de Robin Hood Gardens qui au loin barrait l'horizon. Le soleil pâle de l’après-midi éclaboussait la chambre d'enfant où je me trouvais à travers une fenêtre large qui perçait le mur sur toute sa hauteur, si bien que j’étais de mon lit totalement visible d'un groupe de jeunes mecs qui rôdait sur la pelouse. Bien que le rez-de-chaussée fût surélevé ils réussirent quand même à m’atteindre, je ne comprenais pas comment. L’un d’eux, à casquette et veste de survêt blanches, s’approcha de la fenêtre basculante, passa la main par l'ouverture pour m’introduire un doigt dans le cul, qu'il enfonçait lentement et avec un plaisir évident. Son sourire satisfait et sadique était illuminé dans le soleil et je ne sais plus si les autres s'étaient rassemblés autour de lui pour mater la scène. Un rêve purement brutaliste où l’architecture a atteint un tel degré de porosité que le corps est ouvert et accessible à qui le veut dans la dissolution des limites successives menant à la dernière intériorité. Pétrifié de terreur je demandai à ma mère d’actionner pour moi le mécanisme de vérouillage compliqué de la fenêtre. Son expression outrée de condamnation me fit comprendre qu’elle savait [4].

 

[1] La notion de pseudo-modernism est empruntée à Owen Hatherley, amoureux inconditionnel du Brutalisme en tant que véhicule d'un projet politique progressiste et pourfendeur impitoyable de la vulgarité cynique de l'ère Blair: Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010). Pour une méditation sur le potentiel érotique du béton brut (assortie d'une citation de Denys Lasdun: "There is something aphrodisiacal about the smell of wet concrete."), voir également du même auteur: Militant Modernism (Zero Books, 2009), 29-42.

[2] Pour une déconstruction en profondeur et terriblement lucide des processus de privatisation de l'espace public en Grande Bretagne, de l'obsession sécuritaire des gouvernements successifs ainsi que de la criminalisation croissante du corps social dans le cadre de politiques de tolérance zéro: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2009).

[3] Lynsey Hanley, Estates: an intimate History (London: Granta Books, 2008), 129-32. Il y est question du bref destin des Crescents dans un passage aussi visuellement évocateur qu'implacable.

[4] Une étude brillante sur le Brutalisme et l'accès illimité au corps féminin rendu possible par la transparence et la pénétrabilité de la nouvelle architecture: Katherine Shonfield, Walls have Feelings: Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000). C'est juste après avoir évoqué ce livre avec un ami que j'eut ce rêve.

24 May 2011

Soupe populaire

"Les vespasiennes dans ce désert sont dejà radieusement ouvertes
et miraculeusement vides."

(Hector Zazou, 'La Soupeuse', La Perversità, 1979)

 

Pissotière at Senefelderplatz, Prenzlauer Berg

La pissotière de Senefelderplatz est une petite curiosité héritée d'un temps lointain. Située juste au bord de Schönhauser Allee à l'épicentre d'un Prenzlauer Berg flambant neuf après des années de gentrification intensive, l'édicule octogonal en fonte a fière allure avec sa géométrie dépouillée et la discrétion de son ornementation néo-classique, un chef d'œuvre de fonctionnalisme qui dans son ouverture - l'intérieur est masqué de la rue par une sorte de paravent surmonté de lanternes - sa facilité d'usage et sa gratuité reste à ce jour un modèle incontestable de civisme municipal - du moins pour les hommes, dont la mainmise séculaire sur l'espace public est exemplairement incarnée là. Il en reste à Berlin quelques dizaines en plus ou moins bon état selon les aléas d'une gestion dorénavant privée, proprettes comme sur les très désirables Gendarmenmarkt et Chamissoplatz, ou crades-alternatives à Friedrichshain - celle de Boxhagener Platz est massive et divisée en deux moitiés Damen & Herren, fait datant vraisemblablement de la DDR et de son égalité des sexes proclamée à l'envi par le régime. Le Pissoir de Senefelderplatz, si parfaitement rénové qu'il en paraît plastique, sent lui toujours bon le détergent et le granite sombre des urinoirs est du plus bel effet contre le vert pimpant de l'intérieur. En somme, cette vespasienne bien élevée, loin d'horrifier ces jeunes couples bourgeois qui, dans la morgue inébranlable d'une classe certaine de son bon droit, sont toujours prompts à combattre la moindre nuisance à leur rêve de pouponnière géante, s'inscrit harmonieusement dans un cadre architectural restauré avec goût et normalisé dans l'obturation de ses vides, sorte de post-haussmannisation parachevant le triomphe d'une urbanité purement familialiste, un déluge de bienséance Biedermeier en plein Ost-Berlin. Mais il flotte toujours autour de ces lieux le goût de désirs anciens et élémentaires, une mémoire sulfureuse de cette 'homosexualité noire' chère à Hocquenghem et pas du tout gentille comme le voudrait l'assimilationnisme contemporain. La résonance collective des chiottes publiques dans la culture gay est telle qu'un Pissoir à l'ancienne a été en partie reconstitué en plein Lab, le plus grand brassage de perversités qu'ait jamais connu Berlin, avec ornements originaux et tags bombés pour en rehausser l'authenticité. À l'intérieur les mecs pissent au travers d'une grille dans la gueule de ceux attendant dessous et dans ce Fun Palace du folklore pédé l'objet, qui fait directement face à une longue rangée de glory holes, est arraché de son contexte d'origine pour être à nouveau investi de la mémoire de ses détournements passés [1].

Certes le choix en apparence infini du Net et la quasi-immédiateté des contacts qui s'y nouent rendent un peu dérisoire la drague à la papa dans les courants d'air et rédhibitoire l'attente d'une hypothétique apparition à l'urinoir voisin. Stupéfiantes ces chorégraphies d'un autre âge que Laud Humphreys décrit dans son classique 'Tearoom Trade' [2], ouvrage aridement sociologique mais légendaire dans son audace méthodologique, qui décortique les rites d'interaction et la complexité des jeux de rôles sexuels dans le microcosme des toilettes publiques d'une ville américaine lambda au milieu des années soixante tout en dressant une typologie détaillée de ces hommes, souvent respectables pères de famille, risquant l'arrestation et le déclassement social pour l'enivrement d'une vision défendue [3]. À présent l'immense self-service des résaux électroniques nous donnent le sentiment d'un contrôle absolu dans nos choix de partenaires, les détails de l'échange érotique étant souvent intégralement scriptés à l'avance. C'est cette illusion d'intimité et l'homogénéisation du désir dans la mise à distance de l'autre que Tim Dean passe au crible dans Unlimited Intimacy, essai vertigineux sur la culture du barebacking à San Francisco: s'appuyant sur les écrits de Samuel Delany sur la gentrification et la provincialisation de New York City sous le coup des politiques de zero tolerance et de disneyification édictées par Rudy Giuliani [4], il élabore toute une éthique de la drague et du sexe public comme mode de vie et ouverture maximale à une altérité pure, c'est-à dire délestée de toute forme d'identification (donc de nomination) réductrice [5]. Avant la réappropriation revanchiste de Times Square, ses cinémas porno, sex-shops et backrooms étaient le site d'une écologie du désir ouverte à toutes les probabilités et permettant l'accès au plaisir entre hommes de groupes généralement invisibilisées - men of colour, working class gays - contacts interclasses redoutés par une société blindée de toutes parts et déstabilisation de l'ordre social à prévenir à coups de discours ultra-sécuritaires. Michael Warner fait état de la même collusion entre redéveloppement urbain, aseptisation d'amusement park au profit de familles sans reproches (à savoir blanches, de classe moyenne et monogames) et aspirations d'une large frange de la communauté gay au bohneur privatisé du mariage, homonormativité à mille lieues des histoires de touche-pipi et calquée sur les valeurs conservatrices majoritaires, au détriment de sexualités dissidentes, non-normatives et proprement queer [6].

Dans la même optique, la disparition ignominieuse des tasses parisiennes moins de vingt ans auparavant relèverait-elle, sous couvert de mesures de salubrité publique, des mêmes mécanismes de régulation sociale, de contrôle et de privatisation du désir errant? De même que sur Times Square, la confusion des genres dans les relents âcres de vieille urine étaient-elles un défi lancé aux ségrégations d'une société structurellement discriminatoire? Évidemment elles ne payaient pas de mine les vespasiennes à la française et loin de l'élégance wilhelminienne des créations berlinoises se résumaient bien souvent à un tambour aveugle monté sur piquets et peint d'un vert glaireux. C'est en tout cas ce à quoi ressemblait celle de la rue Bobillot que j'apercevais souvent dans mon enfance lors de nos redescentes vers la banlieue ('c'est plein d'vieux satyres', se permettait même de commenter ma mère). La seule pissotière à avoir inexplicablement survécu à l'hécatombe se trouve face à la Prison de la Santé (un rien dissuasif) et avec ses deux places séparées d'une cloison (une 'causeuse' dans la terminologie des connaisseurs) semble peu pratique pour même un début de tentative d'approche, alors que la plus culottée était carrément enchâssée dans le mur d'entrée des Tuileries en contrebas de la Terrasse du Bord de l'Eau! Il aura pourtant fallu attendre vingt ans pour les voir complètement disparaître, du premier arrêté de 1961 - contemporain de l'Amendement Mirguet classant l'homosexualité au rang des 'fléaux sociaux' au même titre que l'alcoolisme et la tuberculose et pénalisant plus lourdement le sexe public entre hommes - au coup de grâce hygiéniste des sanisettes Decaux, sortes d'abris antiatomiques coulés d'un bloc dans le béton mais faciles à entretenir, payants (1 franc) et surtout monoplaces [7]. Maintenant il paraît même qu'on y passe de la musique, peut-être les plus grands tubes de George Michael, grand amateur d'impromptus latrinaires [8]... Selon Roger Peyrefitte qui loin des éphèbes antiques y a consacré tout un texte [9], les tasses situées à proximité des casernes et des usines furent les premières à être démantelées - les classes subalternes étant notoirement hypersexuées et incontrôlables mieux valait sans doute les préserver en priorité des dangers d'inversion émanant des cloaques. Ainsi les folles chics gardèrent les leurs plus longtemps comme la fameuse 'Baie des Trépassés' du Trocadéro - 'baie' étant le terme usité dans le 16ème - où l'on pouvait trouver au petit matin des macchabées le nez dans leur pisse [10]. Et on frissonne à l'évocation de 'La Sanguinaire', ainsi nommée de par sa proximité avec l'Institut National de Transfusions Sanguines [11].

Sablières, Quai de Tolbiac, Paris

Pissotière, Boxhagener Platz, Friedrichshain

Et pourtant les tasses auront entre-temps connu leur âge d'or. Les témoignages émus abondent pour décrire ce qui s'apparentait à un véritable Fire Island local et relever l'inhabituelle mixité sociale des hommes qui les fréquentaient. Car à l'instar des établissements de Times Square les pissotières municipales étaient le théâtre de contacts entre catégories que les blocages sociétaux n'auraient jamais rendu possibles autrement: le doyen de fac pouvait cotoyer dans la 'circulaire' du coin (tasse à trois places dont celle du milieu était, on le comprend, particulièrement prisée) l'ouvrier du bâtiment, la folle évaporée dans les effluves d'Eau Sauvage et surtout de nombreux hommes mariés faisant un crochet avant que leur train de banlieue ne les ramène à la respectabilité familiale, en somme tout un petit monde réuni dans sa ginette de façon démocratique et dans le même abandon et court-circuitage des barrières socio-culturelles. Au plus fort des activités du FHAR en 1971-72, baiser dans les tasses était érigé en acte quasi-révolutionnaire dans le mouvement radical de politicisation de ce qui jusqu'alors ne relevait que de la sphère privée. C'est à ce moment qu'émergent dans le discours érotico-activiste 'les Arabes' dont la présence aux urinoirs a l'air d'en avoir ravi plus d'un [12]. Force de travail sur laquelle se sont édifiées les Trente Glorieuses, parqués en bidonvilles et cités de transit avant de jouir du luxe de HLM déjà en pleine décrépitude, invisibilisés car en sursit et à tout moment susceptibles de rentrer au pays, ils conservent dix ans après la fin du déferlement de haine anti-Arabe que fut la Guerre d'Algérie leur statut de colonisés dans une mise à distance et infériorisation mêlées à une fascination érotique trouble, l'articulation des enjeux de pouvoir, de race et de sexualité restant encore dans la société française largement inexplorée, c'est le moins qu'on puisse dire. L'Arabe en tant qu'objet érotisé servant un agenda politique radical revient d'ailleurs régulièrement dans les prises de position du FHAR, qui fait là d'une pierre deux coups tout en prétendant de sa position de centralité parler au nom d'autres populations opprimées: briser le tabou autour du sexe entre hommes et revendiquer l'amour trash avec les anciens colonisés [13], discours qui, malgré ses prétentions à renverser l'ordre patriarcal hétéro-flic et raciste, reprend à son compte la vision commune de l'Arabe construit comme bête de sexe prédatrice et incontrôlable, comme le souligne Maxime Cervulle dans ses recherches sur la pornographie ethnique gay française [14]. Bien après la disparition des vespasiennes ce désir non-canalisé continuaient de circuler dans les derniers interstices d'une ville en mutation accélérée. Avant de devenir la Cité de la Mode et du Design avec son toit vert pomme tarabiscoté, les Grands Magasins du Quai d’Austerlitz étaient un énorme cube de béton délabré et par endroits muré. Ses baies de déchargement donnant sur la Seine avaient des airs de docks abandonnés, de port de San Francisco les jours maussades, avant la tombée du soir où les bagnoles roulaient au pas et pleins phares le long du quai et illuminaient les mecs adossés aux piliers. Les berges de Tolbiac leur ont ensuite succédé, point terminal de Paris avant sa dissolution dans son envers cauchemardesque et fantasme ultime, vestige des anciennes industries portuaires dominé par les appartements de luxe de Paris Rive Gauche, dernier projet gigantesque de régénération et restructuration intra-muros. On y vient de banlieue, les voitures se garent en bas des rampes d'accès pavées. Seul le grondement continu du Périphérique parvient jusque là. La Seine grise défile sous les arches du Pont National tout en vieille meulière, cette meulière de région parisienne dont on construisait les pavillons de banlieue, les bastions, les Fortifs qui servaient à la défense illusoire d'une ville se voyant en état de siège permanent. Là il y a des rebeus qui attendent l'après-midi assis entre les grandes sablières rouillées ou au pied des grues, on sait qu'on les trouvera là, et sur les murs de béton d'énormes bites tracées à la craie signalent le rêve de masculinité pure et incompromise.

En gravitation autour des édicules apparaissent aussi à cette époque les créatures ultimes de ce monde crépusculaire, dont les pratiques érotiques centrées sur les tasses restaient submergées et invisibles aux non-initiés, micro-culture devenue légendaire dans la mythologie d'un Paris interlope. Les soupeuses et leurs homologues masculins, qui au tout-venant devaient avoir l’air de nourrir les pigeons, pénétraient discrètement dans les toilettes inocuppées pour déposer au sol des morceaux de pain qui étaient après plusieurs heures de passages suffisamment imbibés pour être consommés, d'où le nom donné à cette communauté secrète dont l’adoration des sexes d'hommes anonymes allait jusqu’à l’absorption de leurs sécrétions mêlées dans la mie souillée, friandise trempée qui, comme le dit la chanson, 'fleure ah si bon l'ammoniaque pourrie'. Étrangement la soupeuse semble bien chez elle dans cet espace-temps particulier, la France un peu vieillote et défraîchie des années Giscard. Paris dans les années soixante-dix avait encore quelque chose de très flottant dans sa grandeur fanée et crasseuse, puante à plein nez, poreuse et éventrée par les chantiers. Son cœur-même était évidé, le Trou des Halles où rôdaient les premiers punks, l'îlot insalubre du plateau Beaubourg respatialisé par Matta-Clark, l'insurrection libertaire de Themroc sur fond de liquidation des quartiers populaires. Une atmosphère de chiottes pas nettes et de voyeurisme imprègne aussi Une sale Histoire de Jean Eustache, filmé alors que les tasses vivaient leurs dernières heures. Dans un récit en diptyque où les mêmes événements sont retracés par deux personnes différentes, Michael Lonsdale parle face à une assistance féminine subjuguée d’un rade parisien que les clients fréquentent exclusivement pour aller observer par dessous la porte des WC les femmes en train d’uriner, société secrète de mateurs où l'ordre de descente au sous-sol est régi par tout un jeu de regards et de reconnaissance mutuelle implicite. Les soupeuses se reconnaissaient-elles à proximité des rotondes vertes dans la poursuite de leurs fantasmes de dévoration? On voudrait pouvoir imaginer un visage à ces silhouettes fuyantes les après-midis d'orage, des femmes élégantes d'un certain âge vêtues de noir venant recueillir en douce la substance pâteuse transfigurée par des dizaines d'hommes, regagnant leurs appartements bourgeois pour l'ingérer lentement devant le journal de Roger Gicquel, et bientôt emportées avec les lieux mêmes qui avaient généré tant de plaisir.

Comme l'écrit Michael Warner, la volonté de neutraliser la sexualité d'autrui est à la mesure du désir et de la terreur de la perte de contrôle qu'elle inspire, la frontière entre désir et dégoût étant pour le moins ténue [15]. Sites de débordements socialement stigmatisés où la confusion de l'informe et de la dissolution des identités sexuelles établies (à commencer par la binarité homo-hétéro, irrémédiablement mise à mal), classes, races et générations, les pissotières font planer la menace d'une implosion généralisée de l'ordre dominant. Leur destruction et leur remplacement par des blockhaus étanches et opaques signalent la restauration de limites sociales brouillées par une interpénétration dangereuse et menacées de décomposition (tant par la promiscuité des pratiques que les miasmes) et se trouvent être contemporains de l'émergence de la scène gay mainstream au début de la nouvelle décennie. La prolifération d'établissements commerciaux dans un Paris toiletté et de plus en plus ouvertement voué à la consommation touristique inaugure un mode de socialisation plus institutionnalisé - les cafés ouverts sur la rue contribuant à la jolité ambiante et les backrooms importées des États-Unis circonscrivant des pratiques sexuelles potentiellement transgressives à l'intérieur de lieux désignés et contrôlables - marquent le début d’une normalisation spatiale croissante et d’une cristallisation d’identités précisément délimitées [16]. Car pour les jeunes mecs fréquentant le Broad en 1982, tous muscles dehors et casquette de mataf à la Brad Davis rejetée en arrière, les tasses ne devaient évoquer rien de plus qu'un monde trouble déjà distant, de descentes de flics, de loulous casseurs de pédés et de vieux salopards en slip kangourou, à des années lumières du monde mirifique des Halles électrisées par le nouveau Forum et du Marais où une culture de plus en plus normative, concurentielle et excluante se présentait comme l'apothéose des combats de libération [17]. Et si elles étaient encore des nôtres, les soupeuses, dernières héroïnes d'un temps échoué, seraient en France depuis longtemps tombées sous le coup des lois successives pour la sécurité intérieure au même titre que les travailleuses du sexe repoussées dans les bois de province ou autres squatteurs de cages d'escalier. Je leur propose donc l'exil sur Senefelderplatz où trône une pissotière rutilante et refaite à neuf, qui au moment de mes passages n'est jamais le theâtre de rien. Peut-être un lieu de désir en attente de résurgence dans une ville dont on est entre-temps bien déterminé à combler les vides un à un [18].

 

[1] Sur la reconstitution à l'intérieur des sex-clubs gays de lieux extérieurs érotisés dans le fantasme de danger qu'ils véhiculent: Allan Bérubé, 'The History of Gay Bathhouses', in Colter et al., Policing public Sex: Queer Politics and the Future of AIDS Activism (Boston: South End, 1996), 201-2.

[2] Laud Humphreys, Tearoom Trade: a Study of homosexual Encounters in public Places (London: Gerald Duckworth & Co, 1970). Traduit en français par Henri Peretz sous le titre: Le Commerce des Pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans l'Amérique des Années 1960. Préface d'Éric Fassin (Paris: La Découverte, 2007).

[3] La 'folle des pissotières', l'une des quatre catégories définies par Humphreys, était l'objet d'un rejet généralisé de la part des autres 'usagers' en raison de sa propension au scandale et de son goût excessif pour les loubards. Sur la folle comme repoussoir et figure ultimement subversive: Jean-Yves Le Talec, Folles de France. Repenser l'Homosexualité masculine (Paris: La Découverte, 2008).

[4] Samuel R. Delany, Times Square Red, Times Square Blue (New York: New York University Press, 1999).
Le cas tout aussi violent du West Village et de ses jetées sur l'Hudson relève des mêmes politiques municipales répressives avec une dimension ouvertement raciste: "Queers hanging out in public were once considered a staple of West Village culture. Yet within the climate of the Giuliani/Bloomberg 'quality of life' crusade, the presence of gender insubordinate young Black and Latino queer youth, as opposed to white men with moustaches, is often viewed as a problem... "They disproportionately target queer youth of color. It's resulting in increased prison populations of queer youth just for loitering or urination on the streeet."" Benjamin Shepard, 'Sylvia and Sylvia's Children: a Battle for a queer public Space', in Mattilda Bernstein Sycamore (ed.), That's revolting! Queer Strategies for resisting Assimilation (New York: Soft Skull Press, 2008), 123-40. Le texte comprend également un historique clair de la politique urbaine de Giuliani et de ses répercussions sur les communautés directement visées.

[5] "This perspective on erotic impersonality qualifies as ethical by virtue of its registering the primacy not of the self but of the other, and by its willingness to engage intimacy less as a source of comfort than of risk." Tim Dean, Unlimited Intimacy. Reflections on the Subculture of Barebacking (Chicago: The University of Chicago Press, 2009), 211.

[6] Michael Warner, The Trouble with Normal. Sex, Politics, and the Ethics of Queer Life (New York: Free Press, 1999).

[7] Sur l'universalité du droit de pisser et l'aveuglement délibéré des édiles aux besoins fondamentaux de sections entières de la population (femmes, SDF): Julien Danon, 'Les Toilettes publiques. Un droit à mieux aménager', in Droit Social, nº1 (2009), 103-10.

Aux États-Unis, le groupe activiste PISSAR (People in Search of Safe and Accessible Restrooms) vise à rapprocher dans ses revendications des catégories (genderqueer folk, personnes à mobilité réduite) exclues d'une normalisation architecturale au service d'un ordre hégémonique de division des genres et d'un corps considéré comme universel: Simone Chess, Alison Kafer, Jessi Quizar & Mattie Udora Richardson, 'Calling all Restroom Revolutionaries!', in Bernstein Sycamore, op. cit., 216-35.

[8] Après s'être fait gauler en avril 1998 dans une pissotière de Beverley Hills par un jeune flic en civil auquel il s'était exhibé et avoir dans la foulée ému toute l'Angleterre, George a dû venir s'expliquer en prime-time sur la BBC. Juste après l'incident, The Sun en faisait sa une en titrant: "ZIP ME UP BEFORE YOU GO GO". Le flic a quant à lui tenté de saisir la justice pour stress post-traumatique - en vain.

[9] Roger Peyrefitte, Des Français (Paris: Flammarion, 1970).

[10] Anecdote citée dans: Frédéric Martel, Le Rose et le Noir. Les Homosexuels en France depuis 1968 (Paris: Éditions du Seuil, 2008), 125-8.

[11] Merci à Ralf Marsault pour ce détail inédit.

[12] "L'amour avec les Arabes, c'est la rencontre de deux misères sexuelles. Deux misères qui se branchent l'une sur l'autre... C'est aussi ma misère sexuelle. Parce que j'ai besoin de trouver un mec tout de suite. On est obligé parce qu'on est dans une situation pourrie." Philippe Guy, 'Les Arabes et nous' in Recherches, 'Trois Milliards de Pervers', 1973. Cité dans Martel, 127.

[13] Voir le détournement du Manifeste des 343 pour la légalisation de l'avortement: "Nous sommes plus de 343 salopes. Nous nous sommes fait enculer par des arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons. Signez et faites signer autour de vous." Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, Rapport contre la Normalité (Paris: Champ Libre, 1971), 104. Ou encore cette scène de baise furtive et violente entre un adolescent et un Arabe croisé dans la rue: "Tant pis, le type en question, il avait une sale gueule d’arabe, son parfum, c’était pas précisément la rose, mais il en avait sa claque des solitudes de moine... D’abord, il l’a suivi jusqu’à un vieux ciné... Les spectateurs, dans le noir, ils se tapaient du western, l’autre, dans les chiottes, il essayait de se taper le gamin. Mais ça puait... S’étaient foutus à poil tous les deux. L’autre, il agitait sa queue avec un méchant sourire. Ça l’amour avec un homme, ben merde. Et il insistait, l’arabe, il essayait de le foutre sur le ventre, il lui bavait dessus des bons crachats bien huileux. S’est fichu en rogne d’un seul coup. Trop récalcitrant à son goût, finie la rigolade, une bonne paire de tartes et terminée la comédie." ('15 berges', ibid., 102-3).

[14] Cervulle débusque la dimension homonormative du discours du FHAR sur les immigrés d'origine maghrébine et déstabilise une position blanche/mâle/de classe moyenne universalisée et perpétuant, par l'objectification érotique et la prétention de rendre compte de l'expérience subjective d'hommes réduits au silence, les stéréotypes d'hypersexualité (nécessairement active) et de violence: "Thus 'gay pride' for these FHAR members meant a false transgression of white middle-class norms that, far from questioning the commodification of Arab bodies, transforms it into a 'necessary' sign of value for so-called revolutionary politics." Maxime Cervulle, 'French Homonormativity and the Commodification of the Arab Body', in Kevin P. Murphy, Jason Ruiz & David Serlin (eds.), Queer Futures. Radical History Review, nº100 (Durham: Duke University Press, 2008), 176.

[15] Warner, op. cit., 1. "Sooner or later, happily or unhappily, almost everyone fails to control his or her sex life. Perhaps as compensation, almost everyone sooner or later succumbs to the temptation to control someone else's sex life. Most people cannot rid themselves of the sense that controlling the sex of others, far from being unethical, is where morality begins."

Dean part des idées développées par Warner pour aborder la dissolution des limites et le conflit entre identité et désir dans une perspective psychanalytique: 'My libidinous thoughts may be controlled by regulating how others are permitted to exercise their bodily freedoms. The integrity of my consciousness demands that others' liberty be curtailed.' Dean, op. cit., 27.

[16] Un processus de normalisation manifestement déjà enclenché du temps de la rue Sainte-Anne: "La folle traditionnelle, sympathique ou méchante, l'amateur de voyous, le spécialiste des pissotières, tout cela, types hauts en couleur hérités du dix-neuvième siècle, s'efface devant la modernité rassurante du (jeune) homosexuel (de 25 à 40 ans) à moustache et attaché-case, sans complexes ni affectation, froid et poli, cadre publicitaire ou vendeur de grand magasin, ennemi des outrances, respectueux des pouvoirs, amateur de libéralisme éclairé et de culture. Finis le sordide et le grandiose, le drôle et le méchant, le sadomasochisme lui-même n'est plus qu'une mode vestimentaire pour folle correcte... Un stéréotype d'Etat... remplace progressivement la diversité baroque des styles homosexuels traditionnels... Le mouvement est lancé d'une homosexualité enfin blanche, dans tous les sens du terme... Et chacun baisera dans sa classe sociale, les cadres moyens dynamiques respireront avec délices l'odeur d'after-shave de leur partenaire... Le nouveau pédé officiel n'ira pas chercher d'inutiles et dangereuses aventures dans les courts-circuits entre les classes sociales." Guy Hocquenghem, Libération, 29.03.1976. Cité dans Martel, 285-6.

Sur les liens intrinsèques entre espace urbain, identitité gay et visibilité: Michael D. Sibalis, 'Paris', in David Higgs (ed.), Queer Sites. Gay urban Histories since 1600 (London, New York: Routledge, 1999), 10-37. Pose la question de l'homogénéisation des identités dans un espace ultra-commercialisé et les exclusions - relatives à l'origine sociale, l'apparence physique, l'âge, etc. - que celle-ci entraîne.

[17] Jeunisme et racisme ont très tôt fait des émules sur la nouvelle scène, comme au King Night Sauna de David Girard dont l'entrée était interdite aux plus de 40 ans et aux 'étrangers'. Martel, op. cit., 266.

Sur la complexité de la situation des beurs gays de banlieue dans le milieu pédé parisien: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: Le Cherche Midi, 2009).

[18] Un essai brillant sur les vides structurant (de moins en moins) Berlin et leurs usages informels: Kenny Cupers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann, 2002).

21 March 2011

The Ballad of the Yummy Mummies

Spielplatz, Greifswalder Strasse, Prenzlauer Berg

Il y a dix ans la simple évocation du nom de Prenzlauer Berg suffisait à faire monter l'adrénaline d'un cran. Ne résidant pas encore à Berlin c'est comme si tout mon imaginaire de cette ville s'y cristallisait: le nom-même me fascinait, l'architecture relativement bien préservée des destructions du siècle était dans son opulence dégradée le véhicule de mes fantasmes de Mitteleuropa, Schönhauser Allee était interminable sous son ciel froid de Russie. Même sa population semblait rescapée d'un monde partout ailleurs révolu, l'urbanité tranquille de ses rues l'antithèse intégrale des visions d'horreur londoniennes accompagnant la fermeture des pubs. Je m'y promenais souvent les samedis après-midi, impressionné par les énormes volumes des Mietskasernen et la plasticité lourde de leurs stucs - du moins celles qui n'avaient pas été dénudées et recouvertes de ce badigeon gris rugueux emblématique de la RDA, qui devait considérer ces fantaisies ornementales comme intrinsèquement décadentes, avant de s'y initier elle-même peu avant sa chute. À la tombée du soir je m'y sentais seul, prêt à me rendre dans un club inconnu où se tenait l'une des nombreuses sex parties du weekend et où j'arrivais toujours trop tôt. C'était là et exactement là que je me voyais vivre dans un futur hypothétique.

On imagine Berlin échapper aux processus de gentrification à l'œuvre partout ailleurs simplement parce que c'est Berlin et que son histoire et son économie chaotique lui assureraient comme par magie un statut à part, même si les rêves des élites post-unification la voyaient miraculeusement propulsée au rang de métropole mondiale. Et puis la mobilisation d'une population que l'on pense très politisée ne laisserait jamais cette ville connaître le sort de Paris ou Amsterdam - la résistance généralisée à Mediaspree, un projet gargantuesque de redéveloppement des abords du fleuve en étant l'exemple emblématique. Seulement la tendance de fond est indéniable et de nombreux événements - microscopiques ou largement médiatisés - nous le rappellent constamment. Avec l'évacuation violente d'un squat de Friedrichshain il y a quelques semaines la question de la gentrification du centre s'est retrouvée propulsée au centre des débats. Berlin, dernier bastion du cool international, succombait aux mêmes mécanismes normalisateurs d'uniformisation sociale et la figure emblématique de cette dérive n'était autre que la famille de classe moyenne avec enfants en bas âge ayant investi - colonisé pour certains - Prenzlauer Berg et poursuivant son avancée vers d'autres secteurs moins policés de la ville.

Le phénomène n'est pas récent mais a pris ces deux ou trois dernières années des proportions délirantes. Il est des zones bien particulières de Prenzlauer Berg où l'on ne s'aventure pas à certaines heures tant on frise l'hystérie dans le trafic de poussettes double-place, quand ce ne sont pas ces énormes carrioles pilotées par quelque jeune parent stressé promenant toute la smala de l'immeuble. Helmholtzplatz le samedi après-midi est quasi impénétrable, ses commerces et espaces publics étant presque intégralement dévolus au culte de la petite enfance et à toutes les niaiseries propres à cet âge. Il existe des salons de thé pour jeunes mères épanouies cultivant l'entre-soi et se livrant à une compétition farouche par progéniture interposée, ma boutique de fringues pédé favorite est devenue une layetterie de luxe et ces rues ombragées aux stucs de pièces montées fraîchement rénovées ont maintenant quelque chose d'un peu trop doucereux. Tant de jolité pastel finit par rester sur l'estomac et ce que Prenzlauer Berg pouvait avoir de fracturé dans sa grandeur louche se trouve submergé par un provincialisme sage de bon goût que certains attribuent à un type de conservatisme mesquin et argenté propre au sud-ouest allemand - beaucoup de ces jeunes couples viennent apparemment de là, un soutien familial conséquent leur permettant de subsister et se multiplier dans cette ville de chômeurs. Il existe un terme très méchant pour décrire ce phénomène social: Spießertum, mentalité du petit bourgeois provincial étranger à toute culture urbaine et imposant ses valeurs d'ordre et de tranquilité au risque de rendre terminalement fade cette ville dont l'éclat anarchique l'avait pourtant attiré. D'autres parlent de Bionade-Biedermeier, ce qui revient à peu près au même.

Se promener dans Prenzlauer Berg donne le sentiment d'une monoculture absorbant une histoire qui ne lui appartient pas en en recrachant à sa périphérie les scories - la polarisation sociale entre classes possédantes et démunies y étant excessivement marquée pour une ville comme Berlin. Le quartier, depuis longtemps déserté par ses populations ouvrières et étudiantes dont le brassage ne semblait plus possible qu'ici, est devenu le territoire exclusif (souvent revendiqué avec arrogance dans une occupation emphatique de l'espace à grand renfort de panzer-buggies) de l'hétérosexualité reproductrice triomphante, réduisant à néant ce que le lieu, dans son ambiguïté entre deux âges, ses poches de temps hétérogènes, ses destructions encore visibles, son histoire vivante de dissidences politiques, avait de résolument queer. Avec le bétonnage des identités sociales et sexuelles, l'uniformisation urbaine et surtout l'omniprésence d'enfants en bas âge et de l'esthétique neuneu qui en résulte, Prenzlauer Berg a depuis longtemps cessé d'être un site de désir intense menant à d'autres ailleurs géographiques, mémoriels, émotionnels, érotiques. C'est comme une immense bonbonnière fermée hermétiquement sur un fantasme hégémonique de plénitude familiale duquel aucunE n'a intérêt à dévier, et macache pour toutes celles et ceux qui ne s'y reconnaissent pas - gay, straight ou autre.

Dans No Future, Lee Edelman élabore, à l’encontre d’une organisation sociale intégralement centrée sur l’enfant, une éthique queer appelant à l'abandon de toute tentative d'adaptation à la politique mainstream d'élan reproductif (ce qu'il nomme reproductive futurism). Être queer (ou ‘cuir’ comme on le prononce à l’allemande, ce qui amuse toujours) exige selon lui une césure complète avec l’idée même d’un futur rédempteur - qui n’est que simple répétition et tout aussi mortel que le passé -, et invoque la puissance explosive de l’ironie pour faire voler en éclats cette temporalité fantasmatique dans laquelle se projètent les tenants de l’ordre familial. Citant lui même Hocquenghem, “Le mouvement homosexuel se rapporte à l'inengendré-inengendrant du désir orphelin en ce qu'il ignore la succession des générations comme étape vers le mieux-vivre. Il ne sait pas ce que signifie le sacrifice pour les générations à venir, pilier de l'édification socialiste. [...] Le groupe sujet homosexuel, circulaire et plane, annulaire et sans signifiant, sait que la civilisation est mortelle, elle seule." Puissent ces mots ne jamais me faire perdre de vue ma présence cinglante dans ces rues grouillantes d’un futur tout-puissant [1].

 

Ça a fini sur une aire de jeu de Helmholtzplatz l'impénétrable / Lorsque je me suis retrouvé dans le tram avec ce grand skin qui me tenait par le colbac j'ai saisi tout le potentiel révolutionnaire de la situation / Il m'avait déjà passablement arrangé une heure plus tôt au Lab et comptait bien poursuivre les sévices en toute intimité / C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés au milieu du terrain de jeu dans la pluie froide et grise de cette fin de nuit / Il me laissait faire ce que je voulais sur lui, il était cool / Son jock noir de pisse sortait de son jean, il était bien rempli, avec un énorme Prince Albert que je mordais à travers le tissu / Les jets âcres se diffractaient contre l'anneau d'argent épais et me coulaient de partout / De temps à autre je me faisais piétiner la gueule, il avait en plus des pieds divins / Un mec de 46 ans plein de cicatrices bandant comme un salaud / Je pense qu'il m'aime bien, ce n'est pas la première fois avec lui, et pareil contre le toboggan des petits, il m'avait longuement travaillé le cul / J'avais toute sa main à l'intérieur alors que nous croisions les premiers travailleurs du matin / À la fin il faisait déjà jour, personne semblait ne rien avoir vu / À une telle heure les petits enfants dormaient encore paisiblement dans leurs châteaux des merveilles aux couleurs sucrées.

 

[1] On ne résiste à la tentation de citer in extenso ce passsage brillant: “If the fate of the queer is to figure the fate that cuts the thread of futurity, if the jouissance, the corrosive enjoyment, intrinsic to queer (non)identity annihilates the fetishistic jouissance that works to consolidate identity by allowing reality to coagulate around its ritual reproduction, then the only oppositional status to which our queerness could ever lead would depend on our taking seriously the place of the death drive we’re called on to figure and insisting, against the cult of the Child and the political order it enforces, that we as, Guy Hocquenghem made clear, are “not the signifier of what might become a new form of ‘social organisation,’” that we do not intend a new politics, a better society, a brighter tomorrow, since all of these fantasies reproduce the past, through displacement, in the form of the future. We choose, instead, not to choose the Child, a disciplinary image of the Imaginary past or as site of a projective identification with an always impossible future.” Lee Edelman, No Future. Queer Theory and the Death Drive (Durham, London: Duke University Press, 2004), 30-1. Guy Hocquenghem, Le Désir homosexuel (Paris: Fayard, 2000 [1972]), 176-7.

06 March 2011

Papy Sucre d'Orge

"He has seen a million ugly scenes
Places where men droop with mould
The backrooms, where soiled goods are sold
Seen with opened eyes since frail fifteen"

(Marc Almond, The Hustler)

 

Hotel, Eisenacher Strasse, Schöneberg

Comme toujours je veillais à ne pas être le dernier à partir. Les dimanches après-midi au bordel ont tendance, il est vrai, à se terminer tôt et les départs à se faire par vagues subites. On se retrouve alors seul avec le sentiment pénible d'avoir raté la fête. Lui, je l'avais remarqué à plusieurs reprises, un grand barbu barraqué à poil en train de se branler au milieu du bar. Il était bien monté et savait se poster aux bons endroits pour en faire profiter tout le monde. Je l'observais de ma lucarne, l'un des nombreux trous percé dans la paroi où de temps à autre les mecs venaient au petit bonheur la chance se faire sucer. Une fois sorti je l'ai aperçu au milieu du terrain vague qui borde Berghain. Il semblait attendre quelqu'un et dans mon ébriété avancée il était évident que c'était moi. Nous avons marché ensemble dans la boue épaisse, moi déterminé à le suivre chez lui, lui tenant des propos confus et se comportant de façon erratique, me laissant penser qu'il n'avait pas absorbé que de l'alcool. Cela ne m'empêchait pourtant pas de jouer les fiers-à-bras et de lui chauffer la queue sur le quai du U-Bahn direction Samariterstrasse. Une fois chez lui il se mit à me dessaper en vitesse et à me travailler le cul. Lui disant que je ne pratiquais pas le bareback il m'ordonna de quitter immédiatement l'appartement. En moins de cinq secondes je me retrouvai à dégringoler les escaliers dans le noir sans même avoir dit un mot. Dehors il faisait un froid glacial, je me sentais vidé et désorienté d'avoir subitement dû m'arracher à son intimité, même à ce point frelatée. C'était dimanche soir, la fin d'un weekend qui se terminait comme beaucoup dans l'incertitude. Les rues sombres et impersonnelles ne promettaient plus aucun amour, il était déjà tard. Déchiré entre rage, tristesse et dégoût je passai devant le Liebig 14, squat évacué quelques jours plus tôt dans un déploiement policier délirant. Des fourgons des brigades anti-émeutes stationnaient encore à l'angle en cas de nouveaux débordements.

L'événement, même s'il fut vite dissout dans le jour revenu, entra en résonance avec d'autres d'une dureté égale. À la Berlinale deux semaines plus tard passait un documentaire superbe de Rosa von Praunheim sur la prostitution masculine à Berlin, Die Jungs vom Bahnhof Zoo. La gare - depuis des décennies connue pour ses rent boys et autres fugueurs en rupture familiale - est pour le cinéaste le point d'ancrage de trajectoires multiples traversant Berlin de part en part et déroulant jusqu'à Vienne une litanie d'enfances fracassées, d'exil et de prédation sur fond de conflits armés et de grand brassage européen des biens et des corps. Les moments les plus troubles se passent toutefois à Schöneberg où toute une scène composée de jeunes Roumains et de gentils papys gâteau brûlés aux UV (comme il se doit dans ce curieux vestige de Berlin-Ouest) se cristallise autour de deux ou trois établissements bien connus. D'un appartement voisin un voyeur, lui aussi friant de Stricher est-européens, surplombe tout le manège d'Eisenacher Strasse la tête couverte d'une cagoule en cuir - qu'il ne quitte jamais, le nez proéminent du masque lui donnant même l'apparence d'un oiseau de proie. J'avais l'impression d'une sorte d'appreciation society très exclusive pour garçons cassés, un micocosme confidentiel de structure quasi néo-coloniale (mais en plus pratique car à deux pas de chez soi) superposé au Schöneberg 'classique' des boutiques pour fétichistes chics, bars de moustachus et autres XXX Kinos. L'équipe de tournage se rend d'ailleurs dans un village de l'est roumain où virtuellement tous les jeunes hommes en âge de le faire 'travaillent' à Berlin (il existe même un service de bus direct). C'est l'envers de Schöneberg, là où ces garçons retrouvent une histoire et un passé auprès des leurs, avec leurs aspirations et désirs propres, loin de l'exotisme toc dans lequel ils se trouvent enfermés, et c'est tout le mérite de Rosa von Praunheim d'avoir su contextualiser ces vies et restituer l'humanité complexe de chacune. L'un des derniers interviewés, un jeune mec de Marzahn, clôt le film de façon glaçante: à la suite d'agressions sexuelles aux mains d'un employé de piscine municipale, il était machinalement devenu une sorte de garçon à louer et à emporter, des hommes âgés sans doute très réceptifs à son état de destruction mentale et émotionnelle le cueillant toujours dans le même square pour l'emmener mater des pornos chez eux. Pour lui tout rapport avec un homme devait nécessairement en passer par là. Il n'y avait rien de plus normal et la reconstruction ne commença à se faire que beaucoup plus tard quand une possibilité d'aide de laissa entrevoir beaucoup plus à l'ouest. À Schöneberg précisément...

Par pure coïncidence je lisais au même moment Un mauvais Fils d'Ilmann Bel, récit des périples d'un jeune beur gay dans les arcanes des rézos de drague téléphonique et de la prostitution parisienne. Ambitieux, dédaigneux des moches et un peu paillettes sur les bords, Zacharia est un jeune homme élégant avec des goûts prononcés pour le luxe mais bien souvent on le préférera en survêt' blanc et Rekins, si possible avec un air méchant et 'l'accent banlieue' même s'il n'en est pas originaire. Et ça marche à tous les coups, entre le bobo créatif de Belleville qui s'entiche de lui à la misérable épave au fin fond du neuf-trois qui bande sous les crachats du beau rebeu qu'il a réussi à se payer. Le style plat et factuel du livre lui donne même à la longue une qualité presque hallucinatoire. Alors que certaines passes au Bois ne sont pas dénuées de tendresse envers des michetons morts de trouille, la multiplication de plans foireux en province avec de vieux dégueulasses achève d'exacerber le sentiment d'une fuite en avant incontrôlable qui peu à peu se mue en aliénation absolue: si on ne le désire que pour sa bite d'Arabe, elle seule régira désormais tout rapport au monde. La fin du roman est d'ailleurs trash à souhait: au bras de son énième sugar daddy, Zacharia s'envole pour New York, fait chauffer la carte de crédit du vieux et réussit même à se taper Árpád Miklós dans son palace dominant Manhattan (mais Árpád, bon prince, refusera l'argent, début peut-être d'une révélation dont on ne saura rien). Il est vrai qu'entre-temps Zach se sera considérablement durci au contact de l'industrie du 'glamour' gay qui entre photographes mythomanes et pornographes véreux lui renvoie toujours le même stéréotype de la racaille juste bonne à faire tourner ces cochons bourgeois de pédés. À cet égard la claustrophobie du Marais et la culture qui y prévaut sont très bien évoquées dans sa frénésie de baise et sa commodification de corps exotiques - ethniquement comme socialement, une sorte de safari sexuel mené électroniquement du confort de chez soi sans les frictions du monde réel [1].

Toujours un peu plus miné par la dureté de l'univers gay dont je suis intégralement partie prenante par ma consommation de corps et de lieux - tellement omniprésente même qu'elle en devient indiscutable - je me laissais gagner par une tristesse amorphe.

 

Mère - La Grande Borne, Grigny

Et il y a quelques jours, une chose que je croyais perdue à jamais, retrouvée du fond d'un âge d'innocence. J'avais quatre ans lorsqu'une équipe de production de ce qui était encore l'ORTF est venue dans ma cité recruter des acteurs potentiels pour une comédie de Noël. Le Père Noël est en Prison est une chose légère et inconséquente racontant l'incarcération d'un vagabond animant les centres commerciaux en robe rouge et fausse barbe et sa libération par la police à la suite d'un soulèvement des enfants de la ville qui craignaient de ne pas recevoir leurs cadeaux. Rien de plus, le tout tient en une heure. Face aux grands classiques invariablement resservis au moment des fêtes depuis des décennies, ce petit téléfilm n'a jamais fait le poids et n'a été diffusé à ma connaissance qu'une fois. Nous l'avions regardé en famille dans le grand lit de mes parents mais j'étais trop jeune pour en garder un quelconque souvenir, si ce n'est que, séparé de ma mère, j'avais pleuré sur le tournage. Le noir et blanc granuleux, le jeu grandiloquent et histrionique des acteurs principaux, les discours militants un rien étranges débités par les enfants révoltés (on sortait juste de soixante-huit et heureusement pour le Père Noël le Groupe d'Information sur les Prisons de Foucault venait d'être créé) et aussi sans doute le côté low budget de la production en ont vite fait quelque chose de daté, de complètement mièvre et pour tout dire de pas drôle du tout.

Des sentiments très forts ont pourtant refait surface lorsque je l'ai vu sur le site des archives de l'INA. Même si le noir et blanc maussade est loin de faire justice à l'exubérance chromatique de la Grande Borne des origines (c'est-à-dire avant les réhabilitations ratées des années suivantes face à la catastrophe qui se profilait) l'architecture de la toute nouvelle cité est omniprésente à travers les défilés des enfants consternés et son étrangeté esthétique a sans doute été retenue précisément par la place qu'elle accordait au jeu et à la découverte émerveillée. L'architecte Émile Aillaud, dans un paternalisme très XIXème plein d'une condescendance un rien précieuse envers les évacués de Paris qui avaient investi sa création, l'avait voulue ainsi et n'avait pas lésiné sur les matériaux semi-précieux pour l'élévation prolétarienne: ça sentait bon le bois verni et la peinture fraîche dans les halls de mosaïque et très jeune j'avais déjà le sentiment d'une modernité extrême rutilant dans une paix et une lumière toutes corbuséennes. Pourtant le grand ensemble, si original qu'il fût, commençait à faire l'objet de critiques très dures peu de temps après sa réalisation. Dans un documentaire télévisé diffusé deux ans plus tard, L'Enfer du Décor, où Aillaud, dérangé exprès de Saint-Germain-des-Prés, expose à nouveau in situ ses bienfaits à l'égard de la classe ouvrière, l'image est tout autre: des loubards à coiffure de Ringo et chemises cloutées décrètent que "c'est la zone", de jeunes sociologues dépêchés de Vincennes nous disent que les petits enfants, ceux-là mêmes qui apparaissent dans Le Père Noël, sont condamnés par les mécanismes du système éducatif aux mêmes schémas d'oppression sociale que leurs parents pendant que des mères désemparées révèlent leurs multiples tentatives de suicide. Car ce qui frappe dans tous les documents d'époque c'est le nombre de femmes aux fenêtres, seules, immobiles, en attente dans une bulle coupée de tout: d'enfants sur le point de rentrer de l'école et de maris travaillant dans la banlieue lointaine et de retour exténués par le car du soir.

Ma mère était l'une de ces femmes tout juste arrivées dans les appartements à peine terminés. On l'aperçoit même brièvement au détour d'une scène avec ses deux enfants près d'elle, jeune femme à la mode de 1971 (jupe plissée écossaise et kinky boots de cuir à zip), devenue mère très tôt, aux traits doux et aux yeux profonds sous le fard. Puis son regard change de trajectoire en une fraction de seconde et brille. Je ne sais pas ce qui se passe en elle, qui vient d'être enfermée là... Au même moment Paris, distant de seulement quelques kilomètres en autoroute, retentissait des cris des Gazolines entonnant "CRS, desserez les fesses!" , le vieux monde était tourné sens dessus dessous dans une recréation radicale du désir et on se demande comment les répercussions de tels bouleversements auraient pu nous affecter, isolés comme nous l'étions. La glaciation patriarcale des siècles recouvrait notre monde comme une chape de plomb et les révolutions sexuelles qui faisaient rage à Paris n'avait pas grand sens dans un milieu de jeunes familles ouvrières dont les priorités étaient tout autres. Tout au plus avait-on entendu parler du MLF mais cela faisait doucement ricaner, prouvant si besoin est que les injonctions à la révolte des classes moyennes blanches éduquées avaient une incidence plus que limitée hors de leur terrain de jeu métropolitain. Dans la scène du film où elle apparaît ma mère sert en bonne épouse le café à un connard qui lui hurle dessus parce qu'il n'y a pas de sucre, et personne n'aurait un instant songé à contester ça. En fait, la réaction pompidolienne battait son plein à la Grande Borne: même les policiers qui appréhendent le Père Noël sont de gentils lourdauds, certes un rien paternalistes mais bonne pâte après tout, et il suffit de regarder les scènes d'émeutes filmées quelque trente ans plus tard - aussi visibles sur le site de l'INA - pour être aussitôt pris de vertige face au devenir de la société française dans son ensemble.

Il y a pourtant dans ce film quelques instants où l'on respire, entre envolées de vieux cabots et mômeries interminables au milieu des folies en béton de M. Aillaud. L'un des enfants, un petit blond à l'air abattu, est dénoncé comme balance (pas moi bizarrement) et est immédiatement expulsé du comité révolutionnaire (une constante dans le petit monde des groupuscules gauchistes). À la suite de quoi on le voit marcher seul sur un air triste d'harmonica le long des esplanades noyées de pluie, toutes les mères ayant regagné avec leurs petits enfants le confort des nouveaux appartements aux papiers peints uniformes. C'est un moment poignant, le seul trou d'air de tout le film où la fragilité de l'utopie urbaine, la peine de ne rien avoir vu durer avant l'entrée dans la violence commune, l'anticipation d'un futur en chute libre, la perte irrémédiable d'un rêve d'harmonie collective s'engouffrent dans le rien de cet après-midi fade et monochrome. Curieusement le gosse se retrouve ensuite à errer le long de sablières de l'autre côté de Paris pour finalement se jeter dans le canal... Et moi? J'apparais sporadiquement, la plupart du temps l'air ahuri (on m'avait réservé deux répliques de nature légèrement anti-cléricale), un beau petit mec doux et charmant qu'on prenait invariablement pour une fille, ce que l'on me fera payer très cher ultérieurement alors que le monde onirique de la Grande Borne se désagrégeait lentement dans une menace suintante de façades daubées et d'écoles incendiées.

 

[1] Sur la figure du garçon arabe réduit à sa simple dimension biologique: Nacira Guénif-Souilamas, 'L'Enfermement viriliste: des garçons arabes plus vrais que nature', in Cosmopolitiques nº2 (oct. 2002).

Sur l'érotisation des corps ethniques et l'énorme industrie pornographique afférente: Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010). Voir sur ce dernier la critique implacable de Didier Lestrade dans Minorités (oct. 2010).

Sur la complexité et l'ambiguïté des rapports de pouvoir et de séduction entre beurs des périphéries qui aiment les hommes et gays blancs aisés des centres-villes, voir les témoignages recueillis dans: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: le cherche midi, 2009) - cité dans Foncedé de Lopsa.

28 August 2010

Lucre, Trash et Vanité

"Dans ce monde trop souvent sans imagination, l’avenir réalise lentement le rêve des fous.“
(le député-maire lors de l’inauguration de Vermeil) 

"Elle est caissière, pas tripoteuse."
(une voleuse à l'étalage chopée à Carrefour) 

 

Nouveau Vermeil: 'La Ville-Bidon'

Certains films connaissent un sort étrange. Alors que de nombreux flops commerciaux ou critiques peuvent au fil du temps continuer à toucher un public averti au point de devenir culte, d’autres disparaissent purement et simplement des écrans radars et implosent en vol. C’est le cas de La Ville-Bidon de Jacques Baratier, objet brut de décoffrage projeté des confins des années soixante-dix et dont on est depuis sans nouvelles. Pourtant l’histoire aurait pu entrer en résonance avec certaines angoisses, très fortes dans la France d’alors, autour du modernisme architectural et du radicalisme urbanistique des dernières décennies: un projet futuriste de grande ampleur nommé 'Vermeil’ (en fait Créteil) doit sortir de terre quelque part en banlieue parisienne à grands coups d’investissements, de nouvelles infrastructures et de programmes d’implantation commerciale, et par contrecoup entraîner l’expulsion des populations marginales occupant le terrain, des habitants de bidonville à la bande de ferrailleurs établis avec leurs familles autour d’une décharge. Seule la résistance forcenée de ces derniers donnera du fil à retordre aux autorités prêtes à n’importe quel coup tordu (manigances financières, meurtre) pour voir aboutir leur idéal de cité harmonieuse et 'sans classes’... Au départ un téléfilm intitulé La Décharge et interdit d’ORTF sous Pompidou en 1971, il fut remanié et rallongé pour ne finalement sortir qu’en 1976 (ou peut-être même plus tard) et après un échec retentissant en salles sombrer immédiatement dans l’oubli. Même l’anthologie des Cahiers du Cinéma publiée il y a quelques années sur les représentations filmiques de la ville n’en fait nulle part mention. Était-ce le ton même qui ne faisait plus recette, une satire anarchisante pleine de méchanceté et de noirceur des politiques urbaines publiques sur fond de corruption et de racisme quasi institutionnalisés? Ou bien le climat idéologique du film, très en phase avec les théories critiques d’inspiration marxiste dominantes après soixante-huit? La forme même a-t-elle pu rebuter dans son oscillation constante entre fiction et documentaire social, pastiche de films publicitaires et happenings en terrains vagues? Ou le montage au rasoir qui passe constamment du coq à l’âne dans une prolifération de personnages que l’on ne cesse de perdre en route? Ou peut-être était-il simplement trop tard en 1976 pour ce genre de discours.

Ce qui frappe d’emblée dans La Ville-Bidon c’est en effet sa chronologie hasardeuse due aux aléas de son élaboration et très visible dans les phases de développement successives du quartier institutionnel de Créteil, nouvellement promue chef-lieu de département: les scènes originelles de rodéos se déroulent autour du lac de plaisance en pleine excavation, un archipel de cratères boueux dominé par la carcasse de la nouvelle préfecture en cours de construction, alors que certains plans panoramiques montrent une ville quasi achevée, ce que mes souvenir font remonter aux alentours de 1975 tant la soudaineté d’une telle métamorphose avait frappé les esprits. Ainsi la création du film est profondément indissociable du temps réel de la ville dont il suit la genèse tout en en exposant les mécanismes sous-jacents d’exclusion et de contrôle, son mensonge fondamental sous couvert de modernité et de progrès humain. La Ville-Bidon n’est en effet jamais que l’inverse de bidonville - là où l’action commence, l’état originel auquel l’hubris des hommes la fera inexorablement retourner. L’un des mérites du film est de mettre le doigt sur une période charnière de l’histoire du logement en France et des logiques de différenciation sociale et de ségrégation raciale qui la sous-tendent sur fond de pénurie chronique et d’ingénierie sociale à grande échelle. Car hors l’épopée bien documentée et presque mythique des bidonvilles, dont la résorption se poursuivra jusque dans les années quatre-vingt (avant leur réapparition plus tard sous la forme de camps de fortune aux marges des agglomérations, eux-mêmes démantelés à tour de bras ces derniers temps), l’épisode des cités de transit est lui bien moins connu: ces ensembles de barraquements sombres construits à la va-vite visaient à abriter les populations évacuées des bidonvilles en attente de relogement dans des HLM flambant neufs - bien souvent construits par ces mêmes ouvriers - et auxquelles tant de luxe était encore hors de portée. Comme si le processus de socialisation et d’assimilation par lequel on entendait les faire passer devait se faire dans cet espace gris et transitoire, un sas de sûreté devant mener à la respectabilité d’un éden urbain pourtant déjà bien en route vers sa désintégration programmée. Le député-maire (Lucien Bodard) a d’ailleurs un avis bien arrêté sur la question et l’expose à ses collaborateurs l’air goguenard: certaines populations (comprendre immigrées) sont intrinsèquement irrécupérables et en vertu de leur incapacité à s’adapter à la modernité promise (entendre acheter un appartement comme tout Français) doivent purement et simplement disparaître.

Les scènes de la cité de transit, qui se trouvait à l’orée de Créteil-Vermeil, sont d’un réalisme cru, bordéliques et souvent empreintes d’un profond pessimisme social - les observations désabusées et un brin prophétiques du gardien alcoolique (Roland Dubillard) sur la déliquescence humaine ambiante, les stigmatisations mutuelles entre groupes englués dans la même misère et l’inévitable dégradation de l’urbanité nouvelle, sont sans appel dans l’invariabilité monotone de ses logorrhées (dressé sur un monticule surplombant la ville il philosophe sur les 'grandes bites’ promises à l’ordure - point d’orgue acerbe du film). Sur le mode de la semi-improvisation sont présentées des vies flottant dans une sorte de provisoire permanent, venant d’un monde détruit et sans avenir visible, en butte à tous les fléaux sociaux imaginables: alcoolisme de pères chômeurs, délinquance juvénile, suicide dans les caves, mutilations de chats et prostitution de mères de famille. Le thème de la prostitution et plus largement celui de la sexualité des classes inférieures refait évidemment surface dans l’enquête du sociologue dépêché sur place par un député-maire soucieux de démontrer l’intrinsèque immoralité de ces lieux et le bien-fondé de sa politique d’expropriation. Alors qu’on lui demande dans une parodie d’interview-vérité si la sexualité en cité de transit est différente de celle qui a cours dans 'les autres régions de France’, Fiona (Bernadette Lafont en mode zonarde illuminée) fait allusion avec une fausse ingénuité niaise aux scènes de baise la nuit dans les caves, bien consciente qu'elle est de la fascination ancestrale du bourgeois pour une sexualité supposée dangereuse, prédatrice et hors de contrôle, dont la charge fantasmatique reste à ce jour toujours aussi puissante - voir pour cela la surchauffe médiatique autour du phénomène des 'tournantes’ il y a quelques années ou l’engouement dans la pornographie gay ethnique pour les gang bangs de rebeus en survêt... Le personnage de Fiona sert de trait d’union entre les différentes strates de ce monde d’exclusion et constitue le véritable élément flottant et libertaire du film: résidant en cité de transit, elle fréquente le milieu de la décharge et entretient plusieurs liaisons à la fois, avec le fils du propriétaire de la casse et Mario, le chef des ferrailleurs, un beau gosse décoiffé en grosses bottes de cuir. C’est elle également qui officie en grande prêtresse SM des fêtes orgiaques du terrain vague ou qui au milieu du supermarché de Vermeil-Soleil appelle à la révolte de ses co-cleptomanes et les invite à aller voler ailleurs en paix - scène insurrectionnelle rappelant l’émeute en caddies qui clôt le Tout va bien de Godard.

La résistance à la commodification et au pouvoir sous toutes ses formes est l’un des aspects centraux du climat culturel français post-situ dont l’impact se fait sentir dans tout le film sur un mode essentiellement parodique. Dans le domaine de l'architecture les idéaux du modernisme de la grande époque sont au début des années soixante-dix depuis longtemps discrédités, les innombrables rêves de Cité Radieuse ayant tous, par manque d’imagination, de moyens réels ou par simple cynisme des autorités, largement trahi l’original humaniste élevé quelque temps plus tôt au rang d'idéal céleste par Le Corbusier. Henri Lefebvre avait exposé la dimension idéologique à l’origine de toute production spatiale et les mécanismes d’oppression et de ségrégation à l’œuvre dans une France frappée de plein fouet par une forme particulièrement virulente de gigantisme architectural. Les répercussions sociales de cette violence étatique inaugurée par la reconfiguration de Paris sous Haussmann ne cesseront dès lors de hanter l’imaginaire collectif et la production cinématographique. Dans La Ville-Bidon le personnage de l’architecte (Pierre Schaeffer, par ailleurs pionnier de la musique électro-acoustique), l’un des piliers de la coalition des requins aux côtés du politique, du promoteur et du banquier, égratigne gentiment le mythe démiurgique de l’urbaniste et par un langage ésotérique aux relents grossièrement structuralistes ("toute la ville est discours") masque habilement la véritable collusion de la profession avec les instances du pouvoir. Émile Aillaud, lorsqu’il parlait de la Grande Borne, sans doute son opus magnum, avait d’ailleurs des accents très similaires, le tout enrobé d’une poétique bien plus baroque et moins mathématique mais empreinte du même paternalisme condescendant à l’égard les hordes à loger. Mais l’image est bien plus sombre dans son aspect totalisant, car comme nous le promet le député-maire le jour de l’inauguration en fanfare de Vermeil, c’est l’ensemble de l’existence humaine qui doit être prise en charge et s’épanouir dans le cadre harmonieux de la nouvelle cité: de la crèche à l’université, de l’usine à la maison de retraite, le contrôle des masses est omniprésent à tous les niveaux et n’est conçu que dans le but de servir les intérêts du capitalisme et de la classe dominante qu'il maintient au pouvoir. Ce système de contrôle par les différentes instances étatiques (l'Appareil Idéologique d'État d'Althusser, théorisé à la même époque) se heurte cependant à la résistance des casseurs de la décharge (le terme de 'casseur’ étant dans le contexte de violence politique de l’époque très fortement connoté) qui lutteront jusque dans un rodéo mortel contre l’éviction. Ce sont eux, blousons noirs crasseux et seigneurs de la ferraille, les véritables agents d’émancipation, irréductibles et au potentiel destructeur total, contrairement aux ouvriers, esclaves des cadences infernales et récupérés par l’appareil bureaucratique syndical, avec lesquels éclatent régulièrement des rixes au troquet - ainsi d’ailleurs qu’avec les immigrés portugais, car les loulous sont de leur propre aveu "aussi un peu racistes“.

C’est d’ailleurs à eux que l’on doit les scènes les plus spectaculaires du film, comme ce rodéo sauvage dans les terrains vagues, sorte de ski nautique sur capots désossés trainé par des vieilles bagnoles sans toit: en bande originale, La Décharge de Claude Nougaro, titre lui aussi complètement oublié mais féroce dans sa force percussive et ses incantations tribales; en arrière-fond la cité du Mont-Mesly, opaque et hiératique dans son ordonnancement monochrome, sorte de muraille irrélle dans la lumière grise du matin et réapparaissant à chaque retour de caméra dans un tournoiement d’une élégance époustouflante (l'effet dramatique du lieu est tel qu'Alain Corneau y tournera aussi Série Noire quelques années plus tard). Ou bien encore la course poursuite de nuit sur le parking de 'Créteil Soleil', tout juste inauguré, où Fiona, en mini-jupe et sautillant sur ses hauts talons comme une gazelle prise dans les phares, se fait coller par la bagnole de Mario au milieu des chariots - le fantasme trouble de la proie traquée de nuit dans les bois -, et c'est bien la découverte d'un cadavre de femme dans le terrain vague (un meurtre commandité par les autorités) qui précipitera l'expropriation de la communauté indésirable. Et même s’il y a ça et là dans le film des moments drôles et incisifs (certaines scènes familiales dans la cité de transit sont à la limite du surréaliste), La Ville-Bidon laisse quand elle s’éteint un goût très amer. Elle aurait dû le faire dès sa sortie si l’on s’était donné la peine de regarder, puis toujours un peu plus au fil des années au fur et à mesure de la désintégration qu’elle laissait entrevoir pour aujourd’hui ne plus donner que l’envie de vomir. On ne peut alors que prendre la mesure du désastre présent et du degré d’inaction et d’impéritie auquel est réduite la France quand il s’agit de penser les notions d’identité et de communauté nationales. Le pourrissement, sporadiquement accompagné de poussées hystériques sur la menace que ferait peser l’immigré sur la sécurité intérieure, a réellement été la seule attitude adoptée par un pouvoir intellectuellement démuni face à ces questions - l’énorme farce régressive du débat sur l’identité nationale étant l’exemple le plus stupéfiant de son impuissance tétanisée. Ce n’en est que plus évident aujourd’hui à l’heure d’une xénophobie affichée sans scrupules, d’une escalade sans fin dans l’ultra-sécuritaire et d’une brutalisation sociale généralisée qui semble être la seule réponse d’un gouvernement aux abois, sans culture ni conscience historiques: aucune volonté d’examen collectif du passé colonial français dont l’héritage explique largement l’infériorisation des populations d’origine étrangère et le déni de leur appartenance à la collectivité par un encerclement policier permanent; aucune réflexion sur la relégation spatiale qui en est le corollaire, l’exclusion de la vie civique et la stigmatisation des couches populaires les plus fragilisées, ou sur la ville envisagée comme lieu multiple et intégrateur - seule compte une action virile immédiate, le reste n’est qu’argutie de gauchiste déphasé, et tant pis si on finit dans la pire des jungles.  La Ville-Bidon contemple du haut de son tas de gravats le gouffre qui s’ouvre lentement, les fractures d’une société qu’une droite revanchiste et réactionnaire divise toujours un peu plus entre bon citoyens et 'voyous’, un pays malade de ses marginalisations démultipliées à l’infini dans la psychose d’un palais des glaces implosé.

15 August 2010

Elle, la Région Parisienne

Homo Sacer

Il y a quelques jours passaient en boucle les images de l'éviction des squatteurs de la Barre Balzac aux Quatre Mille de La Courneuve. L'émoi fut sur le moment considérable face à ces quelques familles traînées dans la rue manu militari par les forces de l'ordre, auxquelles leur ministre de tutelle ne laisse décidément aucun répit: les cris et les pleurs des femmes terrorisées étaient à la limite du supportable, la vue d'un enfant en bas âge écrasé par le corps de sa mère à même le trottoir représentant le point culminant de l'incrédulité horrifiée. La violence sociale décrétée en haut lieu et entretenue dans un climat de division entre communautés ne connaissait donc pas de fond dans un pays où les garde-fous éthiques les plus élémentaires avaient depuis longtemps sauté, la vie politique se voyant réduite à un western de série Z qu'aucune instance ou principe moral ne semblaient plus capable de contrer. Une fois l'intervention policière terminée les familles, dont il faudrait bien dire qu'elles n'avaient pas choisi Balzac pour le raffinement de son urbanité, ont dû finir dispersées dans les environs, sous les bretelles d'autoroutes, dans les camps de fortune, les meublés crasseux, peut-être même vers des départements plus lointains, ces territoires dits 'périurbains' mobilisant eux aussi tout un spectre de représentations fantasmatiques. Leur sort après une action si spectaculaire redevient indifférent puisque rendu à l'invisibilité, notre indignation trouvant sans difficulté d'autres motifs d'expression alors que le gouvernement français dégaine tous azimuts comme lors de toutes ses poussées d'anxiété extrême et de glaciation sécuritaire.

Le lieu même de l'intervention est hautement emblématique. Non pas tant à cause de la sortie sur le Kärcher, ce que l'on n'a d'ailleurs pas manqué de relever dans la presse, qu'en raison du devenir de la vie sociale française au fil des décennies que la Barre Balzac (et non la 'Tour', comme on l'entend souvent -  il est important d'être précis ici comme ailleurs: un zeilenbau n'est pas un point block.) incarne à la perfection dans sa décrépitude ahurissante. Je l'ai encore aperçue il y a quelques semaines du RER B en route vers l'aéroport, elle et celles plus modestes qui s'agglomèrent encore tout autour. C'était une très belle fin de journée d'été, j'etais en marcel tous tatouages dehors, exposé au regard de jeunes hommes en groupes, discutant et riant, ceux dont la simple existence semble grandement inquiéter le pouvoir. Des fenêtres on voyait Balzac dans son impressionnant volume et la lumière dorée éclabousser les parois des immenses ouvertures rectangulaires dont je me disais qu'elles avaient dû être creusées dans son épaisseur à l'occasion d'un énième programme de réhabilitation passé, qui comme tous les autres réduisait la problématique de l'exclusion à de simples questions spatiales. Comme si l'on avait cru qu'elle prendrait ainsi allure plus humaine, deviendrait plus contrôlable, pacifierait ses occupants. Oui, faire passer tant de lumière au travers du monolithe lui ferait prendre en légèreté, avait-on dû penser. Quelques appartements avaient disparu dans la série d'excavations qui ponctuaient à intervalles réguliers l'énorme structure, qui de cette façon avait commencé a devenir un bel objet dramatique et primaire.

J'ai bien sûr pensé à Deux ou trois Choses que je sais d'elle et au moment où l'ensemble est entré en vie, rempli des surplus prolétaires d'un Paris en pleine guerre contre ses pauvres - un élan offensif parmi bien d'autres dans son histoire moderne. C'est vrai que dans le film la cité se laisse saisir comme un tout plastique cohérent et baigne dans une lumière de début d'après-midi légèrement gazeuse. L'humeur aurait même quelque chose de franchement frivole lorsque Marina Vlady laisse son gosse en garderie pour partir en jupette faire la pute à Paris. Tout flotte dans le bleu immatériel, pâle et brillant, des panneaux de mosaïque structurant les façades, une profondeur de bleus ancestraux condensés en des millions de petits cristaux, une Byzance azurée où tout sentait les cages d'escalier fraichement ripolinées... C'était une marque de l'époque, un manifeste visuel mêlant l'hygiénisme social à la volupté d'une vie de plaisirs dans un espace désincarné et abstrait. Dans Deux ou trois Choses... on semble pourtant déjà assister au début d'une décomposition annoncée, la pourriture qui ternira irrémédiablement cette vision olympienne. Y parler si tôt de violence sociale serait inapproprié, et pourtant tout ce qui y surviendra est déjà contenu dans l'ennui de l'enfermement (les longs plans d'adolescentes et de mères postées aux fenêtres dans une attente indéfinie, comme réveillées après leur déplacement brutal d'un monde intime et familier, symbolisent parfaitement cette position du corps féminin dans l'urbanisme technocratique des grands ensembles), la terreur du déclassement social, le sentiment de s'être enlisé dans un temps stoppé net. Ce sera seulement plus sale, plus intense et plus désespéré [1].... Le bleu de La Courneuve subsiste à ce jour, à peine terni, ce qui est très troublant. Un bleu que j'aimais infiniment voir dans toutes ces cités de la Région Parisienne mais par la suite recouvert d'une épaisseur beige sans éclat à l'occasion de reprises en main institutionnelles.

Ce début de canicule a été en France marqué par une vague d'incidents graves qui ont en retour déclenché un déferlement de mesures gouvernementales délirantes, nouvelles illustrations du revanchisme revendiqué de la droite contre les populations reléguées de ce pays. Il y eut tout d'abord la Villeneuve de Grenoble, un ensemble solide de structures brutalistes soigneusement disposées entre lac artificiel et paysages alpins, et qui à son tour constituait un territoire à reprendre de force. Depuis quelques semaines s'y succèdent tactiques guerrières d'assaut et descentes matinales d'une violence insensée, donnant lieu à un déploiement de personnel incroyable dans sa magnitude. On pense ne serait-ce qu'une seconde à l'effet produit par une présence policière aussi écrasante dans son espace le plus banalement quotidien, celui que l'on investit affectivement, celui d'une sociabilité qui est la même que partout ailleurs, à sa violation constante de l'intime et surtout à son absolue impunité tant ces méthodes dignes d'un régime d'exception relèvent dorénavant d'une normalité dont peu songent à s'émouvoir. Peu après La Corneuve trois policiers sont montés dans la rame de RER où je me trouvais, trois beaux mecs harnachés de toutes sortes d'ustensiles pendant à leur ceinture. Je n'aime jamais une telle proximité, elle me rend vulnérable, et encore moins de me dire qu'un état dit de droit doive à ce point se reposer sur l'arbitraire le plus flagrant pour assurer sa propre stabilité. Et je sais d'expérience, en France comme ici, que le délit de faciès, puisque c'est là que tout commence, est tout sauf une vue de l'esprit.

Et puis entre La Courneuve et Grenoble on aura aussi crié haro sur les Roms, que le gouvernement persiste dans sa large inculture à assimiler à l'ensemble des 'gens du voyage', catégorie administrative très mignonne et unique à la France. Certes, la population ne semble pas non plus très encline à les soutenir au moment des démantèlements de camps par une police visiblement extensible à l'infini, peut-être parce qu'ils ont une dégaine pas possible et que télégéniquement parlant on a fait mieux. C'est vrai que dans l'avalanche de drame et de pathos qu'est l'évacuation de la Barre Balzac on serait davantage porté à l'indignation... Cela me rappelle une étrange scène à laquelle j'ai assisté il y a quelques semaines. À Berlin aussi des femmes Roms font la manche dans tous les hauts lieux touristiques et surtout autour de l'Alex qu'elles parcourent en groupes de long en large toute la journée, fendant les courants d'air de leur longues jupes bariolées, une ribambelle de mômes à leurs trousses. Un matin alors que je revenais du sport, certaines se reposaient sur l'une des pelouses pelées environnant la Fernsehturm et servant accessoirement de toilettes publiques. Un ivrogne du coin s'était joint à la partie puis s'était sauvé en courant aprés avoir chapardé un ballon à l'un des gosses. S'en était ensuivi un drôle de jeu de cache-cache entre ces femmes et le farceur dans le but de récupérer le ballon. Cela les amusait beaucoup et leurs rires enjoués retentissaient sous les arbres, des rires de jeunes filles profitant d'un rare moment de légèreté. On aurait presque songé un instant à Marie-Antoinette se distrayant avec ses dames de compagnie à Trianon. M'est alors venue une pensée curieuse: que ces femmes aussi étaient jeunes et pouvaient faire preuve d'insouciance, qu'elles savaient rire de choses aussi inconséquentes, qu'aucune d'elles ne pouvait individuellement se réduire à cette armée spectrale écumant la place et toujours considérées en termes de nuisance ou de victimisation. Pendant ces quelques secondes je me sentis capable de les voir autrement et m'arrêtai pour observer la scène, jusqu'à ce que le poivrot mette abruptement fin à cette fraternisation improbable en faisant d'un coup éclater le ballon.

 

[1] Une mise en perspective des interactions entre subjectivités féminines et architecture moderne dans le cinéma des années soixante (incluant une analyse de Deux ou trois Choses... et du Repulsion de Polanski) dans: Katherine Shonfield, Walls Have Feelings. Architecture, Film and the City (New York, London: Routledge, 2000).

09 January 2010

La Sarabande des Porcs

Cuisine de la société Wanco, Moabit, Berlin

Tout était encore emballé, des ordinateurs et affiches d'expositions encadrées au peu de mobilier dont on tentait de remplir des locaux bien trop grands. L'entreprise avait emmenagé là récemment, un complexe de bureaux et d'hôtels construit à la va-vite le long de la Spree avec un vague thème usinier pour instiller un peu de douceur mémorielle dans ce qui s'annonçait comme une opération immobilière des plus mercenaires. En fait tout y faisait songer aux phases les plus thatchériennes de 'Docklands' au moment où il fallait construire à tout va pour coloniser cette enclave irréductible de la culture ouvrière. L'architecture bâclée aux couleurs criardes et le manque d'attention porté aux espaces publics contribuaient à créer un ensemble régimenté, dense et excessivement opaque. Mais ceci étant Berlin, l'existence d'un business park de cette ampleur était jugée assez significative pour que même le bus express en provenance de l'aéroport de Tegel s'y arrête... On m'a invité à prendre place à la table de verre où seuls trônaient un ordinateur et un tapis de souris à l'effigie de Donald Duck. Puis je fus laissé des jours durant seul et ébahi, sans informations dans cette salle vide aux murs uniformément blancs. Les autres, les historiques de la fondation, les titans de chair silencieusement affaissés dans leurs sièges face aux batteries d'écrans se trouvaient dans un autre bureau le long du couloir. Malgré cela tous me souhaitèrent électroniquement la bienvenue dans le monde féérique de Wanko Online Games... Le jour suivant je sonnai à la porte et l'inconnu bourru qui m'ouvrit eut l'air en me voyant comme choqué.

Je n'étais pas bien. J'avais rencontré Bogosse la veille au Lab et étais physiquement exténué, encore sous l'emprise de l'alcool et le nez brûlé par les inhalations répétées. À l'extérieur la neige s'était solidifiée en d'énormes congères boueuses et où que l'on regardât les façades prématurément corrodées des immeubles obstruaient toute perspective. L'éclairage blanc au néon était insoutenable et pénétrait le corps de partout, ne faisant qu'exacerber l'effet nauséeux causé par cet espace à l'abandon, son manque d'une quelconque intention d'humanité. Cet hiver-là j'ai souvent été malade à Wanko. Souvent à cause de Bogosse et de nos nuits inabouties, souvent aussi du simple fait de me trouver là: outre l'absurdité patente de me faire traduire de l'anglais de structure coréenne, j'avais de plus en plus de mal à supporter les proximités imposées. Au fil des recrutements les configurations spatiales changeaient constamment et l'on nous faisait bien comprendre que nous étions tous en devenir perpétuel pour relever les challenges de demain, que le plus passionnant était encore à venir. Il est toujours excitant de faire partie d'une aventure dès ses premières heures et quelques jeunes loups fraîchement débarqués des US, où se trouvait la maison mère de la firme, se grisèrent très vite à cette idée. Ainsi n'était-il pas rare que le peu de lien social que nous avions tant bien que mal réussi à tisser entre collègues se trouve irrémédiablement rompu dans des opérations commando de réorganisation interne: mains sur la tête et évacuation immédiate pour les uns; bureaux face aux murs et surveillance permanente pour les autres. En somme, un jeu en ligne en grandeur réelle.

Le malaise physique de ce lieu caverneux saturé d'électricité négative était souvent poussé à son paroxysme par des poussées organiques hors de contrôle. Alors que le personnel de l'entreprise ne cessait de croître en nombre il devenait troublant de voir sa profonde unité de caractère: il s'agissait en grande partie d'hommes relativement jeunes mais qui par leur style vestimentaire suranné déclinant toutes les sensibilités du gris et parfois du brun, semblaient flotter entre deux âges indéfinis, un vieillissement enclenché très tôt dans leur vie et dont on ne comprenait pas qu'il pût être si sévère. On sentait surtout des corps informes à l'abandon, auxquels on avait déjà renoncé, suintant et moites, des teints de cire gelée clairsemés d'archipels de poils noirs et drus. Un des rites des tous premiers jours consistait à se réunir en milieu d'après-midi, alors qu'il faisait déjà nuit, autour d'un bon kebab - la Turmstrasse étant un paradis incontesté de la spécialité -  et leur bonheur d'être ensemble n'était jamais si évident que lorsque les lambeaux de chair éclatée cascadaient mollement dans leurs assiettes... En after, on faisait circuler dans les travées des jumbo packs de saucisses discount que l'on consommait crues devant son ordinateur, la lumière radioactive ne faisant rien perdre des détails de l'ingestion. Et parfois même ces corps énormes et ouverts s'oubliaient dans leur expansion folle, ce qui un jour finit par susciter une intense émotion au niveau managérial: presque simultanément les toilettes hommes et femmes furent en effet les cibles d'attentats nauséabonds, les murs carrelés s'étant retrouvés expressionnistement décorés - et laissés tels quels par les auteurs.

Des femmes employées par la société on pourrait dire sans trop de risque qu'elles se répartissaient entre vierges et putes - un schéma déjà bien rôdé dans la civilisation. Et ici comme ailleurs c'était bien sûr les putes qui avaient la vie dure: élémentairement draguées dans le meilleur des cas ou bien harcelées pour cause de petites tenues friponnes (la même hostilité se manifestant devant mes marcels très décolletés), quand elles n'étaient pas tout simplement expulsées au bout de quelques jours. Quant aux vierges elles se classaient en deux sous-catégories ayant en commun la négation de toute forme d'existence sexuée, à savoir l'androgyne garçonne et la mama format XXXXL confectionnant de petites douceurs pour l'ensemble du personnel. Dans n'importe quel cas de figure la femme était une déviation de la norme (elles doivent représenter moins de 10% des effectifs de Wanko) et une menace devant être maîtrisée dans la répudiation, l'objectification et la trivialisation. C'est ainsi que quand l'été revint, tous les tapis de souris Disney faillirent être remplacés par un nouveau prototype plus ergonomique: un buste féminin dont les deux seins en relief démesurés devaient servir de repose poignet aux geeks en surchauffe. Le projet est tombé à l'eau mais pour son concepteur - un gentil géant bien connu au bureau pour ses émissions déflagrantes et sa terreur des femmes en mini-jupe - ce fut l'objet d'une immense fierté. Je n'imagine pas que mes invectives féministes proférées sur le moment y furent pour quoi que ce soit mais l'irruption d'un tel discours entre ces murs était en soi une victoire à savourer.

Tout s'est finalement précipité à un rythme effréné. De Californie nous est arrivée une nouvelle vague de créatures suaves à blazer marine et brushing volumineux, et le message délivré durant un one man show décoiffant fut sans ambiguïté: on se battra désormais au corps à corps pour venir travailler à Wanko! Toute une hiérarchie élaborée fut ainsi mise en place en un immense redéploiement des pouvoirs et aucune strate de la structure ne fut laissée sans son autorité tutélaire. À nouveau l'espace - maintenant en open plan malgré l'abondance de recherches récentes en ayant démontré l'extrême nocivité, mais il est vrai qu'à Wanko c'est toujours un peu 1986 - fut radicalement reconfiguré, ce qui eut l'effet paradoxal de le rendre encore plus opaque et impénétrable - une sorte de champ de forces centrifuges aux foyers multiples tant tout le monde semblait constamment chercher à fuir tout le monde. Puis peu à peu le dispositif d'encerclement se referma sur lui-même. Les cris de souris et rires porcins se mirent à fuser tout autour de nous, derniers résistants de l'élégance revendiquée, dans une sorte de copinage forcé qui peinait à masquer le spectre d'une nuit des longs couteaux imminente. Car dans de tels exercises de rationalisation il est de coutume pour tout manager entrant dans ses fonctions de faire rouler quelques têtes pour l'exemple, histoire de se faire la main et de répandre la terreur dans ses rangs tout en se faisant remarquer du patron. Celui qui me fit tomber ce matin d'hiver formait l'incarnation idéale de cette économie du mépris que j'avais vue à l'œuvre depuis mon arrivée un an plus tôt, la cristallisation physique de la barbarie commune, ses petits yeux chafouins encastrés dans une face de lune fielleuse voyant en moi une menace insoutenable à son ordre - intellectuelle, politique, sexuelle ou autre, je ne le saurai jamais. Dans l'open plan tous faisait comme si de rien n'était, l'égorgement qui venait de survenir parmi eux ne devant laisser aucune trace dans le monde immaculé du rêve digital, le jeu infini de la jeunesse mondiale, la grande communauté des amis de Wanko...; Une fois à l'extérieur du complexe la maladie me gagnait dans un étourdissement croissant et je peinais à avancer vers la station de S-Bahn. C'est alors qu'au milieu des monceaux de neige, dans un fouillis de petits rires mutins, des dizaines de lapins gélatineux multicolores vinrent à ma rencontre, pleins de leur amour moelleux.

Photo: Anne Laure Jaeglé

28 December 2008

Pansy Division

Il y a quelques jours une amie - lesbienne - me confiait son exaspération devant la rafale de questions qu’elle avait récemment dû essuyer de la part de collègues de travail qui s’étonnaient de ce qu’elle n’ait toujours pas d’enfants. C’est qu’à quarante ans passés, la situation devenait critique. Épuisée par leur détermination de tout savoir et non-désireuse de s’épancher sur sa vie privée dans la cage à rats du monde de l’entreprise, elle finit par raconter qu’elle ne pouvait simplement pas concevoir. C’est alors que l’incompréhension céda le pas à une lame de fond de sollicitude empathique, chacun y allant de son conseil sur les dernières techniques de fécondation artificielle à tenter en ultime recours. Apparemment l’épisode est loin d’être isolé et aucun mensonge ou diversion ne sauraient avoir raison de l’indéboulonnable certitude qu’il n’est de salut hors du statut de parent, un fait qui ne se discute même pas tant il tombe sous le sens. Je trouvais ça gonflé et la colère ne tarda pas à prendre le dessus. Car après tout elle n’avait pensé qu’à se protéger, la vérité crue étant trop dure à entendre. Admettre que des gosses elle n’en n’avait rien à cirer et qu’elle n’éprouvait même aucun sentiment spécial à leur égard, l’aurait d’emblée rabaissée au rang de dernière des dernières, d’ogresse, de gorgone, de Myra Hindley réincarnée.

Cette dernière évidence d’abus hétéronormatif me rappela une autre instance d'obnubilation pour la petite enfance. C’était lors d’une émission de France Culture sur l’homophobie diffusée il y a un an ou deux. Les journalistes avaient eu l’idée originale de présenter la perspective de parents qui trouvaient difficile d’assumer l’homosexualité de leur enfant mais avaient tout de même entrepris d’y remédier en se constituant en groupe de soutien. L’une des mères, une femme posée dont on sentait bien qu’elle avait vécu l’enfer mais semblait enfin remonter la pente, faisait part de son deuil de ne jamais pouvoir devenir grand-mère, ce qui était triste et d’autant plus insensé que son fils n’était pas, du moins elle ne croyait pas, "stérile“. À ces mots mon sang ne fit qu’un tour: d’évidence c’est tout ce qui lui trottait dans la tête, son fils n’étant plus qu’un géniteur en puissance qui avait failli à ses devoirs, une bite à féconder absente à l’appel. Il m’est alors apparu que ma mère devait partager des sentiments semblables, me voir moi aussi avant tout comme un procréateur non-advenu, moi qui ai toujours tenu en horreur l’idée d’une quelconque continuité biologique, ma dissolution dans le pullulement infini de familles dont on ne sait rien. Des Esseintes et les fantasmes d’auto-engendrement qu’il avait pu inspirer dans ma jeunesse étaient donc toujours bien vivants - ce qui est rassurant.

Sur Stoke Newington Church Street, poche ultra-gentrifiée de la république populaire de Hackney, l’été avait amené avec elle une mode pour le moins curieuse: des hommes d’âge mûr et d’une corpulence bien loin de l’adolescence portant de petits pantalons courts à la mi-mollet et des sandales Birkenstock. Ils avaient l'air assez incongrus avec leurs manières de petits garçons dociles aux côtés de leurs épouses postées aux commandes de voitures d’enfants gigantesques. Je savais d’expérience qu’il n’était jamais avisé de vouloir forcer son chemin au travers de ces barrages de poussettes grosses comme des tanks qui occupaient toute la largeur du trottoir. Ces femmes, toujours mal coiffées et à l’air fermé, pouvaient être très remontées et affirmer leur présence de façon particulièrement aggressive. Cette stratégie d’occupation de l’espace me semblait même délibérée et révélatrice d’un phénomène plus global, d’une sorte de revanchisme social déguisé. Dans un contexte général de mainmise des classes moyennes sur d'anciens quartiers ouvriers, faisant flamber le prix du mètre carré et transformant notamment Stoke Newington en une sorte d’Islington du pauvre, on assista en un temps relativement court à une reconfiguration du domaine public centrée sur Church Street, qui pour moi devint un enjeu de nature proprement politique: face aux proles qui par opportunisme ou nécessité avaient déjà décampé et à une scène politique contestataire de plus en plus rachitique, les classes moyennes asseyaient là leur triomphe avec leur bras armé mobilisé en permanence, les cohortes de harpies à roulettes qui en cas de confrontation savaient toujours faire valoir leurs droits haut et fort.

Mais tout cela n’était rien comparé à ce qui m’attendait à Berlin, car loin de l’enclave dans un océan de barbarie que représentait 'Stokey’, Prenzlauer Berg est immense et la qualité de son bâti - des Mietskasernen monumentales superbement restaurées, l’un des plus beaux ensembles ayant survécu aux destructions - offrait un cadre idéal pour l’afflux massif de ces jeunes familles. Le ballet continu des poussettes le long de la Kollwitzstrasse témoigne de ce basculement socio-culturel et démographique tout comme la concentration ahurissante de layetteries dans le secteur. Bien loin d’être le quartier radicalement chic et alternatif qu’il a pu à un moment prétendre être (en continuation du microcosme contestataire qui s’y rassemblait déjà du temps de la RDA) cette partie de Prenzlauer Berg - englobant même jusqu’au Bötzow Viertel dont les trottoirs atteignent le même degré de congestion - ressemble carrément à une pouponnière à ciel ouvert, ce qui n’est évidemment pas franchement bandant en termes de crédibilité urbaine. Si bien que se promener le long de ses rues ou pénétrer dans ses commerces prend parfois l’allure de guerilla larvée, toute tentative de percer un front continu de mini-véhicules étant généralement accueilli par un silence dédaigneux, voire même une indifférence hostile. Moi, petit pédé improductif qui ne connaît rien à rien de la vie de famille ni des sacrifices auxquels celle-ci astreint, à quels droits puis-je prétendre face à ses femmes qui ont tout donné pour la communauté et comptent bien le lui faire reconnaître? Mais comme le faisait remarquer un ami à qui je racontais mes déboires de voisinnage et qui lui doit composer avec une menace bien plus persistante dans les rues de Budapest, j’ai quand même le luxe inouï de pouvoir me choisir ce genre d’ennemis...

 

Heliogabale, Stoke Newington, 1995

 

"Last night I lay trembling, the moon it was low
It was the end of love, of misery and woe"

(Nick Cave & The Bad Seeds, Lucy)

 

C’était à Stoke Newington, dans la maison où j’ai dû vivre près de trois ans. La plus belle de toutes et sans doute la seule longue période de temps où je ne me suis senti en danger de départ forcé. Une petite communauté s’y était développée et il me plaisait d’être une part incontestée de son noyau dur, celui qui s’est maintenu jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’éviction qui n’a pas manqué... Il faisait noir et j’étais allongé sur mon lit. Dans la chambre retentissait Foi Na Cruz de Nick Cave, chanson d’une sérénité magnifique qui me venait d’un matin de jeunesse, lorsque un dimanche d’été j’étais rentré à pied de la gare après une nuit à Paris. Les rues bordées de marronniers étaient encore désertes dans la lumière qui fusait doucement, la légèreté de l’air doré tranchant avec la lourdeur habituelle de ces retours solitaires. Je crois que c’était peu avant mon départ pour Londres. La vie me semblait à nouveau pleine de promesses et pour la première fois je me sentais calme et confiant en ma réalité physique dans le monde... Un intense bien-être me gagnait alors que les violons tournoyaient en nuées aériennes et gracieuses. Un sentiment de contentement et de plénitude bienheureuse alors que sur le mur obscur de dessinaient des formes mouvantes, arabesques scintillantes qui disparurent pourtant presque aussitôt. Observant le bas de la porte j’aperçus alors que la lumière du palier s’allumait et s’éteignait alternativement. La panique devint rapidement oppressante quand à plusieurs reprises la porte s’ouvrit partiellement sur quelque chose que je n’arrivais à discerner. Une fraction de seconde il me semble avoir pensé à la parfaite similitude de la scène avec les invasions répétées de Repulsion. Puis soudain elle est entrée, ma mère, sa présence reconnaissable malgré l’imprécision de ses traits brouillés par l’obscurité. Elle s’avançait tout droit en direction du lit comme un automate impassible et dans la terreur de la voir se lancer sur moi je restai pétrifié dans mon attente de l’inévitable. C’est alors que dans son approche inexorable elle se mit à grossir et m’enjamba dans la même foulée, une mère gonflable qui s’élevait au-dessus de moi en une immense arche noire et passa hors de ma vue, vers la ville au-delà, dans son expédition d’épouvante. Je criai à plusieus reprises pour me forcer à me réveiller. Je savais comment sortir de ça, ce n’était pas la première fois. M., alarmé par le bruit, me réconfortait et je me rendormais calmement, attribuant cette agitation aux quantités invraisemblables d’alcool ingérées dans la journée. Quelques heures plus tôt j’avais rencontré Bogosse.