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15 April 2013

Des Enfants tristes et heureux

"The problem is not architecture.
The problem is the reorganization of things which already exist."

(Yona Friedman)

 

Héliogabale - Cité du Mont-Mesly, Créteil

Ce soir-là, la cité semblait inhabituellement déserte le long de la route nationale. Certains blocs étaient déjà condamnés et les alignements évidés autour des esplanades avaient dans la lumière rosée de cet été tardif quelque chose de terriblement poignant. Les couleurs vives de ses origines, les grandes mosaïques animalières, étaient brièvement réapparues intactes, comme des fresques enfouies depuis des siècles et ramenées à la lumière, après le démontage des revêtements successifs et juste avant le premier coup de pelleteuse. C'est ainsi qu'elle avait été imaginée, la Cité des Enfants, en un temps reculé d'innocence et de paternalisme étatique, une utopie onirique devant rompre avec le rationalisme sans âme d'un Modernisme corrompu dans ses principes humanistes. La Grande Borne de Grigny fait depuis quelques années l'objet d'un vaste projet de rénovation qui doit se conclure par le 'désenclavement' de ses secteurs autarciquement tournés vers sa 'Grande Plaine' centrale - une voie de circulation tranchera l'immense pelouse de part en part, nécessitant la destruction de plus de 350 logements - et la 'résidentialisation' de l'ensemble, qui achèvera de fragmenter la composition visionnaire et propice à la dérive (au sens situationniste) en une constellation sub-urbaine de jardinets et de blocs repliés sur eux-mêmes dans le contrôle permanent des allées et venues. Cette visibilité intégrale sera rendue possible par l'installation d'un système de vidéosurveillance, parachevant ce condensé des politiques de réhabilitation urbaine lancées en France ces dernières années. Des incidents ont certes marqué le déroulement des travaux - un chantier fut placé sous contrôle policier après un incendie de matériel -, mais les autorités se disent résolues à mener les transformations à bien malgré les agissements d'une poignée de 'voyous'.

La Villeneuve de Grenoble est également en effervescence à la suite de plans similaires de remodelage de cet ensemble emblématique à plus d'un titre: utopie urbanistique et sociale que l'on venait à ses débuts visiter du monde entier, elle est devenue en quarante ans le symbole de tous les excès sécuritaires de l'État après l'intervention massive de 2010 restée dans toutes les mémoires. La restructuration présente n'étant évidemment pas étrangère à ces événements, on parle là aussi de désenclavement, de segmentation de la masse bâtie et de résidentialisation pour donner 'taille humaine' à cet aggrégat complexe de bâtiments, notamment les montées vertigineuses de la Galerie de l'Arlequin qu'il s'agit de dédensifier par de grandes percées. Mais la mobilisation d'habitants de la cité, contestant une politique municipale plus soucieuse d'effets spectaculaires que de leurs intérêts propres, et d'autant plus coûteuse qu'elle implique la destruction de logements de qualité, fut immédiate. Leur constitution en collectif par des militants de terrain agissant en catalyseurs d'énergies leur a permis d'interpeller les pouvoirs publics et leurs nuées de technocrates et d'être considérés comme des interlocuteurs à part entière, eux les véritables experts du lieu qui, unis, y cultivent un puissant sentiment d'appartenance. À Poissy, c'est la cité de La Coudraie qui devait disparaître dans son intégralité. Perché sur un coteau en périphérie elle était devenue une ville fantôme oubliée de tous et vouée à être rasée pour laisser place à un projet commercial juteux. La municipalité UMP se voyait déjà faire un carton, mais la mobilisation des derniers locataires entrés en résistance eut raison du mépris des politiques en s'alliant à des étudiants en architecture pour proposer un projet alternatif basé sur leurs expériences et aspirations, cheminement tortueux où les rapports de force n'ont cessé de fluctuer mais à l'issue duquel la détermination de quelques unEs a réussi à forcer les institutions au respect [1].

Ce type de mobilisation impliquant les habitants des quartiers populaires dans le processus décisionnel est une chose très nouvelle en France, un pays connu pour l'extrême centralisation de son pouvoir politique et défendant contre vents et marées son idéal d'universalisme républicain omniscient face auquel la notion même de community building, le fait qu'une communauté se donne les moyens d'affirmer sa singularité et d'être entendue, est vu comme une tentative de sécession pure et simple - le 'spectre du communautarisme' provoquant immanquablement des sueurs froides parmi les élites - a fortiori s'il s'agit de populations issues des anciennes colonies, socialement stigmatisées et occupant les territoires d'exception que sont devenues les banlieues, les 'damnés de l'intérieur' comme les nomme Mathieu Rigouste [2]. Dès la fin des années cinquante à New York, Jane Jacobs définit les principes de ce type de bottom-up activism et sauve Greenwich Village, à l'époque un quartier encore socialement très mixte, d'une oblitération certaine [3]. À Londres on a le souvenir des mobilisations grassroots pour arracher Coin Street de l'emprise des promoteurs et enterrer à jamais un projet délirant de Motorway Box qui aurait ravagé une grande partie du centre. À Berlin, cela a pris la forme plus radicale de confrontations entre squatters et police antiémeute (qui se poursuivent depuis avec une intensité variable) et plus récemment de comités de soutien contre les expulsions dans un contexte tendu de gentrification accélérée. Mais à Paris, c'est bien Malraux qui a sauvé le Marais d'une folie corbuséenne imminente et les Halles de Baltard ont malgré quelques actions menées pour leur sauvegarde quand même mordu la poussière.

Si bien qu'on se s'étonnera pas de ce que le pays connaisse un engouement soudain pour le concept anglo-saxon d'empowerment [4], actuellement brandi à tout-va, et notamment par le Ministre délégué à la Ville au moment où le gouvernement socialiste dévoilait son plan d'action pour les banlieues, censé, à la différence des programmes antérieurs, éviter tout 'saupoudrage' en se concentrant sur une intervention forte de l'État dans un nombre de quartiers bien ciblés. Pour l'instant on a surtout retenu les nouvelles Zones de Sécurité Prioritaires tellement vantées par l'Intérieur et dont la nature essentiellement policière est assortie, sans doute pour ne pas effrayer les gens, de toutes sortes de 'volets' travaillant 'en synergie' - socio-éducatif, emploi, justice... Mais ne gâchons pas la fête, l'heure est à la consultation citoyenne et au constat que ces populations, jusqu'alors réduites à l'état de masse indistincte et passive, sont douées d'agency - cette capacité à influer politiquement sur son propre destin comme sur celui de la collectivité, concept également dénué d'équivalent en français, et pour cause. C'est que les politiques de la ville et les nombreux dispositifs mis en place sur le terrain ont toujours émané des sommets de la machine étatique et se sont succédés aussi frénétiquement que les gouvernements, des programmes de développement social des quartiers suivant les premières émeutes en 1981 à la haute voltige intellectuelle du 'Banlieues 89' de Roland Castro, des ZUS, ZRU et autres ZFU à l'opération 'Espoir Banlieues', hochet de Fadela Amara offrant une façade respectable et soft à l'ordre policier sarkozyste. Même Bernard Tapie s'y était collé un temps avant que des affaires plus pressantes ne le rattrapent.

Depuis les émeutes de 2005, il semble pourtant s'opérer en France un renversement sensible où la visibilité accrue de collectifs tels qu'ACLEFEU et le FSQP a permis de porter la parole des quartiers à l'attention des autorités et des médias, et des initiatives resistantes telles que la Coordination Anti-démolition des Quartiers populaires marquent un tournant important dans la conscience d'un pouvoir à saisir face aux organes officiels de rénovation urbaine. C'est qu'en termes de politique de la ville le gouvernement dispose d'outils redoutables pour imposer sa volonté de restructuration sociale par l'urbanisme, et le dernier dispositif en date (l'ANRU créée en 2004 sous Jean-Louis Borloo et dotée d'un budget titanesque) continue de faire la démonstration de sa puissance de feu auprès des communes en quête de financements. Le positionnement idéologique de l'agence publique, en rupture totale avec toute approche sociale de ces territoires (concept honni sous Sarkozy car sans doute pas assez viril), est largement inspiré de tout un arsenal théorique sécuritaire venu des États-Unis et connu en France sous l'euphémisme vaporeux de 'prévention situationnelle' (et tout le lexique abscons qui l'accompagne: 'résidentialisation', 'requalification', etc.), selon lequel les problèmes de criminalité, et donc les stratégies de sécurisation à y opposer, sont uniquement affaire de forme urbaine et d'agencements spatiaux, certains types de lieux (comprendre les cités dans leur proliférations labyrinthiques et le caractère public de leurs espaces) étant intrinsèquement criminogènes. Ce n'est donc pas un hasard si la police est très largement associée au processus de consultation accompagnant chaque projet de réhabilitation, son aval étant devenu incontournable dans toute allocation de crédits [5].

Ce type de déterminisme spatial représente évidemment la limite ultime de l'action de l'État en l'absence de tout projet radical de société et dans la perpétuation des mécanismes de domination et de marginalisation qui lui sont consubstantiels. Ainsi une ville faite d'architectures transparentes et n'offrant aucune résistance au regard inquisiteur, contrôlables et pénétrables à merci par la force policière, est la condition première à la grande entreprise de reprise en main des territoires colonisés de l'intérieur par un pouvoir bourgeois, blanc et patriarcal. Et face aux exigences sécuritaires de l'ANRU, nombre de communes se résignent (ou consentent volontiers, c'est selon) à procéder à des destructions massives de leur parc social sans alternative possible [6], remodelage et requalification allant de pair avec le déplacement et la relégation accrue des populations les moins désirables. Cette logique de reconquête policière et de social engineering perpétue des formes de domination et d'oppression antithétiques à la notion même d'empowerment, qui repose sur la reconnaissance d'une réelle capacité d'action politique et la valorisation de liens sociaux forts sans recourir à l'enfumage idéologique de la mixité sociale [7], qui n'est qu'une façon de fracturer des communautés entières et de les disperser dans un au-delà toujours plus distant, et dont on sait qu'elle se heurte à de très vives résistances de la part des communes les plus aisées, soucieuses de préserver leur entre-soi. Plus fondamentalement, la politique de la ville telle qu'elle est conçue en France depuis le milieu des années 1970 est la traduction dans l'espace urbain de la contre-révolution coloniale et d'un ordre policier intimement liés à la désignation d'un 'ennemi intérieur' racialisé [8] et à l'expansion de la ville néolibérale revanchiste [9].

Nightingale Estate's blowdown, Hackney, 1998

Ça se passait toujours les dimanches après-midi, parfois l'été. La mairie offrait à ses administrés une attraction exceptionnelle, du genre de celles qu'on n'oublie pas, et il y en avait pour tous les goûts: un atelier de maquillage de clowns pour les petits, une buvette bien en vue, des attractions sous le chapiteau avec une actrice de soap en star du jour avant que ne retentisse une sirène digne d'une nuit de Blitz et qu'une grannytriée sur le volet pour venir dire tout le mal qu'elle pensait des monstres qu'on s'apprêtait à abattre, n'appuie enfin sur le détonateur. Une déflagration claquant comme un coup de tonnerre, une déstabilisation presque gracieuse des structures et un énorme cumulus de poussière grise engloutissant les arbres à toute vitesse, l'exécution publique n'avait jamais duré plus de quelques secondes, et l'on restait là, triste et amer devant une obscénité d'une telle fulgurance, humilié de voir le cadre magique de sa propre enfance rabaissé au rang de spectacle au rabais. À Hackney, dans l'East End londonien, ce sont des estates entiers qui dans les années quatre-vingt dix se sont trouvés décimés dans des dynamitages aussi spectaculaires que politiques - la gauche municipale montrait qu'elle reprenait la main, certes avec le couteau sous la gorge puisque d'importantes subventions dépendaient de son inclination à mettre à bas ce qui avait jadis fait sa fierté. À peu près au même moment et non loin de là, à Stepney, Old Flo, la sculpture nomade de Henry Moore, se retrouvait privatisée après la démolition de son cadre architectural d'origine et sa recréation en joli village du Dorset. La destruction de logements sociaux est un acte revanchiste dissimulant des motifs inavouables mais présentés comme une nécessité pour le bien commun. C'est avant tout nier à ces lieux un passé et une densité de vécu, comme s'ils n'avaient jamais été que des abstractions issues de quelque imagination technocratique et dont on peut faire n'importe quoi car peuplés de gens interchangeables aux histoires flottantes, comme ces figurines minuscules à têtes d'épingle égayant les maquettes architecturales.

En Angleterre c'était la deuxième fois depuis la guerre qu'on s'attaquait aussi frontalement aux quartiers ouvriers, tout d'abord lors des slum clearances menées dans l'euphorie d'un Modernisme alors à son apogée, puis dans les vagues récentes de destruction de grands ensembles, ultime expression d'un mépris de classe décomplexé et intensifié durant l'interlude néo-travailliste Blair-Brown, avant les saignées budgétaires actuelles touchant les communautés les plus vulnérables. Avec cette violence propre au néo-libéralisme d'inspiration étasunienne - en France on continue de jouer les saintes-nitouches mais les méthodes sont bien les mêmes - les villes sont restructurées à une vitesse prodigieuse (la transformation pharaonique et l'épuration sociale de Stratford à l'occasion des Jeux Olympiques [10] et la privatisation partielle de centres-villes comme celui de Liverpool) dans une obsession sécuritaire généralisée. C'est en effet la même théorie du Defensible Space qui est à l'origine d'un programme de sécurisation promu par la police, Secured by Design, selon lequel l'éradication de la criminalité (à laquelle l'underclass est évidemment naturellement prédisposée) ne peut passer que par le contrôle spatial - et au Royaume-Uni la tendance semble davantage à la bunkerisation de type carcéral qu'aux perspectives cristallines chères à la sensibilité française. Là aussi, c'est la prévalence de la vidéosurveillance et des technologies d'exclusion qui s'impose de façon quasi systématique, et aucun projet public ou privé ne voit le jour sans être certifié 'Secured by Design' par les autorités [11]. Dans les deux cas le contrôle policier des populations ségréguées est arrivé à son terme dans une restructuration purement utilitaire des cités et la dépossession de tout attachement émotionnel au lieu [12] - the undeserving poor abusant d'un reliquat de Welfare State opposés à ceux qui aspirent à s'extraire de leur condition subalterne pour accéder à l'utopie consumériste. Et pendant ce temps des drones survolent les banlieues de Merseyside après avoir fait leurs preuves en Irak et en Afghanistan [13].

Foucault a théorisé ce phénomène d''effet retour' - boomerang effect - selon lequel les dispositifs de coercition militaire utilisés dans les territoires dominés du Sud global sont redéployés dans les métropoles occidentales dans une logique de conflit de basse intensité permanent où les élites néolibérales au pouvoir assurent leur mainmise sur les populations par la terreur [14]. Dans un climat paranoïaque où tout citoyen est un criminel/contestataire/terroriste en puissance, ce sont les quartiers populaires les plus pauvres et habités en grande majorité par des non-blancs qui sont en première ligne de ce régime d'encerclement et de répression, la destruction méthodique de l'environnement physique ne représentant qu'une facette de ce projet global d'assujetissement [15]. L'annihilation des villes par l'atteinte aux architectures et infrastructures vitales - ou 'urbicide', terme repris notamment par Stephen Graham - est une constante dans les conflits néocoloniaux. Baghdad, totalement restructurée par les forces d'occupation en un système 'cohérent' de secteurs séparés les uns des autres par un dispositif militaire de fortifications et de checkpoints, en est un exemple extrême [16], tout comme les villes palestiniennes où la destruction-reconfiguration de la densité urbaine informe une tactique guerrière d'une efficacité redoutable. Eyal Weizman a montré comment l'armée israélienne a inauguré un mode inédit d'attaque dans les territoires occupés en se frayant un passage à la dynamite à travers les murs et les planchers des habitations, portant la violence meurtrière au plus profond de l'intimité domestique. Les concepts de 'géométrie urbaine inversée' et d''urbanisme par la destruction' servent d'armature théorique à cette stratégie d'invasion et de subjugation [17].

Cette ambition de visibilité intégrale à travers un espace pur dépourvu d'obstacles a mené en 2002, dans le cadre de l'Opération Rempart, à la destruction partielle du camp de Jénine au centre duquel d'immenses espaces furent dégagés et de larges artères creusées pour briser toute volonté de résistance. Cette mise en transparence d'un environnement urbain fait d'accrétions multiples et complexes a pour but de consumer la substance même de la ville arabe, conçue dans l'imaginaire occidental comme un labyrinthe inquiétant, insondable et infesté de dangers, qui doit être contrôlé, rationalisé et embourgeoisé par la force [18] - et à quoi d'autre la politique de la ville à la française aspire-t-elle? Le plus terrifiant est que les autorités militaires israéliennes font dans leurs théorisations largement appel aux idées et pratiques radicales nées de la contestation de la ville capitaliste bourgeoise et des rapports de pouvoir générés par sa forme même: les défenseurs de la Commune de Paris - les insurgés se déplaçaient de la même manière à travers les murailles, initiant une révolution du rapport à l'espace urbain qui inspirera grandement les dérives situationnistes -, Deleuze et Guattari avec leurs concepts d'espaces 'lisses' et 'striés', Gordon Matta-Clark et ses sublimes anarchitectures déstructurées et, dans une ironie accablante, Guy Debord dont les méditations et désorientations psychogéographiques ont posé les bases d'une conception profondément poétique de la ville. Les visions les plus fulgurantes et émancipatrices sont dans cette appropriation sinistre mises au service de la brutalisation, du confinement, de l'élimination de populations désignées comme intrinsèquement inférieures et ennemies. Et la France néocoloniale, sommet de civilisation fort de son passé impérial et de son expertise sécuritaire reconnue dans le monde entier [19], continue de montrer la voie.

 

[1] Michel Kokoreff & Didier Lapeyronnie, Refaire la Cité. L'Avenir des Banlieues (Paris: Éditions du Seuil et la République des Idées, 2013), 97-99.

[2] Mathieu Rigouste, La Domination policière. Une Violence industrielle (Paris: La Fabrique Éditions, 2012). Les mécanismes des politiques de rénovation urbaine y sont examinés dans une perspective globale d'expansion impérialiste de nature néocoloniale. On y voit comment la destruction concertée des quartiers populaires s'inscrit à la jonction de processus historiques majeurs: les stratégies de normalisation sociospatiale menant à la relégation des classes subalternes hors des centres urbains, l'extension de la répression policière à toute forme de contestation menaçant l'ordre dominant (les territoires d'exception des cités servant de laboratoire aux nouvelles techniques de coercition policière) et la carcéralisation généralisée des corps d'exception racialisés (évoquant l'Homo Sacer de Giorgio Agamben).

[3] Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities (New York: Random House, 1961). En une sorte de pendant historique amer, le film de Su Friedrich, Gut Renovation (2012), retrace par le menu la yuppification effrénée du quartier de Williamsburg à Brooklyn et montre une communauté résignée et abasourdie par la force de frappe financière de promoteurs alliés aux pouvoirs politiques locaux, véritable Shock and Awe urbanistique.

[4] Marie-Hélène Bacqué & Carole Biewener, L'Empowerment, une Pratique émancipatrice (Paris: La Découverte, 2013).

[5] Hacène Belmessous, Opération Banlieues. Comment l'État prépare la Guerre urbaine dans les Cités françaises (Paris: La Découverte, 2010), 103-25.

[6] Il a maintes fois été prouvé que l'amélioration du bâti basée sur le recyclage créatif de qualités architecturales existantes était bien moins onéreuse qu'une opération radicale de destruction-reconstruction. Voir le très bel (et sans doute unique) exemple de la Tour Bois-le-Prêtre dans le XVIIe arrondissement de Paris, où la revalorisation du cadre de vie s'est accompagnée d'une consultation de tous les instants de la communauté de locataires, dont la cohésion fut préservée durant les travaux. Cette approche 'douce' insistant sur l'importance du capital humain n'a, on s'en doute, que peu de chance d'impressionner l'ANRU dans son exigence de bruit, de fureur et de gravats. L'exemple parfait de violence étatique par intimidation est fourni par la Cité des Poètes de Pierrefite-sur-Seine, projet visionnaire d'une grande qualité formelle - mais peu apprécié des autorités car trop compliqué à policer - et résumant à lui seul la spirale de déclin et de négligence délibérée qui signera l'arrêt de mort de tant d'autres cités: gâchis écologique, financier et humain, cynisme et impéritie des pouvoirs publics, pouvoirs exorbitants de l'ANRU avec sa prime à la casse, brutalisation des habitants pour accélérer leur départ et mépris complet de toute opposition aux démolitions par l'acharnement procédurier.

[7] "... la politique urbaine contemporaine, fondée sur la localisation et visant la mixité, nous montre comment la -ségrégation (mélange social, dispersion spatiale) est devenue une stratégie spatiale clé de domination politique. Il est impossible de comprendre cette stratégie sans faire référence à ses dimensions coloniales, racialement codées." Stefan Kipfer, 'Ghetto or not ghetto, telle n'est pas la seule question. Quelques remarques sur la 'race', l'espace et l'État à Paris', in Félix Boggio Éwanjé-Épée & Stella Magliani-Belkacem (coord.), Race et Capitalisme (Paris: Éditions Syllepse, 2012), 128. Dans sa lecture croisée de Lefebvre et Fanon, cet essai est particulièrement précieux pour saisir les modes de spatialisation de la racialisation dans le contexte français, et en particulier le caractère essentiellement néocolonial et racialisé des politiques de la ville menées depuis le milieu des années 1970 - l'ANRU et les injonctions perpétuelles à la mixité sociale ne représentant que l'étape ultime de ce processus de normalisation sociospatiale.

[8] Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).

[9] Sur la ville néolibérale revanchiste et le régime de terreur militarisée qu'elle instaure contre ses pauvres: Neil Smith, 'Revanchist City, Revanchist Planet', in BAVO (ed.), Urban Politics Now. Re-imagining Democracy in the Neoliberal City (Rotterdam: NAi Publishers, 2007).

[10] Loin des millions de regards tournés vers les festivités des J.O., Stratford, un quartier ouvrier parmi les plus pauvres de Londres surtout caractérisé par l'extrême chaos visuel de son centre, connaissait à la faveur de l'événement un bouleversement social profond avec des projets de démolition de grande ampleur et le relogement (parfois à des centaines de kilomètres) de la communauté existante - sorte de version architecturale de la Shock Doctrine théorisée par Naomi Klein. C'est ainsi que le Carpenters Estate, cité dressée insolemment en plein milieu du site olympique, vit ses tours vidées sous prétexte d'être inhabitables (avant d'héberger à leurs sommets la BBC pour les retransmissions mondiales) et que d'autres immeubles de cette partie de l'East End eurent des lance-missiles installés sur leurs toits. Ou comment tourner une célébration de la fraternité humaine en sinistre dystopie sécuritaire.

[11] Sur les politiques urbaines, la relégation sociale et l'explosion du tout-sécuritaire en Grande Bretagne: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2012).

[12] Dernier outrage dans le démantèlement méthodique de l'État-providence, le gouvernement Cameron, achevant en beauté l'œuvre de démolition entreprise par Thatcher, vient d'introduire toute une série de coupes claires dans les aides sociales, dont la déjà tristement célèbre bedroom tax qui vise à rentabiliser l'espace habitable au maximum, renforçant ainsi le contrôle et l'humiliation des familles pauvres dans une organisation quasi technocratique de leur vie privée. Ce chantage aux allocs ne fera qu'aggraver la précarité de nombre d'entre elles qui risqueront de perdre leur logement ou les forcer carrément au départ, errance imposée rendant quasi impossibles le développement et la valorisation d'une quelconque idée de communauté - et donc de résistance structurée - dans les cités. Mais comme l'a un jour déclaré celle qu'on s'apprête à enterrer avec tous les honneurs de la nation: "There is no such thing as society."

[13] N'oublions pas qu'en 2007, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l'Intérieur, préconisait sans ciller l'usage des drones pour prévenir tout débordement dans les banlieues - celle-là même qui exaltait le savoir-faire contre-insurrectionnel français lors de la révolution populaire en Tunisie. Sur le début de l'utilisation des drones dans un contexte civil: Rigouste 2012, op. cit., 118-9.

[14] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997). Sur le boomerang effect et la réimportation au coeur de l'Occident de techniques de contrôle développées dans ses territoires colonisés: Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010).

[15] Sur la ville contemporaine reconfigurée par les forces du néolibéralisme sur fond de militarisation et de catastrophe écologique: Lieven De Cauter, The Capsular Civilization. On the City in the Age of Fear (Rotterdam: NAi Publishers, 2004).

[16] Graham, op. cit., 128-31.

[17] "Une brèche ouverte dans le mur qui constitue une frontière physique, visuelle et conceptuelle révèle de nouveaux horizons au pouvoir politique, et fournit du même coup la représentation physique la plus claire qui soit du concept d''état d'exception'." Eyal Weizman, À travers les Murs. L'Architecture de la nouvelle Guerre urbaine (Paris: La Fabrique Éditions, 2008), 69.

[18] Ibid., 60.

[19] Sur la doctrine de la contre-subversion élaborée en France lors des conflits coloniaux et son retentissement mondial, en particulier au sein de l'establishment militaire étasunien: Rigouste 2011, op. cit., 35-7.

29 January 2013

No Art for Chavs!

'Old Flo', Stifford Estate, East London / Käthe-Kollwitz-Denkmal, Prenzlauer Berg, Berlin

Lors d'un brunch de Nouvel An très réussi chez des amis de Prenzlauer Berg - une assemblée de gens à forte valeur culturelle ajoutée comme il est de mise dans ce quartier -, me fut incidemment rappelée au détour d'une conversation l'existence de sculptures de Henry Moore au milieu de cités londoniennes, grands ensembles jadis grandioses mais depuis la révolution thatchérienne démantelés par les gouvernements successifs à grands coups de privatisation, de vente au rabais, voire de dynamitage. Disposées sur leur socle bien en vue des habitants, il s'agissait de deux figures féminines monumentales que le sculpteur avait vendu à la ville pour une somme modique, convaincu qu'il était du pouvoir de l'art sur les consciences et de sa capacité à rendre la vie plus riche. Dans cette atmosphère follement optimiste d'après guerre qui avait donné naissance au projet social radical du Welfare State, rien n'était trop beau pour l'épanouissement de la classe ouvrière, principes qu'on pourrait en cet âge affreusement cynique disqualifier de paternalistes et renvoyant à un temps incompréhensible où l'art était doté de pouvoirs bien plus extraordinaires que celui de simple fétiche circulant dans un flux incessant de commodités. Je me souvenais les avoir photographiées toutes deux, l'une sur le Brandon Estate, un groupe de tours dominant de façon dramatique Kennington Park, l'autre, placidement postée depuis 1962 sur un bout de pelouse pelée du Stifford Estate dans le borough de Tower Hamlets, une autre création du London County Council promise à un sort plus tragique puisque démolie à la fin des années quatre-vingt dix pour laisser place à un village miniature pseudo-vernaculaire. Cette fin violente mettait un terme à la résistance d'un groupe d'habitants déterminés à défendre leurs logements face à des autorités locales très friandes de mises en scène spectaculaires. Et c'est cette composition de Moore, 'Draped Seated Woman' - mieux connue sous le surnom affectueux d''Old Flo' -, qui fut avant cette destruction programmée littéralement prise en otage et transbahutée à l'autre bout du pays dans un sculpture park du Yorkshire où, assurait-on, elle serait plus en sécurité. En sécurité contre qui ou quoi, on n'était pas sûr, mais le danger était suffisamment grand pour la mettre au vert quinze longues années.

Car Old Flo manquait à sa communauté d'origine qui par la voix d'élus locaux en réclamait le rapatriement immédiat. Malheureusement, une oeuvre de cette valeur était impossible à assurer en période de coupes budgétaires drastiques dans ce qui doit être l'une des zones les plus socialement déshéritées du pays, quasiment en bordure de City. Différents scénarios furent donc envisagés, de son installation sur quelque esplanade venteuse dans l'enclave yupppie de Canary Wharf, secteur de Tower Hamlets d'une affluence insolente où les coûts d'assurance ne représenteraient qu'une broutille, à la solution de dernier recours, qui, elle, a suscité une très vive émotion: vendre le grand bronze au plus offrant afin de colmater des comptes déficitaires et continuer à assurer les services publics de base. Selon les détracteurs de cette vente sauvage, c'est l'ensemble de la communauté qui se trouverait, dans cet acte éhonté de marchandisation, dépossédée de ce qui lui appartient en propre, achevant la trahison d'un idéal social cher à Henry Moore et surtout la confirmation de l'idée de plus en plus répandue que finalement les cités et les gens qui les occupent ne méritent pas d'être environnés de choses de qualité car incapables d'en comprendre le sens et surtout, dans leur brutalité et leur manque criant de sophistication, d'en prendre le soin le plus élémentaire. Classisme primaire démenti par la belle présence de ces sculptures dans l'espace public, très dignes dans leur splendeur hiératique et patinées par le temps comme par les générations d'enfants qui les avaient faites leurs, et l'attachement des habitants pour ces figures du quotidien - même si un jour Old Flo s'était retrouvée les seins bombés à la peinture argent! Dans cette guerre des nerfs ce sont donc bien des enjeux de classe et de domination sociale par l'arme de la culture qui sont mis à nu et cristallisés en un simple objet, et un récent coup de théâtre devrait ajouter du piment à l'affaire puisqu'en fait l'œuvre serait, du fait des différentes réformes territoriales survenues depuis les années soixante, la propriété du borough de Bromley, immense concentration pavillonnaire limitrophe du Kent pas vraiment connue pour sa fantaisie, et surtout à des années-lumière du public auquel elle avait été originellement destinée.

Mais le plus spectaculaire était encore à venir, seulement quelques jours après le Nouvel An et à deux minutes de là, à la stupéfaction du tout Prenzlauer Berg où se joue depuis des années une guerre de classes d'un autre type. Par une nuit neigeuse, la statue de Käthe Kollwitz sur la place du même nom était la cible d'un attentat au Spätzle, sorte de pâtes collantes en forme d'amibe et fierté du Baden-Württemberg, région méga friquée d'où sont censées provenir les familles bobos de ce quartier-colonie. La mine déconfite de Käthe couronnée de sa moumoute poisseuse faisait le lendemain la une des tabloids, où l'on rivalisait d'indignation pour dénoncer les agissements d'un mystérieux groupe indépendantiste baptisé 'Free Schwabylon'. Par ce coup d'éclat, l'organisation secrète visait à attirer l'attention sur le sort de la communauté souabe du Kollwitzkiez et des humiliations discriminatoires dont elle s'estimait être victime (graffiti haineux l'enjoignant de foutre le camp, déclarations sidérantes de Wolfgang Thierse, vice-président du Bundestag, déplorant la mainmise souabe sur son quartier et les ravages de la gentrification). Ils exigeaient donc la sécession de Schwabylon du reste de Berlin et la formation d'une entité territoriale autonome. Le choix du mémorial de Käthe Kollwitz comme incarnation de l'oppression prussienne n'était d'ailleurs pas un hasard puisque d'une part la statue marque l'épicentre physique comme symbolique du quartier - elle veille avec une grande sollicitude sur un square très prisé des jeunes mamans, présentes et futures -, et que d'autre part l'artiste jouit dans la conscience berlinoise d'un immense prestige de par son fort engagement à gauche, ce qui la mit constamment en danger sous les Nazis. Elle est notamment l'auteure d'une Pietà d'une grande intensité expressive placée au centre de la Neue Wache, lieu suprême des commémorations nationales sur Unter der Linden. Bombarder un buste de Bismarck aurait-il d'ailleurs eu le même impact? Couvrir Käthe Kollwitz de Spätzle revenait donc d'une certaine manière à s'attaquer à la fois à une figure hautement maternelle et à l'intégrité de la nation allemande, et pour certains, c'était le dérapage de trop.

Pire, le Baden-Württemberg, et plus généralement les Länder du sud de l'Allemagne, sont les principaux contributeurs aux fond de secours visant sinon à assainir les comptes berlinois du moins à stabiliser la capitale dans le marasme financier qui est devenu sa marque de fabrique au même titre que son nouvel aéroport, tombant en ruine avant même d'être mis en service, ou que sa scène techno - et on imagine sans mal le degré de ressentiment qu'un tel rapport de pouvoir peut générer d'un côté comme de l'autre. Autour d'une Käthe Kollwitz ennouillée, c'est ainsi l'Allemagne qui met en scène ses névroses de famille, et ce genre d'exhibition n'est jamais très beau à voir. Berlin est actuellement le théâtre de crispations identitaires liées à des changements socio-économiques rapides et leurs effets sur les communautés existantes, et l'action de 'Free Schwabylon', qui au-delà de son côté potache ne doit pas faire oublier la prégnance des mécanismes d'exclusion sous-jacents, n'est jamais que la version chic de ce qui se déroule à Neukölln où l'on en est venu à la violence physique à l'encontre de touristes en goguette accusés de dénaturer le caractère 'traditionnel' du Kiez et de compromettre la pureté du Heimat. Il y a quelque chose de profondément troublant dans ces poussées de dénonciation et de désignation à la vindicte, comme si dans cette ville sommeillait sous couvert de hipness cosmopolite quelque chose de bien plus funeste qui n'attendrait que la première occasion pour s'échapper et mordre. Mais ça, c'est apparemment l'éternel naturel berlinois qui le veut: sous la façade abrupte, un cœur gros comme ça; derrière le côté grande gueule, une réelle authenticité de caractère, pas comme ces autres Allemands, pleins aux as et étouffés dans leur conformisme bourgeois, tuant la ville à petit feu dans une uniformité toute provinciale. Donc tout ça est de bonne guerre, même si ça rappelle un brin cette poussée de l'extrême droite à Tower Hamlets il y a quelques années, après qu'une campagne pour les élections locales fut menée sur le thème des étrangers (entendre non-blancs) raflant tous les logements sociaux. Une rancœur ancestrale que même l'art le plus inspiré et généreux n'a pu empêcher.

10 December 2012

No-Kölln! for you, Neuköl(l)n for me

'Silver Future', Weserstrasse, Neukölln

On savait bien ces derniers temps que la tension était à son comble entre autochtones de l'intensément gentrifié Reuter Kiez et les floppées de hipsters venus chaque week-end goûter de plus près au mythe de Sexy Berlin. Entre brûlot filmé (le très désagréable et prétendûment ironique 'Freies Neukoelln') et coups de sang bombés sur les murs de la Weserstrasse, la colère sourdait sur fond de hausse incontrôlée des loyers, de marées de dégueuli au petit matin et de déferlement soudain de poussettes deux places pour bébés souabes. Mais le climat a à ce point dégénéré, virant entre ostracisme (le terminalement cynique 'No entrance for Hipsters from the US' affiché à l'entrée d'un bar), aggressions physiques et attaques d'hôtels - une chose qu'on semble affectionner dans ce pays -, avec le Latte mit Sojamilch érigé en symbole du mal absolu, que la riposte devait s'organiser. Non pas une coalition de mamans indignées ou de clubbers espagnols fatigués de se faire agonir d'injures mais un groupe issu de la scène d'ultra-gauche berlinoise, Hipster Antifa Neukölln, pour qui, comble de la subversion, la prolifération de supermarchés bio, de cafés chichi et autres bars au trash étudié n'est en aucun cas l'ennemi à combattre - qui lui est ailleurs. La simple juxtaposition des concepts d'hipsterisme et d'activisme antifasciste a de quoi dérouter, tout comme leur prise de position en défense de populations muées par des motivations a priori bien plus consuméristes et hédonistes que politiques, à l'inverse de l'hostilité attendue de la Szene à l'égard de tout ce qui pourrait représenter une tentative d'emprise capitaliste - certains restos végétariens brièvement ouverts à Kreuzberg dans sa période épique en savent quelque chose, tout comme, plus près de nous, le fantômatique Guggenheim Lab qui s'en est allé faire son cinéma ailleurs après de sérieuses menaces d'assaut organisé.

La création d'Hipster Antifa ce printemps eut un retentissement rapide, non seulement du fait que le groupe prenait le contre-pied des positions traditionnelles du milieu anti-fasciste local et de l'humeur prévalente à Kreuzkölln, où dans un développement inquiétant le Touri-Bashing a fini par infiltrer le mainstream, mais aussi par la qualité de son intervention dans le débat public sur le concept usé jusqu'à la corde de Gentrifizierung. Parce que tabasser deux ou trois maigrelets à grosses lunettes en route pour Berghain ne règle rien, mais qu'organiser des discussions sur la condition nomade postmoderne, la dislocation selon Adorno et les utopies urbaines d'inspiration marxiste, si. Une autre micro-organisation, elle aussi issue des milieux autonomes, AZE (Andere Zustände ermöglichen) s'élève de même contre cette désignation de bouc émissaires aux relents xénophobes d'autant plus surréalistes qu'elle émane d'une scène ultra-politisée par nature opposée à toute forme de discrimination - idée discutable quand on sait que les problématiques les plus pointues en matière de sexualité et de genre n'y font pas forcément recette en dehors des cercles féministes-queer directement concernés. Bref... Tous attirent donc l'attention sur les causes structurelles d'un phénomène urbain pourtant depuis longtemps examiné à la loupe - les logiques commodificatrices intrinsèques au capitalisme marchand, l'obsession du tout marketing allié à des stratégies de social engineering, les manquements des politiques publiques à l'égard des communautés d'origine, égratignant au passage une certaine forme de romantisme mal placé idéalisant un Kiez perçu comme authentique (un peu comme on a pu nous bassiner avec le vieux Paris qu'on assassine), Heimat en péril que des hordes de hipsters (nécessairement non-allemands)/Touris/Souabes pleins aux as viendraient dénaturer par le fric ou le vomi en cascades. Et cette pureté fantasmée ne repose-t-elle pas elle-même sur tout un système de valeurs supposées a-historiques que l'on oppose à un présent trouble où les vieilles identités vacillent - un passé où l'on était entre soi, savait qui était qui et qui n'avait encore rien de si queer? C'est aussi oublier un peu vite l'omniprésence (invisible à beaucoup) de la pauvreté et des discriminations raciales, a fortiori à Neukölln, qui seraient comme auréolées des vertus de l''authenticité'. La misère sociale aurait-elle donc ce je-ne-sais-quoi d'irrésistible qu'il faudrait à tout prix préserver?

Mais AZE met le doigt sur quelque chose de bien plus fondamental encore: la figure du Touri, ou du hipster - dont on peut déjà se demander ce qu'elle contient vraiment [1] -, accablée du fléau de la gentrification et accusée de compromettre par sa présence une intégrité préexistante, est une construction discursive parée de toute la transparence de la réalité objective. Le même processus est évidemment à l'œuvre dans la construction des catégories raciales, sexuelles et de genre, et leur assignation exclusive à certaines caractéristiques essentialisées et (évidemment) dévalorisantes [2]. Cela justifierait donc les nombreuses manifestations d'hostilité voire des atteintes physiques graves à l'encontre de corps considérés comme étrange(r)s et réduits à une essence immuable: simplement Touri et nécessairement rien d'autre. Et l'on peut dire qu'on s'en est donné à cœur joie dans cette ville-monde si fière de sa tradition radicale: du slogan incroyablement crétin des Verts, 'Hilfe, die Touris kommen!' aux gadgets merdiques destinés à bien faire passer le message, t-shirts ou autres stickers proclamant 'Du bist kein Berliner' - l'illégitimation dans toute sa force, définitive et glaçante -, ou le nettement plus affolant 'Touristen Fisten', immanquablement berlinois s'il en est. Ce système de hiérarchisation/assignation à l'infini engendre, comme dans tout système discriminatoire, des absurdités en chaîne, qui seraient tragi-comiques si elles ne relevaient de fondements structurels qu'on aurait tort de croire confinés au passé (ou dans quelque ailleurs exotique). Ainsi, selon AZE, la catégorie 'Dauertourist*in' se distingue du Touri de base en ce que l'intéressé*e vit depuis un certain temps à Berlin, mais... mais quoi au juste? Qui ici s'octroie le privilège de décider ou contester la pleine citoyenneté, de reconnaître l'appartenance à la communauté, le droit au lieu?

Les activistes de Hipster Antifa Neukölln et AZE scrutent ainsi les rues du Kiez, tels des micro-géographes attentifs à toute variation dans la tension saturant l'air, à l'affût de signes infimes marquant les façades comme autant de relégations et de pétrifications dans des identités proscrites. Une inscription relevée un jour révèle toute la gravité du problème dans une compression vertigineuse: 'Gays, Nazis & Hipsters fuck off'. En l'absence d'informations sur la positionnalité de l'auteur*e, on ne peut qu'essayer d'en imaginer les motivations profondes. Mais la collision de réalités aussi différentes (quoique mutuellement non exclusives - hélas) dans l'équivalence d'un même slogan en dit long sur la complexité des enjeux de pouvoir et des amalgames qu'ils induisent. Certes, ça fait bien longtemps que Richard Florida [3] a établi, même si de manière à mon goût un peu simpliste, une relation étroite entre gays et gentrification - au point de donner naissance au concept de 'gaytrification' [4] -, et peut-être est-ce l'idée que les gays sont tous pétés de thunes, rafflent tous les beaux appartements qu'ils décorent avec ce goût exquis qu'on leur connaît, ce qui en retour ferait exploser les prix de l'immobilier, qui a conduit au graffito haineux. Peut-être est-ce même la faute des hipsters qui, avec leur bloudjinnzes moulants et petites bottines, font un peu... faut bien le dire. À moins que dans une ultime confusion 'gay' ne serve (improprement) de terme générique pour qualifier les lieux d'activisme queer dont Neukölln regorge, auquel cas il est évident qu'ont encore cours des méthodes de stigmatisation et de désignation d'un radical other qui n'ont rien à envier à celles qu'elles prétendent combattre, une hiérarchisation/exclusivité des résistances qu'on pensait dépassée, Weltanschauung réactionnaire et ultranormée que quelques voix sécessionnistes sont bien déterminées à renverser.

LUXUS STATT ARMUT - ANTIFA HEISST FORTSCHRITT - SMASH HEIMATSCHUTZ!

 

fast forward Hipster Antifa Neukölln a récemment organisé deux discussions sur ces thématiques. La première, "Unbekannt Verzogen. Über linken 'Touristenhass' und die Unmöglichkeit des Wohnens" par Magnus Klaue, est consultable ici.

 

[1] Une bibliographie considérable est consacrée au hispster, et même à sa mort supposée. Sur ses antécédents historiques et son indissociabilité du capitalisme tardif: Jake Kinzey, The Sacred and the Profane: an Investigation of Hipsters (Winchester, Washington: Zero Books, 2012). Là aussi l'obsession d'une authenticité inaltérée par le mainstream est centrale: "The importance placed on a certain space and time, or what could be called 'the scene', and its connection to 'authenticity', clearly resonates among hipsters. Consumer goods, neighborhoods, styles, etc. are fetishized in the cult of 'authenticity'.", 43.

[2] Pierre Tevanian, La Mécanique raciste (Paris: Éditions Dilecta, 2008).

[3] Richard Florida, The Rise of the creative Class revisited (New York: Basic Books, 2012).

[4] Colin Giraud, Sociologie de la gaytrification. Identités homosexuelles et processus de gentrification à Paris et Montréal. Thèse de doctorat de Sociologie et d’Anthropologie, Université Lumière Lyon 2, 2010.

08 October 2012

Aux Jardins d'Arlequin

Galerie de l'Arlequin, La Villeneuve, Grenoble

La Villeneuve de Grenoble/Échirolles fait de nouveaux les gros titres suite au meurtre de deux jeunes du quartier, Kevin Noubissi et Sofiane Tabirt, tous deux âgés de 21 ans et amis d'enfance, lors d'un lynchage en règle perpétré par un gang d'une dizaine de personnes armées de couteaux, de manches de pioche et de battes. L'une des victimes aurait même été poignardée à trente reprises. L'expédition punitive de nuit dans le parc paysager de la cité clôturait une série d'incidents qui avaient émaillé la journée et dont les causes affligent par leur trivialité: apparemment un 'mauvais regard' jeté par un petit frère à un autre et un honneur à restaurer sur fond de rivalités entre quartiers qui selon les dires remonteraient aux années soixante-dix.

Bâtie sur le site des Jeux Olympiques d'Hiver de 1968, La Villeneuve est partagée entre les villes de Grenoble et d'Échirolles, un énorme complexe commercial séparant les deux entités, physiquement très semblables et toutes deux noyées dans les espaces verts. Mais c'est l'ensemble de Grenoble qui aura le plus grand retentissement, tant pour ses ambitions et expérimentations sociales que pour sa contribution des années plus tard à la rhétorique sécuritaire sarkozyste. Si bien qu'elle peut à elle seule synthétiser le devenir des cités françaises, et ce de la façon la plus dramatique puisque de modèle urbanistique révolutionnaire et émancipateur à sa genèse, elle est en quarante ans devenue site de relégation, de violence sociale et d'interventions policières d'une brutalité inouïe. La Galerie de l'Arlequin, ainsi nommée à cause des nappes de couleurs vives structurant ses façades de hauteurs graduées, fut la première à voir le jour au début des années soixante-dix, et l'effet fut immédiat. On a beaucoup parlé de la portée avant-gardiste du projet puisque par ses agencement formels il visait ni plus ni moins à créer des pratiques sociales inédites: brassage des populations de milieux sociaux, d'origines et d'âges variés (les retraités se retrouvant par exemple au centre de la vie urbaine et non plus rejetés à ses marges), esprit communautaire entretenu par une foule d'initiatives et d'équipements collectifs, dont un ahurissant centre audio-visuel d'où émettait une chaîne de télévision locale en plein monopole étatique - la fameuse Vidéogazette, entreprise autonome ultra-politisée qui fera date -, et ce qui semble le plus avoir frappé les esprits à l'époque, des établissements scolaires en statut expérimental où l'accent était mis sur l'autonomie de l'enfant, l'osmose du milieu éducatif et du monde extérieur avec une ouverture totale aux familles (si une maman voulait venir y pousser la chansonnette, elle y était apparemment la bienvenue), l'abolition des rapports d'autorités traditionnels à la base d'un apprentissage contraint, des distinctions entre éducation et loisir, le libre choix donné à l'enfant sur sa propre socialisation... Inutile de dire que tout cela serait dans le contexte réactionnaire actuel inenvisageable, tout comme le serait d'ailleurs le fait d'allouer une superficie démesurée à un parc paysager, de mobiliser des artistes de renom pour agrémenter les espaces publics (les tubes coloristes de Guy de Rougemont) ou les façades du shopping centre (fresques des Malassis et leur critique anti-capitaliste - un comble!) - dont les réalisations se sont plus ou moins volatilisées au gré des entreprises de réhabilitation -, et encore moins de voir un cinéaste de la carrure de Godard, alors intéressé par le potentiel de la vidéo émergente, venir s'y établir (c'est là que Numéro Deux fut tourné en 1975).

Un documentaire de 1973 tiré des archives de l'INA montre bien la prise de possession d'un espace informe et boueux par les nouvelles populations, dont l'école primaire, encore à l'état de labyrinthe de béton vide et investie par ses jeunes élèves en quête d'aventures spatiales. Il est stupéfiant d'y apprendre que l'on pouvait même vouloir quitter Paris pour scolariser ses enfants à La Villeneuve. Les méthodes pédagogiques en vigueur ont en effet séduit certaines couches d'une population culturellement aisée (et la mixité sociale semble y avoir été au tout début une réalité tangible, avec des contrastes de statuts socio-économiques importants), avec cet esprit d'expérimentation à tout va caractéristique de l'après-68. Que penser également de ces festins entre voisins dans les coursives qui rassemblaient autour d'un énorme couscous tout l'étage, ou de ces rencontres 'spontanées' entre mômes et personnes âgées autour d'un impromptu artistique à la Maison de Quartier? Peut-être tout cela était-il d'une naïveté certaine, peut-être aussi le résultat artificiel de stratégies un rien dirigistes de la part des concepteurs, mais le désir profond de connexion était lui bien réel, la conviction que les contacts humains pouvaient reposer sur des rapports authentiques d'échange et de solidarité, de proximité et d'ouverture à l'altérité. Et on a comme un pincement au cœur devant l'enthousiasme béat des nouveaux occupants, convaincus d'être les pionniers d'un ordre social nouveau, tournés vers un futur en plein avènement dans leur cité encore embryonnaire. C'est qu'il n'aura pas fallu longtemps pour que tout se désagrège, et à une vitesse effarante. Un reportage diffusé sur FR3 en octobre 1981 donne le ton: 'Faut-il détruire La Villeneuve?' Hormis le titre sensasionnaliste, le propos y est relativement mesuré et bien informé sur les enjeux urbanistiques du projet, ses ambitions, échecs et réussites, loin des discours formatés qui depuis n'ont eu de cesse de plomber les banlieues. Même si dix ans après sa construction la Galerie de l'Arlequin montre des signes d'usure évidents, elle n'en garde pas moins son allure résolument futuriste et toutes ses couleurs - rouges et terreuses du côté du parc, bleu électrique et vert acide à son envers, jeux chromatiques oblitérés par les rénovations successives - et porte ni plus ni moins les traces d'une communauté vivante et jeune, les aggrégats du temps, hétéroclites et détonants, s'étant greffés à sa perfection moderniste. On est cependant déjà loin de l'optimisme utopique des premiers temps et les expériences personnelles du lieu s'avèrent bien plus mitigées, sur fond d'anxiété sécuritaire et de déclassement social. Face à la détérioration du cadre de vie, les plus avantagés, écœurés que leur beau rêve de société ouverte n'ait pas abouti, avaient déjà entamé leur exode.

Il est tristement ironique de constater que La Villeneuve commençait à atteindre son point d'équilibre à un moment de forte dégradation du climat social - les premières grandes émeutes urbaines de Vaulx-en-Velin et Vénissieux étaient dans toutes les mémoires, le chômage de masse causait toujours plus de ravages dans les classes les plus vulnérables avec pour conséquence quasi automatique des tensions raciales ravivées. Le quartiers des Baladins était en cours d'achèvement de l'autre côté du parc et visait à corriger les erreurs conceptuelles de son prédécesseur: des blocs bas en gradins disposés autour d'esplanades à rampes contraient l'effet de muraille brutaliste de l'Arlequin avec ses montées vertigineuses ultra-densifiées et ses gouffres à courants d'air, et là encore une pléthore d'équipements collectifs et d'interventions artistiques spectaculaires comme la fameuse Place des Géants, où d'immenses créatures désarticulées parsemaient les espaces, avec une main ou un pied surgissant par-ci par-là dans la verdure. Ce penchant pour l'onirisme urbain n'est d'ailleurs pas sans rappeler la Grande Borne d'Émile Aillaud où d'énormes sculptures animalières tentaient de créer de la même façon un univers vaguement surréaliste dont l'enfant aurait été le centre. Mais malgré ces innovations formelles il était sans doute déjà trop tard tant la conjoncture globale s'était assombrie, malgré l'arrivée des socialistes au pouvoir et les espoirs de transformation radicale que ceux-ci ont un temps incarnés. Bâtir des communautés prend du temps et nécessite un déploiement de moyens humains colossaux, a fortiori si ces populations déjà fragilisées sont frappées de plein fouet par les bouleversements d'un monde du travail en pleine mutation. Tout est toujours affaire de choix politiques, et si La Villeneuve a sombré dans les années quatre-vingt, cela resultait largement d'une stratégie politique très claire au niveau local qui n'a fait qu'accélérer sa marginalisation. De même, c'est une faute impardonnable de la gauche que de ne pas avoir voulu prendre la mesure du désastre qui se jouait dans les banlieues, notamment dans ses tentatives de neutralisation et de récupération d'une parole urgente venue de ces quartiers et porteuse de revendications propres - que l'on pense à la Marche pour l'Égalité et contre le Racisme de 1983... J'ignore ce qu'il est advenu de La Villeneuve dans les années qui suivirent, sans doute quelque chose de très ordinaire et visible partout ailleurs, la descente lente et la normalisation insensible d'une cité vivotant entre projets de réhabilitation hâtifs et autres dispositifs de politique de la ville décrétés au gré des gouvernements, avec entre-temps, il est vrai, un classement en zone d'éducation prioritaire - naufrage amer et pathétique d'une vision engagée et militante du savoir.

Depuis quelque temps le débat fait rage sur la forme à donner aux réhabilitations promises dans le cadre d'une convention de rénovation signée avec l'ANRU, entre la municipalité qui défend un projet de désenclavement et de restructuration profonde avec la démolition du 50 Galerie de l'Arlequin et sa fameuse montée, et les habitants regroupés en collectif qui contestent la destruction de logements sociaux. Une prise de parole essentielle qu'ils entendent porter vers les plus hautes instances de l'État et qui marquerait la reprise de contrôle d'un destin commun dans un contexte de relégation et de tensions sociales extrêmes. En juillet 2010, La Villeneuve était en effet le théâtre d'une intervention policière d'une ampleur sans précédent à la suite du braquage d'un casino de la région et de la mort d'un des auteurs lors d'un échange de coups de feu avec la BAC. S'en étaient suivies plusieurs nuits d'affrontements très durs entre jeunes et forces de l'ordre, qui pour regagner le contrôle du quartier avaient fini par déployer un véritable dispositif d'état d'urgence: encerclement concentrique de la cité avec checkpoints aux points d'entrée, fouille systématique des véhicules, assignation à résidence des habitants. Les scènes retransmises par les médias étaient d'une violence incroyable, les troupes d'élite de la police et la gendarmerie carapaçonnées de noir pénétrant dans les immeubles, architecture devenue à force de stigmatisation et de déshumanisation transparente et forçable à merci, comme le faisait en son temps la Brigade 'Z', qui au moment de la guerre d'Algérie s'introduisait dans les bidonvilles autour de Paris pour dévaster les habitations de fortune. L'espace aérien lui-même était circonscrit par un hélicoptère en rotation permanente alors que la nuit les faisceaux de lumière blanche provenant d'énormes projecteurs balayaient les façades multicolores de l'Arlequin. Dans les appartements on y voyait apparemment comme en plein jour, même les volets tirés. Ces images de La Villeneuve restent parmi les plus emblématiques d'un régime à la dérive et c'est à la suite de ces événements que Nicolas Sarkozy prononça son 'discours de Grenoble' de sinistre mémoire, marquant une intensification des politiques sécuritaires avec un ensemble de dispositions visant à la déchéance de nationalité des délinquants d'origine étrangère. Mais c'est surtout sa désignation des Roms (terme générique recouvrant des réalités très diverses, mais on n'allait pas s'embarrasser de ça) comme le nouveau bouc émissaire de choix qui avait semé la consternation. Le 'discours de Grenoble', incarnation radicalisée d'une xénophobie d'État décomplexée et d'une Weltanschauung quasi obsidionale, n'était finalement que le pendant intérieur de celui de Dakar quelques années plus tôt, où l''homme africain' était enjoint de briser la malédiction le soumettant aux cycles de la nature et d'entrer enfin dans l'Histoire.

À la suite de l'émotion soulevée par le drame d'Échirolles, François Hollande s'est rendu sur place à la rencontre des familles des victimes, non sans être interpellé par des habitants bouleversés réclamant autant le droit de vivre en paix que de pouvoir redonner espoir et perspective d'avenir à une jeunesse perdue - car eux aussi étaient 'des Français comme les autres'. Ainsi Manuel Valls, qui était du déplacement, annonçait peu après que La Villeneuve serait classée au nombre des toutes nouvelles zones de sécurité prioritaires, un dispositif technocratique de plus dont on nous dit qu'il mobilisera dans une même synergie tous les acteurs locaux mais dont le volet policier semble d'ores et déjà largement prendre le dessus - mais qu'on se rassure, l'école aura aussi la part belle car cette politique inédite ne saurait se confondre avec les excès répressifs de l'ancien gouvernement! Puis, dans un instant flottant d'instrospection, le ministre de se demander comment on avait pu en arriver là, dans quel état d'abandon on avait laissé ces territoires, et de poursuivre qu'une telle violence interpellait chacun de nous au-delà des questions de ressources matérielles. Interrogation ontologique sur l'essence même d'un système social en chute libre et la brutalité qui le gangrène à tous les niveaux. Peut-être aussi espoir confus d'une véritable transformation humaine et sociétale, comme elle pu être entrevue à La Villeneuve même il y a des années, une vision éclairée dont la gauche à nouveau aux affaires serait bien avisée de s'inspirer. Car ici comme ailleurs, c'est toujours et encore une question de courage politique.

29 July 2012

Arm aber spießig

Mediaspree, Köpenicker Strasse

Au début des années quatre-vingt Taxi Girl chantait 'P.A.R.I.S', ode amère à une capitale vidée de ses forces vitales et de son humanité, sclérosée dans un déclin et une insignifiance accélérés face aux mégalopoles essentielles du moment - du moins celles qui comptaient aux yeux du beau Daniel - Londres, Tokyo, New York, et même Amsterdam. Dépotoir urbain inhospitalier aux nouvelles générations et jonché de vieilles gloires fanées, Paris avait laissé passer son moment et étouffée dans son ennui ne comptait désormais plus dans l’économie du cool mondial. Son image de ville-musée ne cesserait de lui coller à la peau, et cela d’autant plus tenacement que de nouvelles venues, d’une créativité et d’une énergie insolentes, ne tarderaient pas à l’enterrer vivante, Barcelone pour commencer, puis des années plus tard Berlin. Ah ville de mes rêves! / Que diras-tu demain quand tu resteras seule, pourrie /Des ruines un peu partout?, clamait-il de cette voix traînante et étrangement accentuée de Delphine Seyrig réincarnée en mec.

Les ruines, à Berlin, micro-capitale tardive aux ambitions mondiales, on n’aime justement plus trop ça. Elles en ont trop longtemps constitué le tissu primaire - la plus emblématique et controversée d’entre elles, le Palast der Republik, ayant depuis longtemps mordu la poussière - et ce qui a amusé un temps dans l’infinité de réinventions possibles ne pouvait durer éternellement: d’aire de jeu de la jeunesse hip internationale au siège rutilant du seul véritable pouvoir restant en Europe, il était temps que la capitale se montre à la hauteur de son rôle symbolique, et nulle part n’est-ce si criant que dans son expression architecturale contemporaine. Car ce qui fut très longtemps masqué par des projets emblématiques de grande ampleur - les reconstructions de Potsdamer Platz et du Reichstag, la création d’un nouveau cœur institutionnel, le Jüdisches Museum - et des choses moindres mais franchement belles - la tour GSW de Sauerbruch Hutton - se révèle de la façon la plus crue dans le remplissage systématique et brutalement cynique de ses vides.

Rien de vraiment nouveau ici puisque les débats sur la forme future à donner à Berlin n’ont cessé de faire rage depuis sa restauration au rang de capitale fédérale, et ont fini par se condenser en tout un système de normes et de prescriptions esthétiques désigné par le concept fumeux de Kritische Rekonstruktion, qui doit bientôt connaître son couronnement dans la réédification de la pièce montée baroque des Hohenzollern sur les ruines du Palast en plastique de la DDR. Tout comme Paris est immédiatement identifiable dans l’unité de ses façades hausmanniennes, Berlin se devait ainsi de présenter au monde un style uniforme bien à soi, un marqueur visuel clair et monosémique, même si rien de tel n’avait jamais existé dans la frénésie de son devenir architectural. Hans Stimmann, le pape de la Rekonstruktion et inflexible gardien du dogme, aurait été en son temps bien inspiré de passer cinq minutes devant Die Symphonie der Großstadt pour saisir l’aberration de ses théories urbanistiques, et surtout de leur effet mortifère sur l'avenir de cette ville.

On en voit tous les jours les résultats dans leur déprimante invariabilité. Car selon le principe one size fits all, c’est la presque totalité des nouvelles constructions qui se conforme à une uniformité formelle accablante, des hôtels conçus pour un secteur touristique de masse en pleine explosion aux derniers grands projets gouvernementaux - dont l'énorme QG du Bundesnachrichtendienst représente dans sa prolifération l’apothéose délirante - en passant par la somme de petites nuisances mesquines et de non-événements qui constitue la pseudo opération de régénération nommée Mediaspree. Ce sont les mêmes pâtés parfaitement cubiques qu’on nous chie régulièrement dans les coins, percés de rangées d’ouvertures en meurtrières, avec leurs surfaces imitation pierre de taille sans relief ni expressivité, dans une bienséance de Spießer faux-cul qui ne doit offenser personne mais abrutit l’âme de son omniprésence fade. À la vue de tout nouveau chantier à Berlin, c’est désormais l’estomac qui se noue et non plus le coeur qui s’emballe.

Mais ce que les architectes et leurs commanditaires ont depuis longtemps entamé, c’est la GEMA qui risque bien de le parachever en beauté. Voilà quelques semaines que les médias et les professionnels de la nuit sont en émoi devant ce qui s’annonce ni plus ni moins comme l’arrêt de mort de la scène berlinoise. La GEMA, équivalent allemand de la SACEM, envisage en effet une refonte de son système de collecte des droits d’auteur qui devrait entrer en vigueur dès l’année prochaine, ce qui pour les clubs ligués contre cette mesure signifie une hausse des contributions à la puissance dix, et donc une condamnation certaine. Dans l'indignation générale c’est le Berghain qui est le premier monté au créneau et dans une dramatisation adroite du débat a annoncé en fanfare sa fermeture la nuit de la Saint-Sylvestre. Berlin ne se relèverait évidemment jamais d’une telle perte, et celles et ceux pour qui une telle éventualité est inimaginable feraient bien d’y réfléchir à deux fois en prenant la mesure des mécanismes à l’œuvre dans cette affaire.

Sans doute du fait de son histoire atypique, de son état de sinistrée économique chronique et de sa tradition de radicalisme politique, on pensait Berlin éternellement à l’abri de phénomènes affligeant le reste des métropoles occidentales - gentrification, loyers prohibitifs, expulsions de squats. Mais depuis que le bobo-enfanteur de Prenzlauer Berg et le Kiezkiller de Neukölln (plus symptômes que causes réelles d’un imbriquement complexe de processus socio-économiques) sont devenus les hate figures favorites du folklore local, ces thèmes sont d’une actualité brûlante, et on ne compte plus dans la presse les cas de résistance collective contre les menaces d’expropriation et les contes de grand-mères courage luttant jusqu’au dernier souffle contre les spéculateurs. C’est une évolution d’autant plus brutale qu’exponentiellement rapide, une accélération de signes alarmants allant des fermetures de clubs au contrôle privé d’espaces longtemps restés fluctuants, prémisses probables d'un saccage culturel d’une ampleur inédite.

Dans cette mainmise du complexe politico-financier sur la ville, rappelant les plus vifs combats menés à Kreuzberg il y a des années, persiste le sentiment que Berlin se trouve terminalement livrée à une nomenklatura de technocrates placés aux postes-clés des institutions - au niveau régional comme fédéral -, et bien déterminés à la modeler à leur image, de lobbies revanchistes et nostalgiques de l’ordre impérial dont l’influence exorbitante atteste de leur infiltration des sphères du pouvoir (d’où seraient sinon venus les millions promis à la construction de leur palais clownesque?), auxquels il faut maintenant ajouter les barbons de la GEMA, sûrement plus dans leur élément à Bayreuth qu’à Friedrichshain. Ces groupes ont tous en commun une sensibilité essentiellement anti-urbaine, un dégoût mêlé de terreur pour tout ce qu’une métropole anarchique comme Berlin peut générer d’incontrôlable et de fracturé, éclats forcément sublimes d'énergie primale. Dans leur décencefondamentale, c’est à une ville sans qualité et transparente qu'ils nous condamnent, un champ de ruines bieder où sourd, pour utiliser les termes de Johannes Willms, cette 'maladie allemande'.*

 

*Johannes Willms, Die deutsche Krankheit. Eine kurze Geschichte der Gegenwart (München: Carl Hanser Verlag, 2001). Traduit en français par Bernard Lortholary sous le titre: La Maladie allemande: une brêve Histoire du Présent (Paris: Gallimard, 2005).

 

fast forwardUPDATEfast forward 15.08.12. Rien qu'une fausse alerte, mais une méthode terriblement efficace: Berghain restera ouvert passé le Nouvel An. Selon les dernières déclarations de ses gérants, l'extortion planifiée par la GEMA n'entraînerait en aucun cas sa disparition, si drastique soit la saignée, mais repousse sine die ses projets d'extension avec l'ouverture du Kubus, moitié vacante de l'ancienne centrale, qui devait devenir un espace polyvalent de performances et sans aucun doute ce que Berlin aurait compté de plus hip. Une perte terrible quand on connaît la beauté du lieu et un point en plus pour ceux ont juré d'avoir d'avoir la peau de cette ville.

24 April 2012

Cruel and Tender

"Let's dance, for fear your grace should fall
Let's dance, for fear tonight is all"

 

Comme toujours en arrivant à Orly j'ai préféré prendre le 183 vers la Porte de Choisy. C'est sans doute la façon la plus lente de gagner le centre mais le bus express, qui prend directement l'autoroute, ne donne jamais grand-chose à voir. Car j'aime me retrouver au contact de Paris en traversant cette portion de banlieue sud, qui même si seulement large de quelques kilomètres, défile assez lentement pour me donner le plaisir d'observer, le temps de me laisser imprégner du sentiment d'être à nouveau là, rattrapé par un passé que chaque détail microscopique ravive. C'est toujours avec trépidation qu'une fois le complexe de l'aéroport passé avec ses énormes hangars à demi désaffectés, je pénètre dans les premiers quartiers d'habitation, des lotissements ouvriers de petits pavillons lugubres, cadre rêvé de Série Noire me rappelant le minuscule appartement de ma grand-mère où flottaient des odeurs de pots de chambre javellisés, avant que n'apparaisse dans l'énormité de ses empilements la Cité des Aviateurs, dont les tours sont en cours de rénovation. Elles me paraissent démesurées dans ce gigantisme propre aux grandes banlieues françaises, avec leurs verrières de cages d'escaliers dévalant sur toute la hauteur. Je regarde les gens avec insistance, qui reviennent des courses ou rentrent exténués du travail un jour normal de semaine. Ils m'intriguent, eux qui sont restés là tout ce temps, qui ont changé avec le pays. Un groupe de trois laskars passe de l'autre côté de la rue, survêts blancs et doudounes sombres, ils viennent de se faire raser la tête, je le vois immédiatement. Eux n'étaient même pas nés quand je suis parti. Ils habitent un pays que je n'ai en fait jamais connu, la France in absentia, que j’ai longtemps occulté dans la certitude d’un retour impossible. Je voudrais leur parler, à eux et à eux seuls, et qu'ils me racontent les années manquantes.

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06 January 2012

The Fall and Fall of Hipsterdom

Greifbar, Greifenhagener Strasse, Prenzlauer Berg

Un récent article de Minorités intitulé Le Hipster est un Cupcake suscite bien des émois - et à en juger par sa prolifération sur les réseaux sociaux semble avoir appuyé là où ça fait mal. L'auteur, Stéphane Delaunay, part de la métaphore patissière nauséeuse du cupcake pour tailler un short au hipster moderne (en particulier parisien, même s'il trouve ses origines à New York), se basant pour cela sur l'exercice de démolition entamé il y a quelques années par Adbusters. Aristocrate auto-proclamé de l'intelligence et du goût, early adopter toujours sur le qui-vive avant que le reste du monde n'ouvre les yeux, le hipster - trop lâche pour en assumer même le titre - flotte dans la vacuité d'un esthétisme hyperconscient et délesté de toute pertinence sociale - contrairement, disons, au hip-hop, où esthétique et contestation violente venue des classes les plus discriminées étaient intrinsèquement liées. Non qu'il représente une nouveauté en soi: dans leurs obsessions formelles les Mods ne brillaient pas vraiment par leur conscience politique, ni les décadents de la fin du XIXème. Ou les Incroyables et Merveilleuses du Directoire. Pire, le hispter ne serait que la marionnette veule et inoffensive d'un capitalisme déliquescent qui trouverait en lui la créature rêvée pour perpétuer son vampirisme sur le monde... De plus sa propension à l'ironie en jeux de miroirs infinis, sa régurgitation de sources éparses (et du même coup dénaturées) pour se constituer une identité fragmentée en perpétuel changement n'a rien de très nouveau non plus depuis la grande rigolade post-moderne - qui remonte quand même à des lustres - ce qui en soi suffit à faire du hispter un has been assez réussi. À l'exact opposé de cet enculage de mouches élitiste et parano l'avenir résiderait donc dans le réinvestissement politique, le partage généreux et la solidarité.

Mais l'article va plus loin. Les hipsters seraient à eux seuls responsables de la gentrification du petit Paris populaire et de sa mise en coupe réglée par une caste de privilégiés le vidant de sa substance et ne laissant derrière elle qu'une uniformité de lifestyle, fût-il d'un goût exquis. Le concept de 'gentrification' est invoqué pour tout et n'importe quoi et cristallise des vues très diverses - processus d'exclusion et de colonisation de classe sciemment mené et à contester par tous les moyens pour les uns, phase obligée du devenir organique de toute grande ville contre lequel on ne peut rien pour les autres - mais on ne peut nier son accélération et les bouleversements qu'il entraîne dans les grandes métropoles occidentales depuis le retour en leurs centres des classes dites créatives. Certes c'est accorder à une poignée de petits cons un pouvoir énorme mais l'équation hipsters=gentrification est un thème actuellement très fédérateur à Berlin et nulle part n'est-il aussi brûlant qu'à Neukölln ou, depuis une campagne de reniement assez gonflée d'Exberliner, No-kölln! Rien ne va plus sur la Weserstraße alors que les loyers crèvent le plafond et que le quartier, dans sa nouvelle notoriété internationale, est sur le point de perdre tout ce qui le rendait cutting edge. Sound familiar? Dans ce crépage de chignon entre jeunes gens bien mis c'est le bar écrit 'Ä' qui semble attirer les foudres de beaucoup de monde - mécontents graffitant Yuppies fuck off!  sur la façade ou hipsters de la première heure ulcérés de voir, du fait de l'afflux massif d'autres co-hipsters, leur Reuterkiez chéri tourner mainstream. Mais le pompon de la connerie va au 'Freies Neukölln' qui a signé un petit film faux-cul et plein de venin - et narré d'une voix à se tirer une balle - sur la perte de caractère du quartier causée par les déferlantes d'étudiants étrangers, de jeunes branleurs de Prenzlauer Berg et de familles souabes à poussettes, oubliant un peu vite que tous ces gens n'ont pas atterri là par hasard et que derrière des bouleversements démographiques et culturels aussi rapides opèrent des mécanismes depuis longtemps connus - au pif, la spéculation, la marchandisation des lieux par le tourisme de masse, ce genre de choses... La figure du hipster tueur de quartier s'est ainsi joint à la typologie du Berlin contemporain avec le Kiezkiller, aisément identifiable à sa dégaine et ses habitudes de consommation. J'avoue qu'en lisant l'énumération de ses caractéristiques (le Mac, les gros écouteurs pour iPod, les sneakers rapportés de l'étranger) j'ai eu comme une grosse sueur: serais-je moi aussi l'un de ces fossoyeurs de lieux autrefois authentiques? Suis-je partie prenante de mécanismes d'exclusions propres à la gentrification même si je passe mon temps à en déplorer les effets? Est-il possible d'être un hipster tout en pouvant virtuellement être leur père à tous?

Les hipsters et moi avons une histoire commune qui remonte à très loin. Déjà dans mon enfance ils faisaient des ravages dans la cour du collège avec cette distinction unique qui les rendaient si formidablement cool - je n'en faisais hélas pas partie, ma mère préférant nous vêtir de copies grossièrement approximatives des originaux si convoités, ce qui faisait rire tout le monde. Puis ce furent les branchés des Halles que j'enviais plus que tout dans leur identification totale avec Paris et tous les fantasmes d'émancipation dans le style que la ville incarnait alors, surtout vue de banlieue. Bien sûr l'idée d'une communauté de pionniers sexuellement aventureux (du moins dans mon imagination) et si intimes avec la géographie urbaine avait tout pour m'éblouir et dans l'isolement abyssal où je me trouvais il me tardait de les connaître. Mais c'est quelques années plus tard à Londres que le premier vrai clash avec les hipsters survint. Dès le milieu des années quatre-vingt-dix le secteur Hoxton/Shoreditch, situé à la lisière de la City et jusqu'alors une no-go zone de rues étroites et de places cabossées clairsemée de vieilles gloires victoriennes et d'ensembles de logements sociaux décatis, devenait l'épicentre mondial du cool avec la nouvelle scène artistique britannique en pleine explosion - tout ce cirque médiatique autour d'une Cool Britannia ressuscitée et coïncidant avec l'ascension de Blair au pouvoir, qui a largement su exploiter le battage pour se donner un surcroît de street cred. Entre autres hipsters qui y déferlaient chaque soir tous mes amis se voyaient en pionniers d'une grande aventure urbaine et ne se privaient plus pour souligner le lourd handicap que représentaient mes anachronismes: ma choucroute Morrissey faisait sourire face à l'aérodynamique Hoxton fin (une coupe asymétrique assez affreuse alliant une iroquois de travers à une nuque longue de footballer allemand) alors que mes bottes de skin faisaient de moi une incongruité embarrassante quand tout le monde se mettait de concert à porter des sneakers. La pression était si forte que j'ai dû consentir à un make-over (raté) pour ne plus me sentir échoué au bord de la route. Finalement Shoreditch est sans surprise devenu effroyablement cher une fois que les spéculateurs eurent mis leurs grosses mains potelées sur le pactole et que les rues pleines de meufs le cul à l'air et de mecs bourrés achevèrent de vider l'endroit de son attractivité. Peut-être No-Kölln! connaîtra-t-il un sort identique quand tout le Brandebourg y débarquera le samedi soir, mais les hipsters seront déjà bien loin et l'on susurre depuis déjà quelque temps le nom de Moabit comme nouvelle terre promise - et pourquoi pas Lichtenberg, ils y seront très bien accueillis?

Me voilà rassuré sur mon compte, pas l'ombre d'un soupçon de hipsterisme en moi. De plus, et ce n'est pas le moindre des problèmes, se pose une question d'ordre esthético-sexuel. Pour les filles c'est déjà pas top avec les leggings en Spandex et bottines de mamie à semelles compensées, mais les mecs se posent vraiment là: un côté nerdy limite weedy - les fameux Dickheads de la chanson - avec leur tignasses déstructurées selon des lois seulement connues d'eux, leurs grosses lunettes à monture épaisse et leurs petits frocs moule-burnes (l'été c'est un short au-dessus du genoux et des mocassins sans chaussettes - ils sont drôles avec leur mollets maigres tout pâles). Pas trop un truc pour pilier de bordel comme moi, donc... Avant tout ma relation avec mes mythes fondateurs est trop profonde et mon système référentiel trop dense et enchevêtré pour me laisser porter au gré des légèretés du temps et supporter de vivre dans la crainte constante du déclassement - car quoi de plus terrible qu'être rejeté d'une scène à laquelle on raccroche son identité même? Car c'est finalement cette mystique auto-perpétuée qui tourne les têtes, la certitude de 'faire une ville', de voir, entendre, sentir mieux que tout le monde, d'être doté d'une perception sur-aiguë de la Zeitgeist et d'une abilité au retournement de sens telle que le désagrément d'apparaître comme un pauvre con à leur yeux est suffisant pour éviter tout contact - et le fait est qu'on doit singulièrement s'emmerder dans des soirées où l'acte même de danser est  vécu comme l'ultime ironie.

Mais ce n'est pas fini, loin de là. Le bruit court que les gays seraient eux aussi les premiers catalyseurs de la gentrification accélérée de nos capitales, ce qui à son tour soulève pas mal de questions sur ma propre position à Berlin, et encore plus dans un quartier tel que Prenzlauer Berg. Il est en effet communément admis que ces dissidents sexuels à l'avant-garde de tout ont une tendance innée à dénicher les coins les plus louches des centres-villes et à s'y établir en intrépides éclaireurs qu'ils sont - car on n'est pas des pédés, comme dirait Johnny. Et ce ne sont pas les exemples qui semblent manquer, le plus éclatant étant sans doute SoMa à San Francisco où, avec ses établissement cuir établis le long de Folsom Street, s´était développée dans les interstices d'une ville désindustrialisée à moitié délaissée une communauté de pervers radicaux tournant cul par dessus tête les lois du désir. Les offensives successives du big business ce côté-ci de Market Street ont énormément fait pour amoindrir l'unicité du lieu, certains bars où se retrouvaient des gays working class et/ou of colour et où toutes sortes de pratiques sexuelles avaient cours dans un grand mélange des catégories sociales, laissant progressivement place à des lounges exclusives et hors de prix pour jeunes gens bien élevés. Pour revenir à Shoreditch, il n'existait avant l'arrivée des hipsters qu'un établissement pédé attirant tout ce que l'East End comptait de beaux mecs, punks et skins majoritairement. Tout comme Berghain est pour moi devenu le nec plus ultra dans l'osmose de la musique, de la danse et du cul, le London Apprentice répondait de façon plus modeste aux mêmes besoins de socialisation, de mise en scène et d'expérimentation sexuelle. Le grand pub edwardien de brique rouge à pignons était situé à l'angle de Hoxton Square, un véritable coupe-gorge plongé dans le noir, et le management nous mettait souvent en garde contre la tentation de baiser à l'arrière des bagnoles ou sous les arches de chemins de fer. L'arrachement à ce lieu des origines (transformé en club-lounge pour une clientèle jeune friquée se donnant les apparences du contraire) fut vécu comme une perte énorme et mon ressentiment face à l'exploitation autant médiatique que mercantile du lieu inextinguible. Quant à la Wesertraße le Silver Future et sa radicalité queer ont-ils été parmi les déclencheurs de la vague de fond qui a suivi? Et on se souvient qu'Ostgut, l'ancêtre autrement plus hard du Berghain, avait élu domicile dans une vieille gare de triage à Ostbahnhof avant que le secteur entier ne soit rasé pour une 'régénération' à grande échelle - à ce jour une jungle d'entrepôts aveugles, une Arena où se produira bientôt André Rieu et une Mediaspree qui peine à arriver. Autant pour la diversité des écologies humaines et la finesse du tissu urbain.

L'idée du gay en tant que facteur constitutif de toute poussée gentrificatrice a trouvé sa validation théorique dans une thèse assez alarmante développée par Richard Florida dans un best-seller qui a fait date, The Rise of the creative Class. Cette théorie basée sur une méthodologie très compliquée et indigeste à lire, peut se résumer ainsi: la désirabilité d'un quartier urbain précédemment sinistré est déterminée par la conjonction de différents facteurs dont principalement l'établissement d'artistes et de gays pionniers. Deux mécanismes concomitants sont ainsi rendus possibles, nommés aesthetic-amenity premium (de belles maisons rénovées avec goût et des galeries/bars à chaque coin de rue) et tolerance or open culture premium (personne ne va leur taper sur la gueule et les étrangers y sont les bienvenus), dont la synthèse, le Bohemian-Gay Index, sert à mesurer le standing et la hipness du lieu - et nous amène dangereusement à une nouvelle équation: gay=hipster. Un déterminisme commode et surtout révélateur d'une fainéantise intellectuelle un rien portée sur le cliché: les gays sont donc génériquement créatifs, beaux et sensibles, et surtout d'excellents décorateurs d'intérieur (d'où, j'imagine, la flambée des prix de l'immobilier). Richard y va un peu fort dans l'essentialisation, et dans la collusion systématique entre gays (out lesbiennes et autres dissidentEs, il n'a mot pour vous), classes créatives et populations bohèmes il est évident qu'il n'est ici question que d'une catégorie bien précise de pédés - urbains, dotés d'un capital culturel important, socio-économiquement privilégiés. Ce sont en effet ces invertis-là que l'on aime voir dans nos centres-villes (le Marais, au hasard), ceux qui ouvrent des boutiques super stylées, qui s'habillent comme personne et surtout s'avèrent être des consommateurs hors pair. Exit donc les queers of colour chômeurs de banlieue (à moins qu'on ne les exoticise pour un bon plan cul), les vieux mal fagottés parce que franchement, ceux dont le corps s'éloigne trop dans la mobilité ou la morphologie des normes dominantes, les folles perdues parce qu'elles font trop désordre. Le système s'auto-alimente en permanence de sa propre surchauffe dans la mesure où l'urban vibe d'origine est automatiquement repackagée et revendue à une catégorie de gays plus aisés et désireux eux aussi de vivre le lifestyle - et comme le porno, ce révélateur fabuleux des mécanismes sociétaux, l'a déjà maintes fois mis en scène, rêveront du confort de leur loft tout blanc de se taper l'électricien rebeu ou le plombier polonais. Mais je m'égare... En fait c'est un peu comme les hispters à qui les marketeurs, qui on flairé le bon coup, revendent ce qu'ils croient avoir eux-mêmes inventé.

La boucle est ainsi bouclée mais la question de départ subsiste: suis-je un affreux gay gentrificateur? Je dirais simplement: je tire profit de mutations sociales en cours depuis un certain temps et dont je suis un acteur indirect (ou un passeur direct). Parce que Prenzlauer Berg était devenu si désirable avec des rues grandioses et de beaux cafés, je pouvais jouir d'un environnement urbain safe, mon intégrité physique étant moins susceptible d'y être compromise - bien qu'il y a quelques jours encore deux jeunes mecs se soient fait tabasser par des néo-nazis à Friedrichshain. Ensuite j'achète bio et conforte les habitudes de consommation propres au statut socio-économique de mon 'hood (certains de ces supermarchés ont remplacé des lieux de vie nocturne ayant dû fermer suite à une augmentation de loyer ou plus sûrement à une plainte du voisinage), même si de temps à autre je fais un saut à Marzahn pour mes fringues pur Proll, car j'ai un fétiche très sérieux à satisfaire pour briller une fois mon vendredi soir venu. Mais je déplore réellement la disparition de la mixité de classes et d'âges qui était encore celle des débuts - la mainmise des jeunes familles middle class avec bébés n'étant encore une fois que la résultante de processus propres au capitalisme le plus basique, même si j'adore me foutre de leur gueule. L'activisme grassroots contre la hausse des loyers ou la grosse artillerie visant à couler Mediaspree seraient donc un avenir à considérer pour moi. Avec un bouquin d'Henri Lefebvre dans ma poche arrière, ma casquette de Che dégueu et mes TNs bleues électrique achetées à Milan, je sens que je vais faire un tabac.

17 December 2011

Schnaps Hazard

"Bad taste is real taste, of course,
and good taste is the residue of someone else's privilege."

(Dave Hickey, Air Guitar: Essays on Art & Democracy)

 

Alexanderplatz Weihnachtsmarkt

Comme chaque année Alexanderplatz est depuis quelques semaines envahie de Weihnachtsmärkte. Et ce n'est jamais une mince affaire, dans l'avalanche d'effets spéciaux évoquant la magie des Noëls d'antan et le village labyrinthique de cahutes à colombages et de chalets alpins. Ce marché-ci pourrait gentiment être qualifié de 'populaire', par opposition à Gendarmenmarkt, plus policé et opulent dans son écrin baroque, ou Sophienstraße et ses stands bio plus en phase avec les goûts dominants de cette partie de Mitte/Prenzlauer Berg. Mais sur l'Alex on ne fait pas les choses à moitié comme le prouve l'incroyable folie pyramidale trônant en plein milieu, sorte de superstructure occupée à l'étage par un énorme Kneipe et coiffée d'un clocher en pièce montée où défilent les figures brinquebalantes de la Nativité. L'ensemble est majestueusement surplombé d'une hélice d'hélicoptère géante en rotation, qui donne l'impression bizarre que tout ce petit monde va subitement décoller de la place. Le spectacle serait même assez saisissant avec l'austérité monochrome des blocs de Behrens en arrière-fond, d'une abstraction hautaine face au délire ambiant, si bien qu'on se demande comment une telle débauche visuelle peut encore être possible en Allemagne près d'un siècle après la création du Bauhaus - un Noël revu et corrigé par Gropius et Mies, ça ça aurait eu de la gueule. L'être humain serait-il donc naturellement disposé à l'accumulation ornementale et à un refus instinctif de l'idéal moderniste, illumination réservée à une élite de cérébraux coincés du cul et imposant au monde leurs normes esthétiques bourgeoises?

C'est tard dans la nuit que le marché, maintenant déserté par les foules de shoppers, prend une dimension plus inquiétante. Alors que la superstructure tourne dans tous les sens et brille de ses mille feux, des groupes de fêtards débordent des pubs caverneux et trinquent dans de grands éclats de rire gutturaux. Des vigiles en uniforme noir et béret de milicien vissé sur le crâne inspectent les allées pour prévenir tout débordement et l'intrusion d'éléments indésirables (et nécessairement marginaux) qui pourraient gâcher les réjouissances - ce qui sur l'Alex est une possibilité bien réelle - alors que des patrouilles de police passent en trombe tous feux éteints autour de la place. L'illusion de la douceur de Noël et de la bienveillance humaine est sous-tendue par un dispositif sécuritaire massif dans la perpétuation d'un ordre familialiste que rien ne doit venir troubler dans son auto-célébration. La démarcation est ainsi nettement tracée entre ceux dotés du droit d'occuper cet espace (d'une apparence non-suspecte, prêts à consommer) et les 'autres' qui doivent être tenus à bonne distance dans ce qu'ils ont d'irrémédiablement queer. Mais aucune limite n'est si étanche comme le prouve le cas du mystérieux empoisonneur en costard de Père Noël qui plonge depuis quelques jours tous les marchés berlinois dans la psychose (et surnommé dans la presse der Giftschnapsmixer car il offre des verres de vin chaud aux promeneurs sans méfiance). Treize personnes ont ainsi été prises de malaise et ont dû être hospitalisées. Quel monde pourri... Mais tout n'est peut-être pas si sombre. Parfois un jeune couple tiré à quatre épingles que j'imagine venu des grands ensembles périphériques de Lichtenberg ou Marzahn s'attarde devant un stand d'attractions, lui avec ses Airmax neuves et immaculées, elle fraîchement teinte en noir-corbeau et toute de rose pâle vêtue. Peut-être voulaient-ils en faire une occasion spéciale, comme une sortie au bal. Une fête foraine gigantesque est en effet installée à quelques pas de là, derrière le centre commercial d'Alexa. Lui offre une peluche à sa copine qui semble ravie. Je pense aux fairgrounds de Rusholme Ruffians, ces histoires immémoriales de boy meets girl, un geste d'amour vieux comme le monde. Je les regarde s'amuser du jouet dans un mélange de désir et de déréliction, seul dans la noirceur néfaste du village lilliputien.

 

Humboldt-Box + Berliner Dom

Mais c'est l'autre marché du quartier, implanté un peu plus loin face au Rotes Rathaus, que je préfère. Certes la reconstitution en grands panneaux de carton d'une Gasse d'avant-guerre avec ses maisons basses et ses petits commerces - vraisemblablement des façades du Mitte historique d'avant les bombardements - y est pour beaucoup. Loin des extravagances bavaro-tyroliennes de l'Alex cette partie-ci tenterait plutôt de jouer la carte intimiste et nostalgique d'un Berlin révolu et 'typique', celui-là même décrit dans Berlin Alexanderplatz - ce qui fait aussi un malheur auprès des shoppers de Noël qui se pressent aux échoppes d'artisanat 'traditionnel'. Ce trompe-l'œil primaire, plus décor de Far West que Königstrasse, pourrait en fait être plus proche de l'avenir qu'on ne le pense. Cela fait des années que les plans de redéveloppement se succèdent dans le Marienviertel, actuellement une immense étendue verte pelée où se nichait encore récemment le Marx-Engels-Forum avant que les travaux de prolongement de l'U5 ne poussent les deux penseurs sur le bord de la route comme des malpropres. C'est que l'endroit est éminemment stratégique pour les intégristes de la Kritische Rekonstruktion qui, fidèles à leur projet de whitewashing mémoriel, y verraient bien une reconstitution - même fantaisiste - de l'Altstadt médiévale Kaliningrad-style, sans compter les convoitises financières qu'un site aussi central et symbolique ne manquerait d'éveiller. C'est qu'après la destruction du Palast la voie était libre pour les ambitions les plus folles, à commencer par celles d'une municipalité rêvant de glitz et de prestige international. Seul le récent projet de Graft a eu le cran de submerger l'endroit et d'en finir une bonne fois pour toutes.

Lorsque la formule 'Arm aber Sexy' fut lancée il y a quelques années par un Klaus Wovereit tout grisé de son audace, l'émoi fut général. Rien ne semblait mieux décrire la vérité intime de cette ville que ces mots, et nous étions tous fiers de participer d'une façon ou d'une autre à cette sexiness collective - du moins ceux d'entre nous assez privilégiés économiquement pour se le permettre -  à tel point que le slogan devint un temps l'argument marketing choc pour vendre Berlin à la jeunesse étrangère, la fameuse génération des Easyjetsetters. Mais que ce temps est lointain et que Wovi doit maintenant regretter ce moment d'égarement. Finis la rigolade, la capitale de bric et de broc et les squats, Berlin veut tenir la dragée haute à New York, Londres et Paris, et pour cela rien de tel qu'une bonne vieille politique réactionnaire de laissez-faire d'essence néo-libérale (dépeçage et vente au rabais de biens publics, une gentrification cinglante laissant sur le carreau une partie toujours plus grande de la population, création de business parks dans l'espoir d'attirer les multinationales comme toute la portion située au nord de Hauptbahnhof). Ces phénomènes concomitants ont pour seule finalité la normalisation de l'espace urbain dont l'indétermination mouvante et les fractures/diffractions ont longtemps été la marque de fabrique de Berlin, laboratoire alternatif des modernités. Il est donc approprié que le point culminant de cette entreprise de re-cohérence narrative soit la recréation du Schloß des Hohenzollern dont l'aspect final reste encore incertain, même s'il est acquis que le pastiche baroque ne couvrira que trois côtés de la façade. Il est vrai que la chantilly coûte cher et il n'est même pas dit qu'une coupole vienne couronner le chef-d'œuvre, qui ne se résumerait alors à guère plus qu'une grosse caserne prussienne. Et ce n'est pas la Humboldt-Box, ce petit objet très vulgaire essayant désepérément d'être cool dans son déconstructivisme super fashion qui nous fera oublier que ce projet - qui fera de nous la risée du monde - n'est que le wet dream d'une poignée de nostalgiques de l'ère aristocratique dont le pouvoir d'influence est manifestement assez étendu parmi les élites pour pétrifier le cœur de cette ville dans une rémanence d'autoritarisme, de bellicisme et d'impérialisme européens. Un peu cher payé pour un décor de Noël.

30 August 2011

Dog Planet

"There is something aphrodisiacal about the smell of wet concrete."

(Denys Lasdun)

 

Robin Hood Gardens, Poplar, London

As far as architecture goes never has England witnessed anything so unrelentingly violent as the hatred and collective frenzy elicited by 1960s Brutalism, putting it on a par with the Moors Murderer's ghastly crimes. Some of its most notorious achievements - from Portsmouth's Tricorn Centre, regularly voted the worst eyesore in the land, to the Gateshead multilevel car park of 'Get Carter' fame and Basil Spence's Hutchesontown C in the Gorbals, have long been knocked down and replaced by people-friendly, no-nonsense buildings appealing to reactionary visions of national identity and time-sanctioned picturesque. The frantic erasure of this peculiarly British take on high modernism - in a way the aesthetics of the Welfare State per se - went on unabated from the suburban, neo-vernacular backlash of the Thatcher years to the aspirational brashness and obsession with exclusiveness of Blairite pseudo-modernism [1]. In a context of open class prejudice and increasing surveillance of the public realm from which parts of the community are excluded on the basis of inadequate consuming habits [2], the destruction of Brutalist structures across Britain seems to tie in with the discrediting of a whole period of modern history and the social ideals it fostered. Ironically enough though, these radical architectural forms have found staunch defenders in a very exclusive coterie of connoisseurs with the Smithsons elevated to the rank of icons of the über-cool.

Robin Hood Gardens, a fortified double-slab of social housing laid out around a grassy knoll in full view of Tower Hamlets council officials - who, reneging on their prime mission to serve the community's interests, did all they could to bring about its demise - is one of the glamorous couple's rare projects to have ever been built (their masterplans for the post-war remodelling of the City of London and central Berlin with their infinite networks of deck-access blocks and streets in the sky may have been a tad too daring for the times). And despite this belated interest in Brutalist chic (exemplified by Trellick Tower's reverse of fortune and the overall fetishisation of urban edginess in a kind of 'pastoral' outlook not always immune to social voyeurism [3]) and the appreciation societies' usual outcries it is earmarked for demolition. Caught between the intensively policed enclaves of Doklands and the new consumer paradise of Stratford City its beleaguered, poor community of Bengali descent might have proved too unsightly as London is poised to become the world's focus during the next Olympics. Instead of piss-drenched communal behemoths inhabited by the undeserving poor what better symbol for our ultra-liberalized world than the glitzy, soaring glories of aspirational hubris with all the trappings of 'urban luxury living' (real estate parlance for tiny flats, total disregard for local cultural ecologies and paranoid, ultra-securitized environments)?

Beyond the strictly socio-economic issues such revanchist policies inevitably raise, times are also tough for any fetishist with a penchant for visually uncompromising local authority creations. For there has to be somewhere some poor sods who can hardly contain themselves at the sight of rough-wrought, stained concrete, and in that department the country as a whole is a true feast for the eyes with that distinctively British touch turning originally brilliant ideas into a morass of mishaps and tragedies - as the collapse of Ronan Point one grey morning in 1968 single-handedly demonstrated [4]. And it's probably its louche sensuality that exposed the material to such primal forms of violence. In Thamesmead revisited in A Clockwork Orange huge dicks and cunts are daubed all over the lobbies' vandalized walls. At the Hulme Crescents, the swan song of an aesthetics reaching its phase of terminal decay [5], its rough, grooved texture has an obscene carnality to it as remains of illicit activities and unidentified human secretions ooze out of its flawed surfaces. The estate, which from the air looks like a collection of contorted worms, was based on Bath's more salubrious Royal Crescent and before becoming, as a quasi-Piranesian burnt-out shell of empty concourses and squatted flats, the epicentre of the Mancunian underground acid house scene, was every mother's nightmare after a toddler had fallen to his death from the upper floors. In Britain bare concrete always had something menacingly alien (an unwholesome invention foisted by Teutonic modernists on an unsuspecting, tradition-loving people) that had to be domesticated and controlled by all means (prettified with adornment, whether plastic ivy or flower baskets [6], or painted over), which ultimately led to the current wave of wholesale destruction [7]. In this context the British vernacular, symbolized by 'noble', homely materials such as brick and stone, had reinstated values of common sense and decency over the excesses of foreign lunacy.

I used to live in a part of Islington where the single class society promised by New Labour came up against deeply ingrained, annoyingly unreconstructed working class identities. In fact the sort of communities routinely vilified for failing to share in the values of taste and aspiration emblematic of Blairite Britain ("the wrong kind of raspberry-wine vinegar on their radicchio", as one commentator put it), and openly ridiculed amongst the resolutely PC and morally irreproachable middle classes with 'chav' as the most common term of abuse [8]. Packington Square was before its recent obliteration such a place: a sprawling estate of interconnected low-rise blocks inhabited by the remnants of the area's former white, working class population and as such regarded by outsiders with much distaste and fear. Clad in nauseating red rubbery pannels the Packington didn't have the Brutalist credentials of Robin Hood Gardens or any of Goldfinger's creations, and subsequent redesigns (the raised walkways had been removed as they served as escape routes for muggers) did much to bastardize the original concept with all sorts of cosy additions - pitched slate roofs atop brick-clad stairwells, cutesy railings enclosing front gardens in an attempt to implement the by then very fashionable theory of defensible space. Walking back there at night was an unnerving experience. From day one I took to skirting the place through the tastefully gentrified side-streets as gangs of teenagers (constructed as necessarily aggressive, homophobic and racist by the two trendy gay urbanites my flatmate and I were) would hang out on the grassy patches between blocks with Mike Skinner aka The Streets blaring out and girls screaming in the dark like banshees. The fear of intrusion and impending violence was very real as the flat was sunken in a recess and exposed to every passing gaze. In my room the shutters were always drawn, turning it into a damp-ridden, hostile space which I could never appropriate, with the most immediate threat lurking just behind the door.

The same room appeared in a nightmare I recently had. I was lying on my bed and a floor-to-ceiling window was overlooking a vast grassy wasteland. A massive concrete slab resembling Robin Hood Gardens was looming on the horizon, distant and forbidding, as an intense white winter light bleached all colours from the scene. In the distance a group of teenagers was drifting about the burnt expanse and gradually came nearer to my room where I was fully exposed bathed in the warm sunshine. Then a scally youth clad in white sports gear and with a baseball cap on broke away from the group and peering into the flat sneakily slid a hand through the half-open tilting window. He started feeling my arse then with one finger penetrated me as deep as he could and more and more forcefully. I noticed his boyish face in the sun, frozen in a sadistic grin. I was terrified by this sudden physical violation [9] and asked my mother, who was standing still in one corner, to activate the window's complicated shutting mechanism. Her hard, sour expression made me realize that she knew. This was but one of her numerous unwanted intrusions into my room, which she entered by force to re-establish a natural order - the laws of our class collectively upheld by mutual surveillance - that I had willfully transgressed. Control was manifold and perfectly integrated, from technocratically designed architectural spaces to the innermost workings of a mother's heart.

Dial a Chav! sex hotline

 

[1] The concept of pseudo-modernism was coined by Owen Hatherley in his impassioned homage to the political visions and commitment to social progress of the Brutalist ethos, which he savagely opposes to the vacuity and vulgar grandiloquence of Blairite architecture: Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010). By the same author, a reflection on the erotic potential of bare concrete in Militant Modernism (Zero Books, 2009), 29-42.

[2] For a systematic deconstruction of the processes at play in the privatisation of public space in British cities, the toughening of the law and order stance under New Labour and the increasing criminalisation of the working class in the context of zero tolerance policies: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2009).

[3] The council housed working class viewed as the receptacle of urban authenticity and gritty realness by middle-class newcomers in formerly poor neighbourhoods. On the 'pastoral' see Maren Harnack, 'London's Trellick Tower and the pastoral Eye', in Matthew Gandy (ed.), Urban Constellations (Berlin: Jovis, 2011), 127-31.

[4] Ivy Hodge and her morning cuppa had far-reaching consequences and did much to knock British architectural modernism off course. Subsequent social housing arguably showed a refreshing degree of invention compared to the monolithic, ideologically stifled building programme of the sixties (not to mention the taint of local corruption). Experiments with warmer materials and more intimate forms of space proved things were really taking a turn for the better before being nipped in the bud with the curtailment of all public housing provisions under Thatcher.

[5] A powerful evocation of life at the Crescents and their demolition after an amazingly short lifespan in: Lynsey Hanley, Estates: an intimate History (London: Granta Books, 2008), 129-32.

[6] The Right to Buy Scheme, historically the first step towards the dismantlement of the public housing sector, intended to differentiate the cream of the crop from those devoid of any aspiration towards social betterment. The appearance of fan lights and wacky colour schemes as markers of social standing over the otherwise uniform drabness of council tenure widened the gap between what was increasingly viewed as the dreck of society and a new privileged stratum of owner-occupiers, as Hyacinth Bouquet's tentacular influence was now spreading to the working classes themselves...

[7] Latest casualty: Preston Bus Station, whose fate hangs by a thread. Despite repeated attempts to get it listed its future looks pretty bleak.

[8] Some sensitive souls wouldn't be caught dead cracking a sexist, homophobic or racist joke, but 'chav-bashing' is somehow acceptable and doesn't seem to give them any qualms. For as the 'chav' is defined as an essentially dimwitted, abhorrent thug hooked on benefits, he's only fair game. To illustrate the point see the opening anecdote in Owen Jones, Chavs. The Demonization of the working Class (London, New York: Verso, 2011).

[9] A brilliant study of the gender dynamics intrinsic to Brutalist architecture in its commodification of a totally available female body and the flaws of an easily penetrable, defective concrete: Katherine Shonfield, Walls have Feelings: Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000).

Dog Planet

Robin Hood Gardens, Poplar, London

Jamais en Angleterre vindicte publique n'aura été si intense et durable que celle sciemment perpétuée contre le Brutalisme des années soixante, l'équivalent architectural des Moors Murderers. Ses spécimens les plus spectaculaires - du Tricorn Centre de Portsmouth et du parking à niveaux de Gateshead dramatiquement mis en scène dans ’Get Carter’ aux Gorbals de Basil Spence - ont soit depuis longtemps été pulvérisés ou sont en passe de succomber à la vague de fond réactionnaire qui depuis une bonne trentaine d'années oblitère les traces visibles de l’utopie architecturale du Welfare State au profit d’un anti-urbanisme fanatique, un appel à la tradition picturesque et au bon sens populaire. Cette haine destructrice représente donc un lien de plus entre le conservatisme thatchérien historique et le pseudo-modernisme vulgaire du blairisme triomphant [1], négation systématique des formes allant de pair avec un classisme de la pire espèce dans la marginalisation de groupes sociaux 'improductifs' et la privatisation/ultra-sécurisation croissantes du domaine public [2]. L'ironie a toutefois voulu que cette esthétique sans concession à rien ni personne ait depuis été fétichisée par une clique trendy de connaisseurs distingués avec les Smithsons érigés au rang d’icônes de l'über-cool.

Malgré cette revalorisation tardive, Robin Hood Gardens, double-barre de logements fortifiée de l'East End et l’un des rares projets du couple à être sorti de terre (la radicalité de leurs plans pour la City de Londres et de restructuration du centre de Berlin - réseaux labyrinthiques et infinis de streets in the sky - en ayant sans soute refroidi plus d'un) est lui aussi voué à disparaître et le site multi-rentabilisé par une énorme opération immobilière de luxe. C’est qu’à quelques mois des Olympiades la communauté locale, pauvre et en grande partie d’origine bengali, commençait à devenir un peu trop voyante, périlleusement coincée entre les enclaves exclusives et étroitement patrouillées de Docklands et Stratford City. Au-delà des questions politico-sociales qu’un tel revanchisme urbain soulève inévitablement, pour les fétichistes du béton brut et violemment malmené, c’est un nouveau coup dur. Car il faut bien quelques pervers déclarés pour mouiller dans leur slip au seul contact de ces textures rugueuses et maculées, et dans ce domaine le pays entier est une fête des sens sans égale avec ce quelque chose de très anglais dans l'adaptation miteuse et le ratage systématique d'idées nobles - comme l'effondrement traumatique de Ronan Point le prouva un matin gris de 1968.

Et c’est sans doute sa sensualité trouble qui exposait le matériau aux pires outrages. On se lâchait contre le béton de façon littéralement primale: couvert de bites et de chattes dans le Thamesmead d’Orange Mécanique, souillé de traînées pas nettes, de restes inidentifiables d’activités illicites, suintant de sécrétions qui en corrodaient la surface, une nudité salace antithétique à une tradition indigène incarnée par la brique et la pierre, matériaux 'dignes' et totalement contrôlables. Decoffré en blocs bruts cannelés il est d'une obscénité charnelle aux Crescents de Hulme, chant du cygne d'un modernisme en déliquescence et cauchemar des mamans à poussettes - des gosses ont d'ailleurs chuté du sommet -, avant de devenir à moitié brûlé l'épicentre de la scène acid house mancunienne et être finalement abattu pour laisser place à un urbanisme des plus normalisés. Inspirés du Royal Crescent de Bath, leurs arcs en forme de verres de terre contorsionnés circonscrivaient d’immenses pelouses pelées et informes dégorgeant les déjections des cassos que la ville entassait là. Ses cages d’ascenseurs pisseux, accessibles par d'énormes piles isolées et reliées par des passerelles aux coursives sans fin, devaient dans les lueurs des lumières au sodium avoir une allure quasi piranésienne [3].

J’habitais à Islington dans un ensemble similaire bien que plus complexe dans ses agencements de blocs interconnectés et infiniment moins bandant dans son exécution. À la suite d'une tentative de reprise en main Packington Square avait même subi l’ablation de toutes ses passerelles internes pour cause de criminalité juvénile et son revêtement d’un rouge caoutchouteux dégueulasse avait été compromis par l’ajout de structures ’traditionnelles’ de brique avec petits chapeaux d’ardoise pour un surplus de domesticité tendre. La réputation de l’endroit était désastreuse, dernier résidu working class blanc dans une mer de gentrification et de bon goût qui fut avant son élection le bastion de Tony Blair. D’ailleurs on adoptait profil bas en y entrant et il était toujours préférable de le contourner par les élégantes rues adjacentes pour gagner son appartement. Dans les espaces verts séparant les blocs des groupes d'ados en survêts squattaient les bancs avec The Streets à fond le ghetto blaster. Parfois les filles hurlaient dans la nuit, des cris atroces d’écorchées qui se réverbéraient dans les coursives à peine éclairées de veilleuses. Vivant au rez-de-chaussée nous redoutions une intrusion violente et les volets restaient toujours baissés dans nos chambres pour éviter d'éveiller une attention malvenue.

Dans un rêve récent l’appartement surplombait une étendue verte face à une muraille grise identique à celles de Robin Hood Gardens qui au loin barrait l'horizon. Le soleil pâle de l’après-midi éclaboussait la chambre d'enfant où je me trouvais à travers une fenêtre large qui perçait le mur sur toute sa hauteur, si bien que j’étais de mon lit totalement visible d'un groupe de jeunes mecs qui rôdait sur la pelouse. Bien que le rez-de-chaussée fût surélevé ils réussirent quand même à m’atteindre, je ne comprenais pas comment. L’un d’eux, à casquette et veste de survêt blanches, s’approcha de la fenêtre basculante, passa la main par l'ouverture pour m’introduire un doigt dans le cul, qu'il enfonçait lentement et avec un plaisir évident. Son sourire satisfait et sadique était illuminé dans le soleil et je ne sais plus si les autres s'étaient rassemblés autour de lui pour mater la scène. Un rêve purement brutaliste où l’architecture a atteint un tel degré de porosité que le corps est ouvert et accessible à qui le veut dans la dissolution des limites successives menant à la dernière intériorité. Pétrifié de terreur je demandai à ma mère d’actionner pour moi le mécanisme de vérouillage compliqué de la fenêtre. Son expression outrée de condamnation me fit comprendre qu’elle savait [4].

 

[1] La notion de pseudo-modernism est empruntée à Owen Hatherley, amoureux inconditionnel du Brutalisme en tant que véhicule d'un projet politique progressiste et pourfendeur impitoyable de la vulgarité cynique de l'ère Blair: Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010). Pour une méditation sur le potentiel érotique du béton brut (assortie d'une citation de Denys Lasdun: "There is something aphrodisiacal about the smell of wet concrete."), voir également du même auteur: Militant Modernism (Zero Books, 2009), 29-42.

[2] Pour une déconstruction en profondeur et terriblement lucide des processus de privatisation de l'espace public en Grande Bretagne, de l'obsession sécuritaire des gouvernements successifs ainsi que de la criminalisation croissante du corps social dans le cadre de politiques de tolérance zéro: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2009).

[3] Lynsey Hanley, Estates: an intimate History (London: Granta Books, 2008), 129-32. Il y est question du bref destin des Crescents dans un passage aussi visuellement évocateur qu'implacable.

[4] Une étude brillante sur le Brutalisme et l'accès illimité au corps féminin rendu possible par la transparence et la pénétrabilité de la nouvelle architecture: Katherine Shonfield, Walls have Feelings: Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000). C'est juste après avoir évoqué ce livre avec un ami que j'eut ce rêve.

24 May 2011

Soupe populaire

"Les vespasiennes dans ce désert sont dejà radieusement ouvertes
et miraculeusement vides."

(Hector Zazou, 'La Soupeuse', La Perversità, 1979)

 

Pissotière at Senefelderplatz, Prenzlauer Berg

La pissotière de Senefelderplatz est une petite curiosité héritée d'un temps lointain. Située juste au bord de Schönhauser Allee à l'épicentre d'un Prenzlauer Berg flambant neuf après des années de gentrification intensive, l'édicule octogonal en fonte a fière allure avec sa géométrie dépouillée et la discrétion de son ornementation néo-classique, un chef d'œuvre de fonctionnalisme qui dans son ouverture - l'intérieur est masqué de la rue par une sorte de paravent surmonté de lanternes - sa facilité d'usage et sa gratuité reste à ce jour un modèle incontestable de civisme municipal - du moins pour les hommes, dont la mainmise séculaire sur l'espace public est exemplairement incarnée là. Il en reste à Berlin quelques dizaines en plus ou moins bon état selon les aléas d'une gestion dorénavant privée, proprettes comme sur les très désirables Gendarmenmarkt et Chamissoplatz, ou crades-alternatives à Friedrichshain - celle de Boxhagener Platz est massive et divisée en deux moitiés Damen & Herren, fait datant vraisemblablement de la DDR et de son égalité des sexes proclamée à l'envi par le régime. Le Pissoir de Senefelderplatz, si parfaitement rénové qu'il en paraît plastique, sent lui toujours bon le détergent et le granite sombre des urinoirs est du plus bel effet contre le vert pimpant de l'intérieur. En somme, cette vespasienne bien élevée, loin d'horrifier ces jeunes couples bourgeois qui, dans la morgue inébranlable d'une classe certaine de son bon droit, sont toujours prompts à combattre la moindre nuisance à leur rêve de pouponnière géante, s'inscrit harmonieusement dans un cadre architectural restauré avec goût et normalisé dans l'obturation de ses vides, sorte de post-haussmannisation parachevant le triomphe d'une urbanité purement familialiste, un déluge de bienséance Biedermeier en plein Ost-Berlin. Mais il flotte toujours autour de ces lieux le goût de désirs anciens et élémentaires, une mémoire sulfureuse de cette 'homosexualité noire' chère à Hocquenghem et pas du tout gentille comme le voudrait l'assimilationnisme contemporain. La résonance collective des chiottes publiques dans la culture gay est telle qu'un Pissoir à l'ancienne a été en partie reconstitué en plein Lab, le plus grand brassage de perversités qu'ait jamais connu Berlin, avec ornements originaux et tags bombés pour en rehausser l'authenticité. À l'intérieur les mecs pissent au travers d'une grille dans la gueule de ceux attendant dessous et dans ce Fun Palace du folklore pédé l'objet, qui fait directement face à une longue rangée de glory holes, est arraché de son contexte d'origine pour être à nouveau investi de la mémoire de ses détournements passés [1].

Certes le choix en apparence infini du Net et la quasi-immédiateté des contacts qui s'y nouent rendent un peu dérisoire la drague à la papa dans les courants d'air et rédhibitoire l'attente d'une hypothétique apparition à l'urinoir voisin. Stupéfiantes ces chorégraphies d'un autre âge que Laud Humphreys décrit dans son classique 'Tearoom Trade' [2], ouvrage aridement sociologique mais légendaire dans son audace méthodologique, qui décortique les rites d'interaction et la complexité des jeux de rôles sexuels dans le microcosme des toilettes publiques d'une ville américaine lambda au milieu des années soixante tout en dressant une typologie détaillée de ces hommes, souvent respectables pères de famille, risquant l'arrestation et le déclassement social pour l'enivrement d'une vision défendue [3]. À présent l'immense self-service des résaux électroniques nous donnent le sentiment d'un contrôle absolu dans nos choix de partenaires, les détails de l'échange érotique étant souvent intégralement scriptés à l'avance. C'est cette illusion d'intimité et l'homogénéisation du désir dans la mise à distance de l'autre que Tim Dean passe au crible dans Unlimited Intimacy, essai vertigineux sur la culture du barebacking à San Francisco: s'appuyant sur les écrits de Samuel Delany sur la gentrification et la provincialisation de New York City sous le coup des politiques de zero tolerance et de disneyification édictées par Rudy Giuliani [4], il élabore toute une éthique de la drague et du sexe public comme mode de vie et ouverture maximale à une altérité pure, c'est-à dire délestée de toute forme d'identification (donc de nomination) réductrice [5]. Avant la réappropriation revanchiste de Times Square, ses cinémas porno, sex-shops et backrooms étaient le site d'une écologie du désir ouverte à toutes les probabilités et permettant l'accès au plaisir entre hommes de groupes généralement invisibilisées - men of colour, working class gays - contacts interclasses redoutés par une société blindée de toutes parts et déstabilisation de l'ordre social à prévenir à coups de discours ultra-sécuritaires. Michael Warner fait état de la même collusion entre redéveloppement urbain, aseptisation d'amusement park au profit de familles sans reproches (à savoir blanches, de classe moyenne et monogames) et aspirations d'une large frange de la communauté gay au bohneur privatisé du mariage, homonormativité à mille lieues des histoires de touche-pipi et calquée sur les valeurs conservatrices majoritaires, au détriment de sexualités dissidentes, non-normatives et proprement queer [6].

Dans la même optique, la disparition ignominieuse des tasses parisiennes moins de vingt ans auparavant relèverait-elle, sous couvert de mesures de salubrité publique, des mêmes mécanismes de régulation sociale, de contrôle et de privatisation du désir errant? De même que sur Times Square, la confusion des genres dans les relents âcres de vieille urine étaient-elles un défi lancé aux ségrégations d'une société structurellement discriminatoire? Évidemment elles ne payaient pas de mine les vespasiennes à la française et loin de l'élégance wilhelminienne des créations berlinoises se résumaient bien souvent à un tambour aveugle monté sur piquets et peint d'un vert glaireux. C'est en tout cas ce à quoi ressemblait celle de la rue Bobillot que j'apercevais souvent dans mon enfance lors de nos redescentes vers la banlieue ('c'est plein d'vieux satyres', se permettait même de commenter ma mère). La seule pissotière à avoir inexplicablement survécu à l'hécatombe se trouve face à la Prison de la Santé (un rien dissuasif) et avec ses deux places séparées d'une cloison (une 'causeuse' dans la terminologie des connaisseurs) semble peu pratique pour même un début de tentative d'approche, alors que la plus culottée était carrément enchâssée dans le mur d'entrée des Tuileries en contrebas de la Terrasse du Bord de l'Eau! Il aura pourtant fallu attendre vingt ans pour les voir complètement disparaître, du premier arrêté de 1961 - contemporain de l'Amendement Mirguet classant l'homosexualité au rang des 'fléaux sociaux' au même titre que l'alcoolisme et la tuberculose et pénalisant plus lourdement le sexe public entre hommes - au coup de grâce hygiéniste des sanisettes Decaux, sortes d'abris antiatomiques coulés d'un bloc dans le béton mais faciles à entretenir, payants (1 franc) et surtout monoplaces [7]. Maintenant il paraît même qu'on y passe de la musique, peut-être les plus grands tubes de George Michael, grand amateur d'impromptus latrinaires [8]... Selon Roger Peyrefitte qui loin des éphèbes antiques y a consacré tout un texte [9], les tasses situées à proximité des casernes et des usines furent les premières à être démantelées - les classes subalternes étant notoirement hypersexuées et incontrôlables mieux valait sans doute les préserver en priorité des dangers d'inversion émanant des cloaques. Ainsi les folles chics gardèrent les leurs plus longtemps comme la fameuse 'Baie des Trépassés' du Trocadéro - 'baie' étant le terme usité dans le 16ème - où l'on pouvait trouver au petit matin des macchabées le nez dans leur pisse [10]. Et on frissonne à l'évocation de 'La Sanguinaire', ainsi nommée de par sa proximité avec l'Institut National de Transfusions Sanguines [11].

Sablières, Quai de Tolbiac, Paris

Pissotière, Boxhagener Platz, Friedrichshain

Et pourtant les tasses auront entre-temps connu leur âge d'or. Les témoignages émus abondent pour décrire ce qui s'apparentait à un véritable Fire Island local et relever l'inhabituelle mixité sociale des hommes qui les fréquentaient. Car à l'instar des établissements de Times Square les pissotières municipales étaient le théâtre de contacts entre catégories que les blocages sociétaux n'auraient jamais rendu possibles autrement: le doyen de fac pouvait cotoyer dans la 'circulaire' du coin (tasse à trois places dont celle du milieu était, on le comprend, particulièrement prisée) l'ouvrier du bâtiment, la folle évaporée dans les effluves d'Eau Sauvage et surtout de nombreux hommes mariés faisant un crochet avant que leur train de banlieue ne les ramène à la respectabilité familiale, en somme tout un petit monde réuni dans sa ginette de façon démocratique et dans le même abandon et court-circuitage des barrières socio-culturelles. Au plus fort des activités du FHAR en 1971-72, baiser dans les tasses était érigé en acte quasi-révolutionnaire dans le mouvement radical de politicisation de ce qui jusqu'alors ne relevait que de la sphère privée. C'est à ce moment qu'émergent dans le discours érotico-activiste 'les Arabes' dont la présence aux urinoirs a l'air d'en avoir ravi plus d'un [12]. Force de travail sur laquelle se sont édifiées les Trente Glorieuses, parqués en bidonvilles et cités de transit avant de jouir du luxe de HLM déjà en pleine décrépitude, invisibilisés car en sursit et à tout moment susceptibles de rentrer au pays, ils conservent dix ans après la fin du déferlement de haine anti-Arabe que fut la Guerre d'Algérie leur statut de colonisés dans une mise à distance et infériorisation mêlées à une fascination érotique trouble, l'articulation des enjeux de pouvoir, de race et de sexualité restant encore dans la société française largement inexplorée, c'est le moins qu'on puisse dire. L'Arabe en tant qu'objet érotisé servant un agenda politique radical revient d'ailleurs régulièrement dans les prises de position du FHAR, qui fait là d'une pierre deux coups tout en prétendant de sa position de centralité parler au nom d'autres populations opprimées: briser le tabou autour du sexe entre hommes et revendiquer l'amour trash avec les anciens colonisés [13], discours qui, malgré ses prétentions à renverser l'ordre patriarcal hétéro-flic et raciste, reprend à son compte la vision commune de l'Arabe construit comme bête de sexe prédatrice et incontrôlable, comme le souligne Maxime Cervulle dans ses recherches sur la pornographie ethnique gay française [14]. Bien après la disparition des vespasiennes ce désir non-canalisé continuaient de circuler dans les derniers interstices d'une ville en mutation accélérée. Avant de devenir la Cité de la Mode et du Design avec son toit vert pomme tarabiscoté, les Grands Magasins du Quai d’Austerlitz étaient un énorme cube de béton délabré et par endroits muré. Ses baies de déchargement donnant sur la Seine avaient des airs de docks abandonnés, de port de San Francisco les jours maussades, avant la tombée du soir où les bagnoles roulaient au pas et pleins phares le long du quai et illuminaient les mecs adossés aux piliers. Les berges de Tolbiac leur ont ensuite succédé, point terminal de Paris avant sa dissolution dans son envers cauchemardesque et fantasme ultime, vestige des anciennes industries portuaires dominé par les appartements de luxe de Paris Rive Gauche, dernier projet gigantesque de régénération et restructuration intra-muros. On y vient de banlieue, les voitures se garent en bas des rampes d'accès pavées. Seul le grondement continu du Périphérique parvient jusque là. La Seine grise défile sous les arches du Pont National tout en vieille meulière, cette meulière de région parisienne dont on construisait les pavillons de banlieue, les bastions, les Fortifs qui servaient à la défense illusoire d'une ville se voyant en état de siège permanent. Là il y a des rebeus qui attendent l'après-midi assis entre les grandes sablières rouillées ou au pied des grues, on sait qu'on les trouvera là, et sur les murs de béton d'énormes bites tracées à la craie signalent le rêve de masculinité pure et incompromise.

En gravitation autour des édicules apparaissent aussi à cette époque les créatures ultimes de ce monde crépusculaire, dont les pratiques érotiques centrées sur les tasses restaient submergées et invisibles aux non-initiés, micro-culture devenue légendaire dans la mythologie d'un Paris interlope. Les soupeuses et leurs homologues masculins, qui au tout-venant devaient avoir l’air de nourrir les pigeons, pénétraient discrètement dans les toilettes inocuppées pour déposer au sol des morceaux de pain qui étaient après plusieurs heures de passages suffisamment imbibés pour être consommés, d'où le nom donné à cette communauté secrète dont l’adoration des sexes d'hommes anonymes allait jusqu’à l’absorption de leurs sécrétions mêlées dans la mie souillée, friandise trempée qui, comme le dit la chanson, 'fleure ah si bon l'ammoniaque pourrie'. Étrangement la soupeuse semble bien chez elle dans cet espace-temps particulier, la France un peu vieillote et défraîchie des années Giscard. Paris dans les années soixante-dix avait encore quelque chose de très flottant dans sa grandeur fanée et crasseuse, puante à plein nez, poreuse et éventrée par les chantiers. Son cœur-même était évidé, le Trou des Halles où rôdaient les premiers punks, l'îlot insalubre du plateau Beaubourg respatialisé par Matta-Clark, l'insurrection libertaire de Themroc sur fond de liquidation des quartiers populaires. Une atmosphère de chiottes pas nettes et de voyeurisme imprègne aussi Une sale Histoire de Jean Eustache, filmé alors que les tasses vivaient leurs dernières heures. Dans un récit en diptyque où les mêmes événements sont retracés par deux personnes différentes, Michael Lonsdale parle face à une assistance féminine subjuguée d’un rade parisien que les clients fréquentent exclusivement pour aller observer par dessous la porte des WC les femmes en train d’uriner, société secrète de mateurs où l'ordre de descente au sous-sol est régi par tout un jeu de regards et de reconnaissance mutuelle implicite. Les soupeuses se reconnaissaient-elles à proximité des rotondes vertes dans la poursuite de leurs fantasmes de dévoration? On voudrait pouvoir imaginer un visage à ces silhouettes fuyantes les après-midis d'orage, des femmes élégantes d'un certain âge vêtues de noir venant recueillir en douce la substance pâteuse transfigurée par des dizaines d'hommes, regagnant leurs appartements bourgeois pour l'ingérer lentement devant le journal de Roger Gicquel, et bientôt emportées avec les lieux mêmes qui avaient généré tant de plaisir.

Comme l'écrit Michael Warner, la volonté de neutraliser la sexualité d'autrui est à la mesure du désir et de la terreur de la perte de contrôle qu'elle inspire, la frontière entre désir et dégoût étant pour le moins ténue [15]. Sites de débordements socialement stigmatisés où la confusion de l'informe et de la dissolution des identités sexuelles établies (à commencer par la binarité homo-hétéro, irrémédiablement mise à mal), classes, races et générations, les pissotières font planer la menace d'une implosion généralisée de l'ordre dominant. Leur destruction et leur remplacement par des blockhaus étanches et opaques signalent la restauration de limites sociales brouillées par une interpénétration dangereuse et menacées de décomposition (tant par la promiscuité des pratiques que les miasmes) et se trouvent être contemporains de l'émergence de la scène gay mainstream au début de la nouvelle décennie. La prolifération d'établissements commerciaux dans un Paris toiletté et de plus en plus ouvertement voué à la consommation touristique inaugure un mode de socialisation plus institutionnalisé - les cafés ouverts sur la rue contribuant à la jolité ambiante et les backrooms importées des États-Unis circonscrivant des pratiques sexuelles potentiellement transgressives à l'intérieur de lieux désignés et contrôlables - marquent le début d’une normalisation spatiale croissante et d’une cristallisation d’identités précisément délimitées [16]. Car pour les jeunes mecs fréquentant le Broad en 1982, tous muscles dehors et casquette de mataf à la Brad Davis rejetée en arrière, les tasses ne devaient évoquer rien de plus qu'un monde trouble déjà distant, de descentes de flics, de loulous casseurs de pédés et de vieux salopards en slip kangourou, à des années lumières du monde mirifique des Halles électrisées par le nouveau Forum et du Marais où une culture de plus en plus normative, concurentielle et excluante se présentait comme l'apothéose des combats de libération [17]. Et si elles étaient encore des nôtres, les soupeuses, dernières héroïnes d'un temps échoué, seraient en France depuis longtemps tombées sous le coup des lois successives pour la sécurité intérieure au même titre que les travailleuses du sexe repoussées dans les bois de province ou autres squatteurs de cages d'escalier. Je leur propose donc l'exil sur Senefelderplatz où trône une pissotière rutilante et refaite à neuf, qui au moment de mes passages n'est jamais le theâtre de rien. Peut-être un lieu de désir en attente de résurgence dans une ville dont on est entre-temps bien déterminé à combler les vides un à un [18].

 

[1] Sur la reconstitution à l'intérieur des sex-clubs gays de lieux extérieurs érotisés dans le fantasme de danger qu'ils véhiculent: Allan Bérubé, 'The History of Gay Bathhouses', in Colter et al., Policing public Sex: Queer Politics and the Future of AIDS Activism (Boston: South End, 1996), 201-2.

[2] Laud Humphreys, Tearoom Trade: a Study of homosexual Encounters in public Places (London: Gerald Duckworth & Co, 1970). Traduit en français par Henri Peretz sous le titre: Le Commerce des Pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans l'Amérique des Années 1960. Préface d'Éric Fassin (Paris: La Découverte, 2007).

[3] La 'folle des pissotières', l'une des quatre catégories définies par Humphreys, était l'objet d'un rejet généralisé de la part des autres 'usagers' en raison de sa propension au scandale et de son goût excessif pour les loubards. Sur la folle comme repoussoir et figure ultimement subversive: Jean-Yves Le Talec, Folles de France. Repenser l'Homosexualité masculine (Paris: La Découverte, 2008).

[4] Samuel R. Delany, Times Square Red, Times Square Blue (New York: New York University Press, 1999).
Le cas tout aussi violent du West Village et de ses jetées sur l'Hudson relève des mêmes politiques municipales répressives avec une dimension ouvertement raciste: "Queers hanging out in public were once considered a staple of West Village culture. Yet within the climate of the Giuliani/Bloomberg 'quality of life' crusade, the presence of gender insubordinate young Black and Latino queer youth, as opposed to white men with moustaches, is often viewed as a problem... "They disproportionately target queer youth of color. It's resulting in increased prison populations of queer youth just for loitering or urination on the streeet."" Benjamin Shepard, 'Sylvia and Sylvia's Children: a Battle for a queer public Space', in Mattilda Bernstein Sycamore (ed.), That's revolting! Queer Strategies for resisting Assimilation (New York: Soft Skull Press, 2008), 123-40. Le texte comprend également un historique clair de la politique urbaine de Giuliani et de ses répercussions sur les communautés directement visées.

[5] "This perspective on erotic impersonality qualifies as ethical by virtue of its registering the primacy not of the self but of the other, and by its willingness to engage intimacy less as a source of comfort than of risk." Tim Dean, Unlimited Intimacy. Reflections on the Subculture of Barebacking (Chicago: The University of Chicago Press, 2009), 211.

[6] Michael Warner, The Trouble with Normal. Sex, Politics, and the Ethics of Queer Life (New York: Free Press, 1999).

[7] Sur l'universalité du droit de pisser et l'aveuglement délibéré des édiles aux besoins fondamentaux de sections entières de la population (femmes, SDF): Julien Danon, 'Les Toilettes publiques. Un droit à mieux aménager', in Droit Social, nº1 (2009), 103-10.

Aux États-Unis, le groupe activiste PISSAR (People in Search of Safe and Accessible Restrooms) vise à rapprocher dans ses revendications des catégories (genderqueer folk, personnes à mobilité réduite) exclues d'une normalisation architecturale au service d'un ordre hégémonique de division des genres et d'un corps considéré comme universel: Simone Chess, Alison Kafer, Jessi Quizar & Mattie Udora Richardson, 'Calling all Restroom Revolutionaries!', in Bernstein Sycamore, op. cit., 216-35.

[8] Après s'être fait gauler en avril 1998 dans une pissotière de Beverley Hills par un jeune flic en civil auquel il s'était exhibé et avoir dans la foulée ému toute l'Angleterre, George a dû venir s'expliquer en prime-time sur la BBC. Juste après l'incident, The Sun en faisait sa une en titrant: "ZIP ME UP BEFORE YOU GO GO". Le flic a quant à lui tenté de saisir la justice pour stress post-traumatique - en vain.

[9] Roger Peyrefitte, Des Français (Paris: Flammarion, 1970).

[10] Anecdote citée dans: Frédéric Martel, Le Rose et le Noir. Les Homosexuels en France depuis 1968 (Paris: Éditions du Seuil, 2008), 125-8.

[11] Merci à Ralf Marsault pour ce détail inédit.

[12] "L'amour avec les Arabes, c'est la rencontre de deux misères sexuelles. Deux misères qui se branchent l'une sur l'autre... C'est aussi ma misère sexuelle. Parce que j'ai besoin de trouver un mec tout de suite. On est obligé parce qu'on est dans une situation pourrie." Philippe Guy, 'Les Arabes et nous' in Recherches, 'Trois Milliards de Pervers', 1973. Cité dans Martel, 127.

[13] Voir le détournement du Manifeste des 343 pour la légalisation de l'avortement: "Nous sommes plus de 343 salopes. Nous nous sommes fait enculer par des arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons. Signez et faites signer autour de vous." Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, Rapport contre la Normalité (Paris: Champ Libre, 1971), 104. Ou encore cette scène de baise furtive et violente entre un adolescent et un Arabe croisé dans la rue: "Tant pis, le type en question, il avait une sale gueule d’arabe, son parfum, c’était pas précisément la rose, mais il en avait sa claque des solitudes de moine... D’abord, il l’a suivi jusqu’à un vieux ciné... Les spectateurs, dans le noir, ils se tapaient du western, l’autre, dans les chiottes, il essayait de se taper le gamin. Mais ça puait... S’étaient foutus à poil tous les deux. L’autre, il agitait sa queue avec un méchant sourire. Ça l’amour avec un homme, ben merde. Et il insistait, l’arabe, il essayait de le foutre sur le ventre, il lui bavait dessus des bons crachats bien huileux. S’est fichu en rogne d’un seul coup. Trop récalcitrant à son goût, finie la rigolade, une bonne paire de tartes et terminée la comédie." ('15 berges', ibid., 102-3).

[14] Cervulle débusque la dimension homonormative du discours du FHAR sur les immigrés d'origine maghrébine et déstabilise une position blanche/mâle/de classe moyenne universalisée et perpétuant, par l'objectification érotique et la prétention de rendre compte de l'expérience subjective d'hommes réduits au silence, les stéréotypes d'hypersexualité (nécessairement active) et de violence: "Thus 'gay pride' for these FHAR members meant a false transgression of white middle-class norms that, far from questioning the commodification of Arab bodies, transforms it into a 'necessary' sign of value for so-called revolutionary politics." Maxime Cervulle, 'French Homonormativity and the Commodification of the Arab Body', in Kevin P. Murphy, Jason Ruiz & David Serlin (eds.), Queer Futures. Radical History Review, nº100 (Durham: Duke University Press, 2008), 176.

[15] Warner, op. cit., 1. "Sooner or later, happily or unhappily, almost everyone fails to control his or her sex life. Perhaps as compensation, almost everyone sooner or later succumbs to the temptation to control someone else's sex life. Most people cannot rid themselves of the sense that controlling the sex of others, far from being unethical, is where morality begins."

Dean part des idées développées par Warner pour aborder la dissolution des limites et le conflit entre identité et désir dans une perspective psychanalytique: 'My libidinous thoughts may be controlled by regulating how others are permitted to exercise their bodily freedoms. The integrity of my consciousness demands that others' liberty be curtailed.' Dean, op. cit., 27.

[16] Un processus de normalisation manifestement déjà enclenché du temps de la rue Sainte-Anne: "La folle traditionnelle, sympathique ou méchante, l'amateur de voyous, le spécialiste des pissotières, tout cela, types hauts en couleur hérités du dix-neuvième siècle, s'efface devant la modernité rassurante du (jeune) homosexuel (de 25 à 40 ans) à moustache et attaché-case, sans complexes ni affectation, froid et poli, cadre publicitaire ou vendeur de grand magasin, ennemi des outrances, respectueux des pouvoirs, amateur de libéralisme éclairé et de culture. Finis le sordide et le grandiose, le drôle et le méchant, le sadomasochisme lui-même n'est plus qu'une mode vestimentaire pour folle correcte... Un stéréotype d'Etat... remplace progressivement la diversité baroque des styles homosexuels traditionnels... Le mouvement est lancé d'une homosexualité enfin blanche, dans tous les sens du terme... Et chacun baisera dans sa classe sociale, les cadres moyens dynamiques respireront avec délices l'odeur d'after-shave de leur partenaire... Le nouveau pédé officiel n'ira pas chercher d'inutiles et dangereuses aventures dans les courts-circuits entre les classes sociales." Guy Hocquenghem, Libération, 29.03.1976. Cité dans Martel, 285-6.

Sur les liens intrinsèques entre espace urbain, identitité gay et visibilité: Michael D. Sibalis, 'Paris', in David Higgs (ed.), Queer Sites. Gay urban Histories since 1600 (London, New York: Routledge, 1999), 10-37. Pose la question de l'homogénéisation des identités dans un espace ultra-commercialisé et les exclusions - relatives à l'origine sociale, l'apparence physique, l'âge, etc. - que celle-ci entraîne.

[17] Jeunisme et racisme ont très tôt fait des émules sur la nouvelle scène, comme au King Night Sauna de David Girard dont l'entrée était interdite aux plus de 40 ans et aux 'étrangers'. Martel, op. cit., 266.

Sur la complexité de la situation des beurs gays de banlieue dans le milieu pédé parisien: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: Le Cherche Midi, 2009).

[18] Un essai brillant sur les vides structurant (de moins en moins) Berlin et leurs usages informels: Kenny Cupers & Markus Miessen, Spaces of Uncertainty (Wuppertal: Verlag Müller + Busmann, 2002).