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29 January 2013

No Art for Chavs!

'Old Flo', Stifford Estate, East London / Käthe-Kollwitz-Denkmal, Prenzlauer Berg, Berlin

Lors d'un brunch de Nouvel An très réussi chez des amis de Prenzlauer Berg - une assemblée de gens à forte valeur culturelle ajoutée comme il est de mise dans ce quartier -, me fut incidemment rappelée au détour d'une conversation l'existence de sculptures de Henry Moore au milieu de cités londoniennes, grands ensembles jadis grandioses mais depuis la révolution thatchérienne démantelés par les gouvernements successifs à grands coups de privatisation, de vente au rabais, voire de dynamitage. Disposées sur leur socle bien en vue des habitants, il s'agissait de deux figures féminines monumentales que le sculpteur avait vendu à la ville pour une somme modique, convaincu qu'il était du pouvoir de l'art sur les consciences et de sa capacité à rendre la vie plus riche. Dans cette atmosphère follement optimiste d'après guerre qui avait donné naissance au projet social radical du Welfare State, rien n'était trop beau pour l'épanouissement de la classe ouvrière, principes qu'on pourrait en cet âge affreusement cynique disqualifier de paternalistes et renvoyant à un temps incompréhensible où l'art était doté de pouvoirs bien plus extraordinaires que celui de simple fétiche circulant dans un flux incessant de commodités. Je me souvenais les avoir photographiées toutes deux, l'une sur le Brandon Estate, un groupe de tours dominant de façon dramatique Kennington Park, l'autre, placidement postée depuis 1962 sur un bout de pelouse pelée du Stifford Estate dans le borough de Tower Hamlets, une autre création du London County Council promise à un sort plus tragique puisque démolie à la fin des années quatre-vingt dix pour laisser place à un village miniature pseudo-vernaculaire. Cette fin violente mettait un terme à la résistance d'un groupe d'habitants déterminés à défendre leurs logements face à des autorités locales très friandes de mises en scène spectaculaires. Et c'est cette composition de Moore, 'Draped Seated Woman' - mieux connue sous le surnom affectueux d''Old Flo' -, qui fut avant cette destruction programmée littéralement prise en otage et transbahutée à l'autre bout du pays dans un sculpture park du Yorkshire où, assurait-on, elle serait plus en sécurité. En sécurité contre qui ou quoi, on n'était pas sûr, mais le danger était suffisamment grand pour la mettre au vert quinze longues années.

Car Old Flo manquait à sa communauté d'origine qui par la voix d'élus locaux en réclamait le rapatriement immédiat. Malheureusement, une oeuvre de cette valeur était impossible à assurer en période de coupes budgétaires drastiques dans ce qui doit être l'une des zones les plus socialement déshéritées du pays, quasiment en bordure de City. Différents scénarios furent donc envisagés, de son installation sur quelque esplanade venteuse dans l'enclave yupppie de Canary Wharf, secteur de Tower Hamlets d'une affluence insolente où les coûts d'assurance ne représenteraient qu'une broutille, à la solution de dernier recours, qui, elle, a suscité une très vive émotion: vendre le grand bronze au plus offrant afin de colmater des comptes déficitaires et continuer à assurer les services publics de base. Selon les détracteurs de cette vente sauvage, c'est l'ensemble de la communauté qui se trouverait, dans cet acte éhonté de marchandisation, dépossédée de ce qui lui appartient en propre, achevant la trahison d'un idéal social cher à Henry Moore et surtout la confirmation de l'idée de plus en plus répandue que finalement les cités et les gens qui les occupent ne méritent pas d'être environnés de choses de qualité car incapables d'en comprendre le sens et surtout, dans leur brutalité et leur manque criant de sophistication, d'en prendre le soin le plus élémentaire. Classisme primaire démenti par la belle présence de ces sculptures dans l'espace public, très dignes dans leur splendeur hiératique et patinées par le temps comme par les générations d'enfants qui les avaient faites leurs, et l'attachement des habitants pour ces figures du quotidien - même si un jour Old Flo s'était retrouvée les seins bombés à la peinture argent! Dans cette guerre des nerfs ce sont donc bien des enjeux de classe et de domination sociale par l'arme de la culture qui sont mis à nu et cristallisés en un simple objet, et un récent coup de théâtre devrait ajouter du piment à l'affaire puisqu'en fait l'œuvre serait, du fait des différentes réformes territoriales survenues depuis les années soixante, la propriété du borough de Bromley, immense concentration pavillonnaire limitrophe du Kent pas vraiment connue pour sa fantaisie, et surtout à des années-lumière du public auquel elle avait été originellement destinée.

Mais le plus spectaculaire était encore à venir, seulement quelques jours après le Nouvel An et à deux minutes de là, à la stupéfaction du tout Prenzlauer Berg où se joue depuis des années une guerre de classes d'un autre type. Par une nuit neigeuse, la statue de Käthe Kollwitz sur la place du même nom était la cible d'un attentat au Spätzle, sorte de pâtes collantes en forme d'amibe et fierté du Baden-Württemberg, région méga friquée d'où sont censées provenir les familles bobos de ce quartier-colonie. La mine déconfite de Käthe couronnée de sa moumoute poisseuse faisait le lendemain la une des tabloids, où l'on rivalisait d'indignation pour dénoncer les agissements d'un mystérieux groupe indépendantiste baptisé 'Free Schwabylon'. Par ce coup d'éclat, l'organisation secrète visait à attirer l'attention sur le sort de la communauté souabe du Kollwitzkiez et des humiliations discriminatoires dont elle s'estimait être victime (graffiti haineux l'enjoignant de foutre le camp, déclarations sidérantes de Wolfgang Thierse, vice-président du Bundestag, déplorant la mainmise souabe sur son quartier et les ravages de la gentrification). Ils exigeaient donc la sécession de Schwabylon du reste de Berlin et la formation d'une entité territoriale autonome. Le choix du mémorial de Käthe Kollwitz comme incarnation de l'oppression prussienne n'était d'ailleurs pas un hasard puisque d'une part la statue marque l'épicentre physique comme symbolique du quartier - elle veille avec une grande sollicitude sur un square très prisé des jeunes mamans, présentes et futures -, et que d'autre part l'artiste jouit dans la conscience berlinoise d'un immense prestige de par son fort engagement à gauche, ce qui la mit constamment en danger sous les Nazis. Elle est notamment l'auteure d'une Pietà d'une grande intensité expressive placée au centre de la Neue Wache, lieu suprême des commémorations nationales sur Unter der Linden. Bombarder un buste de Bismarck aurait-il d'ailleurs eu le même impact? Couvrir Käthe Kollwitz de Spätzle revenait donc d'une certaine manière à s'attaquer à la fois à une figure hautement maternelle et à l'intégrité de la nation allemande, et pour certains, c'était le dérapage de trop.

Pire, le Baden-Württemberg, et plus généralement les Länder du sud de l'Allemagne, sont les principaux contributeurs aux fond de secours visant sinon à assainir les comptes berlinois du moins à stabiliser la capitale dans le marasme financier qui est devenu sa marque de fabrique au même titre que son nouvel aéroport, tombant en ruine avant même d'être mis en service, ou que sa scène techno - et on imagine sans mal le degré de ressentiment qu'un tel rapport de pouvoir peut générer d'un côté comme de l'autre. Autour d'une Käthe Kollwitz ennouillée, c'est ainsi l'Allemagne qui met en scène ses névroses de famille, et ce genre d'exhibition n'est jamais très beau à voir. Berlin est actuellement le théâtre de crispations identitaires liées à des changements socio-économiques rapides et leurs effets sur les communautés existantes, et l'action de 'Free Schwabylon', qui au-delà de son côté potache ne doit pas faire oublier la prégnance des mécanismes d'exclusion sous-jacents, n'est jamais que la version chic de ce qui se déroule à Neukölln où l'on en est venu à la violence physique à l'encontre de touristes en goguette accusés de dénaturer le caractère 'traditionnel' du Kiez et de compromettre la pureté du Heimat. Il y a quelque chose de profondément troublant dans ces poussées de dénonciation et de désignation à la vindicte, comme si dans cette ville sommeillait sous couvert de hipness cosmopolite quelque chose de bien plus funeste qui n'attendrait que la première occasion pour s'échapper et mordre. Mais ça, c'est apparemment l'éternel naturel berlinois qui le veut: sous la façade abrupte, un cœur gros comme ça; derrière le côté grande gueule, une réelle authenticité de caractère, pas comme ces autres Allemands, pleins aux as et étouffés dans leur conformisme bourgeois, tuant la ville à petit feu dans une uniformité toute provinciale. Donc tout ça est de bonne guerre, même si ça rappelle un brin cette poussée de l'extrême droite à Tower Hamlets il y a quelques années, après qu'une campagne pour les élections locales fut menée sur le thème des étrangers (entendre non-blancs) raflant tous les logements sociaux. Une rancœur ancestrale que même l'art le plus inspiré et généreux n'a pu empêcher.

08 October 2012

Aux Jardins d'Arlequin

Galerie de l'Arlequin, La Villeneuve, Grenoble

La Villeneuve de Grenoble/Échirolles fait de nouveaux les gros titres suite au meurtre de deux jeunes du quartier, Kevin Noubissi et Sofiane Tabirt, tous deux âgés de 21 ans et amis d'enfance, lors d'un lynchage en règle perpétré par un gang d'une dizaine de personnes armées de couteaux, de manches de pioche et de battes. L'une des victimes aurait même été poignardée à trente reprises. L'expédition punitive de nuit dans le parc paysager de la cité clôturait une série d'incidents qui avaient émaillé la journée et dont les causes affligent par leur trivialité: apparemment un 'mauvais regard' jeté par un petit frère à un autre et un honneur à restaurer sur fond de rivalités entre quartiers qui selon les dires remonteraient aux années soixante-dix.

Bâtie sur le site des Jeux Olympiques d'Hiver de 1968, La Villeneuve est partagée entre les villes de Grenoble et d'Échirolles, un énorme complexe commercial séparant les deux entités, physiquement très semblables et toutes deux noyées dans les espaces verts. Mais c'est l'ensemble de Grenoble qui aura le plus grand retentissement, tant pour ses ambitions et expérimentations sociales que pour sa contribution des années plus tard à la rhétorique sécuritaire sarkozyste. Si bien qu'elle peut à elle seule synthétiser le devenir des cités françaises, et ce de la façon la plus dramatique puisque de modèle urbanistique révolutionnaire et émancipateur à sa genèse, elle est en quarante ans devenue site de relégation, de violence sociale et d'interventions policières d'une brutalité inouïe. La Galerie de l'Arlequin, ainsi nommée à cause des nappes de couleurs vives structurant ses façades de hauteurs graduées, fut la première à voir le jour au début des années soixante-dix, et l'effet fut immédiat. On a beaucoup parlé de la portée avant-gardiste du projet puisque par ses agencement formels il visait ni plus ni moins à créer des pratiques sociales inédites: brassage des populations de milieux sociaux, d'origines et d'âges variés (les retraités se retrouvant par exemple au centre de la vie urbaine et non plus rejetés à ses marges), esprit communautaire entretenu par une foule d'initiatives et d'équipements collectifs, dont un ahurissant centre audio-visuel d'où émettait une chaîne de télévision locale en plein monopole étatique - la fameuse Vidéogazette, entreprise autonome ultra-politisée qui fera date -, et ce qui semble le plus avoir frappé les esprits à l'époque, des établissements scolaires en statut expérimental où l'accent était mis sur l'autonomie de l'enfant, l'osmose du milieu éducatif et du monde extérieur avec une ouverture totale aux familles (si une maman voulait venir y pousser la chansonnette, elle y était apparemment la bienvenue), l'abolition des rapports d'autorités traditionnels à la base d'un apprentissage contraint, des distinctions entre éducation et loisir, le libre choix donné à l'enfant sur sa propre socialisation... Inutile de dire que tout cela serait dans le contexte réactionnaire actuel inenvisageable, tout comme le serait d'ailleurs le fait d'allouer une superficie démesurée à un parc paysager, de mobiliser des artistes de renom pour agrémenter les espaces publics (les tubes coloristes de Guy de Rougemont) ou les façades du shopping centre (fresques des Malassis et leur critique anti-capitaliste - un comble!) - dont les réalisations se sont plus ou moins volatilisées au gré des entreprises de réhabilitation -, et encore moins de voir un cinéaste de la carrure de Godard, alors intéressé par le potentiel de la vidéo émergente, venir s'y établir (c'est là que Numéro Deux fut tourné en 1975).

Un documentaire de 1973 tiré des archives de l'INA montre bien la prise de possession d'un espace informe et boueux par les nouvelles populations, dont l'école primaire, encore à l'état de labyrinthe de béton vide et investie par ses jeunes élèves en quête d'aventures spatiales. Il est stupéfiant d'y apprendre que l'on pouvait même vouloir quitter Paris pour scolariser ses enfants à La Villeneuve. Les méthodes pédagogiques en vigueur ont en effet séduit certaines couches d'une population culturellement aisée (et la mixité sociale semble y avoir été au tout début une réalité tangible, avec des contrastes de statuts socio-économiques importants), avec cet esprit d'expérimentation à tout va caractéristique de l'après-68. Que penser également de ces festins entre voisins dans les coursives qui rassemblaient autour d'un énorme couscous tout l'étage, ou de ces rencontres 'spontanées' entre mômes et personnes âgées autour d'un impromptu artistique à la Maison de Quartier? Peut-être tout cela était-il d'une naïveté certaine, peut-être aussi le résultat artificiel de stratégies un rien dirigistes de la part des concepteurs, mais le désir profond de connexion était lui bien réel, la conviction que les contacts humains pouvaient reposer sur des rapports authentiques d'échange et de solidarité, de proximité et d'ouverture à l'altérité. Et on a comme un pincement au cœur devant l'enthousiasme béat des nouveaux occupants, convaincus d'être les pionniers d'un ordre social nouveau, tournés vers un futur en plein avènement dans leur cité encore embryonnaire. C'est qu'il n'aura pas fallu longtemps pour que tout se désagrège, et à une vitesse effarante. Un reportage diffusé sur FR3 en octobre 1981 donne le ton: 'Faut-il détruire La Villeneuve?' Hormis le titre sensasionnaliste, le propos y est relativement mesuré et bien informé sur les enjeux urbanistiques du projet, ses ambitions, échecs et réussites, loin des discours formatés qui depuis n'ont eu de cesse de plomber les banlieues. Même si dix ans après sa construction la Galerie de l'Arlequin montre des signes d'usure évidents, elle n'en garde pas moins son allure résolument futuriste et toutes ses couleurs - rouges et terreuses du côté du parc, bleu électrique et vert acide à son envers, jeux chromatiques oblitérés par les rénovations successives - et porte ni plus ni moins les traces d'une communauté vivante et jeune, les aggrégats du temps, hétéroclites et détonants, s'étant greffés à sa perfection moderniste. On est cependant déjà loin de l'optimisme utopique des premiers temps et les expériences personnelles du lieu s'avèrent bien plus mitigées, sur fond d'anxiété sécuritaire et de déclassement social. Face à la détérioration du cadre de vie, les plus avantagés, écœurés que leur beau rêve de société ouverte n'ait pas abouti, avaient déjà entamé leur exode.

Il est tristement ironique de constater que La Villeneuve commençait à atteindre son point d'équilibre à un moment de forte dégradation du climat social - les premières grandes émeutes urbaines de Vaulx-en-Velin et Vénissieux étaient dans toutes les mémoires, le chômage de masse causait toujours plus de ravages dans les classes les plus vulnérables avec pour conséquence quasi automatique des tensions raciales ravivées. Le quartiers des Baladins était en cours d'achèvement de l'autre côté du parc et visait à corriger les erreurs conceptuelles de son prédécesseur: des blocs bas en gradins disposés autour d'esplanades à rampes contraient l'effet de muraille brutaliste de l'Arlequin avec ses montées vertigineuses ultra-densifiées et ses gouffres à courants d'air, et là encore une pléthore d'équipements collectifs et d'interventions artistiques spectaculaires comme la fameuse Place des Géants, où d'immenses créatures désarticulées parsemaient les espaces, avec une main ou un pied surgissant par-ci par-là dans la verdure. Ce penchant pour l'onirisme urbain n'est d'ailleurs pas sans rappeler la Grande Borne d'Émile Aillaud où d'énormes sculptures animalières tentaient de créer de la même façon un univers vaguement surréaliste dont l'enfant aurait été le centre. Mais malgré ces innovations formelles il était sans doute déjà trop tard tant la conjoncture globale s'était assombrie, malgré l'arrivée des socialistes au pouvoir et les espoirs de transformation radicale que ceux-ci ont un temps incarnés. Bâtir des communautés prend du temps et nécessite un déploiement de moyens humains colossaux, a fortiori si ces populations déjà fragilisées sont frappées de plein fouet par les bouleversements d'un monde du travail en pleine mutation. Tout est toujours affaire de choix politiques, et si La Villeneuve a sombré dans les années quatre-vingt, cela resultait largement d'une stratégie politique très claire au niveau local qui n'a fait qu'accélérer sa marginalisation. De même, c'est une faute impardonnable de la gauche que de ne pas avoir voulu prendre la mesure du désastre qui se jouait dans les banlieues, notamment dans ses tentatives de neutralisation et de récupération d'une parole urgente venue de ces quartiers et porteuse de revendications propres - que l'on pense à la Marche pour l'Égalité et contre le Racisme de 1983... J'ignore ce qu'il est advenu de La Villeneuve dans les années qui suivirent, sans doute quelque chose de très ordinaire et visible partout ailleurs, la descente lente et la normalisation insensible d'une cité vivotant entre projets de réhabilitation hâtifs et autres dispositifs de politique de la ville décrétés au gré des gouvernements, avec entre-temps, il est vrai, un classement en zone d'éducation prioritaire - naufrage amer et pathétique d'une vision engagée et militante du savoir.

Depuis quelque temps le débat fait rage sur la forme à donner aux réhabilitations promises dans le cadre d'une convention de rénovation signée avec l'ANRU, entre la municipalité qui défend un projet de désenclavement et de restructuration profonde avec la démolition du 50 Galerie de l'Arlequin et sa fameuse montée, et les habitants regroupés en collectif qui contestent la destruction de logements sociaux. Une prise de parole essentielle qu'ils entendent porter vers les plus hautes instances de l'État et qui marquerait la reprise de contrôle d'un destin commun dans un contexte de relégation et de tensions sociales extrêmes. En juillet 2010, La Villeneuve était en effet le théâtre d'une intervention policière d'une ampleur sans précédent à la suite du braquage d'un casino de la région et de la mort d'un des auteurs lors d'un échange de coups de feu avec la BAC. S'en étaient suivies plusieurs nuits d'affrontements très durs entre jeunes et forces de l'ordre, qui pour regagner le contrôle du quartier avaient fini par déployer un véritable dispositif d'état d'urgence: encerclement concentrique de la cité avec checkpoints aux points d'entrée, fouille systématique des véhicules, assignation à résidence des habitants. Les scènes retransmises par les médias étaient d'une violence incroyable, les troupes d'élite de la police et la gendarmerie carapaçonnées de noir pénétrant dans les immeubles, architecture devenue à force de stigmatisation et de déshumanisation transparente et forçable à merci, comme le faisait en son temps la Brigade 'Z', qui au moment de la guerre d'Algérie s'introduisait dans les bidonvilles autour de Paris pour dévaster les habitations de fortune. L'espace aérien lui-même était circonscrit par un hélicoptère en rotation permanente alors que la nuit les faisceaux de lumière blanche provenant d'énormes projecteurs balayaient les façades multicolores de l'Arlequin. Dans les appartements on y voyait apparemment comme en plein jour, même les volets tirés. Ces images de La Villeneuve restent parmi les plus emblématiques d'un régime à la dérive et c'est à la suite de ces événements que Nicolas Sarkozy prononça son 'discours de Grenoble' de sinistre mémoire, marquant une intensification des politiques sécuritaires avec un ensemble de dispositions visant à la déchéance de nationalité des délinquants d'origine étrangère. Mais c'est surtout sa désignation des Roms (terme générique recouvrant des réalités très diverses, mais on n'allait pas s'embarrasser de ça) comme le nouveau bouc émissaire de choix qui avait semé la consternation. Le 'discours de Grenoble', incarnation radicalisée d'une xénophobie d'État décomplexée et d'une Weltanschauung quasi obsidionale, n'était finalement que le pendant intérieur de celui de Dakar quelques années plus tôt, où l''homme africain' était enjoint de briser la malédiction le soumettant aux cycles de la nature et d'entrer enfin dans l'Histoire.

À la suite de l'émotion soulevée par le drame d'Échirolles, François Hollande s'est rendu sur place à la rencontre des familles des victimes, non sans être interpellé par des habitants bouleversés réclamant autant le droit de vivre en paix que de pouvoir redonner espoir et perspective d'avenir à une jeunesse perdue - car eux aussi étaient 'des Français comme les autres'. Ainsi Manuel Valls, qui était du déplacement, annonçait peu après que La Villeneuve serait classée au nombre des toutes nouvelles zones de sécurité prioritaires, un dispositif technocratique de plus dont on nous dit qu'il mobilisera dans une même synergie tous les acteurs locaux mais dont le volet policier semble d'ores et déjà largement prendre le dessus - mais qu'on se rassure, l'école aura aussi la part belle car cette politique inédite ne saurait se confondre avec les excès répressifs de l'ancien gouvernement! Puis, dans un instant flottant d'instrospection, le ministre de se demander comment on avait pu en arriver là, dans quel état d'abandon on avait laissé ces territoires, et de poursuivre qu'une telle violence interpellait chacun de nous au-delà des questions de ressources matérielles. Interrogation ontologique sur l'essence même d'un système social en chute libre et la brutalité qui le gangrène à tous les niveaux. Peut-être aussi espoir confus d'une véritable transformation humaine et sociétale, comme elle pu être entrevue à La Villeneuve même il y a des années, une vision éclairée dont la gauche à nouveau aux affaires serait bien avisée de s'inspirer. Car ici comme ailleurs, c'est toujours et encore une question de courage politique.

20 June 2012

Stinky Toy Town

Il y a quelques années je découvrais l'existence dans un désert de l'Utah des vestiges d'un camp d'expérimentation militaire surnommé 'German Village' [1]. Bâti durant la Seconde Guerre mondiale dans le but de tester les dernières armes de destruction massive mises au point par le complexe militaro-industriel américain (bombes incendiaires et chimiques), Dugway Proving Ground, de son nom officiel, reconstituait grandeur nature des rues entières d'un quartier ouvrier de Berlin dans toute son authenticité architecturale. C'est qu'après des campagnes de bombardements acharnées la capitale du Reich s'avérait étrangement irréductible aux attaques, et semblait même ressurgir plus forte que jamais de ces épreuves. La robustesse et l'ingéniosité structurelle de ses Mietskasernen, ces bâtiments d'habitation massifs d'une opulence toute wilhelminienne et aggrégés en îlots compacts, étaient selon les experts militaires à l'origine de ces échecs répétés: le feu ne s'y propageait que faiblement, ce qui était frustrant après les firestorms effroyablement meurtrières auxquelles Hamburg et tant d'autres avaient déjà succombé. Sans compter le coût en hommes et munitions que Berlin faisait à elle seule subir aux forces alliées. Dans sa précision et son goût du détail poussé au paroxysme (des décorateurs d'Hollywood avaient été mobilisés à cette intention) 'German Village' offrait enfin la possibilité de frapper la métropole en plein cœur, tout devant maximiser l'impact destructeur des bombes, du degré d'humidité du bois de charpente au type de mobilier utilisé. Rien ne fut laissé au hasard et le simulacre de Kiez fut même reconstruit par des forçats du coin plusieurs fois après avoir été calciné, to get it just right. Un 'Japanese Village' y avait aussi été érigé, soumis aux mêmes tests incendiaires, mais vu la nature infiniment plus légère et diaphane de l'architecture traditionnelle niponne on imagine sans mal les méthodes plus expéditives et les résultats plus immédiats.

On s'est beaucoup questionné sur le rôle et les motivations profondes de l'architecte en chef de cet anti-Berlin, son envers de mort: Erich Mendelsohn, l'un des plus brillants modernistes de l'ère Weimar. Beaucoup de ses réalisations survivent à ce jour, de l'Einsteinturm de Potsdam à la Kaufhaus Schocken de Chemnitz, mais on suppose aussi certaines de ses créations berlinoises pulvérisées par les raids dévastateurs, rendus plus terribles encore par sa connaissance intime d'une ville qu'il avait contribué à façonner dans sa modernité radicale - même si sa fameuse Columbushaus de Potsdamer Platz survécut au martyr avant d'être incendiée, puis rasée dans les années cinquante. À la suite de l'arrivée des Nazis au pouvoir, Mendelsohn émigra en Angleterre, entité insulaire notoirement allergique à toute influence continentale - et surtout allemande -, où il laissa (en collaboration avec Serge Chermayeff) un joyau moderniste d'une classe rare: le De La Warr Pavillion de Bexhill on Sea, une station balnéaire pépère sur la Manche. Mais en tant que 'consultant', Mendelsohn œuvrait activement à un projet qui dans ses visées meurtrières (causer le pire carnage dans l'espoir de provoquer un soulèvement populaire contre le régime hitlérien - qui n'advint jamais) frappait exclusivement les quartiers prolétaires de Berlin - dont les enclaves rouges de Wedding et Pankow -, qui par un heureux hasard étaient aussi les plus densément peuplés. Ces Mietskasernen colossales aux lourdes maçonneries ornées et organisées autour de réseaux d'arrière-cours profonds pouvaient, si frappées par les armes adéquates, se transformer instantanément en un maelstrom de feu et d'horreur. C'est ainsi que les magnifiques villas de dignitaires nazis (et leurs occupants) survécurent en masse au carpet bombing allié de la fin de la guerre - les viser eût été 'un gâchis de bombes', de l'aveu même d'un conseiller de Churchill. Ce qui n'empêcha personne de pilonner le zoo et d'y causer une hécatombe.

L'ombre de 'German Village' continue de planer sur nous puisqu'en ces temps de guerre totale menée contre la menace persistante du terrorisme islamiste, l'Empire s'est doté, sur les terriroires de nations amies, d'un réseau d'infrastructures parallèle où le test des technologies de contrôle et de destruction les plus sophistiquées sont mises au service de stratégies ouvertement urbicides dans les pays déclarés ennemis. Là, on frise le gigantisme dans le déploiement de forces armées, de moyens logistiques et de figurants (d'origine arabe par souci de véracité), et de Fort Knox, Kentucky, à Fort Polk, Louisiane, c'est la même logique de parc d'attraction à la Disney qui donne une légitimité toute ludique à la violence d'État dans une débauche d'effets spéciaux (même l'odeur de cadavres brûlés y est synthétiquement recréée) et de clichés orientalistes. Israël n'est elle non plus pas en reste puisque le site de Baladia dans le désert du Néguev s'enorgueillit d'installations d'une authenticité confondante, sorte de ville arabe générique revue et corrigée à la sauce hollywoodienne et reconfigurable à l'infini suivant les nécessités des conflits en cours [2]. Et, suprême ironie, même Berlin-Ouest disposa en son temps de son propre terrain d'entraînement antiguérilla dans le secteur d'occupation britannique, une entreprise certes plus modeste et discrètement enfouie dans les bois, la 'Ruhleben Fighting City', qui comprenait un petit village très sommaire, une cité d'habitation moderne avec sa superette et était curieusement dominée par deux wagons du Berliner U-Bahn perchés sur un monticule de gazon. C'est ici que les tactiques de reprise de contrôle du terrain urbain en Irlande du Nord furent expérimentées, et même la Princesse Anne de passage par là y conduisit un tank. Le complexe militaire est depuis la réunification utilisé par différentes divisions de la police, dont les troupes d'élite des Spezialeinsatzkommandos, et apparemment inapprochable tant la sécurité y est dissuasive.

Mais c'est bien la France, championne toutes catégories du matage des troubles urbains, qui depuis des décennies assoit en douce une autorité et une expertise enviées de tous - et surtout des États-Unis. Car on pourrait croire que la notion de 'conflit de basse intensité' avec tout ce qu'elle implique - abolition des distinctions entre temps de guerre/de paix, combattant ennemi extérieur/population civile locale, état d'urgence permanent - n'est apparue qu'à la faveur des guerres néo-coloniales lancées par l'administration Bush. Et pourtant, cet arsenal doctrinaire était déjà largement existant en France depuis la Guerre Froide, après que l'ex-puissance se fut trouvée confrontée aux risques simultanés d'expansion soviétique et de dislocation impériale. C'est une longue histoire compliquée et sidérante que celle de la 'doctrine de la guerre révolutionnaire' (DGR) [3], dont les politiques d'exception furent pensées et appliquées lors de la guerre d'Algérie, et une fois réimportées en métropole selon l'effet boomerang théorisé par Foucault [4], survécurent sous une forme ou une autre au gré des crises internes et des turbulences extérieures - de Mai 68 aux dangers du terrorisme islamiste en passant par l'explosion des banlieues. Les inflations sécuritaires délirantes de l'ère Sarkozy n'en représentent que le point culminant et rien pour l'instant ne porte à croire que le retour des socialistes aux affaires marquera une quelconque inflexion de la doctrine d'État en la matière, malgré le déferlement de bons sentiments et de déclarations embuées sur les valeurs éternelles de la République. Quoi qu'il en soit c'est bien le renforcement et l'omniprésence du dispositif de contrôle et de quadrillage militaro-policier des quartiers populaires ségrégués, conjugués à la désignation d'un ennemi intérieur - jeune, maghrébin, mâle, essentiellement violent, inassimilable, forcément délinquant donc terroriste en puissance - qui sont au cœur des principes de la contre-subversion en France.

Il n'est donc pas surprenant que tous les 'German Village', 'Fighting City' et Fort Knox du monde soient sur le point de trouver une nouvelle incarnation dans une création bien française. Cette année l'armée doit théoriquement inaugurer un nouveau complexe d'entraînement antiguérilla au CENZUB (Centre d'entraînement aux actions en zone urbaine) du camp de Sissonne (Aisne), avec le village de Jeoffrecourt [5], simulacre d'ensemble urbain comprenant champs de tir, immeubles de grande hauteur et quelques bidonvilles pour compléter l'ambiance misérabiliste. Peut-être cette ville artificielle prendra-t-elle pour modèle la Villeneuve de Grenoble, qui fut en juillet 2010 le théâtre d'interventions policières d'une exceptionnelle violence lors de plusieurs nuits d'émeutes (un jeune du quartier abattu par les forces de l'ordre à la suite d'un braquage foiré). La Galerie de l'Arlequin - toujours cet onirisme évaporé d'un autre temps d'innocence - fut ainsi mise en état de siège dans une opération contre-insurectionnelle digne de l'état d'urgence (lui-même décrété lors des révoltes de 2005 pour la première fois depuis la guerre d'Algérie): déploiement des unités d'élite de la police et de la gendarmerie, bouclage du quartier et fouille systématique des habitants, escadron d'helicoptères tournoyant de nuit, tous projecteurs braqués sur la cité. Les images télévisées étaient spectaculaires et clairement destinées à inspirer la terreur. Mais plus dure encore est la prise de conscience que le cadre le plus intimement familier peut à tout moment basculer dans le Grand-Guignol d'une irréalité orchestrée en haut lieu, que la texture fragile du quotidien n'est rien face à l'infériorisation institutionnalisée des classes subalternes (et racialisées), dans des lieux devenus transparents et pénétrables à merci. Et nul doute que les gesticulations de Jeoffrecourt, si elles ne préconisent pas encore le recours aux bombes, seront riches d'enseignements vite mis en pratique dans de vraies cages d'escaliers, avec de vraies gens pris pour cibles, ou comme les désigne Mathieu Rigouste, 'des espaces et des corps d'exception' [6].

Industrial wasteland, Greenwich, London

 

[1] Mike Davis, Dead Cities (New York: The New Press, 2002), 62-83.

[2] Stephen Graham, Cities under Siege. The new military Urbanism (London, New York: Verso, 2010), 183-99.

[3] Une critique implacable des antécédents historiques et de l'intensification contemporaine des politiques sécuritaires en France, ainsi que de la perpétuation des paradigmes de domination coloniaux: Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur. La Généalogie coloniale et militaire de l'Ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris: La Découverte, 2011).

[4] Michel Foucault, Il faut défendre la Société. Cours au Collège de France, 1976 (Paris: Seuil, 1997).

[5] Rigouste, op. cit.,  283-4.

[6] Ibid., 110.

24 April 2012

Cruel and Tender

"Let's dance, for fear your grace should fall
Let's dance, for fear tonight is all"

 

Comme toujours en arrivant à Orly j'ai préféré prendre le 183 vers la Porte de Choisy. C'est sans doute la façon la plus lente de gagner le centre mais le bus express, qui prend directement l'autoroute, ne donne jamais grand-chose à voir. Car j'aime me retrouver au contact de Paris en traversant cette portion de banlieue sud, qui même si seulement large de quelques kilomètres, défile assez lentement pour me donner le plaisir d'observer, le temps de me laisser imprégner du sentiment d'être à nouveau là, rattrapé par un passé que chaque détail microscopique ravive. C'est toujours avec trépidation qu'une fois le complexe de l'aéroport passé avec ses énormes hangars à demi désaffectés, je pénètre dans les premiers quartiers d'habitation, des lotissements ouvriers de petits pavillons lugubres, cadre rêvé de Série Noire me rappelant le minuscule appartement de ma grand-mère où flottaient des odeurs de pots de chambre javellisés, avant que n'apparaisse dans l'énormité de ses empilements la Cité des Aviateurs, dont les tours sont en cours de rénovation. Elles me paraissent démesurées dans ce gigantisme propre aux grandes banlieues françaises, avec leurs verrières de cages d'escaliers dévalant sur toute la hauteur. Je regarde les gens avec insistance, qui reviennent des courses ou rentrent exténués du travail un jour normal de semaine. Ils m'intriguent, eux qui sont restés là tout ce temps, qui ont changé avec le pays. Un groupe de trois laskars passe de l'autre côté de la rue, survêts blancs et doudounes sombres, ils viennent de se faire raser la tête, je le vois immédiatement. Eux n'étaient même pas nés quand je suis parti. Ils habitent un pays que je n'ai en fait jamais connu, la France in absentia, que j’ai longtemps occulté dans la certitude d’un retour impossible. Je voudrais leur parler, à eux et à eux seuls, et qu'ils me racontent les années manquantes.

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30 August 2011

Dog Planet

"There is something aphrodisiacal about the smell of wet concrete."

(Denys Lasdun)

 

Robin Hood Gardens, Poplar, London

As far as architecture goes never has England witnessed anything so unrelentingly violent as the hatred and collective frenzy elicited by 1960s Brutalism, putting it on a par with the Moors Murderer's ghastly crimes. Some of its most notorious achievements - from Portsmouth's Tricorn Centre, regularly voted the worst eyesore in the land, to the Gateshead multilevel car park of 'Get Carter' fame and Basil Spence's Hutchesontown C in the Gorbals, have long been knocked down and replaced by people-friendly, no-nonsense buildings appealing to reactionary visions of national identity and time-sanctioned picturesque. The frantic erasure of this peculiarly British take on high modernism - in a way the aesthetics of the Welfare State per se - went on unabated from the suburban, neo-vernacular backlash of the Thatcher years to the aspirational brashness and obsession with exclusiveness of Blairite pseudo-modernism [1]. In a context of open class prejudice and increasing surveillance of the public realm from which parts of the community are excluded on the basis of inadequate consuming habits [2], the destruction of Brutalist structures across Britain seems to tie in with the discrediting of a whole period of modern history and the social ideals it fostered. Ironically enough though, these radical architectural forms have found staunch defenders in a very exclusive coterie of connoisseurs with the Smithsons elevated to the rank of icons of the über-cool.

Robin Hood Gardens, a fortified double-slab of social housing laid out around a grassy knoll in full view of Tower Hamlets council officials - who, reneging on their prime mission to serve the community's interests, did all they could to bring about its demise - is one of the glamorous couple's rare projects to have ever been built (their masterplans for the post-war remodelling of the City of London and central Berlin with their infinite networks of deck-access blocks and streets in the sky may have been a tad too daring for the times). And despite this belated interest in Brutalist chic (exemplified by Trellick Tower's reverse of fortune and the overall fetishisation of urban edginess in a kind of 'pastoral' outlook not always immune to social voyeurism [3]) and the appreciation societies' usual outcries it is earmarked for demolition. Caught between the intensively policed enclaves of Doklands and the new consumer paradise of Stratford City its beleaguered, poor community of Bengali descent might have proved too unsightly as London is poised to become the world's focus during the next Olympics. Instead of piss-drenched communal behemoths inhabited by the undeserving poor what better symbol for our ultra-liberalized world than the glitzy, soaring glories of aspirational hubris with all the trappings of 'urban luxury living' (real estate parlance for tiny flats, total disregard for local cultural ecologies and paranoid, ultra-securitized environments)?

Beyond the strictly socio-economic issues such revanchist policies inevitably raise, times are also tough for any fetishist with a penchant for visually uncompromising local authority creations. For there has to be somewhere some poor sods who can hardly contain themselves at the sight of rough-wrought, stained concrete, and in that department the country as a whole is a true feast for the eyes with that distinctively British touch turning originally brilliant ideas into a morass of mishaps and tragedies - as the collapse of Ronan Point one grey morning in 1968 single-handedly demonstrated [4]. And it's probably its louche sensuality that exposed the material to such primal forms of violence. In Thamesmead revisited in A Clockwork Orange huge dicks and cunts are daubed all over the lobbies' vandalized walls. At the Hulme Crescents, the swan song of an aesthetics reaching its phase of terminal decay [5], its rough, grooved texture has an obscene carnality to it as remains of illicit activities and unidentified human secretions ooze out of its flawed surfaces. The estate, which from the air looks like a collection of contorted worms, was based on Bath's more salubrious Royal Crescent and before becoming, as a quasi-Piranesian burnt-out shell of empty concourses and squatted flats, the epicentre of the Mancunian underground acid house scene, was every mother's nightmare after a toddler had fallen to his death from the upper floors. In Britain bare concrete always had something menacingly alien (an unwholesome invention foisted by Teutonic modernists on an unsuspecting, tradition-loving people) that had to be domesticated and controlled by all means (prettified with adornment, whether plastic ivy or flower baskets [6], or painted over), which ultimately led to the current wave of wholesale destruction [7]. In this context the British vernacular, symbolized by 'noble', homely materials such as brick and stone, had reinstated values of common sense and decency over the excesses of foreign lunacy.

I used to live in a part of Islington where the single class society promised by New Labour came up against deeply ingrained, annoyingly unreconstructed working class identities. In fact the sort of communities routinely vilified for failing to share in the values of taste and aspiration emblematic of Blairite Britain ("the wrong kind of raspberry-wine vinegar on their radicchio", as one commentator put it), and openly ridiculed amongst the resolutely PC and morally irreproachable middle classes with 'chav' as the most common term of abuse [8]. Packington Square was before its recent obliteration such a place: a sprawling estate of interconnected low-rise blocks inhabited by the remnants of the area's former white, working class population and as such regarded by outsiders with much distaste and fear. Clad in nauseating red rubbery pannels the Packington didn't have the Brutalist credentials of Robin Hood Gardens or any of Goldfinger's creations, and subsequent redesigns (the raised walkways had been removed as they served as escape routes for muggers) did much to bastardize the original concept with all sorts of cosy additions - pitched slate roofs atop brick-clad stairwells, cutesy railings enclosing front gardens in an attempt to implement the by then very fashionable theory of defensible space. Walking back there at night was an unnerving experience. From day one I took to skirting the place through the tastefully gentrified side-streets as gangs of teenagers (constructed as necessarily aggressive, homophobic and racist by the two trendy gay urbanites my flatmate and I were) would hang out on the grassy patches between blocks with Mike Skinner aka The Streets blaring out and girls screaming in the dark like banshees. The fear of intrusion and impending violence was very real as the flat was sunken in a recess and exposed to every passing gaze. In my room the shutters were always drawn, turning it into a damp-ridden, hostile space which I could never appropriate, with the most immediate threat lurking just behind the door.

The same room appeared in a nightmare I recently had. I was lying on my bed and a floor-to-ceiling window was overlooking a vast grassy wasteland. A massive concrete slab resembling Robin Hood Gardens was looming on the horizon, distant and forbidding, as an intense white winter light bleached all colours from the scene. In the distance a group of teenagers was drifting about the burnt expanse and gradually came nearer to my room where I was fully exposed bathed in the warm sunshine. Then a scally youth clad in white sports gear and with a baseball cap on broke away from the group and peering into the flat sneakily slid a hand through the half-open tilting window. He started feeling my arse then with one finger penetrated me as deep as he could and more and more forcefully. I noticed his boyish face in the sun, frozen in a sadistic grin. I was terrified by this sudden physical violation [9] and asked my mother, who was standing still in one corner, to activate the window's complicated shutting mechanism. Her hard, sour expression made me realize that she knew. This was but one of her numerous unwanted intrusions into my room, which she entered by force to re-establish a natural order - the laws of our class collectively upheld by mutual surveillance - that I had willfully transgressed. Control was manifold and perfectly integrated, from technocratically designed architectural spaces to the innermost workings of a mother's heart.

Dial a Chav! sex hotline

 

[1] The concept of pseudo-modernism was coined by Owen Hatherley in his impassioned homage to the political visions and commitment to social progress of the Brutalist ethos, which he savagely opposes to the vacuity and vulgar grandiloquence of Blairite architecture: Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010). By the same author, a reflection on the erotic potential of bare concrete in Militant Modernism (Zero Books, 2009), 29-42.

[2] For a systematic deconstruction of the processes at play in the privatisation of public space in British cities, the toughening of the law and order stance under New Labour and the increasing criminalisation of the working class in the context of zero tolerance policies: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2009).

[3] The council housed working class viewed as the receptacle of urban authenticity and gritty realness by middle-class newcomers in formerly poor neighbourhoods. On the 'pastoral' see Maren Harnack, 'London's Trellick Tower and the pastoral Eye', in Matthew Gandy (ed.), Urban Constellations (Berlin: Jovis, 2011), 127-31.

[4] Ivy Hodge and her morning cuppa had far-reaching consequences and did much to knock British architectural modernism off course. Subsequent social housing arguably showed a refreshing degree of invention compared to the monolithic, ideologically stifled building programme of the sixties (not to mention the taint of local corruption). Experiments with warmer materials and more intimate forms of space proved things were really taking a turn for the better before being nipped in the bud with the curtailment of all public housing provisions under Thatcher.

[5] A powerful evocation of life at the Crescents and their demolition after an amazingly short lifespan in: Lynsey Hanley, Estates: an intimate History (London: Granta Books, 2008), 129-32.

[6] The Right to Buy Scheme, historically the first step towards the dismantlement of the public housing sector, intended to differentiate the cream of the crop from those devoid of any aspiration towards social betterment. The appearance of fan lights and wacky colour schemes as markers of social standing over the otherwise uniform drabness of council tenure widened the gap between what was increasingly viewed as the dreck of society and a new privileged stratum of owner-occupiers, as Hyacinth Bouquet's tentacular influence was now spreading to the working classes themselves...

[7] Latest casualty: Preston Bus Station, whose fate hangs by a thread. Despite repeated attempts to get it listed its future looks pretty bleak.

[8] Some sensitive souls wouldn't be caught dead cracking a sexist, homophobic or racist joke, but 'chav-bashing' is somehow acceptable and doesn't seem to give them any qualms. For as the 'chav' is defined as an essentially dimwitted, abhorrent thug hooked on benefits, he's only fair game. To illustrate the point see the opening anecdote in Owen Jones, Chavs. The Demonization of the working Class (London, New York: Verso, 2011).

[9] A brilliant study of the gender dynamics intrinsic to Brutalist architecture in its commodification of a totally available female body and the flaws of an easily penetrable, defective concrete: Katherine Shonfield, Walls have Feelings: Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000).

Dog Planet

Robin Hood Gardens, Poplar, London

Jamais en Angleterre vindicte publique n'aura été si intense et durable que celle sciemment perpétuée contre le Brutalisme des années soixante, l'équivalent architectural des Moors Murderers. Ses spécimens les plus spectaculaires - du Tricorn Centre de Portsmouth et du parking à niveaux de Gateshead dramatiquement mis en scène dans ’Get Carter’ aux Gorbals de Basil Spence - ont soit depuis longtemps été pulvérisés ou sont en passe de succomber à la vague de fond réactionnaire qui depuis une bonne trentaine d'années oblitère les traces visibles de l’utopie architecturale du Welfare State au profit d’un anti-urbanisme fanatique, un appel à la tradition picturesque et au bon sens populaire. Cette haine destructrice représente donc un lien de plus entre le conservatisme thatchérien historique et le pseudo-modernisme vulgaire du blairisme triomphant [1], négation systématique des formes allant de pair avec un classisme de la pire espèce dans la marginalisation de groupes sociaux 'improductifs' et la privatisation/ultra-sécurisation croissantes du domaine public [2]. L'ironie a toutefois voulu que cette esthétique sans concession à rien ni personne ait depuis été fétichisée par une clique trendy de connaisseurs distingués avec les Smithsons érigés au rang d’icônes de l'über-cool.

Malgré cette revalorisation tardive, Robin Hood Gardens, double-barre de logements fortifiée de l'East End et l’un des rares projets du couple à être sorti de terre (la radicalité de leurs plans pour la City de Londres et de restructuration du centre de Berlin - réseaux labyrinthiques et infinis de streets in the sky - en ayant sans soute refroidi plus d'un) est lui aussi voué à disparaître et le site multi-rentabilisé par une énorme opération immobilière de luxe. C’est qu’à quelques mois des Olympiades la communauté locale, pauvre et en grande partie d’origine bengali, commençait à devenir un peu trop voyante, périlleusement coincée entre les enclaves exclusives et étroitement patrouillées de Docklands et Stratford City. Au-delà des questions politico-sociales qu’un tel revanchisme urbain soulève inévitablement, pour les fétichistes du béton brut et violemment malmené, c’est un nouveau coup dur. Car il faut bien quelques pervers déclarés pour mouiller dans leur slip au seul contact de ces textures rugueuses et maculées, et dans ce domaine le pays entier est une fête des sens sans égale avec ce quelque chose de très anglais dans l'adaptation miteuse et le ratage systématique d'idées nobles - comme l'effondrement traumatique de Ronan Point le prouva un matin gris de 1968.

Et c’est sans doute sa sensualité trouble qui exposait le matériau aux pires outrages. On se lâchait contre le béton de façon littéralement primale: couvert de bites et de chattes dans le Thamesmead d’Orange Mécanique, souillé de traînées pas nettes, de restes inidentifiables d’activités illicites, suintant de sécrétions qui en corrodaient la surface, une nudité salace antithétique à une tradition indigène incarnée par la brique et la pierre, matériaux 'dignes' et totalement contrôlables. Decoffré en blocs bruts cannelés il est d'une obscénité charnelle aux Crescents de Hulme, chant du cygne d'un modernisme en déliquescence et cauchemar des mamans à poussettes - des gosses ont d'ailleurs chuté du sommet -, avant de devenir à moitié brûlé l'épicentre de la scène acid house mancunienne et être finalement abattu pour laisser place à un urbanisme des plus normalisés. Inspirés du Royal Crescent de Bath, leurs arcs en forme de verres de terre contorsionnés circonscrivaient d’immenses pelouses pelées et informes dégorgeant les déjections des cassos que la ville entassait là. Ses cages d’ascenseurs pisseux, accessibles par d'énormes piles isolées et reliées par des passerelles aux coursives sans fin, devaient dans les lueurs des lumières au sodium avoir une allure quasi piranésienne [3].

J’habitais à Islington dans un ensemble similaire bien que plus complexe dans ses agencements de blocs interconnectés et infiniment moins bandant dans son exécution. À la suite d'une tentative de reprise en main Packington Square avait même subi l’ablation de toutes ses passerelles internes pour cause de criminalité juvénile et son revêtement d’un rouge caoutchouteux dégueulasse avait été compromis par l’ajout de structures ’traditionnelles’ de brique avec petits chapeaux d’ardoise pour un surplus de domesticité tendre. La réputation de l’endroit était désastreuse, dernier résidu working class blanc dans une mer de gentrification et de bon goût qui fut avant son élection le bastion de Tony Blair. D’ailleurs on adoptait profil bas en y entrant et il était toujours préférable de le contourner par les élégantes rues adjacentes pour gagner son appartement. Dans les espaces verts séparant les blocs des groupes d'ados en survêts squattaient les bancs avec The Streets à fond le ghetto blaster. Parfois les filles hurlaient dans la nuit, des cris atroces d’écorchées qui se réverbéraient dans les coursives à peine éclairées de veilleuses. Vivant au rez-de-chaussée nous redoutions une intrusion violente et les volets restaient toujours baissés dans nos chambres pour éviter d'éveiller une attention malvenue.

Dans un rêve récent l’appartement surplombait une étendue verte face à une muraille grise identique à celles de Robin Hood Gardens qui au loin barrait l'horizon. Le soleil pâle de l’après-midi éclaboussait la chambre d'enfant où je me trouvais à travers une fenêtre large qui perçait le mur sur toute sa hauteur, si bien que j’étais de mon lit totalement visible d'un groupe de jeunes mecs qui rôdait sur la pelouse. Bien que le rez-de-chaussée fût surélevé ils réussirent quand même à m’atteindre, je ne comprenais pas comment. L’un d’eux, à casquette et veste de survêt blanches, s’approcha de la fenêtre basculante, passa la main par l'ouverture pour m’introduire un doigt dans le cul, qu'il enfonçait lentement et avec un plaisir évident. Son sourire satisfait et sadique était illuminé dans le soleil et je ne sais plus si les autres s'étaient rassemblés autour de lui pour mater la scène. Un rêve purement brutaliste où l’architecture a atteint un tel degré de porosité que le corps est ouvert et accessible à qui le veut dans la dissolution des limites successives menant à la dernière intériorité. Pétrifié de terreur je demandai à ma mère d’actionner pour moi le mécanisme de vérouillage compliqué de la fenêtre. Son expression outrée de condamnation me fit comprendre qu’elle savait [4].

 

[1] La notion de pseudo-modernism est empruntée à Owen Hatherley, amoureux inconditionnel du Brutalisme en tant que véhicule d'un projet politique progressiste et pourfendeur impitoyable de la vulgarité cynique de l'ère Blair: Owen Hatherley, A Guide to the new Ruins of Great Britain (London, New York: Verso Books, 2010). Pour une méditation sur le potentiel érotique du béton brut (assortie d'une citation de Denys Lasdun: "There is something aphrodisiacal about the smell of wet concrete."), voir également du même auteur: Militant Modernism (Zero Books, 2009), 29-42.

[2] Pour une déconstruction en profondeur et terriblement lucide des processus de privatisation de l'espace public en Grande Bretagne, de l'obsession sécuritaire des gouvernements successifs ainsi que de la criminalisation croissante du corps social dans le cadre de politiques de tolérance zéro: Anna Minton, Ground Control: Fear and Happiness in the twenty-fisrt-Century City (London: Penguin Books, 2009).

[3] Lynsey Hanley, Estates: an intimate History (London: Granta Books, 2008), 129-32. Il y est question du bref destin des Crescents dans un passage aussi visuellement évocateur qu'implacable.

[4] Une étude brillante sur le Brutalisme et l'accès illimité au corps féminin rendu possible par la transparence et la pénétrabilité de la nouvelle architecture: Katherine Shonfield, Walls have Feelings: Architecture, Film and the City (London, New York: Routledge, 2000). C'est juste après avoir évoqué ce livre avec un ami que j'eut ce rêve.

06 March 2011

Papy Sucre d'Orge

"He has seen a million ugly scenes
Places where men droop with mould
The backrooms, where soiled goods are sold
Seen with opened eyes since frail fifteen"

(Marc Almond, The Hustler)

 

Hotel, Eisenacher Strasse, Schöneberg

Comme toujours je veillais à ne pas être le dernier à partir. Les dimanches après-midi au bordel ont tendance, il est vrai, à se terminer tôt et les départs à se faire par vagues subites. On se retrouve alors seul avec le sentiment pénible d'avoir raté la fête. Lui, je l'avais remarqué à plusieurs reprises, un grand barbu barraqué à poil en train de se branler au milieu du bar. Il était bien monté et savait se poster aux bons endroits pour en faire profiter tout le monde. Je l'observais de ma lucarne, l'un des nombreux trous percé dans la paroi où de temps à autre les mecs venaient au petit bonheur la chance se faire sucer. Une fois sorti je l'ai aperçu au milieu du terrain vague qui borde Berghain. Il semblait attendre quelqu'un et dans mon ébriété avancée il était évident que c'était moi. Nous avons marché ensemble dans la boue épaisse, moi déterminé à le suivre chez lui, lui tenant des propos confus et se comportant de façon erratique, me laissant penser qu'il n'avait pas absorbé que de l'alcool. Cela ne m'empêchait pourtant pas de jouer les fiers-à-bras et de lui chauffer la queue sur le quai du U-Bahn direction Samariterstrasse. Une fois chez lui il se mit à me dessaper en vitesse et à me travailler le cul. Lui disant que je ne pratiquais pas le bareback il m'ordonna de quitter immédiatement l'appartement. En moins de cinq secondes je me retrouvai à dégringoler les escaliers dans le noir sans même avoir dit un mot. Dehors il faisait un froid glacial, je me sentais vidé et désorienté d'avoir subitement dû m'arracher à son intimité, même à ce point frelatée. C'était dimanche soir, la fin d'un weekend qui se terminait comme beaucoup dans l'incertitude. Les rues sombres et impersonnelles ne promettaient plus aucun amour, il était déjà tard. Déchiré entre rage, tristesse et dégoût je passai devant le Liebig 14, squat évacué quelques jours plus tôt dans un déploiement policier délirant. Des fourgons des brigades anti-émeutes stationnaient encore à l'angle en cas de nouveaux débordements.

L'événement, même s'il fut vite dissout dans le jour revenu, entra en résonance avec d'autres d'une dureté égale. À la Berlinale deux semaines plus tard passait un documentaire superbe de Rosa von Praunheim sur la prostitution masculine à Berlin, Die Jungs vom Bahnhof Zoo. La gare - depuis des décennies connue pour ses rent boys et autres fugueurs en rupture familiale - est pour le cinéaste le point d'ancrage de trajectoires multiples traversant Berlin de part en part et déroulant jusqu'à Vienne une litanie d'enfances fracassées, d'exil et de prédation sur fond de conflits armés et de grand brassage européen des biens et des corps. Les moments les plus troubles se passent toutefois à Schöneberg où toute une scène composée de jeunes Roumains et de gentils papys gâteau brûlés aux UV (comme il se doit dans ce curieux vestige de Berlin-Ouest) se cristallise autour de deux ou trois établissements bien connus. D'un appartement voisin un voyeur, lui aussi friant de Stricher est-européens, surplombe tout le manège d'Eisenacher Strasse la tête couverte d'une cagoule en cuir - qu'il ne quitte jamais, le nez proéminent du masque lui donnant même l'apparence d'un oiseau de proie. J'avais l'impression d'une sorte d'appreciation society très exclusive pour garçons cassés, un micocosme confidentiel de structure quasi néo-coloniale (mais en plus pratique car à deux pas de chez soi) superposé au Schöneberg 'classique' des boutiques pour fétichistes chics, bars de moustachus et autres XXX Kinos. L'équipe de tournage se rend d'ailleurs dans un village de l'est roumain où virtuellement tous les jeunes hommes en âge de le faire 'travaillent' à Berlin (il existe même un service de bus direct). C'est l'envers de Schöneberg, là où ces garçons retrouvent une histoire et un passé auprès des leurs, avec leurs aspirations et désirs propres, loin de l'exotisme toc dans lequel ils se trouvent enfermés, et c'est tout le mérite de Rosa von Praunheim d'avoir su contextualiser ces vies et restituer l'humanité complexe de chacune. L'un des derniers interviewés, un jeune mec de Marzahn, clôt le film de façon glaçante: à la suite d'agressions sexuelles aux mains d'un employé de piscine municipale, il était machinalement devenu une sorte de garçon à louer et à emporter, des hommes âgés sans doute très réceptifs à son état de destruction mentale et émotionnelle le cueillant toujours dans le même square pour l'emmener mater des pornos chez eux. Pour lui tout rapport avec un homme devait nécessairement en passer par là. Il n'y avait rien de plus normal et la reconstruction ne commença à se faire que beaucoup plus tard quand une possibilité d'aide de laissa entrevoir beaucoup plus à l'ouest. À Schöneberg précisément...

Par pure coïncidence je lisais au même moment Un mauvais Fils d'Ilmann Bel, récit des périples d'un jeune beur gay dans les arcanes des rézos de drague téléphonique et de la prostitution parisienne. Ambitieux, dédaigneux des moches et un peu paillettes sur les bords, Zacharia est un jeune homme élégant avec des goûts prononcés pour le luxe mais bien souvent on le préférera en survêt' blanc et Rekins, si possible avec un air méchant et 'l'accent banlieue' même s'il n'en est pas originaire. Et ça marche à tous les coups, entre le bobo créatif de Belleville qui s'entiche de lui à la misérable épave au fin fond du neuf-trois qui bande sous les crachats du beau rebeu qu'il a réussi à se payer. Le style plat et factuel du livre lui donne même à la longue une qualité presque hallucinatoire. Alors que certaines passes au Bois ne sont pas dénuées de tendresse envers des michetons morts de trouille, la multiplication de plans foireux en province avec de vieux dégueulasses achève d'exacerber le sentiment d'une fuite en avant incontrôlable qui peu à peu se mue en aliénation absolue: si on ne le désire que pour sa bite d'Arabe, elle seule régira désormais tout rapport au monde. La fin du roman est d'ailleurs trash à souhait: au bras de son énième sugar daddy, Zacharia s'envole pour New York, fait chauffer la carte de crédit du vieux et réussit même à se taper Árpád Miklós dans son palace dominant Manhattan (mais Árpád, bon prince, refusera l'argent, début peut-être d'une révélation dont on ne saura rien). Il est vrai qu'entre-temps Zach se sera considérablement durci au contact de l'industrie du 'glamour' gay qui entre photographes mythomanes et pornographes véreux lui renvoie toujours le même stéréotype de la racaille juste bonne à faire tourner ces cochons bourgeois de pédés. À cet égard la claustrophobie du Marais et la culture qui y prévaut sont très bien évoquées dans sa frénésie de baise et sa commodification de corps exotiques - ethniquement comme socialement, une sorte de safari sexuel mené électroniquement du confort de chez soi sans les frictions du monde réel [1].

Toujours un peu plus miné par la dureté de l'univers gay dont je suis intégralement partie prenante par ma consommation de corps et de lieux - tellement omniprésente même qu'elle en devient indiscutable - je me laissais gagner par une tristesse amorphe.

 

Mère - La Grande Borne, Grigny

Et il y a quelques jours, une chose que je croyais perdue à jamais, retrouvée du fond d'un âge d'innocence. J'avais quatre ans lorsqu'une équipe de production de ce qui était encore l'ORTF est venue dans ma cité recruter des acteurs potentiels pour une comédie de Noël. Le Père Noël est en Prison est une chose légère et inconséquente racontant l'incarcération d'un vagabond animant les centres commerciaux en robe rouge et fausse barbe et sa libération par la police à la suite d'un soulèvement des enfants de la ville qui craignaient de ne pas recevoir leurs cadeaux. Rien de plus, le tout tient en une heure. Face aux grands classiques invariablement resservis au moment des fêtes depuis des décennies, ce petit téléfilm n'a jamais fait le poids et n'a été diffusé à ma connaissance qu'une fois. Nous l'avions regardé en famille dans le grand lit de mes parents mais j'étais trop jeune pour en garder un quelconque souvenir, si ce n'est que, séparé de ma mère, j'avais pleuré sur le tournage. Le noir et blanc granuleux, le jeu grandiloquent et histrionique des acteurs principaux, les discours militants un rien étranges débités par les enfants révoltés (on sortait juste de soixante-huit et heureusement pour le Père Noël le Groupe d'Information sur les Prisons de Foucault venait d'être créé) et aussi sans doute le côté low budget de la production en ont vite fait quelque chose de daté, de complètement mièvre et pour tout dire de pas drôle du tout.

Des sentiments très forts ont pourtant refait surface lorsque je l'ai vu sur le site des archives de l'INA. Même si le noir et blanc maussade est loin de faire justice à l'exubérance chromatique de la Grande Borne des origines (c'est-à-dire avant les réhabilitations ratées des années suivantes face à la catastrophe qui se profilait) l'architecture de la toute nouvelle cité est omniprésente à travers les défilés des enfants consternés et son étrangeté esthétique a sans doute été retenue précisément par la place qu'elle accordait au jeu et à la découverte émerveillée. L'architecte Émile Aillaud, dans un paternalisme très XIXème plein d'une condescendance un rien précieuse envers les évacués de Paris qui avaient investi sa création, l'avait voulue ainsi et n'avait pas lésiné sur les matériaux semi-précieux pour l'élévation prolétarienne: ça sentait bon le bois verni et la peinture fraîche dans les halls de mosaïque et très jeune j'avais déjà le sentiment d'une modernité extrême rutilant dans une paix et une lumière toutes corbuséennes. Pourtant le grand ensemble, si original qu'il fût, commençait à faire l'objet de critiques très dures peu de temps après sa réalisation. Dans un documentaire télévisé diffusé deux ans plus tard, L'Enfer du Décor, où Aillaud, dérangé exprès de Saint-Germain-des-Prés, expose à nouveau in situ ses bienfaits à l'égard de la classe ouvrière, l'image est tout autre: des loubards à coiffure de Ringo et chemises cloutées décrètent que "c'est la zone", de jeunes sociologues dépêchés de Vincennes nous disent que les petits enfants, ceux-là mêmes qui apparaissent dans Le Père Noël, sont condamnés par les mécanismes du système éducatif aux mêmes schémas d'oppression sociale que leurs parents pendant que des mères désemparées révèlent leurs multiples tentatives de suicide. Car ce qui frappe dans tous les documents d'époque c'est le nombre de femmes aux fenêtres, seules, immobiles, en attente dans une bulle coupée de tout: d'enfants sur le point de rentrer de l'école et de maris travaillant dans la banlieue lointaine et de retour exténués par le car du soir.

Ma mère était l'une de ces femmes tout juste arrivées dans les appartements à peine terminés. On l'aperçoit même brièvement au détour d'une scène avec ses deux enfants près d'elle, jeune femme à la mode de 1971 (jupe plissée écossaise et kinky boots de cuir à zip), devenue mère très tôt, aux traits doux et aux yeux profonds sous le fard. Puis son regard change de trajectoire en une fraction de seconde et brille. Je ne sais pas ce qui se passe en elle, qui vient d'être enfermée là... Au même moment Paris, distant de seulement quelques kilomètres en autoroute, retentissait des cris des Gazolines entonnant "CRS, desserez les fesses!" , le vieux monde était tourné sens dessus dessous dans une recréation radicale du désir et on se demande comment les répercussions de tels bouleversements auraient pu nous affecter, isolés comme nous l'étions. La glaciation patriarcale des siècles recouvrait notre monde comme une chape de plomb et les révolutions sexuelles qui faisaient rage à Paris n'avait pas grand sens dans un milieu de jeunes familles ouvrières dont les priorités étaient tout autres. Tout au plus avait-on entendu parler du MLF mais cela faisait doucement ricaner, prouvant si besoin est que les injonctions à la révolte des classes moyennes blanches éduquées avaient une incidence plus que limitée hors de leur terrain de jeu métropolitain. Dans la scène du film où elle apparaît ma mère sert en bonne épouse le café à un connard qui lui hurle dessus parce qu'il n'y a pas de sucre, et personne n'aurait un instant songé à contester ça. En fait, la réaction pompidolienne battait son plein à la Grande Borne: même les policiers qui appréhendent le Père Noël sont de gentils lourdauds, certes un rien paternalistes mais bonne pâte après tout, et il suffit de regarder les scènes d'émeutes filmées quelque trente ans plus tard - aussi visibles sur le site de l'INA - pour être aussitôt pris de vertige face au devenir de la société française dans son ensemble.

Il y a pourtant dans ce film quelques instants où l'on respire, entre envolées de vieux cabots et mômeries interminables au milieu des folies en béton de M. Aillaud. L'un des enfants, un petit blond à l'air abattu, est dénoncé comme balance (pas moi bizarrement) et est immédiatement expulsé du comité révolutionnaire (une constante dans le petit monde des groupuscules gauchistes). À la suite de quoi on le voit marcher seul sur un air triste d'harmonica le long des esplanades noyées de pluie, toutes les mères ayant regagné avec leurs petits enfants le confort des nouveaux appartements aux papiers peints uniformes. C'est un moment poignant, le seul trou d'air de tout le film où la fragilité de l'utopie urbaine, la peine de ne rien avoir vu durer avant l'entrée dans la violence commune, l'anticipation d'un futur en chute libre, la perte irrémédiable d'un rêve d'harmonie collective s'engouffrent dans le rien de cet après-midi fade et monochrome. Curieusement le gosse se retrouve ensuite à errer le long de sablières de l'autre côté de Paris pour finalement se jeter dans le canal... Et moi? J'apparais sporadiquement, la plupart du temps l'air ahuri (on m'avait réservé deux répliques de nature légèrement anti-cléricale), un beau petit mec doux et charmant qu'on prenait invariablement pour une fille, ce que l'on me fera payer très cher ultérieurement alors que le monde onirique de la Grande Borne se désagrégeait lentement dans une menace suintante de façades daubées et d'écoles incendiées.

 

[1] Sur la figure du garçon arabe réduit à sa simple dimension biologique: Nacira Guénif-Souilamas, 'L'Enfermement viriliste: des garçons arabes plus vrais que nature', in Cosmopolitiques nº2 (oct. 2002).

Sur l'érotisation des corps ethniques et l'énorme industrie pornographique afférente: Maxime Cervulle & Nick Rees-Roberts, Homo Exoticus. Race, Classe et Critique queer (Paris: Armand Colin & Ina Éditions, 2010). Voir sur ce dernier la critique implacable de Didier Lestrade dans Minorités (oct. 2010).

Sur la complexité et l'ambiguïté des rapports de pouvoir et de séduction entre beurs des périphéries qui aiment les hommes et gays blancs aisés des centres-villes, voir les témoignages recueillis dans: Franck Chaumont, Homo-Ghetto. Gays et Lesbiennes dans les Cités: les Clandestins de la République (Paris: le cherche midi, 2009) - cité dans Foncedé de Lopsa.

28 August 2010

Lucre, Trash et Vanité

"Dans ce monde trop souvent sans imagination, l’avenir réalise lentement le rêve des fous.“
(le député-maire lors de l’inauguration de Vermeil) 

"Elle est caissière, pas tripoteuse."
(une voleuse à l'étalage chopée à Carrefour) 

 

Nouveau Vermeil: 'La Ville-Bidon'

Certains films connaissent un sort étrange. Alors que de nombreux flops commerciaux ou critiques peuvent au fil du temps continuer à toucher un public averti au point de devenir culte, d’autres disparaissent purement et simplement des écrans radars et implosent en vol. C’est le cas de La Ville-Bidon de Jacques Baratier, objet brut de décoffrage projeté des confins des années soixante-dix et dont on est depuis sans nouvelles. Pourtant l’histoire aurait pu entrer en résonance avec certaines angoisses, très fortes dans la France d’alors, autour du modernisme architectural et du radicalisme urbanistique des dernières décennies: un projet futuriste de grande ampleur nommé 'Vermeil’ (en fait Créteil) doit sortir de terre quelque part en banlieue parisienne à grands coups d’investissements, de nouvelles infrastructures et de programmes d’implantation commerciale, et par contrecoup entraîner l’expulsion des populations marginales occupant le terrain, des habitants de bidonville à la bande de ferrailleurs établis avec leurs familles autour d’une décharge. Seule la résistance forcenée de ces derniers donnera du fil à retordre aux autorités prêtes à n’importe quel coup tordu (manigances financières, meurtre) pour voir aboutir leur idéal de cité harmonieuse et 'sans classes’... Au départ un téléfilm intitulé La Décharge et interdit d’ORTF sous Pompidou en 1971, il fut remanié et rallongé pour ne finalement sortir qu’en 1976 (ou peut-être même plus tard) et après un échec retentissant en salles sombrer immédiatement dans l’oubli. Même l’anthologie des Cahiers du Cinéma publiée il y a quelques années sur les représentations filmiques de la ville n’en fait nulle part mention. Était-ce le ton même qui ne faisait plus recette, une satire anarchisante pleine de méchanceté et de noirceur des politiques urbaines publiques sur fond de corruption et de racisme quasi institutionnalisés? Ou bien le climat idéologique du film, très en phase avec les théories critiques d’inspiration marxiste dominantes après soixante-huit? La forme même a-t-elle pu rebuter dans son oscillation constante entre fiction et documentaire social, pastiche de films publicitaires et happenings en terrains vagues? Ou le montage au rasoir qui passe constamment du coq à l’âne dans une prolifération de personnages que l’on ne cesse de perdre en route? Ou peut-être était-il simplement trop tard en 1976 pour ce genre de discours.

Ce qui frappe d’emblée dans La Ville-Bidon c’est en effet sa chronologie hasardeuse due aux aléas de son élaboration et très visible dans les phases de développement successives du quartier institutionnel de Créteil, nouvellement promue chef-lieu de département: les scènes originelles de rodéos se déroulent autour du lac de plaisance en pleine excavation, un archipel de cratères boueux dominé par la carcasse de la nouvelle préfecture en cours de construction, alors que certains plans panoramiques montrent une ville quasi achevée, ce que mes souvenir font remonter aux alentours de 1975 tant la soudaineté d’une telle métamorphose avait frappé les esprits. Ainsi la création du film est profondément indissociable du temps réel de la ville dont il suit la genèse tout en en exposant les mécanismes sous-jacents d’exclusion et de contrôle, son mensonge fondamental sous couvert de modernité et de progrès humain. La Ville-Bidon n’est en effet jamais que l’inverse de bidonville - là où l’action commence, l’état originel auquel l’hubris des hommes la fera inexorablement retourner. L’un des mérites du film est de mettre le doigt sur une période charnière de l’histoire du logement en France et des logiques de différenciation sociale et de ségrégation raciale qui la sous-tendent sur fond de pénurie chronique et d’ingénierie sociale à grande échelle. Car hors l’épopée bien documentée et presque mythique des bidonvilles, dont la résorption se poursuivra jusque dans les années quatre-vingt (avant leur réapparition plus tard sous la forme de camps de fortune aux marges des agglomérations, eux-mêmes démantelés à tour de bras ces derniers temps), l’épisode des cités de transit est lui bien moins connu: ces ensembles de barraquements sombres construits à la va-vite visaient à abriter les populations évacuées des bidonvilles en attente de relogement dans des HLM flambant neufs - bien souvent construits par ces mêmes ouvriers - et auxquelles tant de luxe était encore hors de portée. Comme si le processus de socialisation et d’assimilation par lequel on entendait les faire passer devait se faire dans cet espace gris et transitoire, un sas de sûreté devant mener à la respectabilité d’un éden urbain pourtant déjà bien en route vers sa désintégration programmée. Le député-maire (Lucien Bodard) a d’ailleurs un avis bien arrêté sur la question et l’expose à ses collaborateurs l’air goguenard: certaines populations (comprendre immigrées) sont intrinsèquement irrécupérables et en vertu de leur incapacité à s’adapter à la modernité promise (entendre acheter un appartement comme tout Français) doivent purement et simplement disparaître.

Les scènes de la cité de transit, qui se trouvait à l’orée de Créteil-Vermeil, sont d’un réalisme cru, bordéliques et souvent empreintes d’un profond pessimisme social - les observations désabusées et un brin prophétiques du gardien alcoolique (Roland Dubillard) sur la déliquescence humaine ambiante, les stigmatisations mutuelles entre groupes englués dans la même misère et l’inévitable dégradation de l’urbanité nouvelle, sont sans appel dans l’invariabilité monotone de ses logorrhées (dressé sur un monticule surplombant la ville il philosophe sur les 'grandes bites’ promises à l’ordure - point d’orgue acerbe du film). Sur le mode de la semi-improvisation sont présentées des vies flottant dans une sorte de provisoire permanent, venant d’un monde détruit et sans avenir visible, en butte à tous les fléaux sociaux imaginables: alcoolisme de pères chômeurs, délinquance juvénile, suicide dans les caves, mutilations de chats et prostitution de mères de famille. Le thème de la prostitution et plus largement celui de la sexualité des classes inférieures refait évidemment surface dans l’enquête du sociologue dépêché sur place par un député-maire soucieux de démontrer l’intrinsèque immoralité de ces lieux et le bien-fondé de sa politique d’expropriation. Alors qu’on lui demande dans une parodie d’interview-vérité si la sexualité en cité de transit est différente de celle qui a cours dans 'les autres régions de France’, Fiona (Bernadette Lafont en mode zonarde illuminée) fait allusion avec une fausse ingénuité niaise aux scènes de baise la nuit dans les caves, bien consciente qu'elle est de la fascination ancestrale du bourgeois pour une sexualité supposée dangereuse, prédatrice et hors de contrôle, dont la charge fantasmatique reste à ce jour toujours aussi puissante - voir pour cela la surchauffe médiatique autour du phénomène des 'tournantes’ il y a quelques années ou l’engouement dans la pornographie gay ethnique pour les gang bangs de rebeus en survêt... Le personnage de Fiona sert de trait d’union entre les différentes strates de ce monde d’exclusion et constitue le véritable élément flottant et libertaire du film: résidant en cité de transit, elle fréquente le milieu de la décharge et entretient plusieurs liaisons à la fois, avec le fils du propriétaire de la casse et Mario, le chef des ferrailleurs, un beau gosse décoiffé en grosses bottes de cuir. C’est elle également qui officie en grande prêtresse SM des fêtes orgiaques du terrain vague ou qui au milieu du supermarché de Vermeil-Soleil appelle à la révolte de ses co-cleptomanes et les invite à aller voler ailleurs en paix - scène insurrectionnelle rappelant l’émeute en caddies qui clôt le Tout va bien de Godard.

La résistance à la commodification et au pouvoir sous toutes ses formes est l’un des aspects centraux du climat culturel français post-situ dont l’impact se fait sentir dans tout le film sur un mode essentiellement parodique. Dans le domaine de l'architecture les idéaux du modernisme de la grande époque sont au début des années soixante-dix depuis longtemps discrédités, les innombrables rêves de Cité Radieuse ayant tous, par manque d’imagination, de moyens réels ou par simple cynisme des autorités, largement trahi l’original humaniste élevé quelque temps plus tôt au rang d'idéal céleste par Le Corbusier. Henri Lefebvre avait exposé la dimension idéologique à l’origine de toute production spatiale et les mécanismes d’oppression et de ségrégation à l’œuvre dans une France frappée de plein fouet par une forme particulièrement virulente de gigantisme architectural. Les répercussions sociales de cette violence étatique inaugurée par la reconfiguration de Paris sous Haussmann ne cesseront dès lors de hanter l’imaginaire collectif et la production cinématographique. Dans La Ville-Bidon le personnage de l’architecte (Pierre Schaeffer, par ailleurs pionnier de la musique électro-acoustique), l’un des piliers de la coalition des requins aux côtés du politique, du promoteur et du banquier, égratigne gentiment le mythe démiurgique de l’urbaniste et par un langage ésotérique aux relents grossièrement structuralistes ("toute la ville est discours") masque habilement la véritable collusion de la profession avec les instances du pouvoir. Émile Aillaud, lorsqu’il parlait de la Grande Borne, sans doute son opus magnum, avait d’ailleurs des accents très similaires, le tout enrobé d’une poétique bien plus baroque et moins mathématique mais empreinte du même paternalisme condescendant à l’égard les hordes à loger. Mais l’image est bien plus sombre dans son aspect totalisant, car comme nous le promet le député-maire le jour de l’inauguration en fanfare de Vermeil, c’est l’ensemble de l’existence humaine qui doit être prise en charge et s’épanouir dans le cadre harmonieux de la nouvelle cité: de la crèche à l’université, de l’usine à la maison de retraite, le contrôle des masses est omniprésent à tous les niveaux et n’est conçu que dans le but de servir les intérêts du capitalisme et de la classe dominante qu'il maintient au pouvoir. Ce système de contrôle par les différentes instances étatiques (l'Appareil Idéologique d'État d'Althusser, théorisé à la même époque) se heurte cependant à la résistance des casseurs de la décharge (le terme de 'casseur’ étant dans le contexte de violence politique de l’époque très fortement connoté) qui lutteront jusque dans un rodéo mortel contre l’éviction. Ce sont eux, blousons noirs crasseux et seigneurs de la ferraille, les véritables agents d’émancipation, irréductibles et au potentiel destructeur total, contrairement aux ouvriers, esclaves des cadences infernales et récupérés par l’appareil bureaucratique syndical, avec lesquels éclatent régulièrement des rixes au troquet - ainsi d’ailleurs qu’avec les immigrés portugais, car les loulous sont de leur propre aveu "aussi un peu racistes“.

C’est d’ailleurs à eux que l’on doit les scènes les plus spectaculaires du film, comme ce rodéo sauvage dans les terrains vagues, sorte de ski nautique sur capots désossés trainé par des vieilles bagnoles sans toit: en bande originale, La Décharge de Claude Nougaro, titre lui aussi complètement oublié mais féroce dans sa force percussive et ses incantations tribales; en arrière-fond la cité du Mont-Mesly, opaque et hiératique dans son ordonnancement monochrome, sorte de muraille irrélle dans la lumière grise du matin et réapparaissant à chaque retour de caméra dans un tournoiement d’une élégance époustouflante (l'effet dramatique du lieu est tel qu'Alain Corneau y tournera aussi Série Noire quelques années plus tard). Ou bien encore la course poursuite de nuit sur le parking de 'Créteil Soleil', tout juste inauguré, où Fiona, en mini-jupe et sautillant sur ses hauts talons comme une gazelle prise dans les phares, se fait coller par la bagnole de Mario au milieu des chariots - le fantasme trouble de la proie traquée de nuit dans les bois -, et c'est bien la découverte d'un cadavre de femme dans le terrain vague (un meurtre commandité par les autorités) qui précipitera l'expropriation de la communauté indésirable. Et même s’il y a ça et là dans le film des moments drôles et incisifs (certaines scènes familiales dans la cité de transit sont à la limite du surréaliste), La Ville-Bidon laisse quand elle s’éteint un goût très amer. Elle aurait dû le faire dès sa sortie si l’on s’était donné la peine de regarder, puis toujours un peu plus au fil des années au fur et à mesure de la désintégration qu’elle laissait entrevoir pour aujourd’hui ne plus donner que l’envie de vomir. On ne peut alors que prendre la mesure du désastre présent et du degré d’inaction et d’impéritie auquel est réduite la France quand il s’agit de penser les notions d’identité et de communauté nationales. Le pourrissement, sporadiquement accompagné de poussées hystériques sur la menace que ferait peser l’immigré sur la sécurité intérieure, a réellement été la seule attitude adoptée par un pouvoir intellectuellement démuni face à ces questions - l’énorme farce régressive du débat sur l’identité nationale étant l’exemple le plus stupéfiant de son impuissance tétanisée. Ce n’en est que plus évident aujourd’hui à l’heure d’une xénophobie affichée sans scrupules, d’une escalade sans fin dans l’ultra-sécuritaire et d’une brutalisation sociale généralisée qui semble être la seule réponse d’un gouvernement aux abois, sans culture ni conscience historiques: aucune volonté d’examen collectif du passé colonial français dont l’héritage explique largement l’infériorisation des populations d’origine étrangère et le déni de leur appartenance à la collectivité par un encerclement policier permanent; aucune réflexion sur la relégation spatiale qui en est le corollaire, l’exclusion de la vie civique et la stigmatisation des couches populaires les plus fragilisées, ou sur la ville envisagée comme lieu multiple et intégrateur - seule compte une action virile immédiate, le reste n’est qu’argutie de gauchiste déphasé, et tant pis si on finit dans la pire des jungles.  La Ville-Bidon contemple du haut de son tas de gravats le gouffre qui s’ouvre lentement, les fractures d’une société qu’une droite revanchiste et réactionnaire divise toujours un peu plus entre bon citoyens et 'voyous’, un pays malade de ses marginalisations démultipliées à l’infini dans la psychose d’un palais des glaces implosé.

15 August 2010

Elle, la Région Parisienne

Homo Sacer

Il y a quelques jours passaient en boucle les images de l'éviction des squatteurs de la Barre Balzac aux Quatre Mille de La Courneuve. L'émoi fut sur le moment considérable face à ces quelques familles traînées dans la rue manu militari par les forces de l'ordre, auxquelles leur ministre de tutelle ne laisse décidément aucun répit: les cris et les pleurs des femmes terrorisées étaient à la limite du supportable, la vue d'un enfant en bas âge écrasé par le corps de sa mère à même le trottoir représentant le point culminant de l'incrédulité horrifiée. La violence sociale décrétée en haut lieu et entretenue dans un climat de division entre communautés ne connaissait donc pas de fond dans un pays où les garde-fous éthiques les plus élémentaires avaient depuis longtemps sauté, la vie politique se voyant réduite à un western de série Z qu'aucune instance ou principe moral ne semblaient plus capable de contrer. Une fois l'intervention policière terminée les familles, dont il faudrait bien dire qu'elles n'avaient pas choisi Balzac pour le raffinement de son urbanité, ont dû finir dispersées dans les environs, sous les bretelles d'autoroutes, dans les camps de fortune, les meublés crasseux, peut-être même vers des départements plus lointains, ces territoires dits 'périurbains' mobilisant eux aussi tout un spectre de représentations fantasmatiques. Leur sort après une action si spectaculaire redevient indifférent puisque rendu à l'invisibilité, notre indignation trouvant sans difficulté d'autres motifs d'expression alors que le gouvernement français dégaine tous azimuts comme lors de toutes ses poussées d'anxiété extrême et de glaciation sécuritaire.

Le lieu même de l'intervention est hautement emblématique. Non pas tant à cause de la sortie sur le Kärcher, ce que l'on n'a d'ailleurs pas manqué de relever dans la presse, qu'en raison du devenir de la vie sociale française au fil des décennies que la Barre Balzac (et non la 'Tour', comme on l'entend souvent -  il est important d'être précis ici comme ailleurs: un zeilenbau n'est pas un point block.) incarne à la perfection dans sa décrépitude ahurissante. Je l'ai encore aperçue il y a quelques semaines du RER B en route vers l'aéroport, elle et celles plus modestes qui s'agglomèrent encore tout autour. C'était une très belle fin de journée d'été, j'etais en marcel tous tatouages dehors, exposé au regard de jeunes hommes en groupes, discutant et riant, ceux dont la simple existence semble grandement inquiéter le pouvoir. Des fenêtres on voyait Balzac dans son impressionnant volume et la lumière dorée éclabousser les parois des immenses ouvertures rectangulaires dont je me disais qu'elles avaient dû être creusées dans son épaisseur à l'occasion d'un énième programme de réhabilitation passé, qui comme tous les autres réduisait la problématique de l'exclusion à de simples questions spatiales. Comme si l'on avait cru qu'elle prendrait ainsi allure plus humaine, deviendrait plus contrôlable, pacifierait ses occupants. Oui, faire passer tant de lumière au travers du monolithe lui ferait prendre en légèreté, avait-on dû penser. Quelques appartements avaient disparu dans la série d'excavations qui ponctuaient à intervalles réguliers l'énorme structure, qui de cette façon avait commencé a devenir un bel objet dramatique et primaire.

J'ai bien sûr pensé à Deux ou trois Choses que je sais d'elle et au moment où l'ensemble est entré en vie, rempli des surplus prolétaires d'un Paris en pleine guerre contre ses pauvres - un élan offensif parmi bien d'autres dans son histoire moderne. C'est vrai que dans le film la cité se laisse saisir comme un tout plastique cohérent et baigne dans une lumière de début d'après-midi légèrement gazeuse. L'humeur aurait même quelque chose de franchement frivole lorsque Marina Vlady laisse son gosse en garderie pour partir en jupette faire la pute à Paris. Tout flotte dans le bleu immatériel, pâle et brillant, des panneaux de mosaïque structurant les façades, une profondeur de bleus ancestraux condensés en des millions de petits cristaux, une Byzance azurée où tout sentait les cages d'escalier fraichement ripolinées... C'était une marque de l'époque, un manifeste visuel mêlant l'hygiénisme social à la volupté d'une vie de plaisirs dans un espace désincarné et abstrait. Dans Deux ou trois Choses... on semble pourtant déjà assister au début d'une décomposition annoncée, la pourriture qui ternira irrémédiablement cette vision olympienne. Y parler si tôt de violence sociale serait inapproprié, et pourtant tout ce qui y surviendra est déjà contenu dans l'ennui de l'enfermement (les longs plans d'adolescentes et de mères postées aux fenêtres dans une attente indéfinie, comme réveillées après leur déplacement brutal d'un monde intime et familier, symbolisent parfaitement cette position du corps féminin dans l'urbanisme technocratique des grands ensembles), la terreur du déclassement social, le sentiment de s'être enlisé dans un temps stoppé net. Ce sera seulement plus sale, plus intense et plus désespéré [1].... Le bleu de La Courneuve subsiste à ce jour, à peine terni, ce qui est très troublant. Un bleu que j'aimais infiniment voir dans toutes ces cités de la Région Parisienne mais par la suite recouvert d'une épaisseur beige sans éclat à l'occasion de reprises en main institutionnelles.

Ce début de canicule a été en France marqué par une vague d'incidents graves qui ont en retour déclenché un déferlement de mesures gouvernementales délirantes, nouvelles illustrations du revanchisme revendiqué de la droite contre les populations reléguées de ce pays. Il y eut tout d'abord la Villeneuve de Grenoble, un ensemble solide de structures brutalistes soigneusement disposées entre lac artificiel et paysages alpins, et qui à son tour constituait un territoire à reprendre de force. Depuis quelques semaines s'y succèdent tactiques guerrières d'assaut et descentes matinales d'une violence insensée, donnant lieu à un déploiement de personnel incroyable dans sa magnitude. On pense ne serait-ce qu'une seconde à l'effet produit par une présence policière aussi écrasante dans son espace le plus banalement quotidien, celui que l'on investit affectivement, celui d'une sociabilité qui est la même que partout ailleurs, à sa violation constante de l'intime et surtout à son absolue impunité tant ces méthodes dignes d'un régime d'exception relèvent dorénavant d'une normalité dont peu songent à s'émouvoir. Peu après La Corneuve trois policiers sont montés dans la rame de RER où je me trouvais, trois beaux mecs harnachés de toutes sortes d'ustensiles pendant à leur ceinture. Je n'aime jamais une telle proximité, elle me rend vulnérable, et encore moins de me dire qu'un état dit de droit doive à ce point se reposer sur l'arbitraire le plus flagrant pour assurer sa propre stabilité. Et je sais d'expérience, en France comme ici, que le délit de faciès, puisque c'est là que tout commence, est tout sauf une vue de l'esprit.

Et puis entre La Courneuve et Grenoble on aura aussi crié haro sur les Roms, que le gouvernement persiste dans sa large inculture à assimiler à l'ensemble des 'gens du voyage', catégorie administrative très mignonne et unique à la France. Certes, la population ne semble pas non plus très encline à les soutenir au moment des démantèlements de camps par une police visiblement extensible à l'infini, peut-être parce qu'ils ont une dégaine pas possible et que télégéniquement parlant on a fait mieux. C'est vrai que dans l'avalanche de drame et de pathos qu'est l'évacuation de la Barre Balzac on serait davantage porté à l'indignation... Cela me rappelle une étrange scène à laquelle j'ai assisté il y a quelques semaines. À Berlin aussi des femmes Roms font la manche dans tous les hauts lieux touristiques et surtout autour de l'Alex qu'elles parcourent en groupes de long en large toute la journée, fendant les courants d'air de leur longues jupes bariolées, une ribambelle de mômes à leurs trousses. Un matin alors que je revenais du sport, certaines se reposaient sur l'une des pelouses pelées environnant la Fernsehturm et servant accessoirement de toilettes publiques. Un ivrogne du coin s'était joint à la partie puis s'était sauvé en courant aprés avoir chapardé un ballon à l'un des gosses. S'en était ensuivi un drôle de jeu de cache-cache entre ces femmes et le farceur dans le but de récupérer le ballon. Cela les amusait beaucoup et leurs rires enjoués retentissaient sous les arbres, des rires de jeunes filles profitant d'un rare moment de légèreté. On aurait presque songé un instant à Marie-Antoinette se distrayant avec ses dames de compagnie à Trianon. M'est alors venue une pensée curieuse: que ces femmes aussi étaient jeunes et pouvaient faire preuve d'insouciance, qu'elles savaient rire de choses aussi inconséquentes, qu'aucune d'elles ne pouvait individuellement se réduire à cette armée spectrale écumant la place et toujours considérées en termes de nuisance ou de victimisation. Pendant ces quelques secondes je me sentis capable de les voir autrement et m'arrêtai pour observer la scène, jusqu'à ce que le poivrot mette abruptement fin à cette fraternisation improbable en faisant d'un coup éclater le ballon.

 

[1] Une mise en perspective des interactions entre subjectivités féminines et architecture moderne dans le cinéma des années soixante (incluant une analyse de Deux ou trois Choses... et du Repulsion de Polanski) dans: Katherine Shonfield, Walls Have Feelings. Architecture, Film and the City (New York, London: Routledge, 2000).

09 October 2007

Kultur Kampf

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Frauenkirche, Dresden Altstadt

Au milieu d’un terrain vague de Dresde une tente de cirque avait été dressée et accueillait une after-party de gens chics de la région, une structure faite de tout et n’importe quoi visant à inspirer à l’assemblée hupée une impression d’exclusivité et de luxe. Tout ce petit monde en provenance d’un concert à l’opéra semblait volontiers s’accommoder de l’illusion à peine maintenue, ce qui ne laisse de rendre perplexe sur le rapport communément accepté entre classe sociale et l’infiniment élusif concept de goût. À l’extérieur la nuit était glaciale, une veille de week-end dont on ne voyait pourtant que peu de signes tant la ville semblait déserte et recroquevillée sur elle-même. Autour du terrain vague un groupe de tours dont des quartiers entiers de Dresden sont constitués autour d’un centre historique bichonné à outrance brillaient de la même lumière blanche au néon de haut en bas de cages d’escaliers ouvertes à tous les vents. L’indicateur électronique annonçait le premier tramway à douze minutes, par chance la ligne conduisant aux quartiers informes à l’arrière de la gare centrale où se trouvait l’hôtel. Au loin j’apercevais un groupe d’hommes jeunes, agités et fortement éméchés, s’avancer vers l’arrêt, discernant malgré l’obscurité ce type de masculinité si caractéristique de l’Est dans son uniformité vestimentaire, crânes rasés, vestes à capuche et skets blanches. Ils me frôlèrent en vitesse pour se poster à l’extrémité du quai, hurlant sans discontinuer des choses incompréhensibles, bondissant de tous côtés et se provoquant les uns les autres dans une surenchère permanente. Dans le froid leurs voix rauques et enflammées par l’alcool n’en étaient que plus pénétrantes. Aucun mot précis ne se laissait discerner dans ce flot d’invectives, comme si le langage lui-même était devenu une aberration superflue dans cette explosion anarchique de pulsions, cette vitalité belliqueuse réfractaire à tout discours structuré. Durant les douze minutes d’attente (selon une conception élastique du temps propre aux compagnies de transports publics) les cris n’ont pas faibli un seul instant et je me tenais là, étrangement convaincu de l'idée qu'ils ne me porteraient pas atteinte, avant de finalement traverser la rue. Plus que l’inarticulation et la violence incontrôlable des éructations c’était leur capacité purement physique à crier sur un laps de temps si long qui était purement terrifiante. Était-ce leur jeune âge, des taux de testostérone supérieurs à la moyenne se combinant dans une chimie désastreuse ou tout simplement la norme comportementale du monde extérieur dont je n’aurais plus idée dans mon retranchement? Ces hommes étaient-ils capables d’une vie sociale normale hors de la nuit? Comment le langage pouvait-il réémerger après une telle brutalité? De l’autre côté du carrefour je les voyais monter dans le tram que j’avais volontairement dû laisser passer. Leurs cris retentissaient de l’intérieur de la rame, capsule cauchemardesque lancée dans le noir vers leur monde de chambres à peine meublées, de chaussettes sales et d’écrans plasma géants. Je venais de voir l’authentique recréation d’un temps où la loi de la meute était la seule concevable, où dans sa dénaturation terminale l’Allemand ne pouvait plus qu’être hurlé. Pour la première fois j’ai précisément senti ce que le nazisme a pu être - et doit continuer à être - dans les rues de bourgades somnolantes où les traques s'organisent tard le soir. Mais c'est par centaines de milliers qu'ils s'étaient alors mis à bondir comme de jeunes chiots détraqués.

 

Ce week-end Dresde est luisante de pluie, un début d'automne triste surprenant les touristes qui ne savent plus quoi faire de leur temps une fois visitées les merveilles architecturales de la Vieille Ville. Ils s’entassent dans les cafés décorés à l'ancienne en attendant une embellie qui tarde à venir. Le centre historique consiste en une collection de quelques objets sauvés du désastre et flottant au mllieu d’une immensité socialiste faite d’autoroutes démesurées et de blocs d’habitation lisses et identiques à tous les autres projets de l’ancienne RDA. Au-delà de cette reconstitution parcellaire ils ne s’aventurent que rarement car l’illusion de la continuité monumentale serait brisée. La reconstruction des quelques volumes environnant la Frauenkirche - elle-même réédifiée fragment par fragment sur le tas de ruines qui du temps du socialisme faisait figure de mémorial pacifiste - a très rapidement progressé, des immeubles hauts à l’enrobage pastel néo-baroque fermant un à un le vide informe du Neumarkt. Là comme ailleurs la bataille fait rage entre les tenants d’un conservatisme à tous crins et ceux qui voient en ce site une chance inespérée d’innovation et de juxtapositions audacieuses. Le climat culturel actuel ne se prête toutefois guère à ces prises de risque et l’option consistant à flatter le touriste par le dénominateur commun de la nostalgie immédiate et de l’enchantement de conte de fée a raison de toute objection et finit par l’emporter partout sans aucune alternative possible.

Dans toute la ville l’affichage publicitaire glorifie inlassablement cette grandeur peu à peu retrouvée. Dans les hôtels et les centres commerciaux l'âge d'or de Dresde est une valeur sûre, une période suffisamment éloignée pour ne pas être contaminée par les turbulences d’une histoire plus récente. Et on en fait vraiment des tonnes autour de ce patrimoine miraculeusement rescapé, une sorte d’inflation émotionnelle s’exerçant sur ces quelques pièces maîtresses d’un passé à partir desquelles toute beauté à venir doit s’articuler. C’est comme si le modernisme était à ce point discrédité qu’il est d’emblée exclu de toute reformulation future. Le résultat inspire une sorte d’étrangeté (ce qui en Anglais se traduit à merveille par le concept d’uncanny) flottant entre l’apparence d’une harmonie qui tire son évidence d’une familiarité ancestrale et la certitute lancinante de l’imposture d’un tel procédé qui ne peut que perpétuer le conservatisme ambiant et invalider toute chance de radicalité formelle. Sous la pluie les chantiers étaient submergés de boue, le centre-ville étant constellé de vides immenses en attente d’une mise en forme et du retour du sens. Je venais de revoir incidemment T. pour la première fois depuis Wannsee, et c’était là qu'il avait grandi dans un État maintenant disparu et dont il ne savait lui-même presque rien. La pluie incessante et le souvenir de ce soir d'été sous les guirlandes d'ampoules du Tiergarten ont imprégné ces deux jours. Une promesse de jeunesse à son contact, tout comme Dresde et sa cure de jouvence.

Autour des immeubles de la Prager Strasse et dans la gare centrale quelques groupes d’hommes jeunes, même dégaîne Proll que ceux de l'autre nuit, passaient leur dimanche comme il le pouvaient. Avec M. on s’amusait de leur style vestimentaire standard, non sans un désir certain pour eux et leur désinvolture, les appelant les Marcels, un nom très populaire à l’Est. Dans ses nombreux chantiers déserts sous le ciel gris Dresde était toute entière vouée à la recherche de son harmonie passée dans l'interchangeabilité de ses monuments historiques et de ses nouveaux centres commerciaux rivalisant de gigantisme. Une nouvelle osmose se constituera entre les deux mondes, la consommation à outrance alliée à une ringardisation programmée, une totalité rêvée de laquelle un semblant d'identité devra émerger. Au musée de la ville il y avait une exposition d’art russe. Rien de très nouveau mais dans son graphisme strident une confirmation de la violence que je venais d’entrevoir à Moscou. Lorsque en milieu d'après-midi le train quitta la ville croulant sous l’immobilité muette de ce jour mort et entra en gare de Neustadt je pensai à un tableau de Hans Körnig que je venais d'y voir, une scène intensément mélancolique du pont de chemins de fer avec un tramway s’éloignant lentement dans une lumière verte. Tout y trouvait résonance: le désir enfantin de Dresde de revivre sa jeunesse perdue, tout comme moi face à ces jeunes mecs en parfaite équation avec leur lieu.

Dresden Altstadt

Proll Boys, Dresden Hauptbahnhof

Filmtheater, Dresden Hauptbahnhof

 

It was a dreary weekend in Dresden. The rain hardly stopped and the groups of tourists visiting the architectural gems of the old town were at a loss for something else to do. After circulating around the few remnants of an organic continuity that had been destroyed in one night and that an ambitious rebuilding programme was painstakingly aiming at recreating - the centre piece of which being the recently re-erected Frauenkirche that had lain in ruins since the bombings - they flocked into shopping arcades and themed cafés to perpetuate the magic of the baroque past. Beyond the enchanted island it’s a very different story what with oversized highways and standard GDR Plattenbauten that bear little resemblance to the chocolate-box cosiness of the centre. The reconstitution of the Altstadt 'as it was’ is a deeply divisive issue as proponents of a traditional stage set of stuccoed fronts and pastel colours battle it out with more progressive minds that see in the site a chance to imaginatively confront old and new. The current cultural climate is such however (the planned rebuilding of the Berliner Schloss is yet another evidence of this highly reactionary approach to city planning) that the most conservative instincts are invariably pandered to with a mixture of fairy tale wonderment, fake luxury and instant nostalgia for a past that was necessarily more civilised, genteel and engaging in comparison to the upheavals and unpalatable uncertainties of the present.

Everywhere in the city advertising hoardings invite tourists and natives alike to sample 'the beautiful side of Dresden’ with an overemphasis on its opulent quaintness and emotional investment in those few precious architectural objects, blotting out any hint of modernism, let alone the terminally discredited kind inherited from the GDR. The Kulturpalast looms on one side of the unfinished Neumarkt but its uncompromising, cubic bulk will soon be concealed by rows of more humane, sugar-coated (and of course 'exclusive’) Bürgerhäuser. The fate of its big brother, Berlin’s Palast der Republik, might ultimately await it as the all-encompassing obsession for authenticity and homogeneity looks set to dominate the future architectural agenda. In hotels and shopping malls the golden age of Dresden is reaching overkill as an ideal time of refinement, glowing in an unproblematic past as detached as possible from the present. The result is an uncanny mixture of familiarity and discomfort stemming from the intrinsic fraud of such a blatant lie whilst huge vacant plots dotted around the city centre are waiting for a future meaning that precludes any new, challenging concepts. Looking at those muddy voids I was thinking of T., whom I’d just seen again for the first time since the afternoon at Wannsee. Dresden, in its search for a mythical beauty, bore the face of that man whose youth deeply moves me.

He’d grown up in what was still another country, now a distant memory for the youngest generations. T. is only slightly older than the young men hanging around the precincts of the Prager Strasse or the Hauptbahnhof’s concourses, not really knowing how to spend their endless Sunday. With M. we always comment on their unmistakable dress sense and call them the Marcels - after an extremely popular name in the East. It even borders on fetishization as they somehow embody for us, western, pampered sissies, the kind of undiluted masculiniy that seems to have survived only in former Ostblock countries, which have thus become our very own Orient. Around the station new shopping complexes competing in size aim at recreating an illusion of coherence in a hitherto extremely fractured urban fabric, and maybe Dresden’s quest for a lost unity will be resolved in this merger of mass consumerism with the sort of commodified pretiness that’s engulfing everything. Only then will it probably be able to get on with its new life... The city was oozing an eerie sadness as the train left. As it pulled into Neustadt station I thought of a Hans Körnig painting from the fifties that I’d just seen at the City Museum, an intensely melancholy view of the railway viaduct with a yellow tram vanishing in the distance. Just like youth itself. A youth Dresden is busy recapturing in the giddy exhilaration of reconstruction, just as I long for mine as I get past gangs of youths who've only ever known this place.

25 April 2007

Le Temps du Loup

Grigny La Grande Borne

Dans mon enfance il y avait eu un temps bref et fugace d’occupation de l’espace public par les femmes. Dans le grand ensemble de G., qui était totalement dénué de toute structure associative, les mères avaient spontanément investi l'extérieur, les multiples placettes, monticules artificiels et autres interstices du plan complexe et enveloppant voulu par l’architecte avec ses folies et accidents de terrains soigneusement arrangés sur les étendues d’herbe maigre et éparse. Les bancs étaient disposés en arcs de cercle à l’ombre de jeunes arbres et les après-midi d’été des groupes de femmes s’y asseyaient pour converser des heures durant d’elles et de leurs vies. Il s’agissait de jeunes mères nouvellement arrivées dans la cité qui venait d’être achevée, ses mosaïques multicolores rutilant dans la lumière, ses halls d’entrée somptueusement plaqués de carrelage rose et de bois sombre. Parfois aussi à leurs côtés se trouvaient leurs propres mères venues les voir de la vieille ville où elles résidaient encore. Les jours d’école les cages d’escaliers faisaient office de rues en hauteur et les conversations là aussi allaient bon train sur les pas de portes, alors que les enfants des différentes familles dévalaient bruyamment des étages, comme dans une grande fraternité aux origines multiples à laquelle appartenaient tous dans une égalité fondamentale l’Algérien, le Portugais, le Polonais, le garçons-fille en shorts éponge et sandales blanches. Les marches en colimaçon étaient attachés dans le vide à une colonne centrale et résonnaient des piétinements de hordes de gamins en route vers l’extérieur, qui n’était que la continuation naturelle et poreuse des appartements où il était encore trop tôt pour s'enfermer. Cela viendrait plus tard, quelques heures ou quelques années, dans une peur diffuse et insidieuse poussant à la réclusion et à l’angoisse d’un pourrissement irrémédiable du corps social.

Les espaces se vidaient et le silence retombait à l’heure du dîner, celle où les pères rentraient d’un travail souvent situé à des kilomètres vu qu’à G. rien n’avait été prévu à cet effet. Ils venaient des parkings extérieurs par-delà les derniers logements donnant sur l’autoroute. De la fenêtre de la cuisine nous le regardions marcher vers nous, sa sacoche à la main et la chemise déboutonnée, tel un héros hâlé revenant d’un pays inconnu. Le temps changeait alors qualitativement: d’élastique et d’informel, il devenait concret et fixe; d’anarchique et de social, il se transmuait en quelque chose qui tenait du repli sur soi et de l’austérité d’une famille redevenue structure inamovible. La mère servait le père qui ne disait pas un mot. Nous restions là en silence dans une sorte de crainte perplexe pour cet être qui, même s’il revenait des décharges municipales, n’en conservait pas moins toute sa mystique. Parfois il nous ramenait des friandises ou des boissons aux couleurs chimiques qui avaient été jetées par cartons entiers sur les tas d’ordures. Parfois aussi des cassettes choisies par ses soins sur les présentoirs de stations-service. Un soir je voulus lui montrer un livre que ma mère m’avait acheté au tabac de la cité. C’était une édition illustrée de La petite Marchande d’Allumettes d'Andersen, ce qui le fit hurler de colère face à la dépense scandaleuse. Ce père, qui préférait nous voir abreuvés de jus frelaté plutôt qu’avec un livre entre les mains, revenait dans la nuit, de ces espaces pleins le jour de femmes qu’il qualifiait de commères car elles parlaient toujours trop et créaient des histoires. Dans son imaginaire ils se transformaient et devenaient dans ses mots un repère de loups errants. Dans le noir les interstices entre les pans d’immeubles étaient opaques et impénétrables, et ses images prenaient alors corps car lui aussi avait sa propre mythologie du lieu, celle de la peur et du monstre prêt a mordre.

Il se peut qu’il ait existé un moment flottant et insaisissable où la société française, malgré les traumatismes et mutations extrêmes de l’après soixante-huit, connut une sorte de quiétude, de douceur même, avant d’ètre irrémédiablement mise à mal dans la dégradation subite du climat social à la fin de la décennie, une sorte d’été indien des Trente Glorieuses où l’on aurait peut-être eu un peu moins peur, où tout étranger n’était pas encore désigné comme criminel en puissance. Où les places ombragées étaient des lieux de contact et d’échange entre femmes des grands ensembles atterries là au hasard de leurs pays lointains, où une nouvelle forme de sociabilité émergeait dans les espaces laissés vacants par la normalisation et les limitations de leurs vies d’épouses en milieu ouvrier. Je hasarderais l’année 1977 comme celle de la rupture irréversible. Avec le recul cette impression me semble toujours plus pertinente: le chômage de masse devenait une réalité très tangible alors qu’un durcissement du discours sur les ’étrangers-mangeurs du pain des Français’ rendait les parents de plus en plus hargneux. Cela, on le sait, n’a depuis jamais cessé. La création annoncée d’un Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale par Nicolas Sarkozy en serait l’ultime couronnement. Cela c’est l’histoire de mon enfance, ou plutôt de sa fin dans la césure soudaine d’une crise sociétale vertigineuse et la faillite absolue du monde qui l’avait portée. La consécration de Sarkozy, aux yeux de qui ’social’ est un gros mot comme aux pires heures du thatchérisme, marquerait la mort de ce reste d’humanité qui brille encore dans mon souvenir et l’instauration d’une brutalité entière et cinglante: le temps du loup, celui qui rôde dans les terrains vagues de cités passées au Kärcher, à l’herbe brûlée et imbibée de pisse. Et pour assister à cette victoire sur TF1 le dimanche fatidique le père dispose depuis peu d’un écran plat, ultime satisfaction d’un homme que l’on n’attend plus le soir et dont le temps est à jamais pétrifié dans le soleil cathodique.