Three Colours: Brown
La langue française, toute en douceurs et rondeurs, peut sous tant de grâce cacher les réalités les plus inavouables. Ainsi les initiatives gouvernementales les plus frauduleuses s’affublent bien souvent de jolis titres chantants: que l’on pense aux camps Défense Deuxième Chance lancés l’an dernier, structures à la limite du paramilitaire destinées au redressement de jeunes têtes brûlées, au contrat d’avenir dont on a déjà oublié la teneur et bien entendu au célèbre contrat première embauche d'explosive mémoire. Mais ce sont les intitulés de dispositions prévues par les nouvelles lois sur l’immigration qui doivent surpasser en vacuité tout ce florilège. Pour les professionnels étrangers désireux de s’établir en France un titre de séjour compétences et talents doit officialiser leur présence sur le territoire. C’est un joli titre, compétences et talents, que l’on croirait tout droit sorti du cerveau exalté de quelque énarque épris de belles-lettres. Il ne fait pourtant que mettre davantage en relief l’épouvantable cynisme de l’affaire: mépris et précarité, incertitude et exploitation dans une société de moins en moins disposée à tolérer une quelconque présence étrangère en son sein. On imagine des heures d'attente dans les préfectures dans l'espoir de décrocher le fameux titre de séjour compétences et talents, qu’il faudra savoir nommer dans son intégralité, et les refus de fonctionnaires excédés dans la bouche desquels les mots, crachés et interchangeables d’une législation à l’autre, seront vidés de tout sens et du mirage de bons sentiments véhiculés dans leur mensonge. Car pour son obtention il est aussi stipulé que le candidat prouve qu’il est en mesure de contribuer de façon significative au rayonnement économique et culturel de la France dans le monde, notion qui serait presque touchante par son petit côté suranné si elle ne donnait lieu aux pires débordements démagogiques.
N’oublions pas non plus que les supermarchés Carrefour ont mis sur pied une 'École' où les 'étudiants' suivent un parcours gagnant (vers la caisse?) et que les cités les plus pourries portent souvent des noms improbablement bucoliques - le chêne pointu, le vieux moulin, ce genre de mièvreries. C’est cet aspect jovial et onctueux de la langue française qui m'est franchement horripilant. Ayant grandi avec, il est inévitable que j’y associe certaines voix ou situations, sûrement aussi certaines catastrophes, et ce n’est pas Georges-Arthur Goldschmidt (dont les mises en perspective du Français d’adoption avec l’Allemand de l’enfance dans Le Poing dans la Bouche sont par ailleurs magistrales), qui voit dans ses structures mêmes une 'idée de langue’ tant celles-ci sont parfaites, qui dissipera ce sentiment horrible... Tiens, Carrefour justement. C'est dans la commune de mes parents qu'ouvrit il y a près de cinquante ans le tout premier du pays, ressemblant à s'y méprendre au supermarché de la scène finale du Tout va bien de Godard, avec ses rangées infinies de caissières impassibles alors que les rayons sont dévastés par une bande de gauchistes surexcités, et sur le parking duquel les pédés en perdition se font salement tabasser afin que la sûreté des familles soit préservée et l'ordre souverain restauré. C'est aussi à Carrefour que les caissières sont actuellement selon ma mère habillées aux couleurs de l'équipe nationale et ont même le tricolore peint sur les joues. Voilà un parcours de gagnantes qui résume à lui seul une France exposée dans le vide de son projet sociétal: des femmes sous-payées pour un boulot aux horaires merdiques, peinturlurées et exposées sur leurs tabourets au regard de pères de famille bandant dans leurs slips et priées d'arborer les symboles d'une nation épuisée et hagarde. Nationalisme, populisme et hétérosexisme à la caisse, dans une banlieue dont on ne sort pas. Un rêve d'élite parisienne, mais pour les autres cauchemard à perpète.